Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Ce que n’avait pas prévu le capitaine, c’est que Todakwa inviterait Kuriag Dikaksunora à faire partie des spectateurs qui observeraient comment les Essiméens écrasaient glorieusement la révolte shalussi. Bien évidemment, Kuriag s’était senti obligé d’accepter et avait décidé de profiter de l’occasion pour envoyer tous ses nouveaux esclaves au port d’Ergaïka : il pensait ainsi s’en séparer à mi-chemin tandis que lui continuerait son voyage vers Lamasta. Dashvara l’avait appris par Api : le Légitime n’avait même pas estimé nécessaire de passer l’informer directement. La nouvelle l’avait stupéfié. Pourquoi diables Todakwa allait-il se déplacer pour ce que lui-même avait apparemment appelé « une émeute de sauvages munis de machettes » ? Bon, peut-être parce qu’il voulait montrer au Titiaka comment ses hommes réprimaient admirablement les révoltes. En tout cas, Aralika s’éveilla très tôt ce matin-là et les premiers rayons du soleil trouvèrent Son Excellence sous la bruine matinale, vêtue d’une armure d’écailles de sowna flambant neuve et entourée de Ragaïls et de Xalyas. Voyant l’agitation de la Grande Place depuis une meurtrière de la tour, Dashvara soupira. Pourquoi faire des plans si ceux-ci tombaient toujours à l’eau ?
Ils n’allaient pas vraiment tomber à l’eau, de toute manière : la fuite allait encore avoir lieu. Sauf qu’au lieu de s’enfuir d’Aralika, ils s’enfuiraient d’un campement plein de soldats sur le qui-vive et armés jusqu’aux dents…
— Dash ! —murmura une voix.
Dashvara détourna le regard de la meurtrière et vit Miflin lui faire un signe accompagné d’un grand sourire. Enfin, soupira-t-il, soulagé. Ils avaient réussi à cacher les armes. Il descendit les escaliers jusqu’à la salle animée.
— Elles y sont toutes ? —demanda-t-il.
— Pas les boucliers les plus grands —admit le Poète—. Ceux-là, on les a cachés dans le tunnel, au cas où un jour… on ne sait jamais. Mais il ne reste pas un sabre et les lances sont toutes sur la litière. Tu vas être allongé sur un arsenal d’enfer, cousin —dit-il en riant.
Dashvara jeta un coup d’œil à la litière que les Xalyas avaient demandée la veille pour transporter le seigneur de la steppe blessé… Cela ne l’enchantait pas spécialement de devoir voyager en litière au lieu de monter Soleil-Levant, mais il reconnaissait que c’était un moyen parfait pour dissimuler les armes… C’était une idée de Lumon : l’Archer avait toujours de bonnes idées. Le problème, c’est que l’engin allait peser une tonne.
Makarva le prit par l’épaule gauche, l’invitant à s’approcher.
— On a mis des coussins et tout pour que tu sois confortable, mon seigneur ! —lança son ami avec un enthousiasme moqueur—. Tu vas être comme un roi.
Dashvara roula les yeux. Pas le choix, de toute façon. Il examina brièvement la litière pour s’assurer que les armes étaient bien camouflées, puis il monta et s’assit avec un large sourire.
— Comme une princesse —déclara-t-il.
Son appréciation généra des éclats de rire, qui se changèrent en grognements quand plusieurs soulevèrent le palanquin. Orafe lança :
— Bah. J’aurais cru qu’il pèserait plus.
— C’est les ogroyes qui l’ont rendu maigre comme une lance —déplora Kodarah, blagueur.
Souriant, Dashvara s’étendit au milieu des coussins, écoutant les commentaires de ses frères et il lança de bonne humeur :
— En avant, mes frères, au galop ! Ne restons pas en arrière, sinon les Essiméens nous prendront pour des fainéants.
Ses paroles générèrent des souffles. Sashava répliqua :
— Essaye de faire le malade, Dash. Sinon, notre peuple te verra d’un mauvais œil. Makarva, tire les rideaux. Il vaut mieux qu’on ne le voie pas. Allons-y, les gars.
Le Grincheux agita sa béquille pour encourager la troupe, les battants de la tour s’ouvrirent et la litière sortit. Caché dans son confortable palanquin, Dashvara se concentra sur les bruits qu’il percevait : des souffles et des sabots de chevaux, des voix, des ordres criés… La sortie d’Aralika fut interminable. À un moment, il voulut jeter un coup d’œil au-dehors et quelqu’un lui donna une tape. Diables, soupira-t-il.
Après avoir traversé le fleuve, l’avancée fut terriblement monotone. Heureusement, Dashvara avait emprunté une caisse de livres à Kuriag Dikaksunora. Il en avait commencé un sur l’histoire de l’université de Titiaka, mais il se lassa vite et passa à un autre volume. Celui-ci racontait la vie d’un ordre religieux de Cili qui envoyait des missionnaires en des lieux aussi éloignés que l’Empire nordique d’Iskamangra… Le sujet ne l’intéressait pas spécialement, mais, au moins, il le comprenait et il continua de lire, commodément installé dans sa couchette de princesse tandis que ses frères le transportaient… Que ne fallait-il pas faire pour des lances !
La pensée d’avoir tout le peuple xalya survivant en train de suivre la litière l’émouvait à tel point qu’il interrompait régulièrement sa lecture et, plus d’une fois, il se retint au dernier moment d’écarter les rideaux pour s’assurer que son peuple était bien là, vivant et en route pour la liberté.
Ou vers la mort.
Il serra les dents, exaspéré.
Eh bien, tu vas sacrément encourager ton peuple avec de telles réflexions, Dash. Lis tes missionnaires et arrête de penser.
