Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

6 La fuite

La traversée des tunnels d’Aïgstia les assombrit tous et elle parvint à exaspérer les Xalyas les plus impatients. L’obscurité, l’impression claustrophobique et la proximité forcée avec les Ragaïls arrachaient des expressions tendues et inquiètes et imposaient un silence uniquement interrompu par les sabots des chevaux, les bottes des guerriers et quelques commentaires. Les seuls à parler avec animation étaient Kuriag et Asmoan. Durant les pauses, et même durant la marche, ils se plongeaient dans de longues conversations. D’après Lessi, ils parlaient de choses variées, mais l’Oiseau Éternel et les Anciens Rois étaient des sujets récurrents.

— J’ai l’impression d’avoir épousé un shaard —souffla Lessi, amusée, le second jour.

Aussi, profitant de l’occasion, Zorvun proposa à sa fille de voyager avec eux et Lessi put donc écouter les histoires rocambolesques d’Api. Le troisième jour, alors qu’ils avançaient tous dans un tunnel irrégulier faisant attention à ce que les chevaux ne trébuchent pas, Dashvara demanda :

— Dis-moi, gamin. Cette histoire comme quoi tu étais monté sur un dragon, c’est vrai ?

Api marchait quelques pas en arrière et était silencieux depuis un moment, l’air songeur. Il leva la tête et sourit.

— Bien sûr. Et un grand.

Dashvara lui adressa une moue sceptique et se retourna pour bien regarder où il marchait. Alors, Api précisa joyeusement :

— Il était en plein Ied, en fait près des quais, là où se trouvent les Palais Abandonnés. C’était un dragon magnifique, couvert de cornes et d’écailles bleues. Je suis monté dessus plein de fois. Surtout parce que, depuis ses naseaux, on pouvait sauter pour plonger directement dans la mer. C’était amusant. —Il fit une pause—. J’ai mentionné qu’il était en pierre ?

Dashvara étouffa un gros rire.

— Non, mais je commençais à m’en douter —assura-t-il.

Il roula les yeux et ils continuèrent en silence. Peu après, ils arrivèrent au bout du raccourci et débouchèrent sur le chemin principal. Là, le tunnel était plus large, plus haut et, surtout, il était bien mieux entretenu. Ils tournèrent à droite. De là, selon la carte d’Asmoan, il leur restait moins d’une demi-heure pour voir le soleil. Dashvara accélérait inconsciemment le rythme et ralentissait chaque fois qu’il se rapprochait trop des deux Ragaïls qui ouvraient la marche avec leurs lanternes. Il plissa soudain les yeux. Ça… c’était une lumière ou un reflet des lanternes ?

Il ne put le déterminer parce qu’à cet instant une ombre passa devant ses yeux…

“Dash !”, s’écria Tahisran d’une voix horrifiée. “Il y a une carriole hors du tunnel ! Et j’ai entendu un cri. Je n’ai pas osé m’approcher. Il y a trop de lumière.”

Dashvara s’arrêta net et ordonna dans un rugissement :

— Halte !

Comme les deux Ragaïls en tête de file se retournaient, surpris, il expliqua :

— La sortie est proche. Il faudrait envoyer des sentinelles pour voir si la zone est sûre. Il pourrait y avoir des problèmes.

Les deux Ragaïls échangèrent un regard et haussèrent les épaules. L’un d’eux proposa :

— Je peux y aller.

— Je t’accompagne —décida Dashvara—. Lumon, prends ton arc et viens avec moi. Les autres, continuez à avancer doucement et restez attentifs.

— Je vais avec toi —intervint Makarva depuis l’arrière—. Je sais bien que tu ressuscites et tout ce que tu voudras, Dash, mais s’il t’arrive quelque chose, mon Oiseau Éternel mourra de honte.

Dashvara ne protesta pas : il laissa les rênes de Soleil-Levant à Zamoy, et le Ragaïl, l’Archer, Mak et lui s’éloignèrent rapidement dans le tunnel, suivis discrètement par l’ombre.

“Il ne m’a pas semblé entendre de coups d’épée”, ajouta Tah.

