Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
La terre tremblait sous ses pieds. Les cinq chefs sauvages s’avançaient vers lui, leurs sabres dégainés. Il n’y avait pas de pitié dans leurs yeux. Uniquement la mort. Qwadris lui fit la première entaille et s’évanouit dans le brouillard sombre qui peuplait la steppe. Shiltapi, le grand noir akinoa, fut le suivant. Il souleva sa hache en découvrant ses dents jaunes et, sans un mot, il l’abattit. À ce moment, Dashvara pensa, confus :
Les Shalussis t’ont tué. Raxifar m’a menti. Tu es vivant !
Il sentit alors, venant de derrière, la lame froide de Nanda de Shalussi s’appliquer contre sa gorge.
Ceci est justice, reconnut-il avec calme. Moi, j’ai fait la même chose.
Quand Nanda disparut et que Dashvara mourut pour la troisième fois, ce fut le tour de Lifdor de Shalussi de s’approcher ; mais plus il s’approchait, moins on le voyait et, finalement, le sauvage disparut avant même qu’il puisse atteindre Dashvara. Il ne restait plus, dans cette steppe morte et sombre, que la silhouette tatouée de Todakwa, le fils de la Mort. Dans un silence en suspens, l’Essiméen ouvrit la bouche et une voix d’outre-tombe résonna dans la tête de Dashvara :
— Votre destinée est la défaite. La civilisation gagne, le passé perd.
— Perd… —disait l’écho.
— L’Oiseau Éternel n’existe pas.
— Perd, perd…
Soudain, la terre se mit à trembler en émettant un bruit grinçant et le visage de Todakwa se transforma en une tête de mort qui grandissait et grandissait, tendant sa bouche mortifère vers Dashvara, vers la steppe, vers tout ce qui l’entourait…
Dashvara se réveilla en sursaut. Contrairement aux autres nuits, Paopag n’était pas passé lui parler et Darigat non plus n’était pas venu avec ses dés. Il n’échappait pas pour autant aux cauchemars, loin de là. Depuis que Paopag l’avait laissé, il s’était réveillé au moins une dizaine de fois, couvert de sueur, épuisé, angoissé, entouré d’obscurité et de silence. Peut-être n’était-ce même pas la nuit. Il ne pouvait le savoir qu’aux repas qu’on lui apportait… et, parfois, il ne se rappelait pas toujours s’il avait mangé. Le temps s’embrouillait et cessait d’avoir un sens.
Cette fois-ci, cependant, la porte s’était ouverte et une lumière illuminait à présent la pièce. Il n’y avait là qu’une paillasse, deux chaises et une table robuste. Dans l’embrasure de la porte, Dashvara parvint à distinguer plusieurs silhouettes. Il reconnut celle de Paopag et un mélange d’angoisse et de soulagement, de haine et d’affection, s’empara de lui.
— Paopag —prononça-t-il d’une voix lente, se redressant maladroitement.
Ses mouvements, saturés d’énergie étrangère à son corps, étaient gourds et patauds comme son esprit. Toutefois, il percevait maintenant une légère amélioration, sûrement due au fait qu’il n’avait pas reçu de visites cette nuit-là.
La démarche titubante, il se dirigea vers la table, comme d’habitude. À sa surprise, Paopag l’arrêta d’une main.
— Non, mon gars. Aujourd’hui, nous allons te traiter comme un prince. Viens.
Il le prit doucement par le bras, comme on prend un enfant perdu, et Dashvara se laissa emmener sans poser de questions. Il n’eut même pas l’idée de pouvoir en poser.
Il fut toutefois déconcerté quand Paopag lui fit signe d’entrer dans une baignoire que plusieurs travailleurs remplissaient d’eau. Dashvara obéit et l’eau chaude le ranima. Du moins un peu. Quand il sortit de la baignoire, ils lui redonnèrent la chemise, la tunique, l’armure de cuir et la cape bleue des Dikaksunora. Ils lui rendirent même le shelshami. Malgré son engourdissement, Dashvara perçut une certaine ironie. Ils venaient de détruire le seigneur des Xalyas, et ces étrangers continuaient à le vêtir avec le foulard de souveraineté. C’était ridicule.