Il suivit son propre conseil et se retrouva finalement captivé par la vie de ces religieux ciliens qui débarquaient en de lointaines terres sans même savoir ce qu’ils allaient trouver. À midi, ils firent une pause et la main sombre de Tsu passa entre les rideaux pour lui donner à manger. Des ogroyes. Dashvara déglutit en faisant une grimace qui se changea en petit sourire quand il s’aperçut que, de l’autre côté, une main humaine avait glissé un généreux morceau de fromage à l’intérieur de la litière. Il mangea tout et, aussitôt après, il fit la sieste comme un bon Xalya. Quand il se réveilla, ils avaient déjà repris la marche et une forte pluie tambourinait contre la terre. L’idéal pour une fuite, grommela intérieurement Dashvara : ils allaient glisser et s’étaler tous les deux pas et les Essiméens les reprendraient boueux, exténués et ridiculisés.
Liadirlá… parfois, j’aimerais pouvoir cesser de penser.
Il reçut une goutte d’eau sur le sommet du crâne et leva les yeux. La toile d’en haut n’était pas complètement imperméable, visiblement. Bientôt, les gouttes se transformèrent en une coulée continue et Dashvara dut changer de place et remettre tous les livres dans la caisse. Après avoir mis sa capuche bleue, il patienta, de plus en plus trempé. Alors, le vent commença à souffler et, dans une rafale, la toile partit en volant. Dashvara ne put retenir un bruyant éclat de rire. Orafe grogna, Miflin fit claquer sa langue et un enfant xalya cria à travers le fracas de la pluie :
— Le seigneur ! Je vois le seigneur !
Dashvara sentit des centaines d’yeux se tourner vers lui. Il leur adressa un sourire ému et une inclinaison de la tête. Il ne put très bien voir leurs réactions à cause de la pluie et, à sa déception, ses frères furent rapides : ils récupérèrent promptement la toile principale et la replacèrent sans presque devoir s’arrêter.
Lorsqu’ils campèrent pour la nuit, il avait cessé de pleuvoir, mais le vent continuait de souffler avec obstination. Quelqu’un écarta le rideau peu après que la litière fut posée et Dashvara lança en oy’vat :
— Vous n’allez pas me laisser enfermé ici toute la nuit, n’est-ce pas ? Je suis trempé comme un poisson. —Il ravala les mots déjà prononcés en reconnaissant Kuriag—. Oh, Excellence —souffla-t-il en langue commune.
En faisant attention de ne pas bouger son bras droit, il sortit de la litière et se redressa. Kuriag se racla la gorge, jeta un regard rapide aux Xalyas qui l’observaient du coin de l’œil tout en s’affairant et il dit :
— Il faut que je te parle sérieusement.
— Bien sûr —accepta Dashvara. Et, remarquant la moue contrariée du capitaine, il lança bien haut— : Je me sens beaucoup mieux tout de suite que ce matin. Si je continue à rester là-dedans comme un moribond, je finirai par mourir pour de bon. D’ennui.
Personne ne protesta. En fin de compte, l’essentiel était d’avoir pu sortir la litière. Feindre d’être plus malade qu’il ne l’était ne servait pas à dissiper les soupçons des Essiméens et ne contribuait pas à remonter le moral des Xalyas. Et ce dernier était fondamental. Aussi, il s’efforça de se maintenir bien droit, fort et serein… Comme le faisait mon seigneur père, pensa-t-il avec ironie.
Comme sa tente n’était pas encore montée, l’elfe indiqua une des nombreuses collines désertiques de cette zone, et tous deux s’éloignèrent, surveillés autant par les Xalyas que par les Essiméens. Dès qu’ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes, Kuriag lança à brûle-pourpoint :
— Je sais que vous allez essayer de partir. Je ne sais pas comment ni vers où, mais je le sais. Et je t’avertis que les Essiméens le savent aussi.
Il avait presque l’air de s’excuser. Dashvara haussa les épaules et grogna de douleur en bougeant le bras. Il répliqua :
— Fantastique. Tout le monde le sait et tout le monde sait que tout le monde le sait. Où est le problème ?
Le Légitime fronça les sourcils et Dashvara sourit en concluant :
— Tu écoutes ton Oiseau Éternel, Kuriag, sans le savoir. Sache que tu nous aides à échapper. Sinon, tu nous aurais divisés et tu aurais demandé à Garag d’escorter les Xalyas désarmés directement à Ergaïka. Mais tu ne l’as pas fait. C’est toi qui nous guides vers la fuite, Excellence. Et, pourtant —il secoua la tête avec tristesse—, tu es toujours prisonnier de tes obligations. Tu dois maintenir la réputation de ta famille, ses accords commerciaux… et continuer d’appuyer le peuple essiméen que ton père appuyait. Mais tu pourrais aussi faire quelque chose de différent. J’ai réfléchi ces derniers jours, et je suis certain maintenant que, jamais de la vie, Todakwa ne laissera les Xalyas s’installer librement dans la steppe. Et nous, nous voulons rester. Alors… nous lutterons pour rester. Et nous ne perdrons pas. Pas si nous pouvons nous allier avec les Shalussis et les Akinoas et obtenir le soutien des Honyrs. Essimée tremblera —affirma-t-il d’une voix basse et profonde—. Ne me regarde pas comme ça, Kuriag. Mon Oiseau Éternel hait la guerre. Il la hait vraiment. Mais ceci n’est pas une guerre. C’est une lutte pour notre clan. Pour notre steppe et notre liberté. Je ne veux pas verser plus de sang, excepté celui de Todakwa peut-être, mais les choses sont comme elles sont, Excellence. Je ne peux pas changer les modes de pensée tordus des Essiméens. Et je ne peux pas renoncer à la liberté. Alors, au milieu de tant d’absurde, je choisis l’espoir. Je choisis les sabres, Excellence. Et maintenant… c’est à toi de décider de quel côté tu es. —L’elfe le regardait les yeux écarquillés. Dashvara termina— : Todakwa a trahi la trêve qu’il avait accordée avec mon père. C’est un traître. Et il n’y a pas de déshonneur à trahir un traître. Si tu nous aides… si tu empêches Titiaka d’intervenir, je jure sur ma vie qu’une fois la paix gagnée, je remettrai mon Oiseau Éternel entre tes mains. Je sais que je te le dois.
