Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Finalement, seuls dix Xalyas assistèrent à la noce et, à la demande expresse de Kuriag, Dashvara fut l’un d’eux. Le temple de Cili où se déroulait la cérémonie se situait dans l’ambassade. L’idée de retourner dans ce lieu ne l’enchantait pas, mais… celui qui paie, ordonne, n’est-ce pas ?
La première chose qui le frappa fut le nombre de Titiakas que Kuriag Dikaksunora avait réussi à réunir en si peu de temps. Ou plutôt le nombre de Titiakas qui s’étaient pour ainsi dire invités à la fête, avec la claire intention de se faire ami du nouveau chef de famille des Dikaksunora. Il reconnut quelques visages, mais la plupart lui étaient inconnus.
La cérémonie, en soi, ne se différenciait pas beaucoup de celle qu’avait célébrée Atasiag Peykat en les mariant Yira et lui. Le problème, c’est qu’elle s’allongea beaucoup plus que cette dernière. Debout, au fond de la salle, Dashvara écouta l’interminable sermon du prêtre de Cili réprimant des soupirs d’impatience. Il aurait juré que le prêtre avait récité le Livre Sacré tout entier avant d’arroser les liens des deux couples avec de l’eau pure. Lanamiag Korfu était encore un peu pâle, mais il se tenait avec plus d’énergie et il se comporta avec Fayrah comme un parfait gentilhomme, enroulant les rubans, puis s’agenouillant et baisant la main de son épouse comme s’il avait répété le geste mille fois. À côté de lui, Kuriag avait l’air plus jeune et inexpérimenté. Une fois la cérémonie achevée, les musiciens commencèrent à jouer des chansons joyeuses et les invités passèrent dans la grande cour de l’ambassade pour profiter du banquet. Dashvara s’abstint de bouger durant toute la festivité, désireux d’éviter tout conflit avec Lanamiag Korfu. Celui-ci était plongé dans son monde de bonheur et il ne sembla même pas le voir quand il passa à quelques pas de lui. Atasiag ne tarda pas à faire ses chaleureux adieux à Lessi et à Yira et à monter avec Lanamiag et Fayrah dans une barque prêtée par l’ambassade qui les conduirait directement à leur bateau personnel et, de là, ils lèveraient l’ancre pour Titiaka. Fayrah embrassa Lessi, mais elle n’eut pas l’air de se rappeler des gardes xalyas, groupés près du quai. Ce n’est que lorsque la barque s’éloignait déjà que sa sœur leva les yeux, tendit à moitié un bras… et se redressa, faisant tanguer le canot.
— Que l’Oiseau Éternel te protège, sîzan ! —cria-t-elle.
Souriant, Dashvara fit un geste de la tête et la salua. Il ne sut pourquoi, à cet instant, des souvenirs de son enfance lui revinrent, quand il n’était encore qu’un gamin et courait dans l’herbe avec Fayrah et son petit frère Showag ou parcourait les passages secrets du Donjon… Le canot était déjà loin quand il murmura :
— Tu seras toujours une Xalya, sîzin.
Ou du moins il l’espérait.
* * *
Avec les préparatifs du voyage, la semaine suivante passa comme un éclair. Comme Kuriag Dikaksunora était très occupé à écrire et à répondre à des lettres et à se rendre à des invitations de Titiakas et de Républicains de la ville, les Xalyas s’occupèrent pour ainsi dire de tout. De toute manière, ils savaient mieux que quiconque ce qui était nécessaire pour voyager dans la steppe.
Pour se mettre en forme, ils reprirent un entraînement intensif dans la cour de l’auberge, maniant les sabres, les arcs et les lances. Quand Kuriag leur proposa de s’entraîner avec les Ragaïls de l’ambassade, ils refusèrent catégoriquement. Ces guerriers-mages rappelaient à Dashvara de très mauvais souvenirs de la Rébellion.
La veille du départ, Dashvara, les Triplés, Lumon, Boron et Makarva rendirent visite à Zaadma et Rokuish au Dragon d’or pour leur laisser les cent et quelques dragons qui leur étaient restés et, au passage, voir comment grandissaient Rahilma, Aodorma et Sizinma. Ni Zaadma ni Rokuish ne protestèrent beaucoup avant d’accepter l’argent, et encore moins quand Dashvara leur assura que, dans la steppe, ils n’allaient pas en avoir besoin.
— Nos cousines ont l’air de s’être calmées depuis la dernière fois —observa Zamoy, en s’approchant du grand berceau où dormaient les trois nouvelles-nées.
— Rahilma et Aodorma, oui —dit Zaadma—. Mais Sizinma est toujours aussi insupportable.
— Ça doit être la réincarnation de Miflin —conclut le Chauve. Le Poète lui donna un coup de coude en plein dans les côtes—. Aïe !
— Comment va le projet de l’herboristerie ? —s’enquit Makarva.
Zaadma soupira bruyamment.
— Bouah ! Cette ville est en train de devenir un enfer. Maintenant, il se trouve qu’il faut avoir un diplôme de la Citadelle pour ouvrir une herboristerie. Nous envisageons de nous installer à Twach. Là, au moins, on laisse les gens vivre sans avoir besoin de diplôme. C’est à une demi-journée d’ici en carriole, ce ne serait pas trop de remue-ménage. Et avec cet argent que vous nous avez apporté, je suis sûre maintenant que nous allons nous en sortir, même avec ces trois petites diablesses —sourit-elle.
Ils dînèrent avec eux dans la chambre de la taverne et, en partant, Dashvara crut opportun de renouveler son offre au couple.
— Si un jour vous avez envie de retourner dans la steppe, notre clan vous recevra avec grande joie —leur dit-il.
Rokuish sourit, touché, et se leva pour lui serrer la main.
— Merci, mon frère. Vous pareillement : si l’un de vous décide de voyager à la République, qu’il n’oublie pas de passer nous voir. —Il lui donna une tape sur l’épaule, l’expression profondément émue—. Sois prudent et que la chance te sourie.
Dashvara eut presque l’impression qu’il lui disait adieu pour toujours. Et peut-être était-ce vrai. Surtout si les Essiméens les surprenaient en chemin. Écartant ces pensées, il sortit de la taverne avec ses frères et jeta un regard sombre sur le ciel orageux avant de mettre la capuche de sa nouvelle cape et de descendre la rue sous l’averse. Ils marchaient en silence dans les rues de Dazbon quand, soudain, Zamoy cria :
— Frères !
Tous sursautèrent et le regardèrent, alarmés.
— Qu’est-ce qu’il y a ? —lui demandèrent-ils.
Sous sa capuche bleu sombre, Zamoy sourit de toutes ses dents et s’écria :
— Demain, nous rentrons chez nous !
Il poussa un cri de victoire et partit en courant avec le Chevelu en direction de La Perle Blanche. Dashvara échangea un sourire avec ses compagnons et ils reprirent la marche sous la pluie. Ils rentraient chez eux, oui, mais, intérieurement, il ne pouvait cesser de penser aux Essiméens. Ils tomberaient sur eux en chemin à coup sûr.
Mais cela ne signifie pas que nous ne pourrons pas passer, pensa-t-il tout en avançant. Les adorateurs de la Mort n’ont pas à savoir que ces gardes steppiens portant un uniforme titiaka sont des Xalyas… n’est-ce pas ? Il eut un sourire torve. Pas tant que nous ne le leur crierons pas à la figure.
* * *
Le matin suivant, quand les steppiens montèrent leurs chevaux et sortirent de l’auberge, suivant Kuriag Dikaksunora, leurs cœurs vibraient de joie. Ils partaient chargés de provisions, d’armes, et surtout, d’espoir. Leur enthousiasme se refroidit un peu quand, sortant déjà de la ville, ils virent douze Ragaïls s’approcher du groupe. Un instant, Dashvara craignit qu’ils n’apportent des ennuis, mais Kuriag se contenta de les saluer comme s’il attendait leur rencontre et il reprit la route au trot. Percevant le coup d’œil interrogateur du capitaine, Dashvara soupira et talonna Soleil-Levant pour rejoindre le Légitime. Il se racla la gorge.
— Excellence.
Le jeune elfe tourna légèrement la tête. Il ne chevauchait pas mal, mais on voyait malgré tout que ce n’était pas un cavalier aguerri.
— Oui ? —répliqua-t-il avec une certaine tension.
Dashvara esquissa un sourire.
— Tu n’as pas besoin de tenir autant les rênes. Détends-toi. Personne n’aime avoir un singe inquiet sur le dos.
Kuriag serra les lèvres, mais, au lieu de s’offenser et de l’envoyer planter de l’herbe dans le désert, il l’écouta. Il essaya de se justifier :
— À Titiaka, je chevauchais à peine.
— Ça se voit —assura Dashvara avec une raillerie non dissimulée. Il reçut un coup d’œil contrarié du Légitime et il lui sourit avant de grimacer et de demander— : Pourquoi avoir engagé des Ragaïls ?
Kuriag fronça les sourcils. Il ne répondit pas immédiatement.
— Ce n’est pas moi qui les ai engagés —dit-il enfin—. C’est Faag Yordark qui me les envoie pour ma protection. Je n’ai pas pu refuser.
Vraiment ?, pensa Dashvara. Ou est-ce que tu as peur que, les Xalyas, nous te laissions tomber ?
Mais il tut ses doutes. En plus, la réponse de Kuriag pouvait être vraie. Tout compte fait, les Yordark n’avaient pas intérêt à ce que le nouveau chef Dikaksunora se perde à jamais dans la steppe de Rocdinfer.
Et rappelle-toi, Dash, nous non plus, nous n’avons pas intérêt à ce que Kuriag se méfie des Xalyas…
Avec une pointe d’exaspération, Kuriag ajouta :
— Djamin est un des meilleurs capitaines ragaïls de Diumcili et il s’est prêté volontaire pour nous accompagner. C’est un honneur de l’avoir parmi nous… J’espère qu’il n’adviendra aucune dispute inutile.
Dashvara roula les yeux et, comme ledit capitaine ragaïl s’approchait à son tour sur sa monture, il assura :
— Je m’occuperai de contrôler les miens, Excellence.
Et il se laissa distancer pour céder la place à Djamin. Celui-ci ne lui fit pas mauvaise impression. C’était un humain d’âge mûr, au teint hâlé comme les steppiens et, s’il n’avait pas eu les yeux bleus, on aurait pu le confondre avec un Xalya. Il échangea avec lui un geste sec de la tête avant de se laisser distancer. Il continua à le regarder parler quelques instants avec Kuriag, puis il revint auprès d’un Zorvun impatient d’avoir des nouvelles. Il expliqua à ce dernier la présence des Ragaïls, et le capitaine acquiesça, pensif.
— Je suppose qu’il était prévisible d’avoir de la compagnie —commenta-t-il.
Ils arrivaient déjà au Chemin du Dragon et, remarquant que le rythme ralentissait, Dashvara tendit le cou. Il aperçut deux saïjits qui attendaient au bord du chemin, avec une monture. Il reconnut aussitôt la haute silhouette du caïte. C’était Asmoan, le scientifique agoskurien, l’enthousiaste de l’Oiseau Éternel… et le démon. À côté de lui, chargé de deux sacs bien rebondis, avec une expression qui alternait entre l’impatience et la moquerie, se tenait Api, le garçon brun. Dashvara arqua un sourcil, réprimant un soupir. Eh bien, finalement, ils allaient devoir voyager non seulement avec douze Ragaïls mais aussi avec non pas un mais deux démons.
— Bonjour ! —s’écria Asmoan—. Pardonnez-moi le contretemps, j’ai un petit problème : mon cheval est déjà trop chargé et je ne sais pas où mettre la charge la plus lourde ! —Il posa une main éloquente sur l’épaule du garçon—. C’est Api, mon assistant.
Kuriag résolut promptement le problème des sacs que portait le garçon en les faisant charger sur une autre monture. Se préoccupant alors de l’assistant, il demanda :
— Quelqu’un qui veuille bien l’emmener ?
Il aurait terminé avant en ordonnant. Les Xalyas se regardèrent. Les Ragaïls se grattèrent la tête ou firent comme s’ils n’avaient pas entendu. Et Dashvara se racla la gorge.
— Il viendra avec moi.
Il n’aurait tout de même pas fallu que Kuriag installe le démon sur la monture d’une des Xalyas. Le jeune découvrit toutes ses dents et s’inclina.
— Je serai très heureux de voyager avec toi. Au fait —ajouta-t-il, alors que Dashvara l’attrapait par le bras pour l’aider à se hisser—, je suis monté sur un dragon une fois, mais je ne suis jamais monté sur un chev… Démons ! —souffla-t-il—. On est plus haut que je ne croyais.
— Accroche-toi bien —répliqua Dashvara.
Le garçon s’accrocha et ils reprirent bientôt la marche, à une allure plutôt lente. Les Républicains qui passaient par là s’arrêtaient pour regarder avec curiosité le défilé des chevaux. Api demanda :
— Alors, ce sont les fameux chevaux steppiens ?
Dashvara grogna en signe d’acquiescement. Api reprit :
— Asmoan dit qu’en quelques jours, nous serons déjà dans la steppe, mais qu’il faudra traverser des tunnels. Les tunnels d’Aïgstia. Un véritable labyrinthe, il a dit. À ce qu’on lui a raconté, bien sûr, parce que, lui, il ne connaît pas la zone. J’espère que vous savez où vous allez, vous, parce que je ne me fie pas un brin aux cartes de ce scientifique.
Assis devant lui, Dashvara réprima un soupir.
— Nous essaierons de ne pas nous perdre —assura-t-il.
Il y eut un silence, puis un joyeux :
— Ben, super. Fichtre, je ne vais pas regretter Dazbon —opina-t-il—. Même si les plaines vides, ce n’est pas non plus mon endroit favori, mais entre ça et les marécages d’Ariltuan, je crois que j’aime autant les plaines.
Dashvara arqua un sourcil.
— Tu as été en Ariltuan ?
— Oui, pourquoi ? —répliqua le garçon avec une naturelle vivacité.
Dashvara secoua la tête.
— Mes frères et moi, nous avons gardé les frontières de Diumcili le long des marécages durant trois ans —expliqua-t-il.
— Fichtre —laissa échapper Api, saisi.
Dashvara s’humecta les lèvres.
— Je peux te demander comment tu es sorti vivant de là-bas ?
— Oh. Eh bien, c’est facile —répondit le garçon—. Ma mère adoptive m’a dit : fiche le camp ou je te tords le cou, petit démon. Et je suis parti en courant avant qu’elle ne me torde le cou.
Zamoy, qui chevauchait à côté, siffla entre ses dents.
— Sympathique !
— Elle l’était ! —assura Api en riant—. Moi, par contre, je suis un véritable démon. C’est vrai. Les orcs m’ont recueilli comme leur fils et, moi, je n’ai réussi qu’à les agacer. Je n’étais même pas capable de grimper aux arbres sans tomber une demi-douzaine de fois par jour ! Alors, quand j’ai eu neuf ans, ma mère m’a dit : va-t’en et va chercher fortune dans le grand monde. Six ans ont passé et je cherche toujours —plaisanta-t-il.
Se demandant jusqu’à quel point son histoire était vraie, Dashvara échangea un regard amusé avec Zamoy et celui-ci toussota :
— Tu veux dire que tu as été élevé par des orcs.
— Ouaip —confirma Api avec naturel—. En fait, c’étaient des orcs des marais.
Il n’en dit pas plus et Dashvara respira, plus tranquille. Il avait craint que le garçon lui casse les oreilles durant tout le voyage avec des histoires inventées. Ou peut-être qu’elles ne l’étaient pas, qui sait. Mais, alors, le garçon reprit :
— Je me souviendrai toujours de Shifi. C’était mon meilleur ami. Et celui qui grimpait le mieux aux arbres.
Comme personne ne répondait, dissimulé dans son sac, Tahisran intervint :
“Dash, demande-lui où il est allé après avoir quitté les marécages. Je suis curieux de savoir.”
Dashvara soupira et fit la commission. Il devina le haussement d’épaules d’Api.
— Un peu au hasard —répondit-il—. Je suis allé vers le levant et je me suis retrouvé dans une ville du nom d’Ied. J’ai mis une semaine entière à oser y entrer, parce que je n’avais jamais rien vu de semblable. Tant de maisons et tant de gens bizarres. Ceux qui m’effrayaient le plus, c’étaient ceux qui avaient la peau blanche. Imagine la frayeur que j’ai eue la première fois que je me suis lavé et que je me suis vu dans un miroir ! —rit-il—. Finalement —poursuivit-il—, là-bas, j’ai connu un type qui m’a appris la langue commune de l’ouest et un tas d’autres choses. Il venait du désert de Bladhy —expliqua-t-il—, et il m’a raconté des merveilles sur le désert et la steppe, alors je me suis dit : un jour, j’irai à l’ouest. Et me voici.
Dashvara secoua lentement la tête.
— Tu sais, mon garçon ? Tu n’as pas choisi la meilleure époque pour voyager dans la steppe. Elle est infestée d’Essiméens.
— Mais… ce sont des saïjits, n’est-ce pas ? —demanda le garçon, confus.
Dashvara esquissa un sourire torve.
— En théorie.
Il y eut un silence.
— En résumé, comment ils sont, ces Essiméens ? —s’enquit le garçon.
— Misérables —répondit Zamoy aussitôt.
— Pervers ! —ajouta Makarva à l’arrière.
— Traîtres comme des serpents —cracha Aligra.
Atsan Is Fadul ajouta posément :
— Les Essiméens vénèrent la Mort et la science.
À l’exaspération de Dashvara, le jeune démon s’agitait sur la monture pour se tourner vers ceux qui répondaient. La réponse d’Atsan lui arracha un léger sursaut et Dashvara sentit ses bras s’accrocher un peu plus fortement à sa taille. Cependant, son ton était léger quand il dit :
— Je vois. Mais la Tour de l’Oiseau Éternel n’est-elle pas entourée d’Essiméens ?
— Exact —confirma Dashvara avec calme.
Il attendit la question suivante qu’il imagina être un : mais alors, comment pensez-vous escorter le scientifique et le Légitime jusque là sans qu’ils vous massacrent ? Mais la question ne vint pas. Le garçon devait être resté pensif.
Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de Dazbon, ils accélérèrent le rythme. Bien que le jour soit ensoleillé, un vent froid et persistant les fouettait. Un des inconvénients d’avoir ce jeune démon sur son cheval était que Dashvara n’osait plus s’approcher de Yira. Atasiag avait sans doute raison quand il disait qu’il était improbable que quelqu’un perçoive l’énergie mortique de sa naâsga, mais, comme il ne savait pas de quoi étaient capables les démons, le doute le maintint éloigné.
Ils arrivèrent à Rocavita avant midi. La simple vue de la ville sur la haute colline rappela à Dashvara l’interminable nuit qu’il avait passée là trois ans auparavant pour sauver les femmes xalyas, traversant des catacombes et des égouts… À vrai dire, dans sa mémoire, il avait emporté une image sombre de Rocavita, mais, en la voyant de nouveau, il dut reconnaître que ces maisons blanches groupées et entourées de vignes avaient du charme.
Malgré tout, quand ils arrivèrent sur la grande place de la ville et que Kuriag ordonna une petite pause, Dashvara contint un soupir impatient. S’ils commençaient à faire des pauses toutes les deux heures, ils n’allaient pas arriver dans la steppe avant le printemps… Comme le Légitime se dirigeait vers une taverne avec son épouse ainsi qu’avec Asmoan et le capitaine ragaïl, Dashvara ordonna à Atok de les suivre comme garde du corps. Il n’aurait pas fallu qu’il arrive quelque chose à Kuriag avant même de quitter la République. Les autres attendirent sur la place et en profitèrent pour manger. Ils prononcèrent à peine quelques mots, pas seulement par respect pour les Honyrs, mais aussi à cause de la présence des onze guerriers d’élite titiakas installés non loin. Les deux groupes ne s’adressèrent pas la parole, mais ils échangèrent des regards évaluateurs, pas hostiles, mais clairement méfiants. D’un côté les gardes oppresseurs, de l’autre les esclaves qui revenaient dans leur steppe…
— Le voyage promet —murmura Dashvara.
Api lui jeta un regard curieux. Allongé sur les pavés de la place, l’air très détendu, le jeune démon avait sorti plusieurs figues allongées et les mâchait énergiquement. Il avait à peine prononcé un mot depuis son histoire sur les orcs. Il avait une étrange façon de regarder tout le monde avec effronterie et avec un éclat moqueur, comme si le moindre détail l’amusait.
— Comment s’appelle celui du sac ? —demanda-t-il soudain.
Dashvara jura intérieurement. Diables. L’ombre avait-elle parlé trop fort ? Il jeta un vif coup d’œil aux Ragaïls, espérant qu’ils n’avaient pas entendu la question…
— Celui-là ? —dit une petite voix—. C’est Tah.
Dashvara tourna de nouveau la tête pour voir le petit Shivara s’approcher, la toupie à la main. Il soupira bruyamment et il ne fut pas le seul.
— Tah —répéta Api.
— Tah —confirma l’enfant et il s’arrêta, regardant la figue, intrigué, avant de demander— : Qu’est-ce que c’est ?
Le démon sourit.
— Ça ? Mon mentor les appelait amulikas —répondit-il—. C’est un fruit de l’est. Certains l’appellent le fruit des deux Roses. Dommage qu’il ne m’en reste presque plus. Tu en veux une ?
Il lui en donna une et Shivara s’accroupit à côté de lui, mettant le fruit entre ses dents.
— C’est dur !
— Bien sûr, c’est un fruit sec. Il faut mastiquer. Tu aimes ?
Shivara attendit quelques instants avant d’acquiescer. Dashvara perçut la légère tension de Morzif, assis un peu plus loin, et il esquissa un sourire pas tout à fait tranquille.
Si tu savais, bon Forgeron, que le garçon n’a pas seulement été élevé par des orcs mais que c’est aussi un démon, tu ne laisserais pas ton fils s’en approcher.
Cependant, malgré son étrange comportement et ses encore plus étranges origines, Api n’avait pas l’air mauvais comme garçon.
Attention, Dash. Tu vas finir par devenir plus confiant qu’Arvara et tu croiras que même Todakwa d’Essimée peut ne pas être mauvais.
La pensée le troubla. Combien de fois avait-il rêvé et répété le nom de Todakwa dans sa tête ? Combien de fois avait-il juré de les tuer, lui et Lifdor de Shalussi ? C’étaient les uniques chefs de tribu qui restaient en vie, à ce qu’il savait.
Mais, toi, tu ne recherches plus une vengeance, se rappela-t-il. L’important maintenant, c’est que ton clan accepte les Honyrs et renaisse de ses cendres.
Quand il cessa de tourner ses projets dans sa tête, le petit Shivara avait déjà avalé deux amulikas. À présent, le démon lui racontait des histoires de fées et de châteaux, et plus d’un Xalya écoutait.
— Et après on dit que les légendes ne sont pas vraies —soufflait-il—. Les fées existent ! La preuve, c’est que cette terniane que j’ai connue en a sauvé une dans les Souterrains, une presque aussi jeune que toi. Elle portait une robe blanche comme l’écume et elle vivait dans une tour sans avoir jamais vu le soleil ni avoir jamais parlé à personne. Tu imagines ? Et, soudain, un jour…
Brusquement, Api s’interrompit et se redressa sur les pavés.
— Ah ! Je crois que le voyage continue —déclara-t-il, enthousiaste.
De fait, les étrangers venaient de sortir de la taverne avec Lessi. Enfin. Les Xalyas se levèrent avec impatience et Dashvara saisissait déjà les rênes de Soleil-Levant, s’apprêtant à la monter, quand Kuriag l’appela. Il soupira et le rejoignit en tirant sa monture derrière lui.
— J’aimerais te présenter formellement le capitaine Djamin —expliqua Kuriag—. Voici Dashvara, le seigneur des Xalyas. Et voici Zorvun, leur capitaine… et mon beau-père —ajouta-t-il avec un sourire mi-amusé mi-gêné.
Le capitaine ragaïl et les deux Xalyas échangèrent des salutations courtoises tout en se dévisageant.
— Mes hommes et moi —dit le Ragaïl—, nous joindrons notre effort au vôtre pour assurer la protection du Légitime Dikaksunora et de son épouse en ces terres sauvages.
Dashvara acquiesça sans un mot et Zorvun répliqua :
— Ce sera un honneur pour nous de… euh… voyager avec la garde d’élite diumcilienne.
Oui, quel honneur…
Dashvara approuva de nouveau en inclinant sèchement la tête et, là, se termina le premier échange. Il fut un peu froid, mais cela aurait pu être pire. Ils remontèrent à cheval et laissèrent bientôt Rocavita en arrière. Ils parcoururent durant un moment le chemin bordé de champs avant d’apercevoir l’ouverture noire qui conduisait aux tunnels d’Aïgstia. Théoriquement, à cause des détours et de la faible lumière des lanternes, même en prenant des raccourcis par où les carrioles ne pouvaient passer, ils mettraient trois jours entiers pour traverser ces tunnels. Ça, si tout allait bien. Et, ensuite, allez savoir ce qu’ils trouveraient.