Paopag l’examina de la tête aux pieds et lui sourit.
— Tu es prêt. Tu te souviens des leçons ?
Dashvara acquiesça et il allait réciter le topo comme d’habitude, mais Paopag l’arrêta, l’air amusé.
— Je te fais confiance pour impressionner nos invités. En route.
Dashvara le suivit hors de la salle. Ils montèrent des escaliers. Et, pour la première fois, il vit la lumière du jour. C’est-à-dire, pour la première fois depuis que… Bon, depuis qu’il était Dash, l’esclave de Paopag ? De Kuriag, rectifia-t-il avec un tremblement. Kuriag, pas Paopag.
— Dash —dit soudain la voix de Paopag.
Dashvara s’aperçut qu’il s’était arrêté au milieu d’un couloir sans s’en rendre compte. Il reprit la marche. Finalement, ils débouchèrent dans un salon où l’on entendait des bruits de couverts et des voix. Après avoir vu Kuriag au bout de la table, Dashvara cessa de s’intéresser aux visages. Il ne voyait pas Yira, il ne voyait aucun Xalya : le reste était poussière à ses yeux.
Paopag l’arrêta d’un geste et tous deux attendirent. Dashvara ne se sentait plus aussi mal et cette constatation retint toute son attention jusqu’au moment où Paopag le poussa doucement en avant. Les convives s’étaient tournés vers eux et le scrutaient avec effronterie. Un petit éclair de lucidité lui fit comprendre qu’il devait faire quelque chose.
Les leçons, pensa-t-il. Tu dois les répéter.
Et il les répéta avec lenteur, frémissant, car, dans son imagination, son corps continuait à recevoir des décharges et continuait à souffrir. Le sens lui échappait ; pour lui, ce n’étaient que des sons. Cependant, au fond de lui, il savait que, dans une autre vie, il aurait blêmi s’il avait écouté un Xalya renier l’Oiseau Éternel de cette façon, mais… il n’était plus un Xalya, il n’était même plus un homme. Il était un esclave. Il n’avait pas terminé sa quatrième phrase quand, à sa grande confusion, un convive l’interrompit en s’esclaffant :
— Et c’est cet homme que deux-mille citoyens vénèrent ? N’importe quel prophète à Titiaka le surpasse !
On entendit des rires. Un Titiaka humain entre deux âges intervint :
— J’avoue que je suis déçu. Mais peut-être que les manières de ce sauvage sont dues au fait qu’il est intimidé.
Les éclats de rire parcoururent la table.
— Intimidé ! Peut-être bien —opina Arviyag avec un léger sourire tandis que des commentaires blagueurs s’élevaient.
Parmi ces convives, seules deux personnes ne montraient pas un brin de jovialité mis à part Dashvara : Kuriag et Paopag. Le premier était pâle. Le second avait l’air impatient et observait Dashvara avec attention. Celui-ci s’était tourné vers lui, étourdi. Son apathie cédait petit à petit la place à une sensation d’anxiété et sa respiration s’accéléra. Il voulait retourner dans la pièce avec la table et la paillasse. Il voulait le silence. Il voulait que Paopag le sorte de là. Mais il n’osait pas demander.
— Eh bien ! —dit alors Kuriag. Sa voix trembla légèrement et il se racla la gorge pour la rendre plus ferme—. Tu nous dis que ce conte de l’Oiseau Éternel n’est que fabulations. Cela signifie que, toi et ton peuple, vous vous êtes trompés et ceci depuis des siècles. Cili toute-puissante punit les païens. Et un bon Titiaka doit appliquer sa Loi.
Dashvara acquiesça. Entretemps, Paopag s’était approché de lui et il l’aida à s’agenouiller en lui murmurant :
— Cili toute-puissante…
C’était le début de la leçon. Dashvara la récita en essayant cette fois de ne pas avaler les mots.
