Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

18 Un faux dieu

S’ils l’avaient fait entrer dans la tanière d’un brizzia ou dans un nid de harpies, il ne se serait pas senti aussi terrifié. En cet instant, cet étui, ces dés, étaient mille fois pires que la mort.

Sa réaction ne fut absolument pas réfléchie, elle fut spontanée : il fit demi-tour et tenta de partir en courant. À peine esquissa-t-il son mouvement, les sibiliens le saisirent et le poussèrent plus avant, vers la table. Dashvara se débattit, comme il s’était débattu ce jour-là à Dazbon. Tout en vain. Ils dénudèrent son torse, l’attachèrent fixement à la table et ne s’écartèrent qu’alors, laissant voir Paopag, Tsu… et l’étui.

— Ne crois pas que je fasse ça pour le plaisir de te tourmenter, mon gars —lui dit alors la voix d’Arviyag depuis un coin où il ne pouvait pas le voir—. Si tu m’intéresses tant, c’est parce qu’il y a des gens dans la Fédération qui continuent à être convaincus que l’Oiseau Éternel est plus fort que Cili et que tu es le Roi. Le véritable Roi Immortel qui a déjà ressuscité par deux fois. Quelles sottises, n’est-ce pas ? Mais le fait est que tu as au moins mille-cinq-cents adeptes à Titiaka et que, pour en finir avec cette folie, tu vas devoir déclarer publiquement que tu es un faux roi d’un faux dieu. Et pour que ça ait l’air convaincant… je vais te le mettre dans le crâne jusqu’à ce que tu en sois convaincu toi aussi. D’accord ? —termina-t-il sur un ton serein, comme s’il lui demandait n’importe quelle banalité.

Dashvara assimila ses paroles très lentement. Sa fatigue ne l’aidait pas. Ni la terreur qui l’envahissait. Mais il n’en éprouva pas moins une vague de stupéfaction et d’incompréhension. Mille-cinq-cents adeptes ? À Titiaka ? D’où Arviyag sortait-il une telle absurdité ?

— Un instant —grogna-t-il—. Je n’ai jamais voulu convertir qui que ce soit. Ces adeptes… —Il expira brusquement, allongé sur la table—. Je n’ai rien à voir avec ça. Je ne suis pas un roi. Et l’Oiseau Éternel n’est aucun dieu. Ça, c’est très clair dans ma tête. Ce n’est pas nécessaire… ce n’est pas nécessaire —répéta-t-il, étourdi, et il réussit à terminer sa phrase en bredouillant— : d-d’ouvrir ça.

Il parlait de l’étui. Il détourna les yeux de celui-ci, le cœur soulevé, et promena son regard sur les visages des sibiliens et de Paopag ; il essaya de tourner le cou en vain pour voir Arviyag et il insista :

— Ce n’est pas nécessaire.

Il y eut un silence. Dashvara vit que les yeux rouges de Tsu brillaient. Comment Arviyag avait-il fait pour le convaincre ? En menaçant de s’en prendre aux autres Xalyas sûrement.

— Peut-être —admit finalement le commerçant titiaka sur un ton pensif—. Oui, peut-être n’est-ce pas nécessaire. —Il fit une pause—. Je suis curieux de savoir. De simples dés t’effraient vraiment à ce point ? Je le demande sérieusement. Je n’ai jamais essayé.

Son ton était moqueur et curieux à la fois. Dashvara crispa ses mâchoires et, tentant de surmonter la peur tétanisante qui menaçait de s’emparer de lui chaque fois qu’il regardait ce maudit étui, il répliqua :

— Rien ne t’empêche d’essayer.

