Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Le lendemain matin, Dashvara s’éveilla d’un profond sommeil, secoué par Makarva.
— Réveille-toi, Daaaash ! Tu vas rater la tour.
La tour, se répéta-t-il, à moitié endormi. La tour ? Un instant, il pensa que Mak lui parlait de la pièce de la Tour du jeu de katutas. Alors, il se rappela et se redressa d’un coup.
— La tour ! —s’écria-t-il.
Il se leva et se hâta de boucler son ceinturon et d’endosser sa cape de garde. Ses frères se préparaient aussi, car, même si on ne leur permettait pas à tous d’entrer dans la tour, ils étaient censés protéger le Titiaka. Il allait sortir rapidement de la chambre avec toute la troupe quand il s’aperçut que Sédrios, Sashava, Taw et Zorvun faisaient les paresseux. Il arqua un sourcil et le dernier expliqua :
— Allez-y sans nous. Je ne crois pas que quatre vieux aillent manquer à Kuriag.
Dashvara lui rendit un coup d’œil railleur.
Vieux, et puis quoi d’autre, capitaine, pensa-t-il. Ce que tu veux, c’est avoir du temps libre pour chercher des Xalyas en ville.
Il ne s’attarda pas : il salua les vieux et sortit de l’édifice. Le soleil était levé depuis peut-être une heure et la rue était animée avec des esclaves affairés et des habitants curieux. Guidé par les Essiméens, Kuriag Dikaksunora s’éloignait déjà vers la tour, en compagnie d’Asmoan, Lessi, Api, et six Ragaïls. Dashvara grimaça. On ne pouvait pas dire qu’il arrivait réellement en retard, n’est-ce pas ? Quand il se mit à courir pour rattraper le Légitime, les Xalyas le suivirent. Il reçut le regard mi-réprobateur mi-moqueur du capitaine ragaïl, ainsi que le « bonjour » joyeux d’Api. Dashvara sourit à ce dernier et reprit son souffle.
La procession était ridiculement nombreuse. Kuriag avançait entre Todakwa et celui qui, à ses habits titiakas, devait être Garag, son cousin le diplomate. Les mercenaires ryscodranais de ce dernier les suivaient, ainsi qu’une bonne troupe de soldats essiméens. Plus ils s’approchaient de la Tour de l’Oiseau Éternel, plus celle-ci paraissait imposante à Dashvara. À un moment, il crut voir Todakwa jeter un coup d’œil aux Xalyas et arrêter son regard sur lui. Cependant, quand Dashvara se tourna, le chef essiméen avait repris son sourire et parlait avec entrain à Kuriag d’une voix légère et tranquille.
Chaque fois pareil, pensa-t-il sombrement. Chaque fois que l’on croit trouver un diable, celui-ci a l’air moins diable de ce qu’il n’est… Et, pourtant, Todakwa doit être l’un des pires assassins de la steppe.
Son cœur réclamait justice à cor et à cri, mais sa raison l’obligea à se contenir.
Ils arrivèrent enfin au pied de la tour. Des gardes ouvrirent un des grands battants et Dashvara s’avança, laissant ses frères en arrière. Un petit perron le mena à une plateforme et de là à la porte. Kuriag le reçut d’un geste de la tête et lui chuchota :
— Todakwa dit qu’il n’y a pas de chambres dans la tour, qu’il n’y a que la salle d’en bas avec les escaliers.
Dashvara arqua un sourcil et, franchissant le seuil, il se demanda si c’était Todakwa qui mentait ou si c’étaient les livres du donjon de Xalya qui inventaient des histoires. Car, d’après ceux-ci, il existait bel et bien une chambre : la crypte de Nabakaji, enterrée sous la tour. Dashvara avait toujours cru à son existence. Et que Todakwa n’en ait pas entendu parler, alors qu’elle était à sa portée, lui semblait peu probable.
— Impressionnant —murmura Kuriag, émerveillé.
Ça l’était, pensa Dashvara tout en contemplant le lieu. Ce qui était impressionnant, c’était que la tour soit encore debout alors que les Essiméens avaient toujours montré un profond mépris pour tout ce qui avait à voir avec l’Oiseau Éternel. Ce qui n’avait pas survécu, cependant, c’était le reste : les supposées étagères avec des centaines de livres et d’objets précieux, la fameuse table triangulaire, les piles de parchemins dont parlaient les histoires… de tout cela, il ne restait rien. La salle, vide, était une simple pièce circulaire, couverte de mosaïques usées et entourée de petites statues délabrées. À part le chemin qui conduisait aux escaliers, il semblait que personne n’était passé là depuis des années.
— Skâra ne pardonne pas —commenta Todakwa en langue commune—. Même les édifices sacrés deviennent poussière avec le temps.
L’Essiméen était resté près de l’entrée, les bras croisés. Il était plus grand que Dashvara, mais sensiblement plus mince, comme si à force d’adorer son Dieu de la Mort, celui-ci l’avait récompensé en lui donnant une silhouette squelettique.
Tu deviendras poussière bien avant la Plume, Essiméen, lui lança mentalement Dashvara.
Les dessins défraîchis et les statuettes détériorées ne l’intéressaient pas particulièrement ; néanmoins, il profita de ce que Kuriag allait les admirer pour s’éloigner de Todakwa. Il reconnut plus d’une scène représentée sur les murs et Lessi en expliqua quelques-unes à Kuriag. Dashvara dut lui en expliquer d’autres, mais il le fit distraitement et sans jamais perdre de vue l’Essiméen.
— Et ceux-là, qui sont-ils ? —demanda Kuriag en indiquant une file de figurines, une épée dans une main, un parchemin dans l’autre.
Dashvara leur jeta à peine un coup d’œil avant de répondre :
— Les seize seigneurs de la steppe qui jurèrent loyauté à je ne sais quel roi il y a… quelques siècles.
Il perçut le léger toussotement de Kuriag.
— Tu pourrais être plus précis ?
Dashvara cligna des yeux et souffla, s’efforçant de se souvenir.
