Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Le capitaine ragaïl réagit tout d’abord en fronçant les sourcils, sceptique, puis haussa les épaules et, sans même répondre, lança à un de ses hommes :
— Va avertir Son Excellence.
— Je l’ai entendu —répliqua alors une voix au milieu des soldats.
Ceux-ci s’écartèrent et Kuriag Dikaksunora s’avança. Lessi, Zraliprat, Asmoan et Api le suivaient. Le jeune elfe était couvert d’une épaisse pelisse de fourrure et il portait une dague à la ceinture. Une dague, se répéta Dashvara, incrédule. Depuis quand le pacifique Dikaksunora portait-il des armes ? Kuriag croisa ses yeux avant de se tourner vers les cavaliers qui avaient poursuivi Dashvara et qui arrivaient à cet instant dans un puissant tonnerre, soulevant un dense nuage de poussière. Parmi les Essiméens, il y avait Ashiwa, le frère de Todakwa, remarqua Dashvara. L’un des sibiliens s’écria depuis son cheval :
— Mes respects, Excellence ! Cet homme s’est enfui du campement de mon maître avec l’aide de cette femme. Nous les suivons depuis Lamasta. Et nous pensons que deux autres ont pris la direction du nord.
Kuriag acquiesça lentement. Son expression plutôt impassible ne tranquillisa pas Dashvara. Le sibilien mit pied à terre.
— Avec votre permission, Excellence. Arviyag m’a ordonné de le ramener.
Kuriag fronça les sourcils.
— J’ai vu ici tout ce que je voulais visiter et je pensais déjà revenir à Lamasta. Tu peux repartir et en informer Arviyag, soldat. Mes hommes se chargeront des deux autres fugitifs. Et de ceux-ci.
Le visage du sibilien, malgré son manque d’expression naturel, refléta une certaine rancœur quand ses yeux se posèrent sur Dashvara, comme si c’était la faute de celui-ci s’il n’avait pas pu fermer l’œil de toute la nuit… et, d’une certaine façon, c’était le cas. Il acquiesça sèchement.
— Oui, Excellence. Cependant, on nous a informés que cette femme n’est pas votre esclave mais une affranchie. Elle est entrée dans la propre tente de notre maître. Ses agissements méritent un châtiment. Je vous demande la permission de l’emmener.
Dashvara se tendit et ravala à moitié un grondement rauque, se tournant vers Kuriag. Celui-ci inspira.
— Yira est la fille adoptive d’un bon ami à moi de Titiaka. J’espère qu’Arviyag en tiendra compte.
Dashvara demeura stupéfait et même outré. Kuriag donnait-il vraiment l’autorisation à ce sibilien d’emmener Yira ? Il se leva brusquement, s’interposant entre sa naâsga et les sibiliens.
— Vous n’avez pas le droit de la toucher ! —rugit-il—. C’est une citoyenne.
— C’est une affranchie —répliqua Kuriag. Son ton sec surprit Dashvara. Il l’adoucit légèrement quand il ajouta— : Arviyag se contentera de demander une indemnisation à Atasiag Peykat.
Dashvara souffla.
— Eh bien, qu’il le fasse ! Mais qu’il n’emmène pas Yira.
Kuriag l’observa, les yeux exaspérés.
— Je crains que tu ne sois en mauvaise position pour exiger quoi que ce soit, Dashvara de Xalya.
Diables, diables, diables… Dashvara sentit la main de Yira se poser sur la sienne. Il la lui serra. Ça, il ne l’avait pas du tout prévu. Yira n’était-elle pas une amie intime de Lessi ? Et elle s’entendait bien avec Kuriag. Pourquoi diables celui-ci les laissait-il l’emmener ? Pour te châtier, Dash. Pour te montrer que tu t’es mal conduit… Si seulement il pouvait lui expliquer quels risques encourait Yira entre les mains des hommes d’Arviyag ! Voyant trois sibiliens s’approcher, il s’empressa de lancer :
— Arviyag retient tout mon peuple enchaîné. Je vous en supplie, Excellence. Vous ne savez pas de quoi cet homme est capable. Si vous me permettez de vous parler en privé…
Le capitaine ragaïl en personne l’interrompit, l’agrippant par le bras avec un de ses hommes et l’écartant de force de Yira. Et comme les sibiliens saisissaient celle-ci, Dashvara haleta, une kyrielle de malédictions resta bloquée dans sa gorge et il balbutia un moribond :
— Liadirlá…
Quand ils voulurent lui ôter les gants pour lui lier les mains, Yira résista en se débattant et en lançant un chaos harmonique, les Ragaïls défirent ses sortilèges et Dashvara éclata en malédictions. Il eut la sagesse de maudire en oy’vat. Quand ils parvinrent enfin à retirer le gant droit de la sursha et dévoilèrent sa main d’os, un silence de pure stupeur tomba sur le donjon d’Amystorb. Dashvara en profita. Son esprit en effervescence s’éclaircit suffisamment pour se rendre compte que les deux Ragaïls qui le tenaient étaient demeurés aussi stupéfaits que les autres face à un tel spectacle. D’une saccade, il se libéra et s’élança vers Soleil-Levant, il évita le bras d’un sibilien, attrapa l’encolure de la jument et monta si rapidement que son bras l’élança douloureusement, mais il s’en rendit à peine compte. Ses yeux étaient uniquement rivés sur Yira. Il tendit sa main vers elle et… deux sibiliens qui étaient sur son chemin le saisirent et profitèrent de ce qu’il était encore en équilibre instable pour tirer sur lui. Dashvara tomba lourdement sur le sol et la douleur explosa dans sa tête. Il entendit Soleil-Levant hennir, surprise, et il la sentit frotter ses naseaux contre son épaule, comme pour s’assurer qu’il n’était pas blessé. Blessé ? Oui. Il l’était mortellement. Son cœur avait éclaté en mille morceaux. Parce qu’il avait la certitude que, le temps qu’il parvienne à se relever, Yira serait morte. Morte.