— Cili toute-puissante, arrache de cette âme l’araignée d’ombres qui l’avilit. Par la Sérénité, pardonne-lui. Par la Courtoisie, pardonne-lui. Par la Discrétion, pardonne-lui. Par la Constance, pardonne-lui. Par la Patience, pardonne-lui. Par le Sacrifice, pardonne-lui. Par la Dignité, pardonne-lui. Par la Bravoure, pardonne-lui, Par la Sympathie, pardonne-lui. Par l’Humilité, pardonne-lui. Par la Compassion, pardonne-lui. Par les Onze Grâces qui te glorifient, accueille ton… accueille ton sujet et fais que les grâces… que les disgrâces s’abattent sur mon âme si j’enfreins ta Loi.
Il se tut, se bloquant brusquement. Il s’était très mal débrouillé, pensa-t-il. Il s’était trompé au moins deux fois. Et quelque chose lui disait qu’il n’avait pas terminé, qu’il lui manquait une phrase et, tandis qu’il se creusait la cervelle pour la trouver, il sentit une main se poser sur son shelshami et une voix profonde dire :
— Cili toute-puissante est clémente avec l’ignorance et accepte ton repentir.
C’était un prêtre de Cili, qui s’était levé de la table pour lui pardonner. Dashvara sentit une légère énergie le sonder et, quand il leva la tête, il crut voir un éclat de compréhension et de compassion dans les yeux du prêtre. Le soulagement l’envahit en voyant que ce prêtre n’était pas contrarié même s’il n’avait pas récité la leçon en entier.
— Lève-toi, créature de Cili. Sers bien ton maître et Cili sera satisfaite.
Dashvara se releva et ce fut tout. Paopag le conduisit hors du salon et, quand ils se furent éloignés, il lui dit :
— Mission accomplie, mon gars. Tu vois comme c’était simple ? Tu as tranquillisé tous ces gens et tu as fait tout ce que tu devais faire. Et maintenant je te laisse —déclara-t-il alors qu’ils arrivaient devant une porte—. Là, dehors, tes gens t’attendent. —Il lui tapota l’épaule—. Que ton état ne t’afflige pas trop : n’importe quel homme finit comme ça après deux semaines de torture. Dans quelques jours, tu commenceras à te sentir mieux, ne t’inquiète pas. Bonne chance, steppien.
Dashvara se sentait totalement dérouté. Ses gens l’attendaient dehors, disait-il ? Son peuple ? C’était si incroyable ! Il attrapa Paopag par le bras alors que celui-ci allait repartir dans le couloir.
— Non —grogna-t-il—. Attends. Paopag, attends. Tu ne peux pas me laisser comme ça. Mon peuple… ils vont penser que je suis devenu idiot —souffla-t-il—. Et c’est vrai. J’ai du sable dans la tête. Du sable qui brûle. Vraiment.
Paopag fit une moue, embarrassé, et libéra son bras d’une secousse.
— Tu t’en remettras —assura-t-il—. Je t’assure que, si j’avais voulu te rendre idiot, j’aurais utilisé des techniques encore plus intensives. —Il tendit une main et ouvrit la porte en ajoutant sèchement— : Va.
Dashvara sortit à contrecœur. Sa crainte fut balayée dès qu’il vit qu’effectivement, au-delà de la patrouille sibilienne qui gardait la porte, se trouvaient Makarva, Lumon, le capitaine… Ignorant complètement les sibiliens, il se dirigea vers les siens en pressant le pas. Ses frères s’avancèrent à leur tour en peloton, l’appelant par son nom et lui lançant des paroles dans la langue sauvage… La langue savante, rectifia une petite voix dans son esprit. L’oy’vat. La langue des Anciens Rois… C’était si étrange et beau de retrouver des frères que l’on croyait avoir perdus, d’être à nouveau dans un monde familier et, cependant, en même temps… en même temps quelque chose en lui ne parvenait pas à s’enthousiasmer véritablement. Il se sentait comme un spectre se mouvant dans un monde auquel il n’appartenait pas. L’énergie des dés le maintenait enchaîné et mort.
Le brouhaha des voix se calma rapidement et les expressions se firent inquiètes. Quelqu’un cracha une malédiction en tournant son regard vers les sibiliens qui gardaient la maison où logeaient les Titiakas… Conscient que son manque de réactivité les troublait tous, Dashvara se força à leur adresser un léger sourire et prononça :
— Mission accomplie, frères.