Arviyag fit claquer sa langue. Dashvara l’entendit bouger derrière lui et il sentit sa main se poser sur son bras droit, examinant la blessure causée par la flèche empoisonnée. Le Titiaka s’écarta après quelques instants et apparut devant les yeux de Dashvara en reprenant :

— Tu ne m’as pas répondu. Qu’est-ce qui t’effraie ? La douleur ? La mort ? Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te tuer. Ce pouvoir est entre les mains de Kuriag et je ne vais pas faire de toi un martyr. Je veux seulement que tu ne me déçoives pas quand la délégation de Titiaka arrivera à Aralika et te verra. Je veux que tu te montres comme ce que tu es : le chef fugitif d’un clan qui est revenu en se traînant vers son maître.

Dashvara ne s’altéra pas quand il assura d’une voix neutre :

— Ça, j’en suis très conscient.

Arviyag le regarda dans les yeux et lui adressa une moue désapprobatrice quand il affirma :

— Mais pas suffisamment. Tsu —dit-il—, j’espère que tu n’as pas perdu la main. —Il fit un pas en arrière invitant le drow à s’approcher—. Il est tout à toi.

Les yeux écarquillés, Dashvara regarda Tsu poser l’étui noir et l’ouvrir. Il protesta, s’agitant sur la table :

— Ce n’est pas nécessaire, Arviyag. Tu sais que ça ne l’est pas. Je suis un esclave, je le sais. Je peux te promettre que je ne m’enfuirai plus.

— Cela m’importe peu —assura patiemment Arviyag— : les mille-cinq-cents adeptes titiakas m’importent bien davantage. Tu peux fuir autant que tu le voudras une fois que tu auras renié ton faux dieu, mais je doute que tu essaies après ça. Cependant, j’ai promis à ton maître que je ne serai pas trop dur avec toi… —Il roula les yeux—. Et je tiendrai parole.

Il ajouta pour Tsu des paroles dans un dialecte diumcilien et celui-ci acquiesça silencieusement. Un sibilien s’avança pour bâillonner Dashvara et celui-ci le foudroya du regard faute de pouvoir parler. Finalement, le sibilien s’écarta et Dashvara put voir Tsu placer les dés sur ses doigts… il les mit tous avec une rapidité stupéfiante et, encore plus rapidement, il les posa sur lui-même, sur sa tête, sans aucune hésitation et…

— Non ! —s’écria Arviyag.

Horrifié, Dashvara aurait rugi encore plus fort s’il n’avait pas été bâillonné. Heureusement, il y avait deux sibiliens juste à côté et ils réagirent avec promptitude écartant les dés de la tête du drow avant que celui-ci n’ait le temps de créer un sortilège.

Bon sang, drow ! Tu es devenu fou ?

Oui, il était devenu fou. Sa bouche crachait maintenant des mots inintelligibles et ses yeux flamboyaient, perturbés. Jamais Dashvara ne l’avait vu ainsi. Arviyag lança un ordre sec, manifestement contrarié, et les deux sibiliens qui agrippaient Tsu le traînèrent hors de la tente après lui avoir retiré les dés. Arviyag échangea quelques mots en diumcilien avec Paopag et, alors, il sortit la tête à l’entrée de la tente et aboya :

— Darigat ! Entre.

Le dénommé Darigat entra. Ce n’était pas un sibilien, mais un des travailleurs à la ceinture noire. Un esclave récent. C’était un elfe blond de haute taille à la peau dorée, peut-être un elfocane, et, en voyant Dashvara allongé sur la table, son visage trembla légèrement. Il s’inclina devant son maître en lançant un interrogateur :

— Khazag ?

Sa voix était douce et mélodieuse. Arviyag lui ordonna :

— Charge-toi de cet homme. Paopag : n’oublie pas de répéter les leçons. Demain, nous arriverons à Aralika. Le voyage sera un répit pour le Xalya. Travaillez bien.