— Arazmihá ! —s’exclama soudain une voix.
Le cri trouva un écho dans d’autres gorges. Dashvara réussit enfin à lever la tête et ce qu’il vit le laissa bouche bée. Sa naâsga avait dévoilé sa chevelure blanche et son visage mortique comme défiant la mort, et aussi bien les Essiméens qui accompagnaient Kuriag que ceux qui les avaient poursuivis avaient réagi non pas avec horreur mais avec un émerveillement évident. La preuve en était que plusieurs étaient tombés à genoux et continuaient de clamer :
— Arazmihá !
Si Dashvara se souvenait bien de ses leçons de galka, le mot signifiait « la messagère ». Et pas n’importe quelle messagère, devina-t-il avec stupéfaction. Ils l’avaient prise pour la messagère de Skâra.
La réaction des Essiméens confondit encore davantage les sibiliens et Titiakas. Les premiers avaient reculé, épouvantés, tandis que les Ragaïls, plus fermes, tentaient d’évaluer froidement la situation. Ils n’osaient ni exécuter la mort-vivante ni s’en approcher. Du coin de l’œil, Dashvara vit comment plusieurs d’entre eux s’étaient positionnés devant Kuriag Dikaksunora, craignant peut-être que Yira puisse devenir un danger réel pour leur protégé. Asmoan avait les yeux brillants et rougeoyants et une expression d’horreur sur le visage. Lessi était très pâle et bougeait les lèvres comme si elle murmurait une prière à Cili. Quant à Kuriag… le jeune elfe avait l’air d’avoir reçu une enclume sur la tête.
— Eh —lui murmura alors une voix proche—. Toi, tu le savais, n’est-ce pas ?
Api s’était penché près de Dashvara. Celui-ci avait l’impression qu’un brizzia lui avait écrasé le bras droit. Il grogna.
— C’est mon épouse. Bien sûr que je le savais, gamin.
Api sourit sous sa capuche.
— Bien sûr —répéta-t-il—. Et Atasiag aussi, je suppose.
Dashvara roula les yeux, comprenant où voulait en venir ce jeune démon. Qu’Atasiag ait adopté une fillette nécromancienne alors que les démons abominaient les arts de la mort, c’était…
— Intéressant —dit Api en ne recevant pas de réponse immédiate. Oui, intéressant, pour le moins, compléta Dashvara. Sans ajouter que cela pouvait attirer de sérieux problèmes à Atasiag quand la nouvelle s’envolerait à Titiaka. Le garçon ajouta— : Eh bien, ton épouse a une chance de mille démons. Ces adorateurs de la mort sont littéralement en extase.
Pour toute réponse, Dashvara grogna, se redressant sur son séant malgré la douleur. Il prit la tête de Soleil-Levant entre ses mains tandis que celle-ci piaffait, inquiète, et il lui murmura avec douceur :
— Du calme, daâra. Tout va bien.
— Tout va bien —approuva Api avec une légère moquerie.
Aimable, le jeune démon lui tendit une main pour l’aider à se relever. Dashvara hésita, le regardant avec étonnement. J’ai parlé à Soleil-Levant en oy’vat et ce garçon m’a répondu en langue commune… Vraiment, je vais finir par croire que les démons savent parler la langue savante des Anciens Rois. Secouant la tête, il ignora l’aide d’Api, marmonnant un « je ne suis pas blessé, gamin » et il préféra se lever en s’agrippant à l’encolure inclinée de Soleil-Levant. De fait, il n’était pas blessé, ou du moins c’était son impression, mais il était mort de fatigue et toute l’agitation autour de lui ne l’aidait pas à se concentrer. Une fois debout, cependant, toute son attention se fixa sur sa naâsga. Le regard de celle-ci reflétait un mélange de stupéfaction, d’inquiétude et de peur et, quand il le croisa, Dashvara fit une moue, devinant que ni l’un ni l’autre ne savaient comment gérer la situation. Il fit un pas vers Yira, mais il s’arrêta en voyant Ashiwa d’Essimée en personne s’agenouiller devant elle. L’Essiméen dit quelque chose, mais il le fit en galka et Dashvara ne réussit pas à le comprendre. Et, à l’évidence, sa naâsga encore moins. Mais, diables, comment imaginer que la messagère de Skâra ne connaîtrait pas la langue de ses adorateurs ? Dashvara réprima un souffle et tourna la tête vers les Ragaïls. Le capitaine Djamin avait rejoint Kuriag et lui parlait d’une voix basse et agitée tandis que le jeune homme gardait les yeux rivés sur la magie noire et bleutée qui vibrait sur le visage de Yira. Noir pour la mort et bleu pour l’immortalité, pensa Dashvara, émerveillé.
— Louée soit Skâra —murmura-t-il.
Louée cent-mille fois, se dit-il, la respiration entrecoupée. Parce que ses croyants venaient de sauver la vie de Yira. Du moins pour l’instant.