Il se racla la gorge, bougea de nouveau son bras sans le vouloir et marmonna un juron. Kuriag avait une expression où se mêlaient la peur, la tristesse et l’amertume.
— Tu ne me dois rien —dit-il enfin dans un murmure—. Tu m’as sauvé la vie.
Dashvara se rappela la meurtrière et fit une moue. Non, il ne la lui avait pas réellement sauvée, mais, sur le moment, il pensa à ne pas le détromper. Tu es pire qu’un serpent essiméen, Dash…
— Peut-être —répliqua-t-il—. Ou peut-être que non. Va savoir qui visait cette steppienne, Excellence.
Kuriag se redressa, stupéfait.
— Tu veux dire qu’elle voulait te tuer, toi ?
— Aucune idée —avoua Dashvara—. De toutes façons, qu’importe maintenant. Je suis en vie, tu es en vie : il reste à savoir de quel côté tu veux continuer à vivre.
Kuriag se mordilla la joue, inquiet.
— Je vois… De sorte que… —Il se gratta la tête—. Je ne sais pas, Dashvara, je suis dans un véritable sac d’embrouilles. Moi, je voulais visiter des donjons, je voulais voir les anciens monuments des Anciens Rois… Mais Lessi a raison. Les saïjits ne sont pas meilleurs ici qu’à Titiaka.
Dashvara se demanda s’il le disait en pensant à lui ou à d’autres personnes. Il fut avisé et ne demanda pas. Il comprenait que Kuriag ait besoin de temps pour décider s’il devait envoyer les Essiméens au diable —et les accords de sa famille— ou s’il devait suivre le droit chemin, ce qu’Atasiag lui aurait très probablement conseillé. Le problème, c’est qu’il ne leur restait plus de temps.
— Les Shalussis —dit alors Kuriag, absorbé. Il leva des yeux troublés vers Dashvara—. Tu dis que vous allez vous allier avec eux ?
Dashvara ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil mal à l’aise alentour avant d’acquiescer.
— C’est le plan. Disons… que c’est ce que le capitaine, Lumon et moi avons pensé faire. Nous n’avons encore rien dit aux autres. Je ne sais pas comment ils le prendront. Mais c’est la meilleure voie d’évasion et, assurément, les Essiméens ne s’y attendront pas : les Shalussis ont toujours été nos ennemis jurés. C’est notre meilleur atout —assura-t-il—. Les terres des Honyrs sont trop éloignées. Nous n’avons pas suffisamment de chevaux. Les Essiméens nous cerneraient avant d’arriver.
Kuriag humecta ses lèvres.
— Et si les Shalussis ne veulent pas s’allier ?
Dashvara secoua la tête.
— Si c’est Zéfrek qui dirige la rébellion, il s’alliera. Je n’en doute pas.
Kuriag acquiesça, inspira et expira en disant :
— Alors… je te souhaite bonne chance, Dashvara de Xalya. Mais, comme je t’ai déjà dit une fois, je désapprouve tout conflit. Je réprouverai que tu fasses usage des armes. Et je réprouverai que les Essiméens fassent usage des leurs. Je suis peut-être ingénu en disant cela, mais je préfère ça à voir mes mains souillées de sang. Ça, j’en suis pleinement convaincu. Lessi aussi —ajouta-t-il avec un faible sourire—. Elle et moi, nous avons la même vision du monde. Le même Oiseau Éternel. Mais je sais que tous n’ont pas la chance de pouvoir maintenir ainsi un Oiseau Éternel intact. Alors… puisse Cili guider ton âme, Dashvara. Tu es libre.
Un instant, Dashvara acquiesça sans saisir tout à fait le sens de ces derniers mots. Il arqua alors un sourcil.
— Libre ?
— Je te libère —affirma Kuriag, en s’empourprant—. Je ne sais pas qui voulait tuer cette meurtrière, mais peu importe. Tu t’es interposé. Et c’est une raison de poids pour te libérer. Personne ne pourra le nier. Mais… je suppose que, de toutes façons, tu te considérais déjà comme un homme libre.
Dashvara sourit.
— Je ne me sentirai pas libre tant que mon peuple ne le sera pas. Mais cela ne dépend pas que de toi, Kuriag. Cela dépend de ça —il donna une tape ferme sur le pommeau du sabre— et aussi de ma capacité à remonter le moral d’un peuple brisé —avoua-t-il avec un tressaillement.
Kuriag émit un son étouffé. Le jeune elfe montrait à présent une attitude distante, comme s’il imaginait déjà que toute cette histoire allait mal se terminer et qu’il n’osait pas non plus empêcher Dashvara de se jeter la tête la première en enfer.
— Je comprends —murmura le Légitime—. Je suppose… qu’il vaut mieux que je n’en sache pas davantage. En réalité, j’en sais déjà trop.
Dashvara hésita.
— En effet —concéda-t-il. Il fouilla dans sa poche et lui rendit la clé dorée—. Asmoan avait raison. Il y a une crypte sous la Plume. Elle s’ouvre depuis le piédestal de l’Oiseau Éternel. En dessous, tu trouveras la tombe du premier shaard de la steppe. Dessus… tu pourras lire de sages paroles qui te plairont sûrement, Excellence. —Kuriag le regardait avec stupéfaction. Le Xalya fit un pas en arrière—. Sache… que tu seras toujours le bienvenu dans mon clan, si un jour tu reviens en quête de donjons et d’Oiseaux Éternels… —il sourit— ou même si tu souhaites rester pour toujours. Tu le sauras. Notre Dahars n’est pas si différent du tien, je te l’assure. —Il y eut un silence et, avant que Kuriag ne réponde, Dashvara lança— : Bonsoir, Excellence.