Et il souffla avec un rire à moitié fou car, même dans cet état, il ne put s’empêcher de penser :
Ils te brisent, t’humilient, t’asservissent et volent ton âme et, toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que de répéter les paroles de Paopag. Mission accomplie. Oui, mission accomplie : tu as enterré ton âme avant ton corps, grand seigneur.
Son rire ne sembla tranquilliser personne, au contraire.
— Viens, mon fils —lui dit le capitaine en le tirant—. Ils t’ont blessé ?
Dashvara fronça les sourcils et réfléchit quelques instants avant d’arriver à la conclusion que, plus il ouvrirait la bouche, plus on s’apercevrait que son esprit était égaré. Il s’accrocha à cette pensée et, pour toute réponse, il se contenta de secouer la tête.
Ses frères le guidèrent vers une grande écurie couverte où s’étaient installés tous les Xalyas en attendant que Kuriag quitte Aralika et retourne à Titiaka. Ils lui donnèrent à manger, mais Dashvara toucha à peine à la nourriture. Personne ne lui demanda de parler de ce qu’ils lui avaient fait : Tsu devait leur avoir expliqué l’essentiel. Quand il vit celui-ci assis dans un coin, un livre oublié à la main, Dashvara comprit que ces derniers jours n’avaient pas été cléments pour le drow non plus. Il aurait aimé aller le voir, lui parler, lui dire quelque chose qui efface leur souffrance à tous deux… mais il était trop épuisé pour cela. Aussi, au bout de quelques instants, il s’allongea simplement sur la paillasse où des mains sœurs l’avaient conduit et il s’endormit profondément.
Il se réveilla avec l’esprit peuplé de créatures horribles et de sons stridents. Soutenant sa tête entre ses deux mains, il mit un moment à se rendre compte que bon nombre de Xalyas l’entouraient et un autre moment à s’apercevoir que des bruits sortaient de sa gorge. Les bruits lui parurent inintelligibles avant qu’il ne capte enfin des mots :
— Mort… mourir… Paopag… S’il te plaît, mort… Paopag…
Il se tut d’un coup dès qu’il comprit qu’il délirait, la honte l’envahit et il laissa retomber ses mains bien que sa tête l’élance toujours.
— Je suis désolé, frères —souffla-t-il, le cœur si oppressé qu’il lui faisait mal—. Vous devriez me jeter en enfer, aux chiens, aux nadres… Que sais-je. Je suis désolé.
La main sombre de Tsu se posa sur son front. Il la sentit glacée. Shokr Is Set s’agenouilla près de lui en disant d’une voix sereine :
— Ne demande pas pardon pour ce que tes ennemis t’ont fait. Demande de l’aide à tes frères et ta plume se relèvera.
Ma plume, se répéta Dashvara. Il y a quelque chose que tu ne sais pas, Grand Sage : l’Oiseau Éternel n’existe pas. Il n’y a pas de plumes, il n’y a pas de volonté, il n’y a pas d’espoir… Il n’y a que souffrance.
Il sentit soudain un sortilège s’écouler au-dedans de lui, son esprit s’obscurcit, son corps frémit de douleur, et il écarta Tsu avec nervosité.
— Non —souffla-t-il.
— J’essaie seulement de t’aider —murmura Tsu—. Ton corps est saturé d’énergies. J’essaie seulement…
— Non —l’interrompit Dashvara.
— Cela fait mal, je le sais —chuchota doucement le drow—. Je le sais. Mais cela t’aidera, aie confiance en moi.