La stupéfaction laissa peu à peu la place à des réactions variées. Les Essiméens, s’approchant à genoux, parlaient tous à la fois, transportés, en un brouhaha en galka de prières, d’implorations et de bénédictions adressées à la Messagère. Et Ashiwa, comme frère de Todakwa, ne montra pas moins de foi ni de ferveur. Tout compte fait, tout dans l’image qu’offrait Yira leur indiquait que c’était sans aucun doute une messagère de Skâra. Les sibiliens, de leur côté, s’étaient regroupés et jetaient des regards interrogateurs à Kuriag Dikaksunora et au capitaine ragaïl, attendant leur intervention. Et celle-ci ne vint pas. À la place, ce fut Ashiwa qui, s’apercevant que ses gens se donnaient en spectacle et que Yira ne répondait pas probablement parce qu’elle ne comprenait pas le galka, se leva, s’inclina vers la messagère et prononça en langue commune :
— Permets-moi, Arazmihá, d’avoir l’honneur de te guider vers nos seigneurs Todakwa et Daéya pour que tu puisses leur remettre le Message.
Le message, se répéta Dashvara, confus. Liadirlá… quel message ? À cet instant, deux Ragaïls lui bouchèrent la vue, ils le saisirent et le traînèrent à moitié loin de là. Dashvara ne protesta pas. Maintenant que Yira se trouvait en sécurité, plus rien ne le préoccupait à part dormir. Dormir. Oui, il aurait aimé pouvoir dormir durant toute la journée. Mais ils ne le laissèrent pas. Après l’avoir fait entrer dans une tente —celle de Kuriag—, ils le fouillèrent, lui ôtèrent le shelshami, le firent s’agenouiller et l’un d’eux l’agrippa et lui décocha un coup de poing dans le ventre, le laissant sans souffle.
— Ça, pour nous avoir trompés, Xalya —lui gronda le Ragaïl. Et, posant une main sur sa tête, il la lui frappa contre la terre sans trop de brutalité en ajoutant— : Si tu relèves la tête, tu auras droit à mon fouet.
Dashvara ne répondit toujours pas. Les Ragaïls se montraient plus cléments qu’il ne l’aurait cru. Peut-être qu’il leur inspirait pitié à eux aussi. Après tout, la Compassion était une des Grâces de Cili et ces soldats d’élite étaient de bons ciliens…
Dans cette position, il était sûr de s’endormir en quelques minutes à peine. Malheureusement, Kuriag arriva trop tôt. Il entendit sa voix près de l’entrée de la tente. Il entendit des sabots de chevaux. Et il entendit des cris divers qui lui firent comprendre que les Fédérés étaient en train de lever le camp. Finalement, il perçut des bruits de pas dans la tente et un Ragaïl le tira par les cheveux pour le faire se redresser. Dashvara leva les yeux vers Kuriag. L’expression de celui-ci ne lui dit rien de bon. Le jeune elfe commençait à en avoir plus qu’assez des surprises que lui réservaient ses esclaves.
— Tu le savais —lança-t-il sur un ton à la fois incrédule, écœuré et accusateur—. Atasiag le sait-il ?
Dashvara secoua lourdement la tête et répondit un simple :
— Non.
Kuriag fit claquer sa langue, agité, tout en s’approchant de lui.
— Dis-moi la vérité, Xalya —exigea-t-il—. Atasiag le sait-il ?
Dashvara inspira calmement et le regarda dans les yeux.
— Atasiag a été mon maître avant toi. Même s’il le savait, je ne le trahirais pas. Mais je t’assure qu’il ne savait pas que Yira utilisait les arts de Skâra —mentit-il.
Un éclat contrarié passa dans les yeux de Kuriag. Il ouvrait et refermait les poings. Dashvara réprima une moue moqueuse.
Alors, Excellence ? On a envie d’utiliser le fouet ? Eh bien, vas-y, fais-le. Tu prouveras que ton Oiseau Éternel n’est pas aussi pacifique que tu le disais.
Kuriag dut voir la moquerie dans son expression, car il émit un souffle et croassa :
— Continue à te moquer de moi, Dashvara, et tu sauras ce que c’est d’avoir un maître titiaka.
Dashvara éprouva une vague de déception et de tristesse en l’entendant.
— Je ne me moque pas de toi, Excellen…
— Silence —le coupa Kuriag. Et il fit un geste brusque—. J’ai cru erronément que l’Oiseau Éternel était un idéal, un mode de vie vers une civilisation de paix et de tolérance. Tu m’as trompé, Xalya. L’Oiseau Éternel est un leurre. Une escroquerie. Il est mort avec les Anciens Rois. —Il secoua la tête et rectifia— : Il est mort avec Maloven. Mais l’essence, l’énergie qui vibrait dans les Anciens Rois, est morte avec eux. Et elle n’est pas revenue ni ne reviendra jamais dans ton clan.
Dashvara fronça les sourcils. L’énergie qui vibrait dans les Anciens Rois… Les démons, comprit-il avec un tressaillement. Kuriag faisait allusion aux démons. Asmoan lui en avait-il parlé ? Vraisemblablement. Mais il ne semblait pas lui avoir tout raconté. En particulier, il ne semblait pas lui avoir parlé littéralement de démons. Sinon, s’ils avaient découvert que les Xalyas étaient des descendants de démons… le Liadirlá sait ce que son bienveillant maître aurait pensé, mais en tout cas il n’aurait pas employé le mot « paix » ou « tolérance ».
Comme le silence se prolongeait, Dashvara lutta contre la fatigue et essaya de trouver une réponse. Que l’Oiseau Éternel était une escroquerie, disait-il ? Un leurre ? Il haleta et laissa échapper :
— C’est… absurde, Excellence.
Il reçut une dure taloche de la part d’un Ragaïl. Kuriag leva une main pour inviter celui-ci à la modération.