Il n’en dit pas plus, probablement parce qu’il n’avait pas d’autres détails à donner. La lumière se fit de plus en plus intense et, finalement, ils sortirent du tunnel. La première sensation de Dashvara fut une sensation de libération. La deuxième, d’horreur. Parce qu’il venait d’apercevoir une carriole renversée et une créature bipède et écailleuse qui tentait d’atteindre une saïjit atterrée, hissée sur une saillie de pierre du profond canyon rocheux. Celle-ci ne vit même pas les quatre silhouettes qui sortaient du tunnel : son regard cherchait fébrilement une prise pour continuer à escalader la roche.

— Des nadres rouges —cracha Makarva, en dégainant ses sabres.

Dashvara balaya l’endroit du regard et se sentit soulagé en ne voyant pas d’autres nadres. Saisissant à son tour ses sabres, il lança :

— Attirons-le loin du tunnel. S’il explose, il pourrait l’endommager. Ragaïl, ne bouge pas d’ici.

Les trois Xalyas s’éloignèrent rapidement, contournant la carriole. Devant celle-ci, ils purent voir le corps sans vie d’une autre femme, une arbalète déchargée à ses côtés. Le cheval avait dû se libérer et partir au galop… probablement poursuivi par le reste de la bande de nadres, comprit Dashvara avec un frisson.

Dès qu’ils se furent éloignés suffisamment dans le couloir rocheux, Lumon décocha une flèche. Il atteignit le cou écailleux du monstre et, même s’il ne le blessa pas, celui-ci fut distrait et détourna son attention de la steppienne sur son rocher. Les Xalyas s’écartèrent les uns des autres. Si seulement ils avaient eu de l’huile-froide pour l’empêcher d’exploser une fois mort… Maltagwa en avait fabriqué suffisamment pour remplir une outre, mais ils ne l’avaient pas précisément à portée de main en ce moment. Il restait la possibilité de tenter de distraire la créature jusqu’à ce que l’un des trois revienne avec l’outre, bien sûr, mais le plus simple était de la tuer et qu’elle tombe là où le passage était plus large.

— Viens, petit dragon ! —dit Dashvara agitant son sabre noir en direction de la bête—. Ne sois pas lâche.

Il fut à moitié lâche. Se voyant cerné de trois côtés, le nadre rouge émit un puissant rugissement et se rua sur Makarva, qui était au milieu du chemin conduisant hors du défilé. Les nadres rouges étaient des monstres et ils ne se distinguaient pas par leur intelligence, mais, là, l’instinct de survie et l’éloignement de la bande prévalurent.

— Écarte-toi ! —lança Dashvara.

Makarva s’écarta d’un coup et le nadre rouge, au lieu de déguerpir, recula émettant des rugissements répétés pour appeler ses congénères. Dashvara secoua la tête, sans comprendre. Le petit dragon aurait dû détaler pour rejoindre sa bande. À moins que… Quand le nadre se retourna et fonça cette fois vers le Ragaïl et vers l’entrée du tunnel, Dashvara sentit le sang se glacer dans ses veines.

— Par le Liadirlá, la bande est dans le tunnel principal ! —feula-t-il.

Et cette fois, il s’élança, non plus pour distraire la bête afin qu’elle s’en aille mais pour l’arrêter avant qu’elle n’atteigne le tunnel. Ce serait toujours moins grave qu’elle explose dans le défilé plutôt que dans le tunnel. Avant qu’il n’ait le temps de beaucoup réfléchir, il plantait déjà ses sabres entre les écailles de la bête. Il tomba, entraîné par le poids et jura, retirant ses sabres et les replongeant dans les pattes et les griffes. C’était triste, mais le nadre devrait attendre un peu avant de mourir. Laissant la créature meurtrie, inutile et rugissante, Dashvara libéra ses sabres et se précipita vers le tunnel en criant :

— Sortez tous ! Tout de suite !

Les premiers Xalyas ne tardèrent pas à sortir, à cheval. Api était monté sur celui de Tsu.

— Nous avons des nadres rouges derrière ! —informa Orafe.

— Et un devant —répliqua Dashvara en l’indiquant.

— Ils sont proches ? —s’enquit Lumon.

— Sur nos talons ! —croassa le Grincheux—. Nous devrions les avoir entendus arriver, mais rien. Je n’arrive pas à me l’expliquer, ces tunnels doivent être ensorcelés.