Et avec ces mots, il sortit sans même jeter un autre coup d’œil à Dashvara, qui commençait sérieusement à défaillir. Il espérait qu’ils ne puniraient pas Tsu trop durement. Et il espérait que Paopag serait clément et ne serait pas aussi exigeant qu’Arviyag. Et, tandis qu’il espérait, son corps s’inondait de sueur malgré le froid, sa poitrine se soulevait précipitamment et ses yeux fébriles contemplaient Darigat tandis que celui-ci enfilait les dés. Vu sa diligence et son assurance, ce n’était pas la première fois qu’il les utilisait. Il était au service d’Arviyag depuis moins d’un an et il avait déjà dû s’en servir… Quand il les vit s’approcher, Dashvara émit un gémissement étouffé par le bâillon.

* * *

— Es… poir ? —murmura-t-il.

— Non —lui disait une voix—, il n’y a pas d’espoir si tu ne fais pas ce que je te dis. Il n’y a pas de pardon.

Et une autre voix plus profonde lui rappela : les nadres rouges ne pardonnent pas, mon fils : ils dévorent. Il ouvrit grand les yeux. Capitaine ? C’était le capitaine ? Non. C’était impossible. Le seigneur de la steppe lutta pour emplir ses poumons d’air. Ils étaient en feu. Tout son corps était en feu.

— La steppe est en train de mourir —croassa-t-il avec horreur—. Elle se déchire. Je la vois. Elle tremble. Elle tremble. Frères… Le monde s’écroule. Le ciel… Le ciel ! L’Oiseau Éternel…

— Il ne vole pas —lui dit la voix sur un ton suave—. Il ne vole pas parce qu’il n’existe plus.

— Il n’existe pas —répéta le seigneur de la steppe—. L’Oiseau Éternel n’existe pas. Si, il existe —protesta-t-il soudain.

Une douleur atroce le secoua tout entier et la voix raisonna :

— Il n’existe pas.

Le seigneur de la steppe pleurait.

— Il n’existe pas —répéta-t-il—. Ils m’ont menti. Il n’existe pas.

Plusieurs décharges le traversèrent, ses yeux se séchèrent et son esprit replongea profondément dans une mer d’apathie.

— Dis-moi —lui dit la voix—. Qui es-tu ?

Le seigneur de la steppe ne répondit pas immédiatement. Finalement, il balbutia :

— Dash. Je suis Dash.

— Et ton maître ?

— La steppe —bredouilla-t-il.

Une nouvelle décharge de souffrance le traversa et le laissa se convulser dans un monde sombre. C’était une décharge plus puissante. Il s’était trompé, comprit-il. Il essaya de penser et de se rappeler la leçon. Il trouva enfin la réponse et ânonna pantelant :

— Kuriag… Mon maître. S’il vous plaît… Nandrivá…

La supplication ou peut-être l’utilisation de la langue sauvage lui valut une nouvelle décharge. Il ne savait pas depuis combien de temps cela durait. Des jours. Des semaines. Une éternité. Cela ne lui importait plus. Il voulait seulement que le supplice cesse vite. Mais il ne cessait pas… Il ne cesserait jamais, comprit-il. Jamais.

* * *

— Que lui avez-vous fait ?

La peur et la consternation vibraient dans cette voix. Assis sur une paillasse, Dashvara leva lentement la tête et vit un visage différent. Disons, différent de ceux qu’il avait l’habitude de voir depuis qu’il avait commencé à cesser d’exister. C’est ce qu’il se disait intérieurement : qu’il avait commencé à cesser d’exister. C’était le peu qu’il arrivait à se dire. Il déglutit en reconnaissant enfin le nouvel arrivé. C’était le maître.

— Pas un seul coup de fouet durant notre absence, Excellence —assura Arviyag. Celui-là aussi, cela faisait longtemps qu’il ne le voyait pas, remarqua Dashvara. Une haine impuissante l’envahit tandis que l’élégant Titiaka ajoutait— : Il ne vous donnera pas de problèmes pendant un bon moment, je vous en donne ma parole. Et, en tout cas, il est prêt pour voir le prêtre et ses témoins. Cette histoire d’Oiseau Éternel tombera toute seule après ça —affirma-t-il.