Dashvara avait confiance en Tsu, bien sûr. Et, pour ne pas décevoir ses frères, il accepta son aide. Tsu donna des instructions pour qu’on les laisse seuls et ils suspendirent devant la paillasse une toile en guise de paravent. Il faisait encore jour et on entendait une musique lointaine. On entendait aussi les voix chuchotées des Xalyas dans les écuries. Dashvara cessa de se préoccuper de son entourage quand Tsu commença à équilibrer ses énergies. Il avait l’impression que celui-ci le torturait, purement et simplement, plus qu’il ne l’équilibrait. Et, cependant, au lieu de l’engourdir, la douleur éclaircissait son esprit. C’était comme si Tsu arrachait une à une les griffes abrutissantes qui s’agrippaient à lui. Le problème, c’était que tant de sortilèges requéraient beaucoup d’énergie et le drow finit par montrer des signes évidents d’épuisement. Le voyant, Dashvara l’écarta doucement d’une main.
— Cela suffit, Tsu. Merci. Je me sens mieux. Vraiment.
Son corps était encore cruellement abattu, mais son esprit s’était éclairci, et s’en rendre compte l’emplissait à la fois de joie, d’inquiétude, de fatigue, de honte, d’espoir, de désespoir et… Bon, une multitude d’émotions contradictoires le traversaient jusqu’à le laisser étourdi. Étourdi… mais vivant.
— Un peu plus et j’arrête —promit Tsu.
Le drow continua à lancer des sortilèges jusqu’à ce qu’il n’en puisse vraiment plus et qu’il aille se coucher, exténué, avec la bénédiction silencieuse de Dashvara. Combien de fois avait-il dû utiliser ces sortilèges sur ses patients ? Il préférait ne pas y penser.
Du temps s’était écoulé et la lumière qui illuminait les écuries avait décliné, mais il faisait encore jour. Dashvara écarta la toile et vit que ses frères ne s’étaient pas beaucoup éloignés. Makarva, Zamoy, Lumon et Miflin jouaient aux katutas dans un silence inhabituel. Dès qu’il passa la tête, ses frères se tournèrent vers lui. Tous essayaient de dissimuler en vain leur vive inquiétude. Les membres quelque peu tremblants mais avec la ferme intention de prouver aux Xalyas que leur seigneur n’était pas devenu abruti, Dashvara se leva et alla s’asseoir avec les joueurs de katutas en poussant un soupir. Il demanda :
— Combien de temps a passé ?
Makarva arqua un sourcil.
— Depuis que tu es à Aralika ? Deux semaines.
Il y eut un silence. Deux semaines aux mains de Paopag. On pourrait me dire un an, je le croirais aussi bien, soupira Dashvara. Il secoua la tête et s’appuya contre le mur, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Makarva allait bouger une pièce sur le damier, quand, soudain, il laissa retomber sa main et expira brusquement.
— Crois-moi, nous ne savions rien, Dash. Nous étions enchaînés et les Ragaïls nous surveillaient à toutes heures. Ils nous ont conduits à la Colline de Skâra, à l’ouest d’ici, pour assister à une cérémonie, et nous ne sommes rentrés à Aralika qu’hier soir. C’est seulement là que nous avons su par Tsu qu’Arviyag…
Makarva hésita et Zamoy siffla :
— Ce rat devrait être enterré.
— La mort est peu pour cette vermine —affirma Kodarah—. Sa tête roulera à tes pieds un jour, Dash. Je le jure par mon Oiseau Éternel.
On entendait rarement le Chevelu affirmer quelque chose avec une telle ferveur. Makarva secoua la tête.
— Ils ne nous ont ôté les chaînes que ce matin, quand ils nous ont dit qu’ils te libèreraient. Kuriag…
— Ce maudit démon ! —s’emporta Orafe—. Il a dit qu’il le regrettait ! Tu parles s’il le regrette —cracha-t-il avec dédain—. Je préférais mille fois Atasiag. Ce garçon est un danger entre les mains de ses cousins. S’il croit que s’excuser est suffisant…
Zamoy le coupa en croassant :
— Si son épouse n’était pas la fille du capitaine, j’aurais donné un bon coup de poing dans la figure à ce traître de chien ! Il mériterait qu’on le torture comme il a laissé faire avec toi, Dash. Oui, je t’assure qu’il le mérite.
Il se tut, saisi, face au regard fixe de Dashvara. Celui-ci fit lentement non de la tête.
— Non —dit-il—. Il ne mérite pas une telle chose.