— La rochelion étouffe le bruit —commenta Tsu.

Plusieurs le regardèrent avec surprise. Ils oubliaient toujours que le drow n’avait pas toujours été xalya, loin de là, et qu’il avait été à l’université de Titiaka durant des années. Le Chevelu souffla :

— En tout cas, les Ragaïls sont en première ligne !

Dashvara esquissa un sourire torve.

— Eh bien, on va voir si leurs trucs de magiciens leur servent contre les nadres.

— Oh, les gars : sortons du défilé —les pressa Sashava.

Dashvara acquiesça, prit les rênes de Soleil-Levant, monta et se posta entre le nadre moribond et l’expédition, de sorte que celle-ci dut passer à gauche de la carriole. Des rugissements provenant du tunnel lui parvinrent et, quand il vit Kuriag sortir avec Asmoan, les yeux écarquillés, il réprima un sourire torve. Bienvenue dans la steppe, Excellence… L’elfe arrêta son cheval et demanda :

— Qui est cette femme ?

Dashvara arqua un sourcil. Fichtre. Il avait complètement oublié la steppienne perchée sur les rochers. Il leva les yeux vers elle et la vit aussi atterrée que quelques minutes plus tôt. Elle avait dans les trente ans, des traits steppiens, des vêtements colorés… Des habits shalussis, considéra Dashvara. Il approcha sa monture de la paroi rocheuse.

— Ne crains rien ! —lui lança-t-il—. Tu peux descendre de là maintenant.

La Shalussi hésita. Dashvara insista, impatient :

— Il y a d’autres nadres rouges dans la zone : tu ne devrais pas rester là. L’autre femme et toi, vous vous dirigiez à Dazbon, n’est-ce pas ? —Il l’avait déduit de la position de la carriole. Il secoua la tête—. Nous, nous allons dans le sens contraire, mais, de toutes façons, avec la bande de nadres rouges qui se trouve dans les tunnels, je ne te conseille pas de prendre cette direction. Euh… Tu ne vas pas descendre ?

La steppienne, sans un mot, commença à descendre de la paroi rocheuse. D’un coup d’œil, Dashvara constata que Kuriag était resté là à la regarder et il souffla.

— Continuez, Excellence. Ne vous arrêtez pas. Je m’occupe d’elle.

Le jeune elfe déglutit mais acquiesça et il s’éloigna dans le défilé. Le temps que la Shalussi atterrisse enfin sur le sol, Dashvara avait déjà soulevé la femme morte pour la passer à Arvara. La Shalussi lissa ses vêtements d’une main nerveuse et ses yeux glissèrent vers sa compagne. Dashvara se racla la gorge.

— Je regrette que nous soyons arrivés trop tard pour elle. Je suppose que tu voudras lui donner un enterrement digne. Y a-t-il quelque chose de valeur dans ta carriole, femme shalussi ?

La steppienne fronça les sourcils. Elle fit non de la tête.

— Non —soupira-t-elle—. Sauf… —Elle se mordit la lèvre et, montant dans la carriole, elle souleva une étoffe et découvrit une fillette d’environ quatre ans qui s’était cachée là. Elle la prit dans ses bras. Dashvara acquiesça, se réjouissant qu’ils soient au moins arrivés à temps pour sauver deux âmes.

— Boron —lança-t-il—. Emmène-les.

Le Placide acquiesça et aida mère et fille à monter sur le cheval. Dashvara soupira bruyamment et fit volter sa monture. Plus d’un Xalya était resté en arrière aider les Ragaïls pour couvrir la retraite, parmi lesquels Zorvun, bien sûr. Le problème, c’était que lutter dans un tunnel n’était pas pratique. Et encore moins quand…

On entendit une explosion et Dashvara blêmit. Diables, diables, diables. Il tourna brusquement la tête, mais le nadre moribond était toujours en vie. L’explosion provenait du tunnel. Il y entra avec Soleil-Levant. Le fracas de rugissements se mêlait aux bramements des guerriers. La rochelion étouffait le bruit, disait Tsu… Ben, heureusement. Dashvara feula :

— Arrière ! Ne les tuez pas !