Il ne lui donna pas non plus le temps de répondre : il inclina la tête avec respect, fit demi-tour et retourna au campement des Xalyas. Le ciel s’assombrissait très vite et le temps qu’il dîne, il faisait déjà complètement nuit. La chance était de leur côté : il n’y aurait ni Gemme, ni Lune, ni Bougie pour éclairer les Essiméens cette nuit-là. Uniquement les étoiles.
Durant le repas, Dashvara jeta d’incessants coups d’œil vers son peuple et celui-ci les lui rendait, comme s’il attentait qu’il fasse quelque chose… qu’il leur dise quelque chose, peut-être ? Et qu’allait-il leur dire ? Qu’ils aient du courage ? Que maintenant qu’il était là, il les sauverait tous ? Ah, plus prétentieux, impossible.
Ses frères avaient été plus efficaces en renouant des liens avec le peuple perdu. Miflin et Kodarah avaient retrouvé leur mère, Sédrios son petit-fils, Lumon sa promise et Kaldaka son fils… Tous avaient récupéré des parents, Dashvara inclus. Mais, pour quelque stupide raison, au lieu d’aller les voir, il restait assis, de plus en plus nerveux et sûr que, s’il ouvrait la bouche, il donnerait à son peuple l’image d’un philosophe fou et non celle d’un meneur capable. Interrompant sa crise de confiance, Zorvun lança :
— Va leur parler, Dashvara. Je crois qu’ils en ont besoin autant que toi.
Celui-ci ne se fit pas prier ; néanmoins, quand il se leva, il opta pour s’approcher en les contournant, sans entrer directement au milieu de ses gens.
— Tu nous tournes autour comme si tu ne savais pas si nous sommes des nadres ou des brebis —se moqua soudain une voix.
Dashvara se retourna et, à la lumière des torches, il distingua un jeune xalya qui, malgré ses sept ans de moins, lui ressemblait étonnamment. Il lança un éclat de rire en s’exclamant, incrédule :
— Oiseau Éternel, Tinan, mon frère !
Ils n’étaient pas frères de sang, mais ils avaient grandi ensemble au donjon malgré la différence d’âge. Tinan, en tant que fils d’officier, avait commencé à patrouiller avec Zorvun très jeune, et Dashvara le considérait comme un petit frère de plus. Ils voulurent se serrer la main, mais ils se confrontèrent à un problème bête : Dashvara avait encore le bras droit avec une attelle et Tinan avait le bras gauche amputé. Ils roulèrent les yeux et Dashvara lui donna une forte tape sur l’épaule en assurant :
— Plutôt comme des nadres que des brebis. Tu n’imagines pas à quel point tout un campement de Xalyas peut être intimidant. Terrifiant.
Tinan sourit largement et ceux qui se trouvaient à côté l’imitèrent. À partir de là, Dashvara cessa de se dérober et s’immergea au milieu de ses gens ; il serra des mains vigoureuses, ébouriffa des cheveux d’enfants curieux et répondit aux questions désordonnées :
— Il est déjà presque guéri, merci —assura-t-il, parlant de son bras—. Diumcili ? Bah. Eh bien, les autres ont déjà dû vous raconter. Un pays de civilisés. Le pire de tout, ça a été le voyage en bateau. Ah —sourit-il en entendant quelqu’un parler de ses deux morts—, les résurrections, oui, quelle histoire, hein ? Tout a commencé avec le serpent rouge que j’ai tué dans le village de Nanda. Depuis, son esprit s’acharne à me traquer. Mais j’ai laissé définitivement les mauvais esprits dans la Plume… Et maintenant l’Oiseau Éternel me sourit. Mais racontez-moi donc comment se sont passées ces années avec les Essiméens.
La simple mention de leurs anciens maîtres en rembrunit plus d’un. Les narrations affluèrent et, à son tour, Dashvara écouta leurs histoires. Ils avaient été pour la plupart réduits en esclavage d’abord par les Akinoas et Shalussis pour être vendus presque immédiatement aux Essiméens en échange de vivres, de chevaux et d’or… d’or pour les incorrigibles Shalussis. L’abus de leurs maîtres, le travail dans les mines, les interdictions, la déshumanisation qu’avait soufferts son peuple durant ces trois années l’indignèrent à tel point qu’il ne put contenir des feulements et des jurons.
— Ils ont tué mon frère Namozara à coups de fouet —intervint un jeune d’une douzaine d’années, en langue commune.
— Mais non, il est mort tout seul —répliqua une cousine de Dashvara—. Ils l’ont laissé à mi-chemin entre Xalya et Aralika parce qu’il ne pouvait pas avancer.
— Parce qu’ils l’avaient criblé de coups de fouets —insista le premier—. Et, quand nous sommes arrivés, dix-neuf sont morts pour Skâra. C’est pas vrai ? Tout ça parce que nous sommes Xalyas. Parce que nous sommes le peuple maudit.
— Nous ne sommes pas maudits, Youk —répliqua la cousine.
— Les prêtres disent que oui —rétorqua le garçon—. Et que c’est pour ça que nous n’avons plus de donjon. Et que Skâra…
— Et toi, tu crois tout ce que les tuniques noires te disent, gamin ? —se moqua Miflin.
L’enfant leva la tête, le regardant avec confusion.
— Non ?