Il le pensait sincèrement. Kuriag était sans doute coupable d’avoir fermé les yeux, mais son Oiseau Éternel avait déjà assez souffert tout seul quand il les avait ouverts.
Dans ta grande générosité, seigneur de la steppe, tu éprouves même de la compassion pour ton maître tortionnaire, se moqua-t-il. Tout ça parce que son Oiseau Éternel a cessé d’être aussi pur et innocent. Et plus il écoutera ses cousins, plus il deviendra noir… Et il le sait.
Il observa la position des pièces sans leur prêter réellement attention. Après un silence, il demanda :
— Et Yira ?
Il sentit aussitôt que l’ambiance changeait et ne manqua pas de remarquer les moues indéfinissables de ses frères. Makarva se racla la gorge.
— Elle va bien —assura-t-il—. En fait, on n’a pas pu beaucoup la voir ces deux dernières semaines. Les Fédérés ne se sont pas mêlés aux Essiméens. D’après le capitaine, Todakwa n’a pas apprécié que tant de Diumciliens aient débarqué à Ergaïka.
— Ce serpent ne devrait pas être surpris —dit posément Lumon—. Comme on dit, tue tes voisins et d’autres viendront s’approprier le butin.
Dashvara fronça les sourcils et insista :
— Yira. Où est-elle ?
Personne ne lui répondit. Makarva bougea une pièce, l’expression hésitante, et dit enfin :
— Avec les Essiméens. Ils l’ont fait monter sur la Colline de Skâra pour qu’elle bénisse le lieu et y passe cinq jours et cinq nuits avant de prononcer je ne sais quel message. Nous, nous sommes restés en bas de la colline, alors nous n’avons rien vu, mais on dirait vraiment… euh… on dirait vraiment qu’ils l’ont prise pour leur Messagère. Et cette nuit, il y aura fête encore parce que c’est le Bushkia Baw, la Nuit de l’Immortalité, et… Bon, Yira sera la reine du cortège, je suppose.
Il allait ajouter quelque chose, mais il se tut. À son tour, Lumon ouvrit et referma la bouche, indécis… Zamoy souffla et lança :
— Dis donc, cousin. Pourquoi tu ne nous avais pas dit que c’était… ? Je veux dire, Yira est… quelqu’un de magnifique, mais c’est… Liadirlá —croassa-t-il, agité—, tu nous avais dit qu’elle n’enlevait pas son voile parce que c’était une tradition sacrée, Dash, et ça… —Il émit un son étranglé—. Oh, diables, je n’ai rien dit.
Il baissa les yeux et bougea nerveusement une pièce sur le damier de katutas. Dashvara essaya de ne pas s’offusquer et, parlant d’une voix posée, il répondit :
— Ma naâsga utilise cette magie pour lutter pour sa vie. Il n’y a rien de mal à cela.
Makarva acquiesça énergiquement.
— Je te crois, Dash. Tu l’as choisie pour épouse et ça me suffit pour la considérer comme une sœur. Je la connais. C’est juste que… —il fit une pause pour chercher ses mots et conclut— : ça a été une surprise.
D’autres frères et femmes xalyas corroborèrent avec des souffles discrets. Dashvara ressentit un léger vertige, il grimaça et dit laconiquement :
— Elle n’a rien dit, alors moi non plus.
Makarva sourit et lui donna une légère tape sur l’épaule.
— On ne te reproche rien, Dash. Ni à Yira, que ce soit clair. Les Xalyas, tout compte fait, nous sommes… euh… tolérants, n’est-ce pas ? Au fait, comment va la blessure à ton épaule ?
Dashvara arqua les sourcils face au brusque changement de sujet. Tolérants, mais ils ne l’ont pas encore assimilé, comprit-il. Bah… Ils le feraient avec le temps. Alors, il bougea son bras, gesticula et considéra :
— Je suppose qu’il est guéri. Ce qui tombe bien parce que… —il eut un sourire à la fois féroce et fatigué— je meurs d’envie de décapiter Arviyag et Todakwa.
— Moi, à ta place, j’attendrais au lieu de me précipiter —intervint soudain une voix.