Mais il savait qu’il était difficile de demander une telle chose alors que les nadres rouges, eux, chargeaient avec férocité. Une autre explosion fit trembler le tunnel et une pluie de poussière les aveugla. Alors, la voix de Djamin tonitrua :

— Arrière !

Ce n’est pas trop tôt…

Dashvara sortit de nouveau du tunnel pour ne pas barrer le passage et il s’éloigna d’un trot rapide, suivi de près par les autres. Un fracas d’explosions poussa Soleil-Levant au galop et Dashvara dut contrôler son élan. Par l’Oiseau Éternel ! Si le tunnel avait tenu après ça, il mangeait ses bottes.

Le défilé n’était pas très long et ils débouchèrent bientôt sur la steppe. Devant lui, s’étendaient des plaines interminables couvertes d’herbe. L’émotion commença à l’envahir, mais aussitôt sa joie fut remplacée par le devoir du moment : d’un coup d’œil, il s’assura que tous étaient sains et saufs, il fit volter Soleil-Levant et entendit Zorvun marmonner :

— Quelle bande d’idiots…

Dashvara paria qu’il parlait des Ragaïls. Il vit ces derniers se mettre en formation devant le défilé.

Beaucoup de discipline et beaucoup de magie, mais après ils ne sont pas capables de courir quand il le faut.

Le cheval du capitaine ragaïl trotta jusqu’à Kuriag, et Dashvara s’approcha avec Zorvun. Le jeune Légitime acquiesçait de la tête, l’air sombre. Les rejoignant, Dashvara commenta avec calme :

— Laissez-moi deviner : le tunnel s’est écroulé.

Djamin s’éclaircit la voix.

— C’est possible —admit-il.

Dashvara sourit avec goguenardise.

— Les commerçants ne pourront pas se plaindre : nous laissons derrière nous un chemin solide et sûr. Pas un troll n’osera passer par un chemin aussi bien gardé.

Il vit le capitaine ragaïl serrer les dents et Kuriag le regarder avec un mélange d’embarras et d’incrédulité. Dashvara paria que, si c’étaient les Xalyas et non les Ragaïls qui avaient provoqué l’accident, ils n’auraient pas été aussi compréhensifs. Pour leur défense, il fallait reconnaître qu’en Diumcili, il n’y avait pas de nadres rouges. Avec une patience forcée, Djamin rétorqua :

— Ce ne sera pas difficile de rouvrir la route. Pour l’instant, réjouissons-nous d’être encore tous en vie.

Dashvara le regarda d’un air moqueur, mais il se contenta de répliquer :

— Il vaudra mieux que nous nous éloignions d’ici avant que la nuit tombe.

Ce n’est que lorsqu’il talonna son cheval qu’il pensa à Tah et, soudain inquiet, il interrogea ses frères. C’est Api qui répondit en tapotant son sac rebondi :

— Tout est en ordre.

Dashvara arqua un sourcil en percevant la confirmation mentale amusée de l’ombre. Bon, soupira-t-il. Cela n’avait pas été l’arrivée tranquille qu’il espérait, mais ils étaient enfin dans la steppe. Il jeta un coup d’œil alentour. Bon nombre de Xalyas avaient les yeux rivés sur l’horizon. Certains regardaient vers le nord-ouest, directement vers Xalya.

Comme c’est étrange, n’est-ce pas, frères ? murmura-t-il pour lui-même, se redressant sur Soleil-Levant. Nous revenons dans une steppe où nous avons passé presque toute notre vie et on dirait presque que nous ne l’avons pas vue depuis vingt ans. Seuls trois ans ont passé. Trois ans et tant de choses ont changé.

Mais nous sommes revenus.

Il sourit, le regard perdu sur les lointaines plaines et collines. On entendit des sabots de chevaux tout proches. Yira s’arrêta sur sa droite. Au-dessus de son voile, ses yeux noirs l’observaient avec intensité.

— Alors, voilà ta steppe, Dashvara de Xalya.

Dashvara sourit, prit sa main gauche gantée et la baisa avec douceur.

— Elle est autant à moi qu’à toi, naâsga —murmura-t-il. Il reporta son regard vers les plaines et secoua la tête—. Peut-être qu’elle te paraîtra un peu vide au début, mais elle enserre beaucoup plus que ce que l’on voit. La steppe —il fit un geste ample—, il faut la sentir.