Il le dit, la voix hésitante, comme interrogative. Les Xalyas adultes soufflèrent, Miflin donna une taloche amicale à Youk, et Dashvara secoua la tête, inquiet. Jusqu’à quel point les Essiméens avaient-ils réussi à endoctriner les enfants xalyas ? D’après ce qu’on lui avait raconté, durant ces trois années, tous ceux qui travaillaient dans la ville même avaient dû assister à au moins une oraison journalière en l’honneur de Skâra sous peine de châtiment. Et il était clair que, pour Youk, Skâra n’était pas une divinité étrangère. Peut-être lui était-elle maintenant même plus familière que le concept du Dahars. Rien que d’y penser, il en avait des frissons.
— Maudits, et peut-être le sommes-nous —laissa alors échapper la mère de Miflin avec amertume—. Puisse Vifkan de Xalya être encore vivant ! Sa mort nous a ôté la vie à tous.
Plusieurs approuvèrent sombrement et, assis auprès de son peuple, Dashvara… se tut. Soyons franc, pouvait-il prétendre remplacer son seigneur père ? Non. Il n’avait pas le même charisme ni la même expérience. Il n’était, en vérité, qu’un simple soldat un peu instruit qui avait passé sa vie à penser et non à commander, à douter et non à décider. Il se savait incapable d’inspirer la même confiance que le seigneur de la steppe précédent. Et, cependant… Il remarqua, de l’autre côté du cercle, le regard attentif du capitaine et il comprit… il comprit que, malgré tout, son peuple souhaitait que quelqu’un reprenne les rênes. Et le pouvoir de la tradition réclamait que ce soit lui. Il se racla la gorge et se leva. Son mouvement fit taire les conversations et un silence respectueux ?, évaluateur ?, s’installa parmi les Xalyas. Dashvara s’éclaircit de nouveau la voix. Liadirlá, il n’était franchement pas doué pour ça… Il se lança enfin :
— Xalyas. Je voulais vous dire que… je me réjouis de tous vous voir enfin et… Voilà, je ne vais pas vous mentir : je sais que je manque d’expérience. Je ne suis pas comme mon seigneur père et, certainement, je n’ai pas non plus l’intention de l’être. Quoi qu’il en soit, soyez sûrs que, comme Xalya, je désire plus que tout le bien de notre peuple. C’est pourquoi, je vous demande… je vous demande juste d’avoir confiance en mes décisions et en celles du capitaine. Notre objectif n’est pas de vous envoyer à la mort mais à la vie.
Il y eut un silence et Dashvara se retint de s’agiter. Et voilà, Dash, tu t’es précipité en exigeant leur confiance alors que tu viens à peine de les retrouver. Le meneur parfait. On voit que tu es le fils de ton père…
Alors, Tinan intervint d’une voix ferme et fervente :
— Même si c’était à la mort, je te suivrais, mon seigneur. À Aralika, nous avons tout perdu. Jusqu’à notre dignité. La mort ne m’effraie pas. Je ne veux que vengeance.
Cela généra immédiatement une vague véhémente d’appui et de confiance. Avec un certain malaise, Dashvara se demanda vers qui se dirigeait cet appui, vers lui ou vers Tinan.
Vengeance, se répéta-t-il en tressaillant.
Le seul mot exprimait toute la souffrance des vexations subies durant ces trois ans. Il exprimait l’espoir.
Et le sang, Dash. Ton peuple est assoiffé de sang.
Et quoi, soyons réalistes, ne l’était-il pas lui-même ? Il hésita et se dit : non. Oui, il souhaitait rester dans la steppe, il souhaitait en finir avec le royaume essiméen et avec Todakwa. Il souhaitait que justice soit faite. Mais pour rien au monde il n’était disposé à envoyer son peuple à la mort pour elle.
Cependant, ce n’était pas le moment adéquat pour tenter d’apaiser les esprits. C’était une bonne chose qu’ils soient échauffés : il aurait été pire qu’ils soient abattus et désespérés. Aussi, il répliqua simplement d’une voix forte :
— L’Oiseau Éternel vole de nouveau pour nous tous et, avec votre aide, je ferai tout mon possible pour qu’il ne retombe pas. —Comme il voyait que beaucoup acquiesçaient, il conclut— : Et maintenant, reposez-vous et soyez prêts à partir. Nous répartirons les armes selon ce qui a été prévu. Ne les montrez pas et, par l’Oiseau Éternel, que personne n’utilise la sienne sans autorisation expresse. Le faire pourrait tous nous envoyer dans la tombe.
Il promena un regard sur les visages à peine éclairés par la lumière des torches. Tous paraissaient si jeunes… La plupart des femmes auxquelles les Essiméens avaient laissé la vie sauve l’étaient aussi. Très peu, parmi elles, savaient manier le sabre et, pourtant, Dashvara ne vit pas un seul visage qui exprime la crainte : après trois ans d’esclavage, elles brûlaient d’envie de se lancer dans n’importe quel chemin qui les mènerait vers la liberté.
Il inclina la tête et, au lieu de se rasseoir, il sortit du cercle tandis que celui-ci, à son tour, s’éparpillait. Makarva le rejoignit bientôt en lançant :
— Tu ne te débrouilles pas si mal que tu le crois, Dash.
Celui-ci roula les yeux. Son ami avait toujours eu cette étonnante capacité de deviner l’état d’âme de ses frères, et le sien plus que celui de quiconque.
— Si tu le dis —répliqua Dashvara, en se frottant le cou—. Alors, tu es prêt pour la chevauchée ?
— Bien sûr —assura Makarva avec un léger soupir.
Le plan était simple : ils profiteraient de l’obscurité de la nuit pour s’échapper sans oublier de montrer qu’ils étaient armés pour que les Essiméens y pensent à deux fois avant de les attaquer et préfèrent attendre l’aube pour le faire. Entretemps, Makarva et Alta chevaucheraient jusqu’à Lamasta, ils demanderaient à voir Zéfrek de Shalussi et lui offriraient l’appui des Xalyas si celui-ci leur accordait en échange un refuge derrière ses lignes. Et, s’il n’acceptait pas… il leur resterait toujours l’option de poursuivre vers l’est, laissant les Shalussis entre les Essiméens et eux. Ce qu’il savait avec certitude, c’est que Zéfrek ne lutterait pas contre les Xalyas alors qu’il avait un ennemi plus fort à ses portes.