— Absurde ? —répéta alors le Titiaka—. Ça ne l’est pas. De fait, c’est la réalité : les Xalyas ont renié l’Oiseau Éternel il y a deux siècles. Ils ont trahi leur roi avec d’autres peuples de la steppe. Comme celui d’Amystorb —dit-il, en indiquant vaguement la direction du donjon—. Vous avez condamné le royaume à disparaître. Vous vous êtes entretués. Et si vous ne le faites plus maintenant, c’est parce que vous ne pouvez pas. Parce que, si tu envoies maintenant ton peuple lutter, il s’éteindra pour toujours. Non parce que tu ne souhaites pas lutter. Non parce que tu n’es pas capable de tuer. Avant de fuir, tu as dit que tu choisissais l’espoir et que tu choisissais les sabres, mais tu t’es vite rendu compte que tu étais trop faible. Et que ton unique espoir ici… c’était moi.
Ses yeux verts se tournèrent vers lui avec un mélange de défi et d’autorité. Il ajouta :
— Je comprends à présent que je me suis trompé sur toi, Dashvara. Tu veux sauver ton peuple et rien d’autre n’existe pour toi. Je respecte tes sentiments. Mais je ne respecte pas tes manières. Tu as trahi ma confiance encore et encore et tu as prouvé que tu n’étais pas capable de t’occuper de ton clan mieux que moi. Et pour comble, tu t’enfuis du campement d’Arviyag et de Garag en me suppliant de te venir en aide alors que j’ai expressément ordonné à mes cousins de se charger de vous durant mon absence. Croyais-tu donc qu’Arviyag châtiait ton peuple sans mon consentement ?
Dashvara lui rendit un regard de pure stupéfaction et une autre vague de tristesse mêlée de culpabilité et de crainte oppressa son cœur.
Qu’espérais-tu ?, grogna-t-il. Qu’après t’être moqué de lui devant tout le monde à plusieurs reprises, il te pardonnerait rien qu’en t’agenouillant devant lui ? Tu n’as pas seulement perdu sa confiance, Dash. Tu as aussi attaqué sa dignité. Sa famille le remet dans le droit chemin et ce n’est pas toi qui rétabliras son Oiseau Éternel parce que c’est toi qui l’as poignardé.
Il soupira silencieusement et, avec sincérité, il avoua :
— Je le croyais, Excellence. Avec tout mon respect, je le croyais. Je regrette.
Tous deux se regardèrent dans les yeux jusqu’à ce que Dashvara baisse la tête en pensant : Je regrette qu’aucun de nous deux ne puissions nous libérer de ce que nous sommes.
— Ne feins pas —dit alors Kuriag avec vivacité rompant le silence—. Ne feins pas une soumission que tu ne ressens pas.
Dashvara ne put éviter de laisser échapper un souffle amusé.
— Je t’assure que je la ressens, Excellence. Je la ressens et je l’endure, mais je l’endurerais bien davantage si tu laissais mon peuple aux mains d’Arviyag.
— Alors, c’est peut-être ce que je devrais faire —répliqua Kuriag avec une évidente irritation—. Pour dompter un cheval, on commence par l’attacher très court avant de lui donner plus de liberté, n’est-ce pas vrai ?
Dashvara, sans le regarder, ne répondit pas.
Non, Fédéré. Pour dompter un cheval, il faut avant le laisser courir. Il déglutit. De sorte que tu ne veux plus nous libérer. Tu nous veux pour toi tout seul, n’est-ce pas ? Parce que ta famille t’a dit : ça suffit. Parce que tu as réellement cru que les Xalyas, nous sommes incapables de nous débrouiller. Parce que nous sommes un peuple perdu et abandonné qui n’a même pas un « Oiseau Éternel » qui vibre à l’intérieur. As-tu donc oublié ce que Maloven t’a appris, Kuriag ? L’Oiseau Éternel n’est pas une escroquerie, ce n’est pas une énergie, c’est une étoile qui guide et brille dans tous les cœurs.
Il aurait aimé le lui dire, mais Kuriag ne lui en donna pas le temps. Sur un ton tendu et saturé, il ordonna :
— Emmenez-le. Dans une demi-heure, nous nous mettrons en marche.
Les Ragaïls mirent Dashvara sur pied et le firent sortir de la tente. Ils ne lui lièrent pas les mains, ce n’était pas nécessaire. Ils le reconduisirent simplement auprès de Soleil-Levant et l’un d’eux lui dit :
— Assieds-toi ici et attends qu’on donne l’ordre de partir.
Dashvara acquiesça sans desserrer les lèvres, il tranquillisa Soleil-Levant, relâcha la selle et le harnais et, malgré sa fatigue, il continua à prendre soin d’elle et lui donna à boire avant de la faire s’allonger. Il s’étendit enfin contre elle, jetant un coup d’œil alentour. La plupart des tentes étaient déjà démontées, les sibiliens sellaient leurs montures et quelques steppiens s’étaient avancés pour ouvrir la marche. Au loin, traversant la plaine vers le sud-est, on apercevait encore les lointaines silhouettes d’une dizaine de cavaliers. C’étaient Ashiwa et ses hommes. Et, sans aucun doute, ils avaient emmené Yira. Dashvara ne put s’empêcher d’éprouver une douleur sourde même s’il savait que sa naâsga était plus en sécurité avec les Essiméens qu’avec les Fédérés. Il doutait que Todakwa et son épouse se montrent aussi crédules qu’Ashiwa mais…
Mais ils la respecteront de toute façon, affirma-t-il mentalement.