Les yeux de Yira sourirent puis se tournèrent eux aussi vers l’immense horizon. Elle commenta :

— C’est comme un océan. Sauf qu’au lieu des vagues, il y a des collines et, à la place des bateaux, il y a des chevaux.

Dashvara s’étrangla en l’entendant comparer sa steppe à la mer.

— Mais les chevaux ne sombrent pas, naâsga. Ils chevauchent sur de la terre ferme. La steppe est franche et simple. Si on enlève, bien sûr, les serpents rouges, les nadres, les écailles-néfandes, les Essiméens… —énuméra-t-il. Yira souffla, amusée, et Dashvara ajouta— : Mais je me réjouis qu’elle te fasse penser à un océan si… si cela te fait sentir davantage chez toi.

Yira pencha la tête de côté et ses yeux étincelèrent, souriant encore.

— Je suis un esprit nomade. Mon chez moi est là où va mon cœur.

Dashvara déglutit, ému, et acquiesça sachant qu’aucune parole n’aurait pu exprimer sa joie de savoir sa naâsga à ses côtés, chez lui, dans sa steppe. Il se tournait de nouveau vers celle-ci, rêveur, quand une voix appela :

— Dash !

Dashvara se tourna pour voir Zamoy approcher au trot. Le Chauve s’arrêta et expliqua :

— La femme shalussi dit qu’elle est une esclave en fuite d’Essimée. Quand nous lui avons dit que nous étions des Xalyas, elle a failli s’évanouir. Qu’est-ce qu’on fait avec elle ?

Dashvara haussa les épaules.

— Dis-lui que nous autres, contrairement à son peuple, nous n’avons pas pour coutume de tuer des gens innocents et que…

— Dash —protesta Yira.

— Et que la dame des Xalyas décidera de son sort —termina Dashvara avec un petit sourire.

La sursha le regarda, les yeux plissés, souffla et dit :

— Je crois que, pour l’instant, c’est plutôt à Kuriag Dikaksunora qu’il revient de décider.

Dashvara arqua un sourcil.

— Diables, c’est vrai. Je vais aller demander à notre maître ce qu’il en pense.

Il s’avéra cependant que Kuriag était précisément en train de parler avec la Shalussi et, quand Dashvara arriva, il entendit le Légitime déclarer :

— Sous ma protection, les Essiméens n’oseront pas porter la main sur toi.

— Je te prêterai des habits —intervint Lessi d’une voix douce—. Personne ne pourra te prendre pour une esclave. Qu’en dis-tu ?

La femme shalussi les regardait avec une expression de pure stupéfaction. Lâchant la main de sa fille, elle s’agenouilla devant eux en disant :

— Vous nous avez sauvé la vie à ma fille et à moi. J’ai été esclave durant beaucoup d’années, mais je n’ai jamais servi un maître qui le méritait. Si je peux vous être utile de quelque façon, moi, Hézaé, je le ferai.

Kuriag acquiesçait, sans savoir quoi répondre. Lessi sourit.

— Ce sera un plaisir de t’avoir à mes côtés.

Comme la steppienne se levait, Dashvara intervint :

— Puis-je te poser une question, Hézaé ? De quelle zone d’Essimée viens-tu ?

La Shalussi tourna la tête vers lui et son expression se fit craintive.

— J’ai vécu longtemps à Aralika, la Cité de la Tour. Mais il y a deux ans, ils nous ont déplacées, ma sœur et moi, plus au sud. Là où se trouvait l’ancien peuple de Lifdor.

De sorte que Lifdor était lui aussi tombé dans les filets des Essiméens, déduisit Dashvara. Toute la steppe était tombée. Il restait à espérer que les Honyrs, eux, ne l’avaient pas fait. Il commenta :

— Deux ans. Cela signifie que tu étais encore dans le village principal de Todakwa quand le donjon des Xalyas est tombé.

Hézaé acquiesça et, devant l’oreille attentive des Xalyas, elle dit :

— J’ai vu arriver les esclaves xalyas. La plupart étaient des enfants et des femmes. Certains… ont été sacrifiés à leur dieu.