Ils parlèrent à peine durant les deux heures suivantes. Les veilleurs essiméens passaient de plus en plus souvent autour du campement xalya. Les Ragaïls s’étaient installés en face de la tente de Kuriag Dikaksunora et, si certains dormaient, d’autres feignaient seulement de le faire.
Tous attendent.
Allongé sur sa cape, près de la litière, Dashvara jeta un regard vers son sac. Il était presque vide. Allez savoir où était passé Tahisran maintenant. Probablement dans la tente de l’Agoskurien, en train de bavarder avec Api : ces deux-là s’entendaient à merveille.
Seuls le crépitement des torches et le vent rompaient le silence quand Atok se glissa à ses côtés et murmura :
— Tout est en ordre, mon seigneur.
Dashvara acquiesça, il cessa de tripoter le pommeau du sabre de Siranaga et, sans hésiter davantage, il se leva. Les Xalyas suivirent le mouvement et, presque en même temps, les torches disposées autour du campement xalya s’éteignirent. L’obscurité les enveloppait presque complètement tandis qu’ils saisissaient leurs sacs, leurs armes et rênes et prenaient la direction de l’est. L’alarme fut aussitôt donnée.
D’abord, on entendit des cris en galka, puis quelqu’un souffla dans le cor de guerre. Ce fut un son si saisissant et si puissant que, durant un instant, Dashvara craignit que les Essiméens se risquent à les combattre en pleine nuit. Peut-être disposaient-ils de sortilèges de lumière comme ceux des Ragaïls. Il n’y avait pas pensé, mais de toute façon il n’avait pas d’autre alternative que de continuer à s’éloigner, de sorte qu’il brama à son peuple :
— Ne restez pas en arrière ! Avancez. Et en silence.
La fuite se transforma en une course haletante. Dashvara, chevauchant maintenant Soleil-Levant, guettait les mouvements dans le campement essiméen. Les guerriers avaient déjà formé une ligne défensive, mais pour l’instant ils ne semblaient pas vouloir lancer d’attaque. Par contre, il ne vit les Ragaïls nulle part. Le capitaine Djamin devait sûrement être resté près du Légitime.
Ils descendaient la colline et plus d’un trébucha, tomba dans la boue et dut se relever. Les plus jeunes avaient pour ordre de rester toujours en tête ; les Xalyas armés fermaient la marche, certains à pied, d’autres juchés sur leurs montures. Celles-ci, troublées par l’alarme retentissante, peu habituées à devoir chevaucher la nuit, s’agitaient et s’ébrouaient sourdement, mais rien qu’un cavalier aguerri ne puisse maîtriser. Alta et les Honyrs avaient fait un excellent travail en les choisissant.
Les premiers Xalyas atteignaient déjà la colline suivante quand Dashvara vit un cheval traverser les lignes des torches du campement et s’enfoncer dans la nuit, vers eux. Il arqua les sourcils. Un messager essiméen peut-être ? Il n’en avait pas l’air, à sa façon de galoper… Alors, il comprit et marmonna :
— Quel idiot ! Son cheval va finir par se tordre une patte.
C’était Api, sans aucun doute. Quand le jeune démon les rattrapa, Alta dut intervenir pour saisir et tirer les rênes afin que la monture s’arrête. Le garçon lança joyeusement :
— Mawer, je ne me débrouille pas si mal, vous avez vu ?
Alta grommela quelque chose à propos des cavaliers inconscients. S’approchant sur Soleil-Levant, Dashvara fulmina contre le démon :
— Peut-on savoir ce que tu fais, mon garçon ?
Il ne manquait plus que les Essiméens se ruent sur eux sous prétexte de récupérer le jeune homme. Il ne parvint pas à voir son visage, mais il devina qu’il souriait quand il répondit :
— Je transporte une ombre. Je suis curieux de savoir : où allez-vous ?
Dashvara leva les yeux vers le ciel constellé en maugréant :
— Ça, ce sont nos affaires. —Il jeta un autre coup d’œil au campement essiméen et lança— : Alta, Mak ! Vous pouvez partir. Ils ne semblent pas vouloir attaquer et, plus vite vous partirez, plus tôt nous pourrons recevoir de l’aide.
— Si nous réussissons à en obtenir —marmonna Makarva. Le plan de s’en aller voir les Shalussis ne lui plaisait pas, visiblement, mais Dashvara savait que, d’entre tous, Alta et lui étaient ceux qui feraient les meilleurs diplomates. Au moins, contrairement aux autres, ils étaient capables de contrôler leurs impulsions.
Comme les deux Xalyas saluaient et s’éloignaient au trot dans la nuit, Api lança :
— Recevoir de l’aide, hein ? Les Honyrs sont proches, alors.
Dashvara souffla.
— Moi à ta place, je retournerais au campement, Api. Ceci n’est pas un jeu. Si les Essiméens te surprennent au milieu, ils sont capables de te confondre avec un Xalya et de t’arracher la tête.
— Palpitant ! —rétorqua Api avec une moquerie évidente—. Si tu me le permets, grand seigneur immortel, je resterai à tes côtés et je veillerai sur ton ombre. Qu’est-ce que tu en dis ?
Dashvara souffla de nouveau.
— Que c’est ridicule. Tahisran sait prendre soin de lui tout seul. Je le répète : pour ton bien, retourne au campement —lui grogna-t-il.