Il aurait parié ses sabres. Sabres que tu n’as pas, Dash, se rappela-t-il, en abaissant le regard. Ses yeux se posèrent sur les marques rouges à ses poignets et il maudit Arviyag. Il lui revint en mémoire l’expression satisfaite de son visage, trois ans auparavant, quand il était apparu dans la salle de torture et avait écouté le rapport de Paopag. Ce qui s’était passé alors s’embrouillait dans l’esprit de Dashvara, mais il se souvenait qu’à un moment, le commerçant titiaka avait posé la main sur sa tête en disant avec légèreté : “Tu vivras, mon garçon. Tu vivras et tu serviras la Fédération.” Et il avait eu raison : durant trois ans, Dashvara avait servi la Fédération. Et tout indiquait qu’il devrait continuer à la servir. À moins qu’un béni serpent rouge ne morde Garag et Arviyag. À moins que Kuriag ne change d’avis… Dashvara soupira et se frotta les yeux, épuisé. La lumière du matin réchauffait à peine la terre et le vent continuait à souffler, entraînant des nuages épars dans le ciel à grande vitesse. Le vent venait maintenant directement du désert de Bladhy et l’air, chargé d’un brouillard de sable, était sec et froid. Mais cela n’empêcha pas Dashvara de sombrer rapidement dans un profond sommeil.
Il rêva qu’il marchait dans la steppe, pas celle du Kawalsh, mais celle de Xalya. L’herbe clairsemée se changeait en une terre sèche et en sable, les arbustes disparaissaient et le donjon de Xalya, au loin, était toujours aussi beau. Il était seul. Il n’y avait dans cette vaste étendue de terre rien d’autre qu’air, distance et immensité. Alors, la voix de son père l’appela derrière lui :
— Contemple, fils, la terre où tu es né. Respecte-la parce qu’elle est tienne et tu lui appartiens.
Dashvara voulut se retourner, mais, pour une étrange raison, il ne le put, et il continua donc d’avancer.
— Les sauvages t’ont volé la terre —ajouta son seigneur père avec une évidente rage—. Les sauvages et étrangers ont envahi la steppe et ont tué mon peuple. Ton peuple. —Sa voix se fit de plus en plus forte tandis qu’il disait— : Tue-les tous, fils. TUE-LES.
DÉSHONORE-LES !
Le cri fut si puissant que Dashvara s’éveilla avec l’impression d’avoir une bande de milfides lui criant aux oreilles. Il soutint sa tête, en haletant :
— Oh, Liadirlá…
Il reçut un léger coup de botte et, en levant les yeux, il vit le capitaine Djamin le regarder, interrogateur.
— De mauvais rêves ? —fit celui-ci.
Encore engourdi de torpeur, Dashvara grimaça et haussa les épaules.
— Des rêves stupides.
Le capitaine Djamin arqua les sourcils et lança calmement :
— Lève-toi. Nous partons.
Dashvara acquiesça et se leva en même temps que Soleil-Levant, remarquant que le ciel était à présent complètement clair et qu’une bonne heure s’était écoulée depuis qu’il s’était endormi avec ce rêve stupide.
Déshonore-les, se répéta-t-il. Bien sûr, et comment veux-tu que je le fasse, mon seigneur ? En leur crachant à la figure ? Même toi, tu ne sais pas ce que tu ferais si tu étais à ma place, père. Sans sabres, sans hommes, sans dignité… Mourir ainsi t’effrayait tant que tu as préféré mourir en entraînant tes frères avec toi. Je ne te condamne pas. Peut-être que mon Oiseau Éternel s’attache trop à l’espoir. Mais le tien s’attachait trop à la fierté.
Il s’aperçut que le capitaine ragaïl l’observait avec curiosité.
— En train de penser à une nouvelle escapade, Xalya ?
Le ton était moqueur mais aimable. Dashvara esquissa un sourire.
— Non —avoua-t-il—. Je pensais à ce rêve stupide.
Il prit l’outre et but avant de se préoccuper de Soleil-Levant. La plupart des gens s’éloignaient déjà à cheval, prenant la direction est. Est ?, se répéta Dashvara en fronçant les sourcils. Lamasta était au sud-est. Le capitaine Djamin venait de monter sur sa propre monture quand il dit :
— Est-ce que je peux demander en quoi consistait ce rêve stupide ?
Dashvara lui jeta un coup d’œil surpris et il faillit lui demander si les esclaves avaient aussi l’obligation de raconter leurs rêves, mais il se ravisa et haussa les épaules avant de monter sur Soleil-Levant.
— C’est tout simple. Je marchais dans la steppe et mon père me disait : tue-les tous. Il m’avait dit la même chose quelques heures avant de mourir. Et le cas est que je ne les ai pas encore tous tués.
Le capitaine Djamin avait froncé les sourcils. Ils étaient à la queue de la procession. Devant eux, ses hommes chevauchaient. Kuriag Dikaksunora était presque en tête de file auprès de son épouse. Après un silence, le Ragaïl interrogea calmement :
— Qui ?
Dashvara roula les yeux.
Pourquoi diables racontes-tu ça à cet étranger, Dash ? Parce que la fatigue te fait raisonner comme un nadre rouge. Ou parce que tu as simplement besoin de parler de quelque chose. Ou de parler de ça à n’importe qui. Ou peut-être pas à n’importe qui. Jusqu’à présent, Djamin a toujours prouvé être un homme honorable, tu as du respect pour lui et… paf, voilà que tu lui parles de tous les tuer. Très malin, Dash. Peut-être bien qu’il te fait menotter au cas où, tu sais ?
Il se racla la gorge et répondit :
— Dans le rêve, il ne le spécifiait pas. Mais, de toute manière, capitaine, c’était un rêve stupide, comme je l’ai dit. Rien de plus.
Le capitaine ne répliqua pas. Au bout d’un moment, il observa :
— C’est une perle de grande valeur.
Dashvara arqua un sourcil et vit alors que le Ragaïl lui tendait le shelshami. Vraiment ? Il le lui rendait ? Sans doute ignorait-il ce qu’il représentait. Avec un mélange d’étonnement et d’avidité, il le récupéra.