— Marbugara le Prudent. Il y a cinq-cents ans et quelques. L’histoire classique : il y a eu une guerre, une trahison, une paix… J’ai toujours eu du mal à retenir ce genre de choses —admit-il.
À cet instant, Asmoan poussa une exclamation émerveillée et Kuriag s’empressa d’aller voir la nouvelle trouvaille. Dashvara soupira. À dire vrai, la seule chose qui l’intéressait dans cette tour, c’était la partie d’en haut : il voulait vérifier si l’on voyait réellement toute la steppe depuis la pointe de la Plume. Aussi, quand Kuriag demanda qui était décidé à monter, ce fut avec soulagement et excitation qu’il se dirigea vers les escaliers. L’ascension fut longue. La tour mesurait environ deux-cents pieds de hauteur et les marches n’étaient pas toutes en bon état. Dashvara arriva le premier. Et ce qu’il vit le laissa fasciné. En fait, il voyait la steppe, mais elle était encore plus impressionnante vue d’en haut. Ou, du moins, différente, comme si l’on s’était soudain changé en oiseau et paralysé en plein vol. Il s’approcha du bord de pierre blanche et contempla ce qu’avaient été, autrefois, les domaines des Anciens Rois. Il entendit des voix derrière lui, mais ne se retourna pas. Ses yeux étaient restés rivés dans une direction : celle du donjon de Xalya. La vaste étendue de prairies vertes devenait de plus en plus roussie et pauvre au fur et à mesure qu’on s’éloignait d’Essimée vers l’est. Les douces collines empêchaient de voir au-delà de quarante milles.
— Les livres mentent —murmura-t-il.
La steppe ne se voyait pas toute entière. C’était logique : depuis Xalya, on ne voyait pas non plus la Tour à moins de voyager jusqu’à l’extrême ouest par un jour diaphane. Dashvara avait presque toujours patrouillé du côté est, là d’où venaient les bandes de nadres rouges, et il pouvait compter sur les doigts de la main les fois où il avait aperçu la pointe de la Plume. Une fois, alors qu’il n’avait encore que dix hivers, son seigneur père l’avait emmené jusqu’aux limites des terres et il la lui avait désignée en disant d’une voix profonde : “Contemple, fils, la tour qui a donné la vie à notre Dahars.” Et, prononçant ces mots, Vifkan s’était tourné sur sa monture et avait levé les yeux vers le sud-est, vers le Mont Bakhia. Dashvara se rappelait qu’à cet instant, il s’était demandé, confus, de quelle tour parlait son père : de cette aiguille blanche que l’on voyait à peine à l’horizon ou de cette montagne massive qui se dressait entre la steppe et le désert de Bladhy ? Avec une certaine surprise, debout près du bord de la tour, Dashvara crut alors distinguer la cime de la montagne, dans le lointain. Les anciens peuples de la steppe disaient que le Mont Bakhia était le pilier de l’espoir. Soudain, il eut l’étrange intuition que, s’il parvenait à mener son peuple jusqu’à ce mont, il serait libre pour toujours.
— Les terres que l’on voit sont celles qui en valent vraiment la peine —dit soudain une voix tranquille.
Dashvara revint d’un coup à la réalité et se raidit. Il se tourna légèrement. Tous étaient sur le côté opposé, contemplant les montagnes du nord et l’ouest. Tous sauf Todakwa. L’Essiméen, entouré de deux gardes, s’était arrêté à quelques pas et le regardait, lui, avec un éclat de curiosité et de prudence, comme l’on regarde une bête féroce imprévisible. La mâchoire crispée, Dashvara hésita à répondre, puis demanda brusquement :
— Alors, pourquoi ? Pourquoi nous avoir massacrés si nos terres n’en valent pas la peine ?
Il ne put étouffer tout à fait l’amertume et la colère dans sa voix. Le visage pâle de Todakwa afficha un sourire pondéré.
— Les seigneurs de la steppe étaient un poison pour Rocdinfer. Avec eux, la steppe mourait. Avec moi, elle renaît, grande et moderne.
Dashvara lui rendit un regard impavide. Il parle comme si je n’étais pas le fils et héritier de Vifkan de Xalya, se rendit-il compte. Comme si le dernier seigneur de la steppe était mort il y a trois ans. Il fit une moue sarcastique.
— Moderne ? Qu’est-ce qui est moderne pour toi, Todakwa d’Essimée ? Un peuple avec des esclaves ? —Il sourit, sardonique—. Il n’y a pas de modernité plus abjecte.
Un éclat moqueur brilla dans les yeux de Todakwa.
— Mon système est semblable à celui des Diumciliens —répliqua-t-il—. Et, contrairement à eux, ici nous n’avons que des esclaves barbares. —Dashvara le foudroya du regard. Todakwa sourit—. J’ai cru comprendre que tu t’es fait une petite réputation en vengeant ton ancien maître d’une trahison à Titiaka. Moi, à ta place, je n’aspirerais pas à beaucoup plus, jeune Xalya. Sers bien Kuriag Dikaksunora et oublie le passé. Tu ne souhaites sans doute pas que ton peuple souffre plus qu’il n’a déjà souffert.
Todakwa joua avec un collier d’os enfilés et, considérant la conversation comme close, il s’éloigna d’une démarche désinvolte. Durant un instant, Dashvara ne réagit pas. Alors, il commença à suffoquer au-dedans, réprimant mal l’envie de se jeter sur ce diable. Il serra avec force le pommeau de ses sabres, croisa les yeux attentifs des deux gardes essiméens et gronda :
— Puisse le vent t’emporter et te précipiter de cette tour, Todakwa. Ce serait la première et la dernière fois que ton Oiseau Éternel volerait un peu.
Il avait parlé bien fort et tous, dans la tour, entendirent ses paroles. Il remarqua les expressions alarmées de Kuriag et de Lessi, les traits glacés de Garag, le visage moqueur de Todakwa… Le seul qui ne semblait pas l’avoir entendu était Api, qui regardait vers le nord, l’air rêveur. Le capitaine Djamin intervint en lui lançant sur un ton d’avertissement :
— Lâche ces sabres, guerrier !