Il talonna Soleil-Levant et commença à descendre la colline suivante. Au bout d’un moment, il se retourna et crut deviner la silhouette d’Api, suivant la troupe. Il réprima un juron qui se changea en un brusque soupir. Maudits démons.
Durant l’heure suivante, l’avancée prit un rythme plus régulier. Personne, pas même les enfants les plus jeunes, n’émettait la moindre plainte. Ils cheminaient en silence montant et descendant les collines désertiques des anciennes terres de Lifdor, à peine illuminées par les étoiles.
Les cavaliers xalyas suivaient l’avancée de loin, formant un vaste cercle autour pour s’assurer qu’aucun détachement essiméen ne les prendrait par surprise. Il n’aurait pas été si improbable que les Essiméens aient envoyé leur cavalerie pour les cerner. Cependant, le temps passait et personne ne donna d’alarme. Ce n’était pas surprenant non plus. Tout compte fait, Todakwa pouvait tout au plus proposer de récupérer les esclaves perdus, mais il n’oserait pas les massacrer. Pas sans l’autorisation préalable de Kuriag. Et Dashvara savait parfaitement que le Légitime ne donnerait jamais une telle autorisation.
Malgré tout, Todakwa pouvait aussi prendre des mesures à l’insu de Kuriag. C’était un Essiméen. C’était un serpent traître. Et Dashvara se méfiait. C’est pourquoi, même si s’allier aux Shalussis signifiait s’engager dans un camp, il continuait de penser que c’était plus sûr que de traverser la moitié de la steppe avec deux-cents personnes sans vivres suffisants et sans chevaux… Les Essiméens n’auraient eu qu’à attendre de les voir affaiblis, à apparaître et à les sacrifier à leur maudit dieu sans que le bon maître titiaka n’apprenne quoi que ce soit.
Ils avancèrent vers l’est, avec l’objectif de tromper la surveillance des Essiméens et de leur faire croire qu’ils se dirigeaient vers Xalya. Cependant, au bout d’un moment, le capitaine ordonna un changement de direction vers le sud. Maintenant, Dashvara cheminait auprès de son peuple, tirant les rênes de Soleil-Levant. Son bras droit le brûlait. Les pommades de Tsu n’endormaient presque plus la douleur et seule l’obscurité parvenait à dissimuler ses grimaces crispées.
— Mon seigneur —fit une voix sur sa gauche. Dashvara tourna la tête—. Est-ce que je peux demander pourquoi nous nous dirigeons vers le sud ?
C’était le jeune Tinan. Dashvara se racla silencieusement la gorge.
— Tu peux. Nous nous dirigeons vers le sud parce que là-bas se trouve un allié.
Il y eut un silence.
— Un… allié ? —hésita Tinan.
— C’est cela, un allié —affirma Dashvara avec désinvolture—. Zéfrek de Shalussi, fils de Nanda de Shalussi.
Sa réponse généra des souffles et des murmures. Ils connaissaient déjà l’histoire de l’assassinat de Nanda, ainsi que les retrouvailles avec Zéfrek sur l’île de Matswad… mais jusqu’alors, ils ignoraient que le capitaine et lui les guidaient vers Lamasta. Plus d’un dut penser : maintenant, je comprends où sont partis Alta et Makarva. Et d’autres durent penser encore : maintenant, je comprends pourquoi notre nouveau seigneur a dit qu’il n’était pas comme Vifkan de Xalya. Tinan inspira bruyamment.
— Un Shalussi —cracha-t-il d’une voix tremblante—. Les Shalussis aussi nous ont tués en Xalya. Ils t’ont jeté des pierres à Aralika ! Ce sont des sauvages. Ce sont des ennemis.
Dashvara eut l’impression de s’entendre lui-même quelques années en arrière. Liadirlá, que ces paroles lui semblaient à présent ingénues. Quoi qu’il en soit, la vive protestation du jeune Xalya lui déplut. Il répliqua :
— C’étaient des ennemis. Les temps changent, Tinan. Eux aussi ont été asservis. Toi-même, tu as dû cohabiter avec eux, je suppose. Et tu as vu… ce ne sont pas des démons.
Un souffle amusé se fit entendre : un peu plus loin, Api marmonna quelque chose à voix basse, peut-être à Tahisran. D’une voix étouffée, Tinan protesta :
— Mais… excuse-moi, mon seigneur, mais pourquoi n’allons-nous pas vers le nord, vers le peuple des Voleurs de la Steppe ? Le capitaine a dit qu’ils nous aideraient.
Dashvara soupira bruyamment.
— Et ils nous aideront. Mais, pour le moment, ils sont trop loin pour que nous y parvenions, étant donné notre situation, sîzan. Les Shalussis sont notre meilleure option. Le capitaine le pense aussi, ce ne sont pas des délires à moi, rassure-toi.
Il ne put éviter de laisser percer une pointe d’exaspération dans sa voix. Cela le contrariait que Tinan tente de remettre en cause ses décisions, non tant parce que cela lui faisait perdre crédit et légitimité auprès de ses gens, mais parce que cela ne faisait qu’ajouter des doutes à la montagne de doutes qu’il avait déjà dans la tête. Comme devinant que son intervention n’était pas la bienvenue, Tinan se racla la gorge.
— D’accord, mon seigneur. J’essayai seulement de comprendre.
Dashvara fit une moue dans l’obscurité, à la fois embarrassé et moqueur. Avait-il dit « d’accord » ? Vraiment ? Il ne se rappelait pas qu’un officier de son seigneur père ait jamais dit à celui-ci « d’accord », comme s’il pouvait ne pas être d’accord.
Mille démons, Dash, tu prêtes attention à des détails vraiment ridicules… Toi qui ne voulais pas être seigneur, maintenant, tu vas t’offusquer parce qu’on te traite davantage comme un frère que comme un seigneur de la steppe ? Liadirlá, cesse d’essayer d’imiter Vifkan, descends de ton piédestal et réjouis-toi donc que le jeune Xalya soit prêt à considérer un Shalussi comme un allié… Ça, c’est déjà toute une prouesse.