— Merci. C’est une perle du désert.
C’était vrai : sa mère l’avait trouvée quand elle vivait encore comme une Xalya nomade commerçant avec les tribus de Bladhy. Et elle l’avait offerte à son mari des années plus tard. C’était presque étrange qu’elle ne lui ait pas offert un crâne à la place, pensa-t-il avec une certaine ironie. Peut-être que Dakia de Xalya n’était pas aussi macabre dans sa jeunesse.
Impassible, Djamin ne dit rien d’autre et Dashvara ajusta promptement le foulard noir. Ils chevauchèrent un long moment en silence, ils traversèrent le cours d’eau et avancèrent vers les collines interminables et nues qui peuplaient la région entre Aralika et Lamasta. Était-ce une sorte de raccourci pour parvenir à cette dernière ? Ça n’en avait pas l’air. Il semblait plutôt qu’ils se dirigeaient vers la première. Le ciel, bleu à l’aube, s’était couvert de nuages et un vent glacial fouettait Dashvara. Il le glaça jusqu’aux os, mais, au moins, il balaya sa fatigue. La pluie ne tarda pas à s’abattre sur eux, accompagnée d’éclairs et de coups de tonnerre assourdissants. Un sibilien indiqua en criant à travers la pluie un arbre solitaire qui avait pris feu et Dashvara, fasciné, se rappela en cet instant les paroles de la sage shalussi : “Les orages et la sécheresse anéantiront ton empire si tu ne fais pas attention, Todakwa.” Du coin de l’œil, il vit le capitaine Djamin faire un signe de dévotion au nom de Cili.
L’orage ne dura pas : il passa presque aussi vite qu’un éclair et il laissa une steppe à peine plus humide et un air diaphane et serein. Les Titiakas et leurs esclaves remontèrent à cheval en jetant des coups d’œil à l’arbre qui continuait de flamboyer au loin. Maintenant, ils se dirigeaient vers le nord-est, s’aperçut Dashvara. Profitant de ce que le capitaine Djamin avançait non loin, il lui demanda :
— Nous n’allons pas à Lamasta, n’est-ce pas ?
Le Ragaïl lui jeta un coup d’œil depuis son cheval et répondit un simple :
— Non.
Ils firent plusieurs pauses durant la journée et achetèrent du lait à un groupe de bergers essiméens, mais Dashvara ne fut pas invité à boire ni à manger. Il ne se plaignit pas. De toute façon, il était si fatigué qu’il ne ressentait ni la faim ni le froid. Il avait même du mal à se rendre compte de sa fatigue. Vers le soir, ils s’arrêtèrent au pied d’une colline où s’élevait une ancienne tour de guet shalussi et ils montèrent les tentes. Oublié des autres qui s’affairaient, Dashvara s’occupa comme il put de Soleil-Levant, il lui murmura à l’oreille de douces paroles et la caressa tout en lui récitant en oy’vat :
Chevauche, mon frère, chevauche,
Que le soleil rayonne sur ton chemin
Et ouvre les portes closes
À ton Oiseau Éternel en son sein.
Dans ton cœur et ton pays,
Trace ton propre destin,
Honore ton clan par l’amour
Et la force de ton esprit.
Chevauche, mon frère, chevauche,
Vers le cruel ennemi.
S’il veut dérober mon âme,
Mes sabres seront mon cri.
Il parlait avec douceur et sa voix trahissait plus de tristesse que de véhémence. Il répéta dans un chuchotement :
— Honore ton clan par l’amour et la force de ton esprit. L’amour, je n’en manque pas, Soleil-Levant —murmura-t-il en la caressant entre les deux oreilles tandis qu’elle posait sa grande tête sur ses genoux—. Et je ne manque pas de courage. Ni d’Oiseau Éternel, quoi qu’en dise Kuriag. Ce qu’il me manque, c’est…
Ses yeux se levèrent vers les sibiliens et les Ragaïls mais s’arrêtèrent à peine sur ceux-ci ; ils se portèrent au-delà, vers les rayons de soleil qui illuminaient encore le ciel vers le ponant. Il soupira et baissa de nouveau son regard vers sa jument avec un demi-sourire mélancolique.
— Ce qu’il me manque, ce sont deux-cents perles comme toi. Un steppien sans cheval est un oiseau sans ailes.
— Jolie phrase —dit la voix d’Api. Dashvara sursauta. Le jeune démon s’approchait de lui avec un bol. Il le lui tendit et, comme Dashvara tardait à réagir, il ajouta— : Un homme sans nourriture est un sac d’os.
Dashvara fit une moue amusée et accepta le bol.
— Merci.
— Ne me remercie pas moi. C’est Djamin qui m’a demandé de te l’apporter. —Il s’accroupit tandis que Dashvara engloutissait le dîner et il l’observa un moment avant d’ajouter— : L’oy’vat est étrange. Si différent du tajal et en même temps si ressemblant. En un rien de temps, je serai capable de le parler.
Dashvara lui rendit un regard songeur avant de poser le bol vide et de demander :
— C’est quoi, le tajal ?
Api sourit, l’air mystérieux et moqueur.
— La langue —répondit-il, en insistant sur les deux mots—. L’oy’vat en vient. Mais c’est beaucoup plus doux et moins guttural et… peut-être un peu plus simple. Oui, je crois que oui. Apprendre le tajal est un véritable enfer. C’est pour ça que j’ai demandé à mon mentor de m’apprendre. —Il poussa quelques légers grognements comme si quelque chose était resté coincé dans sa gorge et sourit largement—. Je viens de te souhaiter bonne nuit.
Dashvara le regarda avec stupéfaction, car, de fait, il croyait avoir reconnu dans cet étrange son guttural un simple « Taü srin ». Il secoua la tête.