Dashvara les lâcha. Il ne les avait même pas dégainés, mais le geste avait fait très mauvaise impression, comprit-il. Kuriag s’avança nerveux, protestant sur un ton de reproche :
— Calme-toi, Dashvara. Mes excuses, Todakwa. Mon garde sera châtié pour ses paroles dès que nous redescendrons de la tour. Je sais qu’il n’avait pas l’intention d’utiliser ses armes.
Todakwa acquiesça, pensif.
— Je crois savoir que, selon la coutume diumcilienne, l’offensé peut proposer un châtiment, n’est-ce pas ?
Kuriag ouvrit la bouche, interdit.
— En effet, c’est la coutume. Vous avez… euh… une suggestion peut-être ?
Todakwa réfléchit. Dashvara se maudit mille fois d’avoir ouvert la bouche. Brillant, Dash. Sans Kuriag, Todakwa t’aurait déjà décapité, tu sais ? Maintenant, va savoir comment ton maître se débrouille pour te sauver et sauver aussi son image. L’Essiméen pensa finalement à voix haute.
— Votre esclave a souhaité ma mort. C’est une faute grave, je crois que nous sommes tous deux d’accord là-dessus. Avec tout le respect que je vous dois, Excellence, je sais que vous avez certaines difficultés à maîtriser votre nouvelle garde. J’aimerais vous aider. Et, pour cela, je crois qu’il serait souhaitable que vous me permettiez de disposer entièrement de ce sauvage durant quelques jours.
Kuriag humecta ses lèvres, pâle.
— Disposer —répéta-t-il—. Oh. Je comprends. Tant qu’il ne subit pas de dommages physiques irréparables, cela me semble correct.
Dashvara le regarda, incrédule. Correct ? Correct ? La veille au soir, il avait été sur le point de considérer le Légitime comme un frère et, maintenant, celui-ci acceptait de le laisser entre les mains de son pire ennemi ? Todakwa inclina la tête.
— Merci pour votre confiance, Excellence. Vous ne vous en repentirez pas.
Oh, le maudit, le maudit, le maudit… Ils quittèrent le sommet de la tour pour s’engager de nouveau dans les escaliers, le capitaine Djamin ne se sépara pas de Dashvara et celui-ci ne desserra pas les lèvres durant toute la descente. Quand ils arrivèrent en bas et franchirent le seuil, une belle foule de curieux les attendait, car ce n’était pas tous les jours qu’un Légitime de Titiaka venait leur rendre visite. Aussi, voyait-on les habitants habillés de longues tuniques essiméennes traditionnelles, blanches pour la plupart, tendre le cou pour voir le riche étranger. Il y avait aussi des gens au visage couvert de tatouages et vêtus de tuniques noires et bleues : c’étaient les prêtres-morts, les serviteurs de Skâra. On racontait qu’ils avaient des pouvoirs sur la Mort et qu’en revêtant cette tunique, ils cessaient d’être tout à fait vivants. En les voyant, Dashvara sentit aussitôt un tressaillement le parcourir et il se moqua de lui-même. N’avait-il pas une naâsga à moitié mort-vivante ? Ces magiciens n’étaient rien d’autre que des saïjits de chair et d’os.
Il détourna le regard et croisa celui de ses frères. Ceux-ci se trouvaient groupés près du mur de la tour. Il fit un pas vers eux et… la main du capitaine ragaïl le saisit fermement par le bras. Dashvara soupira et, par une simple expression, il fit savoir aux Xalyas qu’il s’était passé quelque chose, mais qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter.
C’est alors qu’il aperçut la jument. Il l’aurait reconnue n’importe où. Sa robe noire, ses yeux, ses naseaux, tout lui disait que c’était elle. Le cœur battant plus vite, il murmura dans un halètement bouleversé :
— Lusombre.
Elle avait l’air en bonne santé. Une femme à la tunique noire la montait. C’était une femme d’âge mûr déjà, mais elle était belle et exhalait une forte assurance. Quand il la vit mettre pied à terre et incliner la tête devant Kuriag Dikaksunora, il comprit aux mots qu’il parvint à capter que c’était l’épouse de Todakwa. C’était donc une Essiméenne qui s’occupait de Lusombre maintenant. Bon… Cela aurait pu être pire. Cela aurait pu être Todakwa en personne.
— Tout bien réfléchi —dit soudain Todakwa alors que la foule se faisait de plus en plus dense—, pour le moment, votre esclave restera sur cette place. Devant la Tour de l’Oiseau Éternel. Nous l’attacherons au Pilier de Skâra. Avant de le dompter, il faut le calmer, Excellence. Et il n’y a pas de meilleure méthode pour calmer un sauvage orgueilleux que de lui donner une bonne dose d’humilité.
Il fit un geste et Dashvara vit Kuriag sur le point de protester… Mais alors Garag lui murmura quelque chose à l’oreille et son jeune cousin ravala ses objections. Peut-être parce qu’il craignait de détériorer les affaires de sa famille ou de donner une image de maître trop compatissant. Et peut-être aussi parce qu’il préférait laisser à Todakwa la responsabilité de cette affaire. En tout cas, sous le regard de plus en plus enflammé des Xalyas, Kuriag donna son approbation, les Ragaïls désarmèrent Dashvara et celui-ci fut conduit près d’une sorte d’obélisque de pierre. Ils lui ôtèrent la cape, l’attachèrent avec un carcan autour du cou, et le seigneur de la steppe demeura là, enchaîné au Pilier de la Mort et criblé de mille yeux curieux.
Todakwa ne dit pas un mot, mais Dashvara entendit les gens murmurer : c’est le fils de Vifkan de Xalya ! Ils ne le disaient pas avec respect mais plutôt avec raillerie. Dashvara leur rendit à tous un regard ferme et détaché et, remarquant que Makarva avait réussi à s’approcher malgré les gardes essiméens, il lui lança avec légèreté :
— Tout va bien, sîzan. Il faut juste qu’on me calme un peu.
Les Xalyas furent poussés en arrière, Orafe rugit quelque chose et plusieurs frères durent le tranquilliser. Dashvara soupira. Il commençait déjà à regretter de ne pas s’être enfui avec sa naâsga l’autre nuit.
Kuriag et Todakwa ne tardèrent pas à s’éloigner avec les gardes, laissant seulement deux soldats surveiller le pilier pour s’assurer que rien de regrettable n’arriverait. Et, au lieu de suivre les personnalités, une bonne part des présents resta sur la place, entre autres, de nombreux esclaves. Visiblement, le fils de Vifkan suscitait plus d’intérêt.
— Lâche assassin ! —cria brusquement une femme shalussi—. Tu as tué Nanda en l’attaquant par traîtrise !
— À mort ! —s’époumona une autre femme.
S’ensuivirent des condamnations, des blasphèmes envers l’Oiseau Éternel et des moqueries contre les Xalyas, qui dégénérèrent quand quelqu’un lança une pierre qui heurta de plein fouet l’armure de Dashvara. Celui-ci laissa échapper un souffle et marmonna :
— Soyez damnés, sauvages…
— Ça suffit ! —beugla un soldat—. Ne jetez pas de pierres !
Les deux soldats durent s’interposer avec courage entre le lapidé et les exaltés et sortir leurs sabres pour enfin faire respecter l’ordre. Plus qu’endolori par les pierres, Dashvara se sentait perplexe. Pourquoi cette attaque de rage ? Bon, il avait tué Nanda de Shalussi traîtreusement et il comprenait que ceux qui l’avaient connu veuillent se venger. Il comprenait aussi qu’ils le méprisent pour tout ce qu’il représentait, le passé, les expulsions, les Anciens Rois… Cependant, les Essiméens n’avaient-ils pas agi de la même façon, ou pire encore en les asservissant ? Ne voyaient-ils pas que, dans la pratique, il n’était rien d’autre qu’un guerrier enchaîné qui ne voyait pas la steppe depuis trois ans et qui n’avait jamais rien dirigé en Xalya ?
Peu à peu, les gens de la place se dispersèrent, le calme revint et les deux gardes essiméens, plus tranquilles, allèrent s’asseoir sur un banc de pierre, un peu plus loin. Quelques enfants étaient restés à dévisager l’enchaîné avec curiosité. Se massant un bras endolori, Dashvara s’assit sur une saillie du Pilier de Skâra, aussi confortablement que le lui permettait le collier de fer autour du cou et la chaîne plutôt courte. Tout l’obélisque, la partie inférieure incluse, était couvert de signes galkas gravés. Une des phrases disait : la Mort est maîtresse de notre vie, main de la justice et équilibre du temps. Dashvara lut les mots avec curiosité. À dire vrai, il ne s’était jamais intéressé à la religion essiméenne. Elle lui avait toujours paru malsaine, lugubre et dangereuse ; quel esprit sain était-il capable d’adorer la mort au lieu de la vie ? Cependant, à ce qu’il lisait sur cet obélisque, il semblait presque que Skâra, la Mort, était cause de la vie, celle qui la régulait et veillait sur elle. Cela ne lui paraissait pas moins absurde, mais il dut reconnaître qu’adorer Skâra de ce point de vue s’avérait moins inquiétant.
Un chiot interrompit ses pensées quand il vint le flairer en agitant la queue avec entrain. Amusé, Dashvara tendit une main vers ses longs poils couleur de sable et commenta :
— Parfois je me demande pourquoi les saïjits se compliquent tant la vie. Alors qu’il est si facile de vivre, hein ? —fit-il souriant au chiot.
— Narak ! —dit soudain un des enfants qui étaient restés sur la place.
Le chiot se tourna vers lui mais ne bougea pas. Narak signifiait Sable en galka, se rappela Dashvara. Le petit maître du chien approcha davantage et appela de nouveau en langue galka :
— Sable, viens !
Cette fois, Narak s’élança vers l’enfant, mais celui-ci, au lieu de s’éloigner, regarda le Xalya avec attention. Comme il ne disait rien et ne s’en allait pas, Dashvara demanda en langue essiméenne :
— Il a combien de mois ?
L’enfant essiméen jeta un coup d’œil à ses compagnons qui étaient restés un peu en arrière avant de répondre :
— Cinq. Moi, huit.
Dashvara sourit.
— Huit ans, je suppose.
L’enfant acquiesça avec sérieux.
— Moi, j’habite là, dans cette maison —dit-il en la signalant—. Je suis l’aîné de mes frères. Mais je ne travaille pas parce que je suis essiméen. Mon meilleur ami, Adrara, il a dix ans et, lui, il travaille. Lui aussi, on l’a attaché au pilier une fois, parce qu’il avait laissé des brebis s’échapper. Toi aussi, tu as perdu des brebis ?
Dashvara arqua les sourcils, éprouvant à la fois de l’amusement et une tristesse étouffée. Parce qu’Adrara était un prénom xalya et il savait qu’un des fils de Yodara s’appelait ainsi.
— Et beaucoup, j’en ai peur —répondit-il en langue commune—. Tu sais parler la langue commune, n’est-ce pas ? —L’enfant acquiesça et Dashvara sourit—. Bien. Dis-moi, bonhomme —reprit-il—. Cet ami à toi… ils lui ont fait du mal ?
L’enfant fit non de la tête.
— Ils l’ont battu, mais il a dit que ça ne faisait pas mal. Il dit que, les Xalyas, ils n’ont jamais mal. Dis, on dirait que Narak t’aime bien —sourit-il en voyant le chiot s’asseoir sur les bottes de Dashvara—. C’est mon père qui me l’a offert. Il vient de Titiaka. Parce que mon père travaille au port et, chaque fois qu’il revient, il apporte des tas de cadeaux.
Ses quatre jeunes compagnons s’étaient approchés et écoutaient maintenant la conversation avec intérêt. Une fillette demanda :
— Ça te fait mal ?
Elle parlait du collier. Dashvara esquissa un faible sourire.
— Non. Apparemment, les Xalyas n’ont jamais mal. Au fait, bonhomme —ajouta-t-il s’adressant au gamin—. Si tu revois Adrara, tu pourrais lui dire que son seigneur le salue, lui et sa famille, et que son père est en bonne santé ? —Comme le garçon acquiesçait, intrigué par la commission, il ajouta— : Et que l’espoir est la meilleure de toutes les armes. C’est important.
Il doutait qu’il aille répéter avec exactitude ses paroles, mais il n’avait pas de meilleur messager sous la main. Il aurait aimé lui poser d’autres questions pour savoir approximativement combien de Xalyas vivaient encore dans la steppe, mais, malheureusement, un des guerriers essiméens avait fini par se lever et il dispersa les gamins en lançant :
— Allez, les enfants, ne restez pas ici. On ne parle pas à ceux du Pilier.
Les petiots dirent adieu, le plus âgé prit le chiot dans ses bras et Dashvara se retrouva de nouveau seul. Personne ne revint lui adresser la parole de toute la matinée. Il voyait passer des steppiens, des étrangers, des éleveurs, des marchands, des chiens et… il vit même un ilawatelk. Quand il vit le petit cervidé suivre avec obéissance une jeune essiméenne, il demeura fasciné. Jamais il n’aurait pensé que les ilawatelks puissent être domestiqués.
En milieu d’après-midi, vint un groupe d’Essiméens conduit par Ashiwa. Le frère cadet de Todakwa s’arrêta un instant pour l’observer à quelques pas de distance avant d’ordonner :
— Libérez-le.
Dashvara, étonné, regarda le guerrier qui s’approchait pour lui enlever le carcan. Le châtiment était-il vraiment déjà terminé ?
— Mon frère et seigneur veut te parler —expliqua Ashiwa.
Dashvara fut tenté de répliquer que non, merci, qu’il préférait rester au Pilier de la Mort. Mais il se tut sagement. Ils le poussèrent pour le guider à travers la place et le menèrent au petit palais de Todakwa.
Le lieu était animé avec de nombreux prêtres-morts, des novices en tunique rouge, des gardes et des serviteurs. Ils traversèrent l’ample entrée, passèrent par une cour intérieure, puis débouchèrent sur un jardin couvert de fleurs hivernales. Toutes étaient de couleur bleue, à part les roses, qui étaient noires. Les couleurs, les statues, les symboles dessinés sur le sol… Tout, dans ce palais, rappelait la présence de Skâra.
Avançant entouré des gardes essiméens, Dashvara aperçut Todakwa assis sur une chaise ainsi que Kuriag, Garag et plusieurs visages steppiens qu’il ne connaissait pas. Ils semblaient s’être installés là pour le goûter, profitant de la journée plutôt clémente. Ils étaient plongés dans une conversation et Todakwa éclata d’un rire clair avant de suivre la direction du regard de Kuriag. Son sourire ne s’effaça pas, au contraire.
— Ah ! Voilà le seigneur esclave. J’espère que tu as apprécié ta journée au Pilier.
Dashvara ravala une réplique mordante et se tourna vers Kuriag. L’expression hésitante du Légitime ne lui dit rien de bon. Todakwa reprit.
— Tu seras content de savoir que Son Excellence et son épouse m’ont convaincu pour que je leur vende ton peuple afin de le libérer.
Le cœur de Dashvara fit un bond. Il retint sa respiration et tenta de demeurer imperturbable, conscient qu’une vingtaine de paires d’yeux l’observait. Comme il ne disait rien, Todakwa poursuivit :
— Pour le moment, Son Excellence ne s’est pas décidée à accepter mes conditions. Cent-quatre-vingts esclaves, même si beaucoup sont très jeunes, coûteraient près de vingt-mille dragons.
Dashvara ne put contenir un halètement étouffé. Cent-quatre-vingts ? Liadirlá, avait-il bien entendu ? Était-ce bien vrai que cent-quatre-vingts Xalyas avaient survécu ? D’accord, plus de la moitié étaient morts au donjon, mais… rien que de penser qu’il y avait tant de Xalyas en vie fit remonter son moral en flèche. Alors, lui parvint la seconde partie de la phrase et il grimaça. Vingt-mille dragons, c’était beaucoup. Il croisa le regard de Kuriag et vit comme celui-ci le détournait, mal à l’aise. Dashvara confirma pour lui-même, sombre : vingt-mille dragons, c’était trop.
— Je suis certain que Son Excellence pourrait payer cette somme —commenta Todakwa avec un sourire respectueux vers le Légitime—. Cependant, j’ai proposé de baisser le prix à cinq-mille dragons. Je ne vois pas d’inconvénients à laisser partir ton peuple.
Dashvara ne put que le regarder avec incrédulité. Il secoua la tête, prudent.
— Quelle ruse est-ce là, Todakwa ? Tu vas laisser partir cent-quatre-vingts fils de l’Oiseau Éternel, comme ça, sans leur couper la tête avant ?
Todakwa esquissa un pâle sourire et Kuriag se racla la gorge, en se levant.
— Je voudrais parler avec Dashvara en privé un moment, si vous voulez bien m’excuser.
Comme un Titiaka civilisé et courtois, Todakwa se leva en même temps que Garag. Kuriag s’éloigna indiquant une allée de pierre blanche bordée de fleurs bleues. Dashvara le suivit promptement. Dès qu’ils se trouvèrent hors de portée des autres, il marmonna :
— Si ces cent-quatre-vingts Xalyas étaient des guerriers, je n’hésiterais pas une seconde : nous partirions d’ici en force. Mais ce n’est pas le cas —raisonna-t-il—. S’il existe un moyen de leur rendre la liberté et la dignité sans qu’il y ait de sang versé… Je sais que cinq-mille dragons, c’est beaucoup. Mais je suis prêt à te les rendre même si je dois y passer toute ma vie —jura-t-il.
Kuriag secoua doucement la tête.
— Ne t’inquiète pas pour l’argent. Je peux payer cinq-mille —assura-t-il—. Le problème n’est pas là.
Dashvara arqua un sourcil.
— Ah, non ?
— Non —soupira le jeune elfe. Il jeta un coup d’œil nerveux à son cousin, qui ne le perdait pas de vue depuis son siège, et il s’éclaircit la voix—. Écoute. Je ne me fie pas à Todakwa.
Dashvara sourit largement.
— Félicitations, Excellence.
Kuriag roula les yeux et expliqua :
— Si j’achetais ton peuple maintenant, je devrais l’emmener en bateau. À Titiaka. Selon l’accord, je ne peux pas vous libérer dans la steppe. De sorte que… si vous partez avant, les Essiméens et… mon cousin et les Ragaïls considèreront que vous vous êtes enfuis. Une fois que vous serez hors de la steppe, Todakwa s’engage à ne pas mener de représailles pour le passé. Mais vous ne pouvez pas retourner dans la steppe.
Il jeta un regard d’excuse à Dashvara et celui-ci, à sa grande surprise, souffla avec ironie.
— Et c’est ce que dit l’accord, hein ? Todakwa libère mon peuple pour l’envoyer à la capitale des esclaves. Peut-être pense-t-il qu’une fois à Titiaka, ta mère te ramènera à la raison et te convaincra pour tous nous vendre —hasarda-t-il—. Alors, oui, tu aurais fait une bonne affaire, Excellence. Cent-quatre-vingts esclaves pour cinq-mille dragons… Une très bonne affaire. À vrai dire, je n’arrive pas très bien à comprendre pourquoi Todakwa a autant baissé le prix.
Sous son regard interrogateur, Kuriag fit une moue et se mit à marcher dans l’allée, s’éloignant encore davantage dans le jardin.
— En réalité, il a baissé le prix en échange d’accords commerciaux et… pas seulement —admit-il, nerveux—. De fait, en échange de ton peuple, Todakwa souhaiterait… hum… t’acheter, toi.
Dashvara cligna des yeux, stupéfait.
— Moi —répéta-t-il.
Kuriag s’était empourpré.
— Oui… C’est pour ça que je n’ai pas encore accepté. Entre autres raisons. Todakwa dit qu’il sera compatissant et il paraît sincère, mais… bon. Je ne sais pas si je dois refuser et voir si je peux enlever cette condition ou… Je ne sais pas. Je ne suis pas très fort en affaires et Garag ne m’aide pas spécialement —avoua-t-il—. Tous pensent que je suis un idiot qui se laisse manipuler par ses esclaves.
Son regard était clair : il demandait conseil à Dashvara. Celui-ci s’agita. Fichtre, et il lui disait quoi maintenant ? Que lui non plus n’était pas très fort en affaires ? Il se lissa la barbe, méditatif. Alors, il sourit.
— Je vais dire une bêtise. Mais, si tu acceptes, Todakwa pensera que l’affaire est close et nous aurons plus de temps pour planifier la fuite.
Kuriag le regarda, hésitant.
— Tu veux dire… que ton peuple ne quitterait pas la steppe ?
Dashvara souffla.
— Non. La steppe est grande. Si nous allions au nord, avec les Honyrs, Todakwa nous laisserait en paix. Sans ajouter que nous lui épargnerions pas mal d’invasions de nadres rouges et d’écailles-néfandes.
Kuriag fit une moue, peu convaincu.
— Et toi ? Todakwa ne te laissera pas fuir aussi facilement.
— Je suis prêt à sacrifier ma liberté et ma vie pour mon peuple, Kuriag —sourit Dashvara. Et comme un éclat de tristesse passait dans les yeux du Légitime, il ajouta— : Je ne sais pas ce que Todakwa a l’intention de faire de moi. Peut-être qu’il souhaite seulement me sacrifier à son dieu.
— Seulement ? —répéta Kuriag d’une voix étouffée.
Dashvara haussa les épaules avec tranquillité.
— D’après ce que j’ai entendu, les Essiméens mettent des semaines à préparer une de ces cérémonies. Cela me donnerait le temps de tenter quelque chose. Tahisran pourrait m’aider. Personne ne sait qu’il est ici. Et… bon, avant de penser à ça, mon peuple doit réussir à s’échapper sans que les Essiméens ne les ramènent au bercail. Il ne sert à rien d’anticiper.
Kuriag acquiesça, inquiet. Dashvara essayait d’imaginer un moyen de faire partir efficacement cent-quatre-vingts Xalyas d’Essimée sans que les gardes essiméens ne les cernent aussitôt. Pour le moment, il était à court d’idées.
Ton seigneur père aurait déjà trouvé une solution, s’exhorta-t-il en se creusant la cervelle. Peut-être pas la meilleure, mais lui, au moins, il n’hésitait pas autant, Dash. Alors que, toi, tu penses trop. À force de tant philosopher à la Frontière, tu as perdu confiance…
Le Légitime toussota, l’arrachant à ses pensées.
— Alors… j’accepte ?
Dashvara réfléchit. Plus les jours passaient, plus il y avait de possibilités que Shokr Is Set et Yira soient parvenus à un accord avec les Honyrs. Et, dans ce cas, ils pouvaient peut-être compter sur le soutien de plus de cent Voleurs de la Steppe qui aideraient les esclaves xalyas à atteindre le nord sains et saufs.
Il acquiesça pour lui-même et il allait répondre que, s’il pouvait, il attende quelques jours avant d’accepter, quand une silhouette surgit brusquement d’une cabane, avec un arc bandé et une flèche prête à partir. Dashvara réagit rapide comme l’éclair. Sans même y penser, il couvrit Kuriag au moment où l’assassin tirait. Une douleur aigüe le frappa, mais, dans sa soudaine furie, il l’oublia et partit en courant derrière l’archer. Celui-ci avait laissé tomber son arc et se précipitait maintenant vers le petit mur avec l’intention évidente de sauter par-dessus, vers la rue. Il sauta et Dashvara le suivit comme il put. Cela le retarda, mais il ne perdit pas de vue l’encapuchonné et, en atterrissant dans la rue, il s’élança vers la silhouette distante prête à tourner au coin. Il aperçut un Ragaïl qui sortait des écuries à quelques pas à peine de l’assassin et il rugit :
— Arrête cet homme !
Le Ragaïl, surpris, essaya malgré tout, mais le maudit glissa entre ses mains et continua à descendre en courant une rue qui donnait directement sur la place bruyante du marché, pleine d’animaux, d’étals et de caravanes. Oiseau Éternel… Si l’archer réussissait à se fondre au milieu de la foule, ils allaient avoir du mal à le retrouver… Dashvara siffla et redoubla d’effort auprès du Ragaïl. Ils eurent un coup de chance, car plusieurs Xalyas se trouvaient précisément à l’entrée de la rue, l’œil curieux, sans oser entrer complètement sur la place du marché… Dashvara tonna :
— Frères !
Il était encore loin pour qu’ils l’entendent distinctement, mais il désigna éloquemment le fugitif, et Arvara, qui se trouvait le plus près, réussit à s’interposer entre l’assassin et son échappatoire. Celui-ci tenta de filer sur la gauche, vit qu’il ne pouvait pas, fit volte-face, passa entre les pattes d’un âne, le capitaine Zorvun lui barra le passage et, se voyant déjà acculé, l’assassin commença à escalader la gouttière d’une maison. Il ne manquait pas de cran. Dashvara l’atteignit avant Zorvun et Arvara. Il le prit par une jambe, le jeta par terre, esquiva un coup de dague, le désarma et il allait heurter sa tête contre la pierre du mur quand, brusquement, comme dans un cauchemar, les yeux implacables de Shéroda lui vinrent à l’esprit.
“Tu as tué”, lui disaient-ils. “Tu es coupable !”
Dashvara asséna à l’assassin un rapide mais précis coup sur la tête et celui-ci s’écroula, inconscient ; sa capuche glissa, dévoilant le visage d’une jeune steppienne. Jeune mais tueuse, souffla-t-il. Et il haleta.
— Par tous les diables.
Il tourna son regard vers la flèche. Elle s’était plantée dans son bras droit et celui-ci tremblait violemment. Les Xalyas se précipitaient vers lui.
— Qu’elle soit damnée —feula Zorvun—. C’est cette sauvage qui t’a lancé la flèche ?
Dashvara grimaça, sans répondre.
— Dashvara !
Le cri lui vint de loin, comme dans un rêve. Il se tourna et, entre le brouhaha de voix et les tuniques blanches et noires qui approchaient, il vit le visage de Kuriag déformé par l’horreur. Le Légitime courut vers lui, entouré de Ragaïls.
— Cili miséricordieuse… Tu vas bien ?
Dashvara acquiesça.
— Oui. —Il soutint son bras droit et, avec un grognement, il jeta un regard foudroyant à l’assassin inconscient—. Une steppienne —dit-il, presque sur un ton surpris—. Pourquoi donc une steppienne voulait-elle te tuer ?
Kuriag avait l’air totalement déconcerté. Ses yeux se posèrent sur la femme et ne s’en séparèrent pas, comme hypnotisés. Toute une troupe de gardes, Xalyas, Ragaïls, Essiméens se pressaient déjà dans la zone. Todakwa et Garag insistèrent pour mener Kuriag à l’intérieur afin de lui éviter d’autres mauvaises surprises, et le premier dit :
— Je vous présente mes plus sincères excuses, Excellence. Je renforcerai la garde immédiatement et on trouvera le coupable qui est derrière cela, s’il y en a un. Ne vous inquiétez pas, les meilleurs médecins d’Essimée soigneront Dashvara. Ne vous tracassez pas.
Dashvara les entendait à moitié et, quand ils s’éloignèrent, il s’en rendit à peine compte. Maintenant, son bras le brûlait comme si on le lui avait mis dans un brasier, sa vue se brouillait…
— Ça aurait pu être pire —considéra le capitaine, en examinant rapidement la blessure—. Je ne laisserai pas les médecins essiméens t’approcher. Tsu te soignera.
Dashvara acquiesça machinalement. La douleur lui permettait à peine de respirer.
— C-capitaine —bredouilla-t-il—. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça.
— Non, voyons, rassure-toi —répliqua Zorvun—. Tu as vécu des choses bien pires. Peut-être que tu mettras quelques semaines à retrouver complètement l’usage de ton bras, mais…
Il souffla profondément quand Dashvara perdit l’équilibre, et Arvara et lui le soutinrent en grognant. Alors, une voix parmi celles qui résonnaient, vagues et discordantes, autour de l’assassine, leur parvint :
— Skâra shalé ! Ce flacon contient du venin de serpent rouge.
Le capitaine blêmit. Et Dashvara comprit enfin la sensation familière, les lancées violentes, l’impression que tout son corps se paralysait… Il laissa échapper un éclat de rire sourd qui retentit davantage comme un râle.
— C’est… ironique —haleta-t-il—. Je suppose… que c’était mon destin. —Parvenant à se redresser un peu, il tapota l’épaule de Zorvun—. Prends soin de notre peuple, capitaine. Fais qu’il soit libre…
Zorvun le saisit par les épaules avec brusquerie.
— Fils, non —murmura-t-il, les yeux brillants—. Ne me fais pas ça maintenant.
Dashvara esquissa un sourire tremblotant.
— C’est… bête, hein ? Les serpents rouges sont ma malédiction. Peut-être que c’est l’esprit du… serpent que j’ai tué, ce jour-là, dans le village de Nanda. Même les serpents réclament vengeance. Ils sont aussi stupides que les saïjits. Aussi cruels. Et ils n’ont pas de plumes. —Il rit face à l’affirmation ridicule et, comme la douleur grandissait et grandissait au-dedans de lui, s’étendant avec le venin, il inspira par à-coups—. Ce n’est pas si terrible, capitaine. Je vais mourir dans la steppe, comme un bon Xalya. Je veux aller jusqu’à… la tour —décida-t-il avec un subit désir anxieux—. S’il vous plaît, frères, guidez-moi jusqu’à la tour. Maintenant —insista-t-il—. S’il vous plaît…
Sa voix se brisa, mais ses frères l’écoutèrent. Arvara le souleva à moitié et l’aida à avancer lentement au milieu d’un public que Dashvara ne distinguait que confusément. Une douleur lancinante et affolante envahissait son esprit par vagues. C’est à peine s’il se rendit compte qu’en arrivant à la tour, une multitude le suivait.
Personne ne s’interposa quand un Xalya poussa un des battants de la porte et qu’ils entrèrent dans la salle circulaire. Arvara cessa de le soutenir et Dashvara avança en chancelant jusqu’à la statue de l’Oiseau Éternel. Elle était petite, modeste, sans prétentions, comme une simple tourterelle de pierre couverte de couleurs bleues craquelées. Lors de la première visite, il l’avait à peine remarquée. À présent, ce fut pour ainsi dire la seule chose qu’il vit avec netteté dans cette salle.
Il tendit une main vers l’oiseau, le toucha et sourit, respirant par saccades. Il écouta à peine les voix de ses frères, qui entraient dans la tour comme un tourbillon. Une étrange sérénité l’envahissait.
— Dash… —disait la voix étouffée de Makarva derrière lui—. Laisse-nous au moins regarder la blessure. Peut-être qu’on peut faire quelque chose. Tsu est un grand médecin…
Ses paroles furent accueillies par un terrible silence. Tout le monde savait que le venin de serpent rouge n’avait pas d’antidote. Dashvara inspira et se tourna vers son peuple. Il n’y avait pas que ses frères de la Frontière : il reconnut d’autres visages, des femmes xalyas, et des jeunes qui, lorsque Xalya était tombée, n’étaient que des gamins et étaient maintenant presque des hommes. Les voir tous ensemble lui arracha un sourire ému.
— Ma naâsga va m’étrangler mort quand elle va l’apprendre —croassa-t-il—. À moins… qu’elle ne parvienne à me ressusciter. —Il sourit et, en voyant les expressions tendues et lugubres de ses frères, il lutta pour ne pas se laisser abattre par leur tristesse. Zorvun avait l’air particulièrement dévasté. Avec un grand calme, il ajouta pour celui-ci— : Mon seigneur père n’a pas besoin de le savoir, mais… tu as été le meilleur père que j’ai eu, capitaine. —Il inspira une bouffée d’air face à une vague de douleur, se tourna vers son peuple et, d’une voix plus ferme, il tonna— : Xalyas ! Todakwa a accepté de vous libérer tous grâce à l’intervention de Kuriag Dikaksunora. Ce Titiaka est un Xalya dans l’âme. J’espère… que vous lui en serez reconnaissants. —Il tituba. Il aurait voulu en dire plus. Il aurait voulu parler à son peuple. Mais la douleur l’empêchait de continuer. Il inspira—. Que l’Oiseau Éternel vous bénisse tous. Et, maintenant, laissez-moi —ordonna-t-il brusquement—. Sortez d’ici.
Il y eut un long silence. Personne n’obéit. Dashvara siffla, exaspéré, et leur tourna le dos pour faire face à l’Oiseau Éternel.
— Laissez-moi —répéta-t-il—. Dehors. Laissez-moi seul jusqu’à demain. C’est un ordre.
Un moment, on n’entendit rien. Alors, il y eut un soupir, puis les pas de Zorvun s’éloignèrent avec ceux de ses frères.
Quand la porte se ferma et que le silence revint, il s’assit sur les mosaïques froides et s’appuya contre le piédestal de l’Oiseau Éternel. Il laissa échapper tout l’air de ses poumons. C’était curieux, mais il avait l’impression que son esprit s’éclaircissait, comme si la crise était déjà passée.
Le calme avant la mort, pensa-t-il. Ma conscience est tranquille. J’ai fait tout ce qui était entre mes mains pour sauver mon peuple. J’ai sauvé Kuriag. Et lui sauvera les Xalyas. Que le Dahars vive mille ans de plus…
Avec sérénité, il laissa son esprit vagabonder sans objectif, se préparant à une mort qu’il avait tant combattue et crainte. Que disait déjà Maloven à propos de la mort ? Que c’était un pas vers le néant. Une fois mort, on retournait au néant et on cessait d’être. Et, dans ce cas, pourquoi s’en soucier ? Pourquoi l’adorer comme le faisaient les Essiméens ? En elle, il n’y avait ni pensées, ni désirs, ni faim, ni tristesse, ni honneur, ni histoire. La mort existait seulement pour les vivants.
Étrangement réconforté par ces pensées, Dashvara tentait de ne pas songer à ses frères, ni à Yira, ni à son peuple. Il tentait d’oublier que, de même que son propre cœur cesserait de sentir, celui de sa naâsga se briserait de douleur.
La vie est douleur et joie. Tant qu’elle n’est pas que douleur, elle vaut toujours mieux que le néant, raisonna-t-il.
Il resta un long moment dans la même position, sans bouger, continuant à réfléchir sur des problèmes existentiels de l’Oiseau Éternel quand une subite pensée le fit se dégourdir un peu. Il fronça les sourcils. Comment diables l’archer l’avait-il atteint au bras droit ? Le gauche aurait été plus logique : au moment du tir, celui-ci devait se situer juste devant Kuriag. Mais le droit… Il n’avait pas eu le temps de couvrir tout à fait le Légitime. Soit cela signifiait que l’archer visait très mal, soit… Dashvara déglutit avec une étrange sensation dans le corps. Soit cela signifiait qu’ils avaient tenté de l’assassiner, lui.
Il inspira profondément, ouvrit les yeux et balaya la salle d’un regard déconcerté. Il régnait un profond silence dans toute la tour, comme si l’extérieur avait cessé d’exister. Il s’imagina que la tour s’était envolée, traversait la steppe et allait se poser loin d’Essimée, sur le Mont Bakhia, libre et fière…
Il sourit et baissa les yeux sur son bras. Quelqu’un avait coupé la flèche et, à présent, on voyait seulement une fine tige au milieu d’une manche pleine de sang. Il ne sentait plus ces vagues de douleur infernale. Sa respiration s’était calmée. Ses yeux voyaient de nouveau avec clarté… Était-il déjà mort sans s’en apercevoir ?
— Liadirlá —murmura-t-il alors avec une subite exaltation.
La mort existait !