Une vague de haine et d’horreur s’empara de Dashvara rien que d’imaginer les Essiméens sacrifiant des enfants xalyas à leur stupide Dieu de la Mort. Son poing droit serra avec force le pommeau de son sabre.

— Mais ils ont laissé les autres en vie —intervint Alta avec un brin d’espoir.

Hézaé fit un léger mouvement de la tête.

— Oui. Mais je ne peux pas vous dire combien ils étaient. Je n’en ai vu qu’une poignée. Je travaillais dans une ferme, vous comprenez : j’allais rarement en ville.

Ville, se répéta Dashvara. Combien d’habitants y avait-il dans cette ville du nom d’Aralika ? Il se souvenait que le shaard Maloven lui avait dit que les terres essiméennes étaient l’endroit le plus peuplé de la steppe, vu qu’ils avaient aussi les terres les plus riches et cultivables. Cinq ans plus tôt, les officiers xalyas estimaient que deux-mille âmes y vivaient. Mais c’était sans compter les esclaves qui avaient été arrachés à leurs foyers depuis lors.

La conversation avec la Shalussi les rendit tous lugubres et, quand ils se mirent en marche pour s’éloigner du défilé, ils échangèrent à peine quelques mots. La nuit allait bientôt tomber et le capitaine ragaïl ne tarda pas à donner l’ordre de s’arrêter. Tandis qu’ils montaient le campement et qu’ils allumaient des torches, d’autres Xalyas creusèrent la tombe pour la sœur d’Hézaé. Ils la creusèrent rapidement et en silence, et Dashvara paria que plus d’un pensa : les Shalussis ont-ils seulement creusé une fosse pour nos frères tombés en Xalya ? Non, ils ne l’avaient sûrement pas fait. Mais il était aussi vrai que cette Shalussi, esclave depuis des années, n’était pas responsable.

Une fois la tâche terminée, ils ne s’attardèrent pas et, depuis l’autre bout du campement, Dashvara aperçut les silhouettes de ses frères qui s’éloignaient promptement, laissant Hézaé pleurer seule sa perte. Il inspira profondément l’air froid de la nuit et, d’une main douce, il caressa le front de Soleil-Levant. La jument souffla doucement de plaisir. La rencontre avec les nadres rouges l’avait rendue nerveuse durant un long moment, mais maintenant que Dashvara la soignait comme une reine, elle avait recouvré une totale sérénité. Il sourit et continua de la brosser en disant :

— Jamais je ne laisserai une de ces bêtes te faire du mal, daâra. Tu ne dois pas les craindre. Lusombre ne les craignait pas : elle les regardait dans les yeux. Elle faisait volte-face comme un oiseau. Et je ne les ai jamais laissés la blesser.

Et ainsi, seul avec ses pensées et sa jument, il murmurait à celle-ci des mots doux quand il remarqua une haute silhouette robuste qui s’approchait. C’était Raxifar. On voyait à peine son visage dans l’obscurité. L’Akinoa s’arrêta à quelques pas.

— Xalya —le salua-t-il d’une voix profonde.

Dashvara fit un geste poli de la tête sans cesser de brosser son cheval.

— Raxifar.

D’où ils étaient, on entendait les voix étouffées des Xalyas, emmitouflés dans leurs couvertures, inhabituellement songeurs. Profitant de l’espace, les Ragaïls s’étaient installés un peu plus loin. Quant aux tentes du capitaine ragaïl, de Kuriag et d’Asmoan, elles se dressaient entre les deux groupes. La première avait les couleurs rouges de la garde titiaka, la deuxième était blanche, ornée du dessin bleu de l’oiseau des Dikaksunora, et la troisième, celle de l’Agoskurien, était d’un orange vif. Avec une telle discrétion, je nous vois saluer les Essiméens demain à l’aube…

— Je vais partir —déclara l’Akinoa après un silence.

Dashvara arrêta sa tâche, mais avec calme, et il laissa Soleil-Levant s’éloigner doucement pour brouter l’herbe. Il acquiesça.

— Je sais. Tu l’as dit au Titiaka ?

La lumière d’une torche proche éclaira le sourire moqueur de Raxifar. Non, il ne le lui avait pas dit. Dashvara roula les yeux.

— Nous te donnerons des vivres et ce dont tu as besoin —promit-il—. Et nous couvrirons ton départ pour qu’aucun Ragaïl ne te voie.

Raxifar inclina légèrement la tête.

— Si je réussis à trouver mon peuple, Xalya, tu peux compter sur moi pour libérer le tien des griffes essiméennes.

Dashvara sourit, ému.

— Merci, Raxifar. Pour le moment, je ne sais pas très bien comment nous allons faire. Mais nous le ferons. Crois-moi, je ferai aussi tout mon possible pour aider tous les tiens qui sont tombés entre les mains des Essiméens. Seulement… je me dois de rendre la pareille à Kuriag Dikaksunora avant de m’y consacrer pleinement.

Raxifar acquiesça, pensif.

— Je comprends. Cet étranger n’a pas mauvais cœur. Mais il ne pourra jamais vraiment pardonner ce que j’ai fait à son père. Je n’arrive pas à comprendre comment il ne m’a pas encore tranché la tête.

Ils échangèrent des sourires sinistres. Dashvara prononça solennellement.

— Ayshat, Raxifar d’Akinoa. Merci d’avoir voyagé avec nous jusqu’ici… et de m’avoir sauvé la vie. Je ne sais pas si un jour nos peuples réussiront à cohabiter après tout ce qui s’est passé, mais… sans aucun doute, tu as gagné le respect des Xalyas. En particulier le mien.

Raxifar sourit.

— Akinoa respecte les âmes qui défendent ses valeurs ; alors, je ne peux répondre qu’avec le même respect —répliqua-t-il.

Dashvara souffla et plaisanta :

— Si seulement les Essiméens pouvaient suivre le même exemple.

Tous deux retournèrent au campement et, s’efforçant de ne pas attirer l’attention des Ragaïls, ils parvinrent à remplir un sac de vivres et deux outres. Comme il était probable qu’en découvrant la disparition de l’Akinoa, les Ragaïls décident de le poursuivre, ils s’assurèrent que le cheval de Raxifar était en bonne condition pour supporter la fuite. La majorité des Xalyas n’alla pas jusqu’à saluer le steppien noir de vive voix, mais l’hostilité avait disparu. Avec le temps, ils commençaient à être tolérants, sourit Dashvara.

La Gemme avait déjà parcouru une bonne partie du ciel et ils venaient de changer le tour de garde quand Raxifar se leva et Dashvara en fit autant. On n’entendait qu’un silence sépulcral dans le campement. Ils s’éloignèrent jusqu’au cheval de l’Akinoa et tous deux se serrèrent vigoureusement la main. Ce salut en disait plus que mille mots. Dashvara lui chuchota :

— Que l’Oiseau Éternel te guide.

— Qu’Akinoa vous donne des forces à toi et à ton peuple —répliqua Raxifar d’une voix tout aussi basse.

Il tira les rênes du cheval et s’éloigna, passant devant Sirk Is Rhad, qui montait la garde à l’est du campement. L’Akinoa se perdait déjà dans l’obscurité de la nuit quand l’Honyr murmura :

— Tu crois qu’il trouvera son peuple libre, sîzan ?

Dashvara hocha la tête avec une lueur d’espoir dans le cœur.

— Je ne sais pas —répondit-il—. Mais, si les Akinoas ont aussi été soumis, cela signifie que les Essiméens ont tout. Absolument tout.

— Sauf les terres du nord —observa Sirk Is Rhad.

Dashvara acquiesça en silence. Sauf les terres du nord, où vivaient les Honyrs. Ces terres, voisines de celles des Xalyas, étaient presque aussi désertiques que le désert de Bladhy. Mais c’était toujours la steppe.

Et probablement, cela deviendra ton foyer ces prochaines années, si tu parviens à te débarrasser honorablement du Légitime.

Mais, avant, il fallait écouter le Dikaksunora, satisfaire sa curiosité et celle d’Asmoan… Dashvara espérait seulement qu’il ne regretterait pas de ne pas avoir fait comme Raxifar cette nuit et de ne pas être parti en tapinois avec ses frères et les femmes xalyas. Le temps le dirait.