— Démons.
Api rit en se levant, le bol vide à la main, et il répéta en langue commune :
— Bonne nuit.
Dashvara acquiesça et, tandis que le démon s’éloignait dans les ombres croissantes du crépuscule, il murmura :
— Taü srin, gamin.
Cette nuit-là, il refit le même rêve, en pire, car, à la voix de son père, se mêla l’image des yeux jaunes de Shéroda, qui répétait « tu es coupable, tu as tué ! », et ceci ajouté aux « tue-les tous » de son père lui embrouilla tellement la tête qu’il se réveilla peu après s’être endormi, la respiration entrecoupée, et il ne ferma pas l’œil durant le restant de la nuit.
Ses yeux contemplèrent longuement les étoiles, comme il le faisait autrefois dans la cour de la maison d’Atasiag, sauf que cette nuit-là, Yira n’était pas avec lui. La constellation du Scorpion ne se voyait pas : c’était l’hiver et, en hiver, elle disparaissait. Vers minuit, les étoiles furent englouties par les nuages et, dans un calme complet, les premiers flocons de neige tombèrent. Ils avaient tardé à venir. C’était mauvais signe. Comme disait le proverbe : « Si les flocons sont tardifs, l’hiver sera long et vif ». Emmitouflé dans sa cape et blotti contre Soleil-Levant, Dashvara écouta le silence du campement et essaya en vain de s’endormir de nouveau. Son esprit semblait avoir oublié comment faire pour dormir.
Peu avant l’aube, un murmure troubla son inaltérable veille. Il fronça les sourcils et… entendit de nouveau un murmure.
“Dash, tu es réveillé ?”
Dashvara sourit.
— Tah —chuchota-t-il—. Tu es là ?
Un instant, il crut avoir rêvé la voix mentale, mais alors l’ombre confirma :
“Oui. Tu ne sais pas quel bazar”, soupira-t-il. “Je viens de revenir du campement où sont les autres. Ils sont juste par là-bas, à quelques collines de distance. Ils m’ont demandé de tes nouvelles et je leur ai dit que tu allais bien. Eux, par contre… ben, à part les plus jeunes, ils ont tous les mains liées et… je crois que plus d’un a été fouetté, mais… j’ai à peine pu parler avec eux parce que les Titiakas avaient allumé pas mal de torches autour.”
Dashvara frémit en entendant ses paroles. Les mains liées. Fouettés. Et Kuriag était au courant. Oui, il l’était sûrement, n’est-ce pas ? Et il laissait Arviyag maltraiter ses esclaves pour les dompter sur leur propre terre.
— Et Tsu ? —murmura-t-il.
“Tsu ? Je ne l’ai pas vu”, admit l’ombre, et elle souffla mentalement en marmonnant : “Je n’aime pas la neige. Ça picote encore plus que la pluie.”
Alarmée par l’agitation de Tah, Soleil-Levant leva la tête. Dashvara tranquillisa sa jument d’un geste avant de demander d’une voix basse et curieuse :
— Où étais-tu passé tout ce temps ?
“Oh, eh bien…”, toussota Tahisran. “C’est compliqué. Je suis parti chercher Youk et je l’ai trouvé, mais je n’ai pas pu parler avec lui parce qu’ils l’ont mis dans les tentes des prêtres-morts. Alors, après, je suis allé voir Api. Et il se trouve qu’il était avec Asmoan, Kuriag et ses deux cousins et…” Il hésita. “J’ai entendu quelque chose que je n’aurais pas dû entendre. Quelque chose sur le pacte.”
Dashvara grimaça.
— Tu as entendu qu’Arviyag et Garag l’invalideraient pour les Xalyas —devina-t-il sombrement.
“C’est ça”, affirma l’ombre, embarrassée. “Kuriag ne voulait pas que je vous avertisse parce qu’il craignait que vous tentiez de vous enfuir. Il m’a dit qu’il ne vous convenait pas de fuir, mais il ne m’a pas expliqué pourquoi et… Bon, il se trouve que l’aube m’a surpris dans le campement essiméen, je me suis fourré dans le sac d’Api et… Bouah, quand je me suis réveillé, je chevauchais à travers la steppe pour visiter des tombes et des donjons. Api dit qu’il s’est “plus ou moins” rendu compte que j’étais dans son sac. Mmpf,” grogna-t-il.
Dashvara ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en imaginant la surprise de Tahisran à son réveil. Celui-ci ajouta sur un ton relativiste :
“Je suppose que, de jour, de toutes façons, j’aurais difficilement pu revenir à Lamasta sans que personne ne me voie. La steppe est une mauvaise terre pour les ombres.”
Dashvara acquiesça.
— Merci d’être allé voir mon peuple, Tah. Arviyag payera cher ce qu’il fait —affirma-t-il et, se rendant compte qu’il avait légèrement haussé la voix, il la baissa en murmurant sans lien apparent— : Les Essiméens ont emmené Yira.
Il perçut l’assentiment de l’ombre ainsi que son inquiétude.
“Je le sais. Api m’a raconté ce qui s’est passé.”
Il y eut un silence. Les flocons de neige continuaient de tomber. Le ciel, bien que couvert, commençait à s’éclaircir. Yira, pensa Dashvara avec une subite vague d’angoisse. Une idée horrible venait de lui traverser l’esprit. Et si Yira n’était finalement pas si en sécurité que ça avec les Essiméens ? Et si… ? L’image de sa naâsga sacrifiée à la gloire de Skâra l’assaillit et un tremblement le parcourut tout entier. Tout compte fait, que savait-il des Essiméens et de leur Divinité ? Rien. Peut-être qu’après avoir transmis son message, l’Arazmihá mourrait et… Il laissa échapper un râle exténué.