C’était le capitaine. Il venait d’entrer dans les écuries et se dirigeait vers eux, accompagné de Sashava et d’Arvara. Attirés par le rassemblement, plusieurs garçons et filles xalyas approchèrent, curieux. Zorvun adressa une expression réjouie à Dashvara.
— Tu es plus éveillé —observa-t-il.
— Pas tout à fait —admit Dashvara—, mais Tsu m’a ramené à la vie. Et je ne crois pas que ce soit se précipiter que d’aller tuer maintenant ces deux diables après tout le temps que j’ai attendu.
— Il y a des nouvelles —répliqua Zorvun sur un ton enthousiaste—. Et plusieurs. J’ai parlé personnellement avec Todakwa et… —Il promena un regard dans les écuries comme pour s’assurer qu’il n’y avait là que des Xalyas et poursuivit— : D’abord, Yira l’a convaincu de nous aider si nous nous rebellons contre les Titiakas. Et de nous aider réellement : des armes pour nous défendre et des vêtements, des vivres et du bétail pour passer l’hiver. Et il nous propose un accord d’alliance durable.
Tous les Xalyas présents restèrent à regarder le capitaine, bouche bée. Dashvara se massa le front, étourdi.
— C’est absurde. S’il nous invite à nous rebeller, ses accords avec les Titiakas tombent à l’eau. Pourquoi ferait-il quelque chose d’aussi stupide ?
Le capitaine contrôlait mal son émotion quand il expliqua :
— Ce sont les Titiakas qui sont stupides. Où qu’ils aillent, ils croient pouvoir imposer leurs lois, soudoyer les chefs de clan complaisants et emmener des esclaves par poignées, du salbronix, des chevaux… Eh bien, Todakwa est peut-être un serpent traître, mais ce n’est pas un Shalussi attaché à l’or. Ces deux dernières semaines, les Titiakas n’ont pas arrêté de se moquer de Skâra, de l’Arazmihá, de son peuple et de ses traditions… Et il ne le supporte pas. C’est pour ça, entre autres, qu’il veut les renvoyer à la mer.
Dashvara assimila ses paroles avec une profonde perplexité. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Todakwa allait se brouiller avec ses alliés uniquement parce que des Titiakas s’étaient moqués de Skâra… Lumon objecta :
— Et comment veut-il les renvoyer à la mer ? Ses forces équivalent à peine à celles des Titiakas. Est-il devenu fou ?
— Peut-être qu’il a cru que l’Arazmihá les effaroucherait tous ! —plaisanta Zamoy. Et il fit une brusque moue d’excuse—. Pardon, Dash.
Celui-ci roula les yeux. Shurta raisonna :
— Soit Todakwa est devenu fou, soit il veut que nous nous rebellions de nouveau pour que les Titiakas nous condamnent à mort.
Zorvun souriait. Dashvara se racla la gorge avec impatience.
— Qu’est-ce que tu nous caches, capitaine ?
Celui-ci élargit son sourire et affirma :
— J’ai d’autres raisons de penser que cette fois Todakwa n’essaie pas de nous tromper : il paraît qu’Arviyag et un oncle de Todakwa veulent fomenter une révolte car, précisément, le chef essiméen n’est pas suffisamment complaisant avec leurs affaires. —Il roula les yeux—. Le problème, c’est que l’arrivée de l’Arazmihá a retardé leurs plans, Todakwa a senti la trahison et il veut les devancer. Et, naturellement, cet Essiméen espère bien que tu l’aideras à jeter ses ennemis à la mer, Dashvara.
Dashvara éclata brusquement de rire, incrédule.
— Moi ? Et comment ? En leur criant dessus, peut-être ?
Le capitaine secoua la tête et se fit solennel quand il déclara enfin :
— Le cercle des sages honyrs a décidé de t’appuyer. Neuf-cents Honyrs marchent sur Aralika pour demander qu’on leur restitue leur seigneur légitime, le seigneur de l’Oiseau Éternel.