Il secoua la tête et répondit enfin :
— Je le sais, sîzan. Et, moi, je vous l’aurais mieux expliqué… si nous n’avions pas eu les Essiméens en train de nous épier. Ne t’inquiète pas. Tout ira bien.
La conversation en resta là. On entendait encore des murmures entre les Xalyas, mais aucun n’émit d’autres objections. C’était presque surprenant. Était-ce parce qu’ils étaient trop fatigués ? Ou parce que les Shalussis, finalement, ne leur inspiraient pas tant de haine aveugle ? À moins que ce ne soit parce qu’ils étaient habitués à être commandés et désiraient lui faire confiance à lui et au capitaine. Un mélange de tout ça, peut-être.
Ils continuèrent à avancer pendant des heures sous le ciel étoilé. Ils contournèrent une grange et un terrain plein d’arbustes, mais, à part ça, le chemin qu’ils prenaient était simple : il suffisait de continuer tout droit, traversant parfois des étendues plates, d’autres fois de petites collines au sol plus ou moins régulier. Dans l’immensité de cet espace, on n’entendait que les murmures du vent et les pas furtifs de deux-cents Xalyas.
Ils traversaient une grande plaine et les sentinelles s’étaient rapprochées, ne voyant aucun danger, quand ils aperçurent soudain une lumière dans l’obscurité. Dashvara ne fut pas des premiers à la voir, car il n’était pas sur son cheval, son bras lui faisait de plus en plus mal avec tant de mouvements et, encore un peu affaibli, il n’avait pas l’esprit très vif ni attentif à ce qui se passait alentour. Il commençait même à être pris de vertige. Si seulement cette assassine avait été moins adroite et que sa flèche ait atteint Todakwa…
Il leva la tête quand il entendit la voix du capitaine tonner :
— Halte !
Dashvara fronça les sourcils, s’arrêta avec les autres et sentit ses jambes flageoler. Il inspira, serra les dents et, comme Soleil-Levant portait deux enfants à moitié endormis et qu’il n’osait de toute façon pas monter sans aide, il laissa les rênes dans une main au hasard et s’approcha à pied de la tête de file pour voir ce qu’il se passait.
C’est alors qu’il vit la lumière, dans le lointain. Vers le sud-est, détermina-t-il, après avoir jeté un coup d’œil aux constellations. En réalité, il y avait plusieurs lumières.
— … grange —disait la voix de Lumon, depuis le haut de sa monture—. Il y a trop de lumières.
— Diables, et elles approchent ! —siffla Pik.
Il y eut un silence durant lequel les Xalyas observèrent les lumières, puis Lumon demanda :
— Comment sais-tu qu’elles approchent ? Je ne le vois pas si clairement —avoua-t-il.
— C’est qu’il fait nuit —plaisanta Miflin—. Si, toi, tu ne vois pas, Archer, nous, encore moins.
— Moi aussi, j’ai l’impression qu’elles approchent —intervint Kodarah.
Il y eut des murmures, certains approuvant, d’autres non. Dashvara heurta sans le vouloir le flanc d’un cheval et haleta de douleur. Liadirlá… Le Poète lança :
— Dash ? Tu es par ici ? Je n’y vois rien…
— Ici, en bas —se situa Dashvara, en expirant et maudissant son bras—. Moi non plus, je ne vois pas grand-chose, et encore moins d’en bas. Peut-être que ce serait une bonne idée que quelqu’un s’approche des collines ; avec un peu de chance, il réussira à en savoir plus depuis là-bas… Lumon ?
L’Archer répondit aussitôt :
— J’y vais.
Il talonna son cheval et s’éloigna dans l’obscurité. Ils attendirent avec impatience et épuisement.
Si ce sont les Essiméens, nous sommes dans de beaux draps. Si ce sont les Shalussis… peut-être pas autant.
Dashvara essaya de ne pas donner libre cours ni à son espoir ni à ses énormes doutes. Alors, le capitaine rompit le silence en disant :
— Ils approchent. Et vite.
Dashvara acquiesça. C’est ce qu’on aurait dit. Le problème, c’était qu’ils n’avaient pas le temps d’atteindre les collines en courant. Aussi, il brama des ordres pour créer une ligne avec ceux qui portaient des lances ou des sabres et les enfants et désarmés se placèrent derrière. Le temps que Lumon revienne, les lumières lointaines étaient devenues des torches et un tonnerre de sabots se dirigeait droit sur eux.
— Ils sont quarante environ ! —informa l’Archer, en arrêtant sa monture.
Plus d’un souffla et des voix étouffées s’élevèrent parmi les Xalyas. Quarante, il a dit quarante, répétaient-ils. Quarante cavaliers. Dashvara sentait l’inquiétude de son peuple croître de seconde en seconde. Eux, ils étaient environ quatre-vingts à être armés, mais la majorité n’avait pas combattu de sa vie.
Ils attendirent, le cœur serré ; alors, au milieu d’un flot de tension, Sashava le Grincheux déclara :
— Le ciel commence à s’éclaircir.
C’était vrai. Le ciel, vers l’est, n’était plus aussi sombre qu’un moment plus tôt. Et ceci leur permit de voir les tuniques claires et les heaumes de cuir des cavaliers qui approchaient. Ils ne portaient pas d’uniformes essiméens. Dashvara sourit de pur soulagement, et le capitaine murmura :
— Shalussis.
Dashvara acquiesça. C’étaient des Shalussis. Et la meilleure nouvelle, c’était qu’ils portaient en guise d’étendard un drapeau noir. Pas blanc, mais noir. La couleur de la paix.