— Pourquoi ? —Il se redressa, le cœur battant la chamade, avant de se rallonger en serrant inconsciemment la perle du shelshami dans son poing—. Mon Oiseau Éternel va mourir, Tah —murmura-t-il—. J’ai l’impression de chevaucher vers la Mort, poursuivi par des monstres. Je suis damnément pris au piège. Je sais ce qu’Arviyag veut faire de moi et je ne sais pas comment l’en empêcher. Mais ce n’est pas le pire. S’il arrive quelque chose à ma naâsga, ma mort sera la plus horrible de toutes les morts.
Il était resté les yeux grands ouverts, contemplant les ombres avec l’impression qu’un serpent rouge s’était glissé jusque dans son cœur pour le mordre. Que ce soit à cause de sa fatigue ou de sa constante lutte intérieure, il se sentait sur le point de perdre la raison, un peu comme ce jour où Atasiag l’avait conduit chez Shéroda… Sauf que cette fois, cela dura bien plus longtemps. Les consolations de Tah ne servirent à rien : elles glissèrent comme l’eau sur une vitre. Dès que le jour se leva, il déjeuna machinalement ce qu’Api lui apporta et la seule chose qu’il réussit à faire correctement fut de seller Soleil-Levant et de monter à cheval pour continuer le voyage. Les Ragaïls, les sibiliens, les hommes qui les avaient rejoints depuis Lamasta… tous semblaient sortis d’un monde irréel et épouvantable.
Tu perds ton sang-froid, Dash, lui disait une petite voix exaspérée. Réfléchis : tu n’as pas les mains liées, personne ne t’a encore torturé et pourquoi le feraient-ils ? Kuriag n’est pas comme Arviyag. Il vous protègera tous…
Nous protéger, mais bien sûr, se répliqua-t-il vivement.
Bah. Ce qu’il y a, c’est que tu es mort de peur. À cause des dés. Avoue-le, se moqua-t-il avec un sifflement mental.
Ses propres pensées le tenaient si occupé que ce fut Soleil-Levant qui se chargea de suivre la procession sans l’aide de son cavalier.
À la tombée de la nuit, quand ils installèrent de nouveau le campement et alors que Dashvara observait de loin son peuple qui avançait à pied dans la steppe, Api vint lui apporter de nouveau le dîner et, cette fois, il dit joyeusement :
— Il paraît que ton épouse est en train de créer une grande agitation à Aralika. Todakwa va organiser une grande fête dans deux semaines et il a invité Kuriag pour lui dire adieu avant son départ.
Dashvara le regarda un moment, l’air hébété, avant de demander :
— Yira va bien ?
Api l’observa avec curiosité.
— Oui. Je ne sais pas grand-chose —avoua-t-il—. Sauf que Todakwa l’a placée sur un piédestal. Dis, Dashvara, tu sais quoi ? Tu as une mine horrible. Ça fait combien de temps que tu ne dors pas ?
Dashvara grimaça.
— J’ai dormi un peu sur le cheval. Je crois.
— Vraiment ? —s’émerveilla Api—. Tu peux dormir sur un cheval ? Moi, j’ai dormi sur un dragon… mais un cheval !
Il était impressionné. Dashvara grogna et fit un léger geste avant de s’intéresser à son bol. Il était encore en train de mâcher sans beaucoup d’enthousiasme quand il entendit des bruits de bottes sur la terre et une voix sèche dire :
— Mon maître veut te voir.
Sans être surpris, Dashvara leva des yeux douloureux vers le visage grisâtre et impassible du sibilien. C’était celui qui avait dirigé la poursuite. Ne recevant pas de réponse immédiate, deux sibiliens le saisirent et Dashvara abandonna son bol en se levant. Sous le regard froncé et inquiet d’Api, il s’éloigna, jetant un dernier coup d’œil à sa jument, qui broutait tranquillement à quelques pas de là, cherchant l’herbe au milieu de la neige. Il la vit lever la tête vers lui et il fit doucement claquer sa langue, non pour l’appeler, mais pour lui dire de ne pas s’inquiéter et de continuer à paître.
Pour le moment, tu ne peux pas m’aider, ma douce.
Bientôt, il cessa de la voir à cause des tentes, des travailleurs et des chevaux. Ce qu’il put voir, par contre, ce furent les Xalyas, que les sibiliens installaient, les mains liées, sur plusieurs rangs pour la nuit. Seuls les enfants les plus jeunes échappaient à tant de précautions et l’un d’eux, en reconnaissant Dashvara, voulut s’approcher, mais sa mère l’appela durement avec une pointe de peur dans la voix. Quant aux guerriers xalyas, ils levèrent tous la tête vers lui dans un même mouvement anxieux. Zamoy tendit le cou. Le capitaine Zorvun prit un air soulagé et inquiet à la fois. Et, face à tant d’yeux, Dashvara essaya de paraître plus énergique qu’il ne l’était en vérité. Il tenta de marcher bien droit et avec fermeté et même désinvolture… Mais dès que les sibiliens le firent entrer dans une grande tente et qu’il vit la table installée au milieu, son cœur finit de se glacer et il perdit contenance. Sur cette table, il y avait des cordes. Et derrière elle, se tenait Tsu, les manches retroussées et un étui noir à la main.
Dans le visage de pierre du drow, ses yeux flamboyaient, atterrés. Dashvara se sentit brusquement submergé par une vague de souvenirs plus vivaces que jamais. La douleur. L’impuissance. La terreur. La mort… La douleur, se répéta-t-il, pris de vertige. Et il se mit à trembler de la tête aux pieds.
Ta plume ne va pas s’en relever, Dash…