Il parlait avec satisfaction. Ses yeux se posèrent sur Dashvara et celui-ci lui rendit un regard apathique. Il ne parvenait pas à ressentir réellement quoi que ce soit. La haine s’était volatilisée aussi vite qu’elle était venue.

— Lève-toi —lui dit Paopag.

Ça, c’était la voix des leçons et des décharges. Jetant un regard à Paopag, comme pour chercher confirmation, Dashvara se leva. Ses jambes flageolaient. Il se sentait comme une plume morte suspendue dans le temps. Une partie de lui brûlait de désir de poser des questions à Kuriag, de parler de sa naâsga, de ses frères, de l’Oiseau Éternel… mais la simple pensée de prononcer le mot « Liadirlá » le terrifiait. L’impuissance l’enchaînait et, après avoir tant broyé ses pensées, à présent, il les effaçait simplement, il les balayait au loin.

— Laissez-nous seuls —ordonna soudain Kuriag.

Arviyag hésita.

— Je vous le déconseille, Excellence. Laissez au moins Paopag rester.

— J’ai dit : laissez-nous seuls —insista Kuriag, têtu.

L’instant suivant, Dashvara vit Paopag s’éloigner, la porte se ferma et il se retrouva dans la salle, seul, devant son maître. Il éprouva de l’angoisse et du désarroi face à la nouvelle situation, et son cœur s’accéléra, mais il ne bougea pas. Le jeune elfe le contemplait, le visage pâle sous la lumière de la lanterne. Le silence se prolongeait et Dashvara s’en rendait à peine compte. Il commençait à défaillir et à voir des points noirs devant ses yeux. Finalement, il fut obligé de s’appuyer maladroitement contre le mur et de se rasseoir sur sa paillasse. Un souffle étouffé rompit le silence.

— Je suis tellement désolé…

La voix de Kuriag se brisa. Le Titiaka s’approcha de lui et, voyant que Dashvara demeurait impassible, il osa poser une main sur son front. Dashvara attendit la décharge sans bouger, mais celle-ci ne vint pas. À la place, il sentit un léger flux d’énergie qui le sondait. Et il vit l’expression de l’elfe se contracter en une moue de confusion. Finalement, il retira sa main et s’écarta, l’air effrayé.

— Je ne savais pas que… Je veux dire… Je le savais mais… Je n’avais pas imaginé… Oh, Cili miséricordieuse. Je fais ça pour ma famille —murmura-t-il sur un ton coupable—. Je le fais pour Titiaka. La Fédération ne peut pas se permettre davantage de dissensions qu’elle n’en a déjà. Tu… me comprends, n’est-ce pas ? Je ne voulais pas te faire de mal. Je suis désolé —répéta-t-il.

Ses paroles furent pour Dashvara comme des grains de sable qui se perdaient dans le désert. Il le comprenait, bien sûr qu’il le comprenait. Mais ça lui était égal. Secoué par un léger spasme, il laissa enfin échapper avec maladresse :

— L’Oiseau… L’Oiseau Éternel… n’existe pas…

Kuriag se mordit les lèvres et ne dit rien. Après un autre long silence, il se leva et assura :

— Tu te remettras.

Dashvara lui rendit son regard, les yeux secs et l’expression imperturbable. Il se sentait à mille lieues de là. Dans un autre monde. Dans une autre réalité.

Lorsque Kuriag sortit, il s’en aperçut à peine. Par contre, quand Paopag et Darigat revinrent et qu’il vit les dés se tendre vers lui, il fixa toute son attention sur ceux-ci. Il n’éprouvait plus de terreur face à eux ou, du moins, il avait appris à l’assumer. Il les supportait comme on supporte un horrible froid, sans même se rendre compte qu’il n’était plus attaché, que la porte n’était pas fermée à clé et qu’il aurait pu essayer de fuir. Ne serait-ce qu’essayer… Mais il n’y avait pas d’espoir.