Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Les premières lueurs du jour suivant surprirent les Xalyas profondément endormis auprès de la barrière de l’enclos. Les Essiméens leur avaient proposé de passer la nuit dans différentes maisons de la ville, mais ils avaient refusé la proposition. Il valait infiniment mieux dormir à même le sol en compagnie de leurs chevaux et de leurs frères que divisés dans des maisons essiméennes, quand bien même elles auraient des « poêles » et tout ce qu’ils voudraient. Les Ragaïls, eux, avaient passé la nuit sur la véranda du bâtiment, à quelques dizaines de pas à peine.
Dashvara bâilla en se redressant. Sirk Is Rhad mastiquait son déjeuner tout en surveillant les alentours d’un œil vivace. Il le rejoignit en frottant ses mains glacées. Si seulement ils avaient pu ramener ces étranges énergies chaudes qui peuplaient l’île de Matswad !
Ses frères se dégourdissaient déjà et le petit campement s’animait de voix. Makarva et Zamoy profitèrent du temps libre pour jouer une partie rapide de xalyennes, Miflin consultait son dictionnaire d’un air rêveur et promenait de temps en temps ses yeux sur le paysage steppien, Lumon aiguisait des dagues… Tous s’occupaient là comme à la Frontière et, pourtant, rien ne pouvait occulter l’agitation intérieure générale.
Quand le capitaine Djamin apparut, ils étaient déjà tous prêts à se mettre en marche, s’ils devaient aller quelque part ce jour-là. Le Ragaïl le confirma en déclarant :
— Son Excellence reprendra le voyage dans une heure. Soyez prêts.
— Nous le sommes déjà —assura Dashvara, sortant de l’enclos—. Alors, nous allons donc directement à Aralika ?
Djamin acquiesça.
— Si nous avançons à bonne allure, nous y arriverons à la tombée de la nuit. —Il promena un regard critique sur les guerriers steppiens et ajouta— : Au fait, il paraît que le tunnel d’Aïgstia ne s’est pas écroulé. Les Essiméens ont déjà envoyé des travailleurs pour dégager la zone. Comme tu peux le voir, ça n’a pas été si catastrophique, seigneur des Xalyas.
L’amusement perçait dans sa voix. Dashvara roula les yeux sans répondre et, lui tournant le dos, le capitaine ragaïl s’éloigna vers ses hommes. Quand ils reprirent le voyage, une heure et demie après, ils le firent escortés par une patrouille de guerriers essiméens, parmi lesquels se trouvait Ashiwa d’Essimée. Ils commençaient à être un groupe nombreux, et dangereusement divisé. Dashvara paria que plus d’un Xalya s’imagina faisant volter son cheval et partant au galop en direction du nord-est. Mais ils ne pouvaient pas, parce qu’ils devaient une faveur à Kuriag, parce que les autres guerriers en auraient tué plus d’un durant la fuite, et parce qu’enfin, leur seigneur ne leur avait pas ordonné de fuir.
La steppe, dans cette région, était couverte d’herbe verte et, vers midi, ils commencèrent à voir davantage de huttes, de troupeaux et de bergers. Un orage passa au nord, mais il ne les affecta pas : les nuages noirs s’éloignaient, véloces, vers le nord-est. Ils laissèrent cependant une terre boueuse à laquelle les cavaliers parvinrent quand le soleil s’inclinait déjà notablement vers l’ouest. Dashvara n’était pas certain qu’ils puissent arriver à Aralika avant que le soleil disparaisse.
Une étrange brume les enveloppait maintenant et, avec l’obscurité croissante, cela donnait à l’avancée de la troupe une touche surnaturelle. On n’entendait pas le moindre murmure, uniquement les sabots des chevaux, leurs souffles et la respiration d’une soixantaine d’âmes.
— Ça sent la mort —dit soudain Api.
Ce jour-là, il voyageait sur sa propre monture, un cheval prêté par Ashiwa, heureusement assez paisible, car le jeune démon ne savait pas du tout comment diriger un cheval.
Un léger frisson parcourut Dashvara en l’entendant. Asmoan répéta :
— La mort ?
Le garçon confirma en déglutissant :
— La mort.
Dashvara ne perçut rien d’autre qu’une forte odeur de terre mouillée et de chevaux. Il échangea un regard inquiet avec Makarva et entendit Zamoy marmonner derrière lui en oy’vat :
— Ça doit être les Essiméens. Ils empestent.
La nuit tomba et ils allumèrent des lanternes, mais celles-ci éclairaient à peine à travers la brume. Finalement, ils entendirent des « halte ! » devant la procession, ils arrêtèrent leurs chevaux et Zorvun alla rapidement s’informer. Il revint en disant :
— Nous nous arrêtons ici pour la nuit. Il reste encore environ trois heures de chevauchée pour arriver à Aralika. À ce que dit ce serpent essiméen.
— On pourrait être à deux-cents pas de la ville qu’on ne le saurait pas —grogna Sashava, enfonçant ses béquilles dans la boue tout en scrutant les ombres denses—. Ils pourraient nous tuer comme des chiens s’ils voulaient.
— Et tout ça parce que le Titiaka veut voir une maudite tour —grommela Orafe le Grincheux, de mauvaise humeur.
Ils s’installèrent pour la nuit. Ce ne fut pas tâche facile de monter les tentes dans l’obscurité brumeuse et moins encore de trouver un endroit où ne pas s’embourber complètement. Ils profitèrent de l’excuse de la boue pour éloigner leur campement de quelques pas de plus de celui des Ragaïls. Un silence relatif régnait. Et Dashvara, allongé sur sa grosse cape, méditait.
Il restait trois heures pour arriver à Aralika, et trois jours pour atteindre les terres des Honyrs à bon rythme. La plupart des chevaux avaient du sang steppien, ils étaient robustes, ils avaient une endurance inégalable et, même après une journée de voyage, ils auraient pu continuer durant des heures.
Kuriag avait ignoré sa proposition pour mettre les Xalyas les plus vulnérables hors de portée des Essiméens. Si, au moins, il l’avait convoqué sous sa tente pour apaiser ses inquiétudes, si, au moins, il lui avait donné des arguments, mais non : le Légitime était trop occupé à parler avec Ashiwa d’Essimée et Asmoan de Gravia pour lui prêter attention. Trop occupé, ou craintif d’affronter Dashvara et son beau-père ? Les deux, peut-être.
En tout cas, le silence de Kuriag et la proximité d’Aralika avivaient les doutes de Dashvara. Il repassa mentalement ses possibilités : il pouvait se lever et exiger de parler avec le Légitime, il pouvait le trahir et fuir avec ses frères, il pouvait rester loyal et entrer dans la ville de Todakwa en priant pour qu’il n’arrive aucun malheur. Ou il pouvait aussi faire une combinaison de ces trois options.
Agité, le cœur battant plus vite que d’habitude, il murmura :
— Tah ?
L’ombre était retournée dans son sac. Elle passa la tête. Dans l’obscurité, même à quelques empans de distance, Dashvara la distinguait à peine.
“Qu’est-ce qu’il y a, Dash ?”, demanda-t-elle.
Dashvara humecta ses lèvres.
— Est-ce que tu pourrais faire passer un message à mes frères sans que personne ne s’en aperçoive ? —murmura-t-il.
Tahisran siffla tout bas.
“Bien sûr !”, assura-t-il, intrigué. “Quel message ?”
Dashvara inspira et déclara dans un chuchotement :
— Celui-ci : restez calmes, continuez à agir avec naturel. À la moitié du premier tour de garde, partiront d’ici en direction de l’est, puis vers le nord —il inspira et énuméra— : Sinta, Myhraïn, Watsy, Shkarah, Dwin, Aligra, Maef, Zamoy, Atok, Morzif, Shivara, Atsan Is Fadul et Shokr Is Set. Si quelqu’un proteste, dis-leur que c’est un ordre.
L’ombre demeura un instant silencieuse et saisie.
“Tu crois que c’est prudent ?”, demanda-t-elle enfin.
Dashvara soupira.
— Je ne sais pas. Mais, de toute manière, nous sommes si peu nombreux que quelques guerriers de plus ou de moins… Quelle différence ? Il faut seulement s’assurer que les Ragaïls ne remarquent rien jusqu’à l’aube.
Tahisran acquiesça mentalement, hésitant.
“Et le Titiaka ? Il se mettra en colère.”
Dashvara grimaça.
— Ça, je m’en occuperai le moment venu.
Et ils firent ainsi. Tahisran fut le héros de cette fuite. Il diffusa le message, fit boire des sédatifs aux chevaux des Ragaïls et, deux heures après, la fuite imminente avait tout l’air d’être en bonne voie. Le fait que Zorvun n’ait fait aucune objection avait réconforté Dashvara plus qu’il ne l’aurait admis. Il savait que la fuite aurait des conséquences, elle dégraderait leurs relations avec le Légitime et elle mettrait les Xalyas qui restaient en mauvaise position… Cela lui semblait néanmoins préférable plutôt que d’introduire le clan entier en pleine Aralika sans que les Honyrs soient au courant que les deux peuples partageaient le même Oiseau Éternel.
Enfin, l’heure tant attendue arriva et, pourtant, Dashvara ne donna pas l’ordre. Il devait être près de minuit et Yira n’apparaissait toujours pas. Il l’avait vue entrer dans la tente de Kuriag et de Lessi pour dîner avec eux. Dashvara ne s’était pas étonné, car Lessi et elle étaient de bonnes amies et avaient l’habitude de causer entre elles. Cependant, son absence lui gâchait son dessein. C’est qu’il avait projeté de lui demander de partir à elle aussi. Nerveux, il chuchota :
— Tah, tu peux aller voir ce qu’elle fait ?
L’ombre n’eut pas besoin qu’il lui explique de qui il parlait : elle s’éloigna, invisible dans les ombres. Et elle revint au bout d’un moment en murmurant mentalement :
“Elle arrive.”
De fait, la sursha apparut bientôt et s’allongea à côté de Dashvara en chuchotant de bonne humeur :
— Qu’est-ce que tu manigances ?
Dashvara s’éclaircit la voix silencieusement et le lui expliqua. Malgré l’obscurité presque complète, il sentit le corps menu de sa naâsga se tendre entre ses bras. Elle répliqua :
— Pas question. Moi, je reste. Et je ne sais pas si cette fuite me convainc tout à fait. Toi-même, tu as dit une fois que diviser le clan n’était jamais une bonne idée.
— Cette fois, il s’agit de le diviser pour qu’il s’unisse aux Honyrs, naâsga —argumenta Dashvara. Il y eut un silence et il reconnut— : Je me sentirais beaucoup plus tranquille si tu les accompagnais. Ce ne seraient que quelques jours. Ne t’inquiète pas, la marque de Kuriag nous protègera à Aralika. Personne n’osera s’en prendre à nous. Je ne peux tout simplement pas abandonner le Titiaka comme ça. Si je reste, il verra ma bonne volonté pour lui rendre ses faveurs, j’en suis certain. Toi-même, tu le connais, et tu connais Lessi. —Comme il entendait l’énième soupir de la sursha, il assura— : Vraiment, naâsga, je ne ferai rien d’absurde. Tu me connais.
Yira souffla doucement.
— Précisément.
Dashvara embrassa son front. Tout était si sombre qu’il osa lui ôter le voile. Un instant, Yira répondit à son baiser sans dire un mot. Alors, elle s’écarta légèrement et murmura :
— Tu es sûr que tu veux que je m’en aille, Dash ?
Dashvara sentit son cœur se serrer et il étreignit sa naâsga avec plus de force avant de susurrer :
— Oui. S’il te plaît. Les Honyrs sont notre seul espoir. Dis-leur que Dashvara de Xalya pardonne leurs fautes passées. Tu es la dame des Xalyas. Ils t’écouteront.
Yira soupira.
— Si tu le dis…
Pendant un long silence, aucun des deux ne fit de mouvement pour s’écarter. Finalement, Yira remit son voile et susurra :
— Est-ce que… tu crois que Todakwa te garde de la rancœur à cause de qui tu es ?
Dashvara roula les yeux.
— J’ai bien plus de raisons de le haïr, mais ne crains rien, naâsga : je ne vais pas me jeter dans la gueule du loup. Je vais juste le voir de plus près et, comme je suis bien attaché, ce serpent ne prendra pas la peine de me mordre. —Son ton badin se brisa et il déglutit en avouant— : Oh, Liadirlá, je ne veux pas que tu t’en ailles.
Il était déjà en train de réviser son plan quand, la voix sereine, Yira murmura :
— Nos Oiseaux Éternels volent ensemble… mais tu as raison. Je peux peut-être aider davantage en allant voir les Honyrs. J’aiderai les autres à se cacher avec mes sortilèges et… —La sursha se tut et passa une main douce sur la joue barbue de Dashvara en chuchotant— : Ne t’avise surtout pas de mourir, seigneur de la steppe.
Dashvara sourit.
— L’idée me viendra bien un jour. Mais pas avant cent ans, si c’est possible —plaisanta-t-il. Il embrassa sa main et ajouta dans un murmure— : Prends soin de toi, naâsga. Sache que mon Oiseau Éternel t’accompagne. Nous nous reverrons bientôt —promit-il.
Sa naâsga s’écarta doucement et, pendant un moment, tous deux écoutèrent le silence du campement. Alors, il donna le signal, Tahisran transmit l’ordre et la fuite se mit en marche. Le cœur anxieux, Dashvara vit des silhouettes confuses se lever et s’éloigner une à une. Il ferma les yeux et tendit l’oreille. Même les chevaux furent discrets, en partie grâce à Tahisran et Yira qui aidèrent à étouffer le bruit avec des sortilèges harmoniques. Quelques minutes plus tard, comme Dashvara n’entendait plus rien, il rouvrit les yeux. Il vit une obscurité presque complète, uniquement interrompue par les lumières diffuses des lanternes dans la brume. Personne ne donna l’alarme. Il sourit. Finalement, les Xalyas allaient s’avérer être aussi silencieux et traîtres que les Essiméens.
Il referma les yeux, laissant échapper tout l’air de ses poumons. Il passa un long moment à calculer la distance que pourraient parcourir les fugitifs avant que le soleil se lève. Auraient-ils le temps de quitter les terres essiméennes ? Trouveraient-ils les Honyrs ? Tomberaient-ils avant sur une bande de nadres rouges affamés ? Finalement, épuisé, il se sermonna, se reprochant de ressasser inutilement les mêmes préoccupations, il se concentra sur sa respiration et sombra dans un sommeil agité. Il rêva. Il était de retour à Titiaka, le visage noir de Faag Yordark apparaissait et il le défiait à combattre en duel avec lui. Exaspéré, sans sortir ses deux sabres, Dashvara tournait le dos au Titiaka et découvrait avec stupéfaction une créature énorme et massive se dressant en face de lui. Il rugit : Brizziaaa ! Aussitôt, il se sentit pris de vertige et en sueur. La terre dansait devant ses yeux. Il perdit l’équilibre. Sa naâsga l’aida à se remettre debout, elle lança un sortilège plein de papillons de lumière et le brizzia se fit de plus en plus petit jusqu’à devenir un simple petit monstre de la taille d’un chat. Dashvara sourit en rêve. Merci, naâsga…
Une douleur aigüe sur le côté le réveilla.
— Lève-toi ! —aboyait une voix.
Dashvara cligna des paupières et, instinctivement, il leva ses mains pour se protéger. Cela ne servit à rien. Plusieurs silhouettes le secouèrent et le traînèrent sur la terre avant même qu’il comprenne vaguement que ce qui se passait n’était plus un rêve.
Quand les Ragaïls cessèrent de le traîner, il se trouva devant la tente de Kuriag Dikaksunora, désarmé et boueux, sous le regard atterré du Légitime.
Je crois, Dash, que tu aurais dû fuir toi aussi…
Il essaya de se redresser, mais la main ferme qui agrippait son cou l’empêcha de se lever. Il se racla la gorge.
— Si vous me laissez vous expliquer, Excellence…
Il reçut un coup sur la tête provenant d’un des Ragaïls. Il se tut. L’expression de Kuriag s’était maintenant fermée et n’exprimait plus que du dédain.
— Il n’y a rien à expliquer —répliqua-t-il d’une voix sèche, légèrement tremblante—. Tu n’as pas tenu ta parole, Dashvara de Xalya. Mon père t’aurait décapité ici même sans hésiter. —Il fit une pause—. Qui d’entre vous a drogué les montures des Ragaïls ? —Les autres Xalyas bouillaient intérieurement, entourés tant par les gardes titiakas que par les Essiméens. Aucun ne répondit. Observé de tous, Kuriag tenta de ne pas perdre son sang-froid et il ordonna d’une voix ferme— : Liez les mains de ce guerrier. —Et comme il voyait que Dashvara ouvrait la bouche, il ajouta— : Et bâillonnez-le.
La brume s’était levée et le ciel était peuplé de tonalités dorées et rosées. Dashvara soupira mais ne résista pas quand les Ragaïls lui attachèrent les mains et le bâillonnèrent sans égards. Kuriag discutait vivement avec le capitaine Djamin. Ils s’étaient un peu éloignés, mais Dashvara réussit à comprendre que le premier reprochait au second le manque de vigilance de ses hommes. Comment diables quatorze personnes et leurs respectives montures avaient-elles pu sortir du campement sans être vues ni entendues par les sentinelles ? Djamin était confus, il tentait de s’expliquer… Dashvara sourit derrière son bâillon. Le grand capitaine ragaïl, berné par des esclaves sauvages ! Qui l’aurait imaginé ? Mais son sourire se changea vite en une grimace tendue. Il espérait que Kuriag se rendrait compte que, si vingt Xalyas étaient restés dans le campement, c’était parce qu’ils avaient toujours l’intention de le servir jusqu’à ce qu’ils aient payé leur dette. Il n’avait pas manqué à sa parole. Ou du moins pas tout à fait, rectifia Dashvara en toute honnêteté.
À son indignation, Kuriag envoya quatre Ragaïls derrière les fugitifs en empruntant les chevaux aux Xalyas. Ils volèrent Soleil-Levant et, lui, ils le laissèrent, mains liées et bâillonné, sur un cheval engourdi. Ils reprirent la marche vers Aralika. La journée était ensoleillée et Dashvara estima que Yira et les autres devaient déjà se trouver à plus de trente milles de là. Il doutait que les Ragaïls trouvent les fugitifs, même avec l’aide des Essiméens. Mais on ne savait jamais…
Ils aperçurent la pointe de la Tour de l’Oiseau Éternel bien avant d’arriver à Aralika, située au bout d’une interminable pente couverte d’herbe. De-ci de-là, poussaient quelques arbustes et, au loin, on discernait quelques arbres au bord du fleuve Fadul, le fleuve le plus long de la steppe. C’était le même qui passait près du donjon xalya, sauf qu’en Essimée, il était déjà plus large et, en été, il ne s’asséchait pas presque totalement comme en Xalya.
La ville éveilla un sentiment d’ébahissement chez Dashvara. Comme patrouilleur, dans la steppe, il n’avait jamais voyagé au-delà de ses terres. C’est pourquoi il avait été émerveillé en voyant Rocavita pour la première fois. Dazbon l’avait frappé par sa taille et ses rues labyrinthiques, Titiaka par son organisation et sa beauté. Aralika l’impressionna par son arrogance.
Tout était fait de pierre blanche des montagnes de Padria, à l’instar de la Plume, la Tour de l’Oiseau Éternel, qui se dressait, sage, élégante, dominant la ville avec ses pierres vieilles de plusieurs siècles.
Kark Is Set, murmura intérieurement Dashvara, fasciné. Le Cœur de la Steppe. Tel était le nom que les Anciens Rois avaient donné à leur cité principale. On disait que la Plume qui s’y dressait avait été construite sur les restes de Nabakaji, le premier shaard et celui qui avait théoriquement parlé le premier de l’Oiseau Éternel. À l’intérieur, on avait accumulé durant des siècles connaissances et savoir et, du haut de l’aiguille, d’après ce que disaient les livres, on pouvait voir la steppe entière. Dashvara eut soudain envie de le vérifier.
Que Kuriag me condamne à mort s’il veut, mais pas avant que je n’aie vu cette tour. Liadirlá ! Je dois voir de mes propres yeux ce qu’ont vu les Anciens Rois !
L’émotion le submergeait. Il avait presque oublié qu’il se trouvait les mains liées, bâillonné et surveillé par plusieurs Ragaïls.
Plus ils approchaient, plus il lui semblait que la ville gagnait en amplitude. Il y avait d’énormes enclos avec des chevaux steppiens, des patrouilles à la périphérie, des esclaves affairés, des jardins potagers, des chemins pavés, et même un marché animé. Ils contournèrent celui-ci sous les regards curieux des habitants et arrivèrent devant un édifice somptueux, décoré de colonnes et de statues. Tout un cortège était sorti pour accueillir le Légitime de Titiaka. Un homme emmitouflé dans une grosse cape bleu sombre se tenait en haut du perron qui menait au petit palais. Dashvara était resté le regard rivé sur ce visage tatoué. Il ne l’avait jamais vu, mais il était facile de deviner que cet homme pâle entre deux âges était Todakwa. Le roi de la Mort.
Un cantique s’éleva en langue galka pour donner la bienvenue à l’illustre invité. Todakwa descendit le perron avec un large sourire et, comme Kuriag mettait pied à terre, il l’accueillit avec une apparente joie. Sa voix était légère et Dashvara, placé presque en queue de la procession, ne parvint à saisir que quelques mots épars.
Voici donc ce que tu as fait de Kark Is Set, murmura intérieurement Dashvara, sondant les alentours. Une ville moderne, active et commerçante. Je te féliciterais, serpent essiméen, si je ne savais pas que tu y es parvenu au prix du sang et de la liberté de gens innocents.
Kuriag finit par suivre Todakwa à l’intérieur du palais, avec Lessi, deux Ragaïls et… étonnamment, il demanda aussi à Zorvun et à Arvara de l’accompagner. Ils installèrent promptement les autres dans un édifice contigu. Plus d’un serviteur essiméen jeta un regard curieux à Dashvara tandis que celui-ci avançait entouré de Ragaïls jusqu’à une pièce spacieuse emplie de paillasses. Ils ne lui ôtèrent pas le bâillon et Dashvara ne tenta pas de l’enlever : il s’assit calmement sur une des paillasses et ne put s’empêcher de lancer un regard moqueur au capitaine Djamin. Celui-ci secoua la tête avec exaspération mais ne fit aucun commentaire : il ordonna simplement que personne ne bouge de là et ne sorte de l’édifice. Dashvara sourit derrière son bâillon. Il commençait, malgré tout, à trouver ce Ragaïl sympathique. Il aurait pu le châtier personnellement et Kuriag n’aurait pu que l’approuver. Mais, pour quelque raison, Djamin préférait ne pas intervenir plus que nécessaire.
Dashvara s’allongea en tambourinant des doigts et ses frères le virent si tranquille qu’ils durent penser qu’il contrôlait la situation. Si seulement cela pouvait être vrai, soupira-t-il.
Le temps passa. Alta l’aida à libérer ses mains, mais, quand il essaya de lui ôter le bâillon, Dashvara refusa. Il ne le fit pas tant pour respecter l’ordre de Kuriag que pour ne pas avoir à parler avec ses frères sur le sujet. Face à son refus, tous échangèrent des regards éloquents. Lumon se racla la gorge.
— Tu vas rester comme ça tout l’après-midi ?
Dashvara haussa les épaules. Makarva secoua la tête et, levant les yeux au ciel, il lança :
— Ne sois pas ridicule, Dash. Allez, laisse-moi t’enlever le bâillon.
Dashvara refusa de nouveau d’un geste sec, mais son ami insista et, finalement, à eux deux, Miflin et Makarva réussirent à le lui enlever.
— Allez, ouvre la bouche, cousin ! —l’encouragea le Poète, amusé.
Ils voulurent lui ôter le chiffon de la bouche de force comme on arrache un bâton à un chien. Dashvara les foudroya du regard. Il souffla et cracha le tissu.
— C’est bon —grogna-t-il—. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? J’ai fait ce qui m’a semblé correct.
Makarva sourit.
— Nous le savons, Dash. Et tous ici, nous pensons que tu as fait ce qu’il fallait, n’est-ce pas, mes frères ? Je t’assure que, si le Titiaka ose porter la main sur toi, nous n’allons pas le laisser faire.
Il lui tapota l’épaule. Dashvara soupira.
— Sauf si je vous dis de le laisser faire, j’espère.
Makarva grimaça et ce ne fut pas le seul. Ged avoua :
— Ça, c’est trop nous demander, mon garçon. Nous n’allons pas les laisser te châtier comme un vulgaire voleur.
Dashvara roula les yeux et répliqua :
— À Titiaka, Lanamiag Korfu m’a déjà donné une bastonnade.
Ils soufflèrent.
— Ce n’est pas la même chose —intervint Shurta—. À Titiaka, nous n’avions même pas l’espoir de pouvoir fuir. Ici, nous l’avons.
Les Xalyas approuvèrent. Dashvara observa :
— Nous avons encore une dette envers ce Titiaka, je vous rappelle.
— Bouah —grogna Orafe—. Sans son père, nous ne nous serions jamais retrouvés hors de la steppe. Moi, je vois plutôt sa générosité comme une indemnisation.
Ses paroles générèrent des sourires et une vague d’approbation. Dashvara secoua la tête, peu convaincu. Ce n’était pas la faute de Kuriag si son père avait été le plus grand esclavagiste de la côte de l’Océan Pèlerin.
Trois Ragaïls étaient restés dans la salle et ils ne cessaient de leur jeter des coups d’œil froncés, contrariés de ne rien comprendre à ce qu’ils disaient. Dashvara les ignora durant tout l’après-midi. Il s’employa à faire la sieste, car cette nuit-là il avait à peine pu fermer l’œil. Quand il se réveilla, il se joignit à Makarva, Miflin et Kodarah pour jouer aux katutas. Le retour du capitaine Zorvun et d’Arvara les surprit en pleine célébration : Makarva avait perdu.
— Bon, bon ! —dit Zorvun en avançant dans la pièce—. Je vois que nos jeunes ont bien profité de leur temps.
— Comme des enfants —assura Sédrios le Vieux avec un sourire moqueur, depuis un coin de la salle.
— Alors ? —lança Dashvara, cessant de faire enrager Mak—. J’imagine que tu as déjà tranché la tête de Todakwa, pas vrai ?
Le capitaine roula les yeux.
— Je vais te laisser cet honneur, je crois. Je suis sûr que tu te débrouilleras mieux que moi. J’apporte de bonnes nouvelles —déclara-t-il— : les Ragaïls n’ont pas trouvé nos frères et je crois qu’à l’heure qu’il est, ils ont de grandes chances de sortir des terres essiméennes sains et saufs.
On entendit des soupirs de soulagement, mais Dashvara se retint de chanter victoire avant l’heure. Le capitaine ajouta :
— Au fait, Dash, mon gendre veut te voir. —Acquiesçant, Dashvara se leva. Avant qu’il ne sorte, Zorvun l’arrêta un instant. Ses yeux brillèrent quand il murmura— : Kuriag est de notre côté, fils. Mais il est titiaka. Il a une réputation à défendre. Montre-lui que tu lui es encore loyal et, avec un peu de chance, cette histoire n’ira pas beaucoup plus loin.
Mais elle ira un peu plus loin, comprit Dashvara. Il acquiesça de nouveau.
— Je suppose qu’il est toujours de mauvaise humeur.
Zorvun grimaça tout en se frottant la barbe.
— Ce garçon semble incapable de se fâcher pour de bon. Il est plutôt déprimé, je dirais. Mais l’idée de visiter la Tour demain lui a tout de même un peu remonté le moral. Il a l’air plus xalya que nous —plaisanta-t-il et il l’encouragea— : Allez, vas-y.
Dashvara sortit et un serviteur essiméen le conduisit jusqu’aux appartements de Kuriag : ils étaient juste à côté. Avant de frapper à la porte, le serviteur hésita et demanda, les yeux avides :
— C’est vrai que tu es Dashvara de Xalya, le dernier seigneur de la steppe ?
Dashvara le scruta. Le serviteur était un steppien de l’est. Un Shalussi, peut-être. Il ne devait pas avoir plus de seize ans. Il fit une moue.
— Avec un peu de chance, je ne serai pas le dernier —répliqua-t-il.
Il frappa lui-même à la porte, avec fermeté. On entendit un silence. Et alors, une voix dit :
— Entrez.
Dashvara entra et ferma derrière lui avant de promener un regard dans la salle. Elle était luxueuse. Rien à voir avec les chambres du donjon de Xalya. Provenant d’une pièce voisine, on entendait les voix de Lessi et d’Hézaé. Avec son habituelle expression paisible et humble, Zraliprat se déplaçait silencieusement dans le salon rangeant les affaires de son maître. Dashvara se demandait parfois si ce garçon avait seulement songé à cesser d’être un esclave. Il ne se rappelait pas l’avoir jamais entendu prononcer plus de quelques mots de suite. Il croisa son regard sombre et crut percevoir un éclat de reproche. Mon maître est dans cet état par ta faute, semblait-il lui dire. Dashvara tourna la tête vers Kuriag. Assis dans un sofa devant une grande cheminée allumée, l’elfe observait le feu, la mine absorbée. Il paraissait même plus jeune qu’il ne l’était, pensa Dashvara.
Il s’approcha, hésitant, en silence. Ses bottes salirent le tapis et il fit une moue d’excuse. Fichtre. Il s’arrêta. Kuriag ne disait toujours rien. Visiblement, il allait devoir rompre le silence. Il ouvrit la bouche, pensant encore à ce qu’il pouvait lui dire. Alors, il vit sur une petite table son ceinturon avec les deux sabres que lui avaient ôtés les Ragaïls. Il tendit une main et prit le fourreau du sabre noir de Siranaga. Kuriag sursauta et agrandit les yeux de frayeur. Craignant peut-être que le seigneur des Xalyas ne soit devenu fou, Zraliprat se prépara à crier, mais Kuriag leva une main pour l’arrêter. Réprimant un sourire, Dashvara joua avec l’arme en disant avec un profond respect :
— Ce sabre a appartenu à Siranaga, le dernier Ancien Roi de la steppe. Et il est encore en aussi bon état que s’il avait été forgé hier —murmura-t-il, en le dégainant à moitié. Il le rengaina d’un geste sec—. Sur sa lame, il est inscrit « atsan is fadul », Sauveuse de vies. Un nom étrange pour une arme, n’est-ce pas ?
Il croisa le regard intense de Kuriag Dikaksunora et, après un autre silence durant lequel on entendit uniquement le crépitement du feu, il se racla la gorge, laissa le sabre et alla s’accroupir près de la cheminée. Une agréable chaleur l’enveloppait peu à peu. Il inspira.
— Je t’assure que mes frères et moi, nous paierons notre dette bien plus efficacement en sachant qu’une partie de notre peuple est maintenant à l’abri, chevauchant vers les terres des Honyrs. J’ai fait ce que mon Oiseau Éternel m’a dicté. Je suppose que c’était une erreur de ne pas t’en avoir parlé avant. Je t’assure que je ne voulais pas me moquer de toi et je suis peiné d’avoir trahi ta confiance. J’ai nui à ta réputation. Les Essiméens ont probablement ri dans ton dos en voyant que tu maîtrisais si mal tes esclaves. —Il fit une moue sarcastique et conclut avec franchise— : Je suis prêt à rétablir ta réputation par n’importe quel moyen. Je serais même prêt à bien plus si… tu m’aidais, Kuriag Dikaksunora.
La lumière du feu dansait sur le visage saisi du jeune elfe. Il tourna la tête vers le sabre noir, sur la petite table, et répéta en articulant :
— T’aider ? N’est-ce pas ce que je fais depuis que je vous ai achetés, Dashvara de Xalya ?
Là, Dashvara s’empourpra. Liadirlá, cet étranger disait vrai. Il expira bruyamment.
— C’est ce que tu as fait —admit-il—. Toutefois… mon peuple est toujours esclave de Todakwa. La richesse d’Essimée se base sur le commerce avec Diumcili, principalement sur les relations commerciales avec ta famille, n’est-ce pas ? Tu as de l’influence. Et, moi, je serais prêt à tout pour que mon peuple soit de nouveau libre et en sécurité loin d’ici. —Il avait élevé la voix avec ferveur et il la contrôla quand il ajouta— : Nous pouvons parvenir à un accord. Est-ce trop demander ?
Kuriag avait légèrement plissé le front, intrigué. Il secoua la tête.
— En admettant que je sois capable de convaincre Todakwa de libérer ton peuple, que me donnerais-tu en échange ? Ta loyauté ?
Sa voix était empreinte d’ironie et de désillusion. Dashvara l’observa un instant et répondit par une question :
— Dis-moi, pourquoi t’intéresses-tu autant à l’Oiseau Éternel ?
Kuriag cligna des yeux et adopta une expression songeuse.
— Eh bien… Je suppose que, sans Maloven, je ne me serais jamais autant intéressé à lui. —Il se mordit la lèvre et avoua— : Je sens que ma vie a toujours été dictée par des objectifs absurdes. Je suis esclave de la tradition titiaka, et cela n’est parfois guère mieux que d’être un travailleur. Surtout lorsque l’on n’est pas attiré par les fêtes, les affaires, le jeu… —Il haussa les épaules et ses yeux étincelèrent—. Quand j’ai connu le shaard Maloven, je me suis rendu compte que le monde était bien plus beau que je ne le croyais. Chaque fois que je me rendais à l’Université et croisais des gens dans la rue, je me disais : chaque personne a une vie, des pensées, un caractère, des rêves… Et je songeais que, certains plus pauvres que moi, ou même esclaves, parvenaient à être plus heureux. Et d’autres l’étaient moins. Et j’avais envie de les aider. De leur demander ce qu’un pauvre fou comme moi pouvait faire pour réaliser leurs rêves. —Il roula les yeux—. Mais je finissais toujours par renoncer. Par couardise, je suppose. Et aussi parce que je ne pouvais probablement pas faire grand-chose pour eux, de toutes façons. Et peut-être que je me trompais. —Il fit une pause et acquiesça pour lui-même— : C’est ce qui m’a le plus marqué des enseignements de Maloven. J’ai appris à joindre mes propres aspirations à celles des autres. L’Oiseau Éternel… est un ensemble de concepts. Un moule qui s’adapte pour qu’un groupe de saïjits puisse cohabiter. Et c’est aussi ce que j’admire dans ton peuple, Dashvara de Xalya. Sa diversité et son unité. Sa tolérance. Sa confiance. C’est pourquoi j’ai décidé de t’aider. Je veux que ton peuple, celui de Maloven, soit libre. Que tous les peuples le soient.
Dashvara resta à le regarder, profondément impressionné. Kuriag déglutit et rougit.
— Dit comme ça, ça a l’air idéaliste et vaniteux, n’est-ce pas ? Maloven était capable de donner un ton beaucoup plus solennel à…
Il se tut d’un coup quand il vit le seigneur de la steppe passer rapidement une main sur ses yeux. Sous l’expression stupéfaite du Légitime, Dashvara souffla, fit un geste brusque et se leva.
— Que le Liadirlá te bénisse, Kuriag —prononça-t-il d’une voix rauque—. Si je peux… faire quelque chose pour que tu ne penses pas que je suis un sauvage ingrat, tu n’as qu’à demander.
Le jeune Titiaka hésita, ouvrit la bouche, la referma, puis se leva à son tour, nerveux.
— Qu’est-ce que tu en penses si… euh… si, pour commencer, tu m’informes d’abord de tes décisions ?
Dashvara esquissa un sourire et s’inclina.
— Par mon Oiseau Éternel et celui de mon peuple, je le jure. Chaque fois que je le pourrai.
Kuriag acquiesça et dit, comme pour se justifier :
— Ce matin, tu m’a mis dans une position délicate avec les Ragaïls. J’ai essayé de ne pas donner beaucoup de détails, mais… je parie que Garag a déjà envoyé un pigeon voyageur à ma mère pour tout lui expliquer.
Dashvara arqua un sourcil.
— Garag ?
— Oh. Un cousin éloigné —expliqua le Titiaka—. Il s’est installé comme diplomate au port d’Ergaïka. C’est à environ soixante-dix milles d’ici et il a décidé de voyager à Aralika pour m’accueillir et me féliciter. Cela faisait des années que je ne le voyais pas. Il ne te plairait pas —observa-t-il avec une moue mi-embarrassée mi-amusée.
Dashvara sentit un frisson. Ergaïka ? Il se rappelait avoir entendu ce nom, mais il pensait que c’était un simple village côtier, au sud-ouest, et non un véritable port. Il se racla la gorge.
— Et je suppose qu’il est venu avec d’autres Ragaïls.
Kuriag roula les yeux.
— En fait, non. Garag engage ses propres hommes. Ce sont des mercenaires ryscodranais, pour la plupart.
Il se tut et reprit sur un ton hésitant :
— Demain, je vais aller visiter la Tour avec Asmoan et… j’aimerais que tu m’accompagnes.
Dashvara acquiesça et essaya de dissimuler sa vive impatience avec une moue aimable et moqueuse à la fois.
— Comme tu voudras, Excellence —répondit-il.
Il s’inclina et fit un geste pour récupérer les sabres, mais, à sa surprise, Kuriag le devança et examina le sabre de Siranaga avec curiosité. Dashvara attendit patiemment. Alors, l’elfe lui rendit les armes.
— Où l’as-tu trouvé ?
Dashvara esquissa un sourire.
— C’est Atasiag qui me l’a offert. Son Éminence surprend toujours.
Kuriag avait froncé les sourcils. Méditatif, il plongea la main dans sa poche et en sortit une grande clé dorée. Il secoua la tête.
— Sais-tu ce que c’est ?
Dashvara haussa les épaules.
— Une clé.
Le Légitime sourit largement.
— Et une très spéciale. C’est une relique. Un objet enchanté. Asmoan me l’a prêtée pour que je l’examine. Elle a des inscriptions en oy’vat. Asmoan pense que Siranaga s’est enfui en Agoskura avec elle il y a deux-cents ans et il croit que la porte se trouve dans la Tour. Nous n’avons encore rien mentionné sur le sujet au chef essiméen. Peut-être que je devrais.
Dashvara était demeuré interdit, contemplant la clé avec fascination. Il hésita et tendit une main.
— Je peux ?
Kuriag lui laissa la clé et Dashvara l’examina. Elle était particulièrement grande, avec un anneau rond plein de motifs et d’inscriptions. On percevait une vive énergie à l’intérieur.
— Lessi dit que les signes sont de l’oy’vat ancien —intervint Kuriag après un silence—. Asmoan l’a déchiffré. Apparemment, cela dit… —Il chercha dans son autre poche, déplia une feuille et lut— : Clé de la Chambre de l’Oiseau Éternel. Puis viennent des mots isolés : Connaissance, Mort, Amour, Étoile et Ombre. Asmoan dit que cela pourrait faire référence à la légende des Cinq Shaards disparus.
Dashvara leva brusquement la tête, de plus en plus stupéfait. On racontait que ces cinq shaards étaient partis chercher une étoile et n’étaient jamais revenus, mais…
— Comment diables Asmoan connaît-il cette légende ? Y a-t-il donc en Agoskura une bibliothèque dédiée aux Anciens Rois ?
La simple idée lui paraissait absurde. Pourquoi des Agoskuriens allaient s’intéresser à l’histoire d’un peuple lointain disparu depuis deux siècles ?
— Je ne sais pas —admit Kuriag—. Asmoan dit qu’il avait des livres qui parlaient du sujet. Mais il ne les a pas apportés pour le voyage.
Dashvara commença à comprendre à moitié. Si les Anciens Rois avaient été des démons et si ceux-ci formaient une communauté réduite, il était logique de penser que leur histoire avait été récupérée par d’autres de leur même espèce, que ce soient ou non des descendants. D’où l’intérêt d’Asmoan. Ça, si l’on considérait que les Anciens Rois avaient vraiment été des démons.
Il secoua la tête, confus, et rendit la clé au Légitime.
— Tu sais, Excellence ? Je crois qu’il serait plus prudent de ne pas parler de ça à Todakwa. Cela m’étonnerait qu’il permette d’ouvrir une chambre secrète en présence d’étrangers.
Kuriag acquiesça.
— Tu as raison.
Il y eut un silence. Dashvara se racla la gorge.
— Puisque j’ai dit que je te consulterais avant… Je me sentirais plus tranquille si on postait deux Xalyas devant ta porte. Je suppose que Todakwa n’a pas intérêt à ce qu’il t’arrive quelque chose, mais… au cas où, tu me comprends. Ne tourne jamais le dos à un Essiméen —cita-t-il sur un ton sage.
Kuriag sourit et acquiesça de la tête, acceptant la proposition. Avec elle, implicitement, il acceptait de nouveau la loyauté des Xalyas. Dashvara s’inclina avec un respect sincère.
— Bonsoir, Excellence.
Il sortit et, quand il revint dans la grande pièce et vit ses frères se tourner vers lui, anxieux, il sourit. S’attendaient-ils donc à le voir revenir à demi-évanoui et le dos ensanglanté ? Il déclara :
— Quarante coups de fouet et pas une égratignure.
Son mensonge arracha de larges sourires. S’asseyant sur sa paillasse, il ajouta joyeusement pour Zorvun :
— Ta fille s’est mariée avec un véritable Xalya, capitaine. Notre bon maître est décidé à nous aider à libérer notre peuple. —Il bâilla et conclut— : Et, avec un peu de chance, grâce à lui, le seigneur de la steppe pourra continuer à fainéanter et philosopher. —Il sourit—. Vive les étrangers.