Dashvara le dévisagea, figé. Les Honyrs… les Honyrs allaient les aider ? En cet instant, il ne sentait plus ni fatigue, ni étourdissement, ni vertige. Même les leçons de Paopag cessèrent de l’affecter quand il se leva et prononça avec ferveur en oy’vat :
— Que notre Dahars bénisse les Honyrs ! —Il inspira, emplissant ses poumons d’air, et il affirma d’une voix vibrante d’émotion— : Il y a de l’espoir, Xalyas. Le Liadirlá existe. Le Liadirlá existe —répéta-t-il—. Il y a de l’espoir…
Transporté par l’émotion, il délira un peu, mais sa joie était évidente et les Xalyas ne s’inquiétèrent pas trop en l’entendant se répéter. Ils fêtèrent avec lui la bonne nouvelle, quoiqu’avec discrétion, au cas où quelque Ragaïl ou sibilien les entendrait et entrerait voir ce qui se passait.
Quand Youk vint apporter à Dashvara un bol plein de lait, celui-ci sourit, l’accepta et le but en entier comme s’il buvait la vie même.
— Merci, gamin. Il n’y a rien de meilleur que le lait de jument pour guérir un Oiseau Éternel. —Et comme le garçon souriait, il assura en portant la main sur sa poitrine— : Je le sens revivre ici, au-dedans, mes frères. Ces serpents ne me feront pas croire qu’ils m’ont volé mon âme ni que j’ai renié quelque chose que je ne peux renier tant que je vivrai. Comme disait un sage steppien, il y a des choses auxquelles un homme de l’Oiseau Éternel ne renonce jamais : à se lever de nouveau, peu importe combien de fois on le terrasse. —Il sourit, parce qu’en réalité, aucun sage steppien ne l’avait dit : c’était lui qui l’avait écrit, un jour, sur le bois de la tour de Compassion… mais qu’importait qui l’avait dit, tant que c’était vrai—. Je sens qu’il bat de nouveau des ailes —murmura-t-il— et qu’il chevauche à travers les ciels de la steppe.
Zamoy donna un coup de coude à Miflin.
— Poète, tu devrais mettre des rimes à tout ça. Notre seigneur est inspiré aujourd’hui.
Les Xalyas sourirent. Dashvara fronça soudain les sourcils.
— Au fait. Et Soleil-Levant ? Je n’ai même pas eu le temps de…
— Il est avec les autres chevaux —le tranquillisa Alta, en indiquant le fond des écuries, et il assura avec sincérité— : J’en ai pris soin comme de mon propre cheval.
Dashvara lui rendit un sourire reconnaissant. Il se sentait revivre de seconde en seconde. La seule pensée que les Honyrs l’appuyaient et venaient si nombreux, le seul espoir que les Xalyas ne reviendraient pas à Titiaka l’emplissaient de bonheur. À cet instant, il ne s’autorisa même pas à se moquer de ses espoirs, et il ne lui importa pas non plus que les Titiakas puissent choisir de lutter pour rester, parce qu’il combattrait, cette fois-ci, il combattrait, oui. Ils repousseraient les civilisés jusqu’à l’océan. Et les dés s’en iraient loin, avec Paopag, Arviyag et leur maudite civilisation.
Les Xalyas commentaient maintenant avec entrain la meilleure manière de se rebeller et le capitaine exprimait ses inquiétudes pour Kuriag et Lessi, insistant sur le fait qu’il ne devait leur arriver aucun mal. Appuyé contre l’un des murs de pierre des écuries, Shokr Is Set les observait avec sérénité sans rien dire. Le voyant, Dashvara s’écarta des autres et s’inclina profondément devant l’Honyr.
— Je suis éternellement reconnaissant à ton peuple, Grand Sage. Qu’ils réussissent ou non à nous sortir d’ici en vie, leur tentative prouve que leur Oiseau Éternel est le meilleur de toute la steppe.
— Et digne des Xalyas —sourit Shokr Is Set, inclinant la tête à son tour.
Dashvara le regarda avec curiosité.
— Tu ne sembles pas surpris de la décision qu’ils ont prise —observa-t-il.
Souriant, le Grand Sage haussa les épaules et, avec une indubitable affection, il dit simplement :
— Je connais mon peuple.