Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

4 Transactions

Kuriag Dikaksunora mit trois jours de plus à leur dire ce qu’il tramait. Quand ils l’apprirent enfin, ce ne fut pas grâce à Kuriag mais à Asmoan, qui, venu manger, laissa soudain échapper un :

— Mais quand avez-vous décidé de partir, Excellence ?

L’elfe dissimula mal une grimace.

— Je ne sais pas encore. Une semaine, peut-être. Demain, Atasiag sortira de prison et le mariage aura lieu. Le prêtre de Cili doit arriver ce soir même. Je lui ai réservé la meilleure chambre de cette auberge.

— As-tu déjà… effectué l’achat ? —demanda l’Agoskurien avec un air entendu.

Le Légitime se racla la gorge et regarda Lessi avant d’acquiescer.

— Oui. Demain, j’enverrai les Xalyas choisir les chevaux… Je suppose qu’ils se débrouilleront mieux que quiconque.

Tous écoutaient et ces paroles firent soudain redresser la tête à plus d’un. Dashvara se leva lentement.

— Euh… Excusez-moi un moment. Qui va nous donner l’argent pour acheter ces chevaux ?

Le Légitime le regarda avec défi.

— Moi.

Dashvara hocha la tête. Ceci concordait avec ce qu’avait dit Api.

— Qu’est-ce que tu demandes en échange ?

Cette fois, le Dikaksunora s’empourpra et détourna les yeux avant de les fixer de nouveau sur le seigneur des Xalyas.

— Votre service —répondit-il.

Dashvara arqua un sourcil.

— C’est une réponse vague.

Lentement, l’elfe laissa sa cuillère dans l’assiette vide.

— Est-ce que je peux te parler en privé ?

— Bien entendu.

Après avoir partagé un regard intrigué avec ses compagnons, Dashvara suivit le Légitime jusque dans sa chambre. Le lit était couvert de livres. Il ferma la porte derrière lui et croisa les bras, attendant des explications.

Kuriag sembla reprendre de l’assurance alors qu’il traversait la chambre jusqu’à la fenêtre. Il dit d’une voix ferme :

— Atasiag vous a promis de vous libérer et de vous acheter tout ce qui était nécessaire pour que vous parveniez sains et saufs à votre foyer, mais lui-même, en prison, m’a avoué que pour l’instant il ne pouvait pas se permettre de dépenser une telle somme d’argent. Ses affaires, comme tu t’en doutes, sont attaquées de toutes parts, même de l’intérieur. Il a été accusé d’être impliqué dans une organisation illégale d’échange de biens et, d’après lui, les preuves présentées n’ont pu venir que de membres importants de la Confrérie du Songe. Sa meilleure échappatoire est de retourner à Titiaka. Les Yordark sont de son côté. Et moi aussi. Je lui ai promis que, s’il revenait à Titiaka, je lui prêterais ma voix au Conseil pour un an. Et je lui ai offert de payer la caution pour qu’il soit libre de rentrer à la Fédération. Une fois là-bas, quoi que décident les juges républicains, ils ne pourront rien lui faire, tout au plus lui interdire l’entrée à Dazbon.

Dashvara écouta du début jusqu’à la fin et fit :

— Tu paies la caution à Atasiag Peykat. Et tu accomplis sa promesse avec ton propre argent. Je ne sais pas si je dois me méfier de tant de générosité ou m’agenouiller pour te remercier.

Kuriag Dikaksunora s’agita.

— Tu n’auras pas besoin de t’agenouiller. Avec la caution… je vous ai aussi achetés, vous.

Un instant, Dashvara crut avoir mal entendu. Ensuite, il ne sut s’il devait prendre cela au sérieux ou s’esclaffer face à une telle plaisanterie.

— Je vous libèrerai —s’empressa de dire Kuriag, avant que Dashvara ne réponde—. En fait, je ne suis pas disposé à retourner à Titiaka. Pas avec tout ce qui s’est passé. J’ai besoin de temps pour réfléchir et… j’ai pensé qu’un voyage dans la steppe me changerait les idées. Je connaîtrai la terre de ma… de ma naâsga —sourit-il avec timidité— et, en échange de votre protection, vous obtiendrez non seulement des chevaux et des armes mais aussi mon appui depuis Titiaka… quand je rentrerai.

— Un voyage à Rocdinfer pour se changer les idées —répéta Dashvara, et il s’esclaffa—. Je dois admettre que tu m’as surpris. Pourquoi diables nous as-tu achetés à Atasiag ? Rien qu’en nous payant les chevaux et les sabres, tu aurais gagné notre protection pour le voyage.

Kuriag soupira légèrement.

— En fait, il s’agit, principalement, d’une question politique. Si je m’en allais dans la steppe sans escorte officielle, je créerais un scandale à Titiaka. Un Légitime voyage avec ses serviteurs. Je ne pourrais pas partir comme ça, sans plus. Ce serait…

— Un scandale —compléta Dashvara, pensif.

— Oui.

— Et, dis-moi, ça ne causerait pas davantage de scandale si l’on apprenait que tu achètes l’esclave qui a tué Rayeshag Korfu ?

Kuriag haussa les épaules.

— Aucun. D’après ce qu’on raconte, tu ne faisais que défendre ton maître. En réalité, ta valeur comme garde a augmenté depuis les évènements de l’Arène. Gowel Alfodrog, l’ambassadeur, m’a raconté que Rishag Kondister avait proposé à Atasiag de t’acheter pour six-cents écus. Et Faag Yordark a fait monter le prix à mille.

Dashvara souffla, sans pouvoir en croire ses oreilles. Avait-il raté quelque chose ?

— Ces Titiakas sont fous.

Kuriag Dikaksunora esquissa un sourire.

— Officiellement, moi, je t’achète pour mille-cinq-cents. Mais, les autres, je ne les ai achetés que pour trois-cents. Sauf les Honyrs : Faag Yordark ne voulait pas les vendre pour moins de cinq-cents chacun. Et Raxifar… bon, Raxifar, je l’ai acheté pour bien plus —toussota-t-il—. En tout cas, il s’agit d’une dépense tout à fait raisonnable, étant donné la fortune de ma famille. —Son sourire s’élargit face à l’expression dépassée de Dashvara—. Tout compte fait, tu es le Ressuscité et le dernier Roi de l’Oiseau Éternel.

Et je suppose que tu te réjouis d’être le maître d’un si illustre personnage, marmonna Dashvara intérieurement.

— Magnifique —dit-il—. Alors, en bref, nous t’emmenons te promener dans la steppe en priant pour que les Essiméens ne nous tombent pas dessus, puis nous te ramenons. Et c’est tout, n’est-ce pas ?

— Exact.

Dashvara acquiesça.

— Alors, nous sommes d’accord.

— Juste une chose de plus —observa Kuriag, la voix indécise—. Vous allez devoir passer par l’ambassade… cet après-midi par exemple… pour officialiser la vente.

Dashvara le regarda fixement.

— Là, nous ne sommes plus d’accord —grommela-t-il—. Vous allez nous marquer ?

Kuriag détourna nerveusement le regard.

— C’est nécessaire, comme tu dois le comprendre…

— Au diable —le coupa vivement Dashvara—. Débrouille-toi pour officialiser la vente comme tu veux, mais pas avec ces marques.

Irrité, il ouvrit la porte et sortit de la chambre. Asmoan était déjà parti et Lessi blêmit quand elle vit l’expression de Dashvara. Elle était au courant de tout, comprit-il. Son irritation tomba soudain comme un sac de plomb. Il s’assit à la table et dit :

— Le Dikaksunora nous promet des chevaux et des armes si nous l’escortons dans la steppe.

Tous le regardèrent avec curiosité.

— Cela semble une bonne nouvelle —commenta le capitaine, sur le ton de celui qui est déjà prêt à écouter le côté problématique de l’affaire.

— Ça l’est.

— Oui. Alors pourquoi as-tu l’air d’avoir croisé une bande d’Essiméens, mon garçon ?

Dashvara soupira et jeta un regard vers le couloir. Kuriag Dikaksunora avait fermé la porte. Non : il l’avait laissée entrebâillée. Il roula les yeux et lâcha :

— Pour pouvoir faire ce voyage, ton gendre a besoin ou croit avoir besoin de dire à tout le monde que nous, ses accompagnateurs, nous sommes ses esclaves. Chose qu’il a faite sans nous consulter, bien sûr. Il nous a achetés à Atasiag en échange de sa liberté sous caution. Et attendez, il y a plus, parce qu’il a aussi acheté les Honyrs aux Yordark et Raxifar au Korfu. Pour fêter ça, il veut maintenant nous faire marquer à l’ambassade.

Un long silence suivit ses paroles. Makarva laissa échapper un éclat de rire incrédule. Et d’autres l’imitèrent. Orafe rugit :

— Aller se faire marquer, sa mère ! Je préfère mourir que d’entrer dans cette ambassade.

Le capitaine se leva du sofa, retroussant calmement les manches de son uniforme.

— Je crois que le moment est venu d’avoir une autre bonne conversation avec mon gendre.

Dashvara le vit s’éloigner dans le couloir et frapper doucement à la porte entrebâillée. Quelques secondes après, elle se ferma derrière lui.

— Je n’arrive pas à le croire —dit Zamoy après un silence—. Ce type n’a même pas mon âge. Et il veut maintenant que nous l’appelions maître ?

— Nooon, avec Excellence, cela suffira —rit Dashvara avec sarcasme.

Ils attendirent avec une certaine inquiétude que le capitaine revienne. Il mit une éternité, mais il sortit finalement avec Kuriag Dikaksunora. Ce dernier avait une expression indécise ; le capitaine par contre semblait pleinement satisfait. Il s’approcha et dit :

— Xalyas, ce n’est pas une maudite marque qui va nous séparer de la steppe. —Il posa une main paternelle sur l’épaule du Légitime—. Une petite marque sur le bras en échange de la steppe. Ce n’est pas une mauvaise affaire. Tous à l’ambassade.

Dashvara resta pétrifié. D’accord, Kuriag n’était pas un mauvais type, il avait un Oiseau Éternel respectable et il tiendrait sûrement sa parole, mais… diables, c’était un Dikaksunora, un Titiaka et le fils du Maître esclavagiste. Comme aurait dit Sashava, où était passée la dignité xalya ?

En réitérant l’ordre, le capitaine obtint que les autres Xalyas se lèvent en grognant. Dashvara ne bougea pas d’un pouce.

— Dashvara —lui lança le capitaine avec patience, depuis la porte d’entrée—. Kuriag ne nous trahira pas. C’est mon Oiseau Éternel qui me le dit. Allez, qu’importe une maudite marque ?

Dashvara croisa le regard de Yira. En la voyant acquiescer imperceptiblement, comme pour l’encourager, il soupira et se leva.

— Raxifar, il vaudra mieux que nous y allions.

L’Akinoa non plus n’avait pas bougé.

— Une petite marque —insista Dashvara—. Nous en avons déjà deux. Une de plus ne nous tuera pas.

Après quelques secondes, sans un mot et avec le visage impénétrable, le grand noir se redressa. Bien. Dashvara lança un dernier coup d’œil aux femmes xalyas avant de suivre ses frères et Kuriag.

Dehors, il pleuvait à torrents. Le temps qu’ils traversent le Quartier du Dragon et arrivent à l’ambassade, leurs uniformes collaient à leurs corps et leurs bottes couinaient. Kuriag, bien sûr, était bien protégé sous un parapluie, cadeau, à ce qu’il dit, de l’ambassadeur.

Après avoir jeté un bref coup d’œil au document que leur tendit le Légitime, les Ragaïls leur ouvrirent le portail et les steppiens passèrent à l’intérieur. Aussitôt, Dashvara eut l’impression d’être de retour à Titiaka. Le grand édifice blanc avec des verrières, les deux fontaines et les jardins rappelaient fortement la capitale diumcilienne. La présence des Ragaïls le rendit nerveux. Il y en avait au moins une vingtaine dans la partie couverte de la cour. L’éclat inquiet dans les yeux du capitaine ne le rassura pas davantage. De tous les steppiens ici présents, Dashvara était le seul à être armé.

— Par ici —leur indiqua un Ragaïl.

Ils passèrent par une petite porte latérale dans une pièce vide où, après avoir attendu un moment, trois fonctionnaires apparurent, l’un avec le contre-sceau tant attendu d’Atasiag Peykat, un autre avec celui des Korfu et un autre encore avec celui des Yordark. Ils se mirent en ligne et les fonctionnaires déposèrent le contre-sceau avant qu’un autre n’arrive et leur imprime le sceau des Dikaksunora sur le bras : un oiseau bleu qui ironiquement rappelait à Dashvara l’Oiseau Éternel.

Quand le produit s’introduisit sous sa peau, il sentit en plus de l’habituel picotement une étrange décharge qui lui provoqua une démangeaison dans tout le bras. Il ne manquait plus que ça maintenant, qu’on les ait empoisonnés ou va savoir quoi, pensa-t-il, inquiet.

— Tout ce que vous ressentez est normal —déclara le fonctionnaire, l’air satisfait, en remarquant la surprise des steppiens—. Pour ce genre de technologies, les Dikaksunora ont toujours été en avance par rapport aux autres familles Légitimes. Ils utilisent des sceaux multifonctionnels.

Il ne s’étendit pas sur ces « fonctions » et l’entendre parler de celles-ci était à cet instant la dernière chose dont Dashvara avait envie. Enfin, ils les firent passer dans une autre salle, où deux jeunes Ragaïls leur apportèrent une pile d’uniformes avec les couleurs bleues et blanches des Dikaksunora. Trois tailleurs s’employèrent à les recouper et à les mettre tous à leur taille. Dashvara avait vraiment l’inquiétante impression d’être revenu des mois en arrière et d’être de retour à Titiaka. Quand toute cette transformation s’acheva et qu’ils sortirent dans la cour, il ne pleuvait plus et les flaques brillaient sous les rayons timides du soleil.

— Sont-ils vraiment aussi bons lutteurs que tu le dis ? —demanda une voix.

Debout sur le perron principal de l’ambassade, un homme obèse avec une longue chevelure bouclée contemplait les steppiens avec ce typique regard évaluateur des citoyens titiakas auquel Dashvara était plus qu’habitué. À côté de ce mastodonte, Kuriag Dikaksunora avait l’air d’un enfant.

— Ils sont très bons —affirma l’elfe—. Et je ne pourrais souhaiter de meilleurs guides pour m’escorter dans la steppe.

— Ah ! Tu es né avec l’esprit aventurier, jeune homme. Mais je te comprends parfaitement. Si j’étais plus jeune, je t’aurais probablement accompagné. Voyager ouvre l’esprit. Mais je crains que tu n’aies pas choisi l’endroit le plus sûr pour ton premier grand voyage.

— Ce n’est pas mon premier grand voyage —assura Kuriag—. J’ai déjà voyagé à Ryscodra. Dans la capitale, on ne peut pas se promener dans la rue sans être entouré d’une bonne escorte, si l’on ne veut pas être attaqué et tué par des voleurs de bourses.

— Par la Sérénité ! —s’épouvanta l’ambassadeur, même s’il devait probablement déjà savoir tout cela—. Mais je ne vais pas te retenir davantage. Je ne voudrais pas retarder les préparatifs de la noce.

— De fait, je dois encore donner la bienvenue au prêtre. —Kuriag s’inclina devant l’ambassadeur—. Je ne peux que t’être reconnaissant de m’avoir facilité l’usage de tes pigeons voyageurs et de tes serviteurs.

— Et, moi, je me sens honoré d’avoir eu l’occasion de t’aider, Excellence.

Avec sa taille enveloppée, il pouvait difficilement s’incliner, mais il essaya malgré tout. Après quelques formules de politesse de plus, Kuriag Dikaksunora descendit le perron et passa devant ses nouveaux serviteurs avec la prestance d’un jeune Légitime. Après une hésitation, les steppiens le suivirent jusqu’au portail. Ce n’est que lorsqu’ils l’eurent franchi que Dashvara commença à se détendre. Ils étaient de nouveau en territoire républicain. Enfin.

* * *

— Celui-ci a le sabot abîmé —observa Alta.

— Ah, non, voyons, non ! —protesta le vendeur—. C’est la forme habituelle de cette race. Avec ces sabots, ils courent plus vite que le vent.

— Le vent est très inconstant —répliqua Alta—. Tantôt il galope, tantôt il s’arrête. Celui-ci, non, nous ne l’emmenons pas.

Dashvara appuya le refus en hochant silencieusement la tête. Le vendeur soupira. Il commençait à comprendre qu’Alta décelait les moindres défauts.

Il remit le mauvais cheval dans son compartiment et se dirigea au fond des écuries. Lumon arrivait en courant derrière eux. Il les informa :

— À nous, il nous manque encore six chevaux. Et vous, comment ça va ?

— Il nous en manque dix —répondit Dashvara.

— Alta est pire que le Tatillon —expliqua Miflin, souriant.

— Eh bien, Sirk Is Rhad, ce n’est pas mieux —sourit Lumon—. Atsan et lui ne doivent pas seulement parler avec le vendeur pour se décider : ils doivent aussi parler avec le cheval.

Dashvara et les Triplés s’esclaffèrent aimablement, mais Alta raisonna :

— Un cheval ne se choisit pas n’importe comment. Je doute qu’on ait le temps de tous les choisir aujourd’hui.

— Surtout si nous devons aller à cette noce —soupira Dashvara.

— Il a dit que ce ne serait pas nécessaire que nous y allions tous —rappela Miflin sur un ton éloquent.

Dashvara regarda le Poète avec une moue moqueuse.

— Je croyais que tu aimais les fêtes, Poète. En plus, celles qui se marient, ce sont la fille du capitaine et la sœur de ton seigneur. Tu ne veux tout de même pas rater l’évènement ?

Miflin cherchait quelque argument pour se dérober quand Alta les interrompit, en s’exclamant :

— Celui-ci a bien meilleure allure !

Le visage du vendeur de chevaux refléta le soulagement. Quand Dashvara posa les yeux sur le nouveau cheval, il pencha la tête de côté avec l’étrange impression de le connaître. Après avoir examiné l’animal de haut en bas, Alta déclara :

— Ce cheval est à nous.

— Un merveilleux choix, messieurs ! —se réjouit le vendeur.

— Oui… —Alta se racla la gorge et se tourna vers ses frères—. Je voulais dire que ce cheval nous appartenait. En Xalya. Les barbares ont dû le vendre.

Saisi, Dashvara s’approcha du cheval et, enfin, il le reconnut. C’était Rayonnant, le cheval de Boron. Il avait l’air en bonne santé. L’expression du commerçant reflétait maintenant la concentration, comme s’il essayait de savoir si ceci pouvait faire monter le prix de la vente.

— Avant, il avait meilleure mine —laissa échapper Alta—. Il est mal nourri.

— Mal nourri ! —s’écria le vendeur, indigné—. Je soigne ces bêtes nuit et jour et je leur donne la meilleure avoine… !

— Dis-moi —le coupa Alta—. Où as-tu acheté ce cheval ?

Le Républicain s’apaisa aussitôt.

— C’est un patricien qui me l’a vendu —se vanta-t-il—. C’est un cheval steppien de la meilleure race, fort et résistant comme une montagne. Il peut supporter de très longs voyages et se fatigue à peine.

— Je connais les qualités des chevaux steppiens —assura Alta—. Est-ce que vous en avez d’autres de ce type ?

— Trois autres, monsieur. Et quelques autres steppiens non moins incroyables. Vous voulez les voir ?

Il disparut à un tournant de ses vastes écuries et revint avec cinq chevaux et trois garçons d’écurie. Dashvara ne reconnut que la jument, à son pelage particulier : celle-ci avait appartenu à un officier de son père. Après avoir examiné les chevaux steppiens avec attention, Alta parut satisfait de tous, et il finit par accepter quatre autres chevaux qui étaient à moitié steppiens. Alors vint le marchandage, et Alta s’en sortit bien : au total, ils payèrent moins de huit-cents dragons pour les dix chevaux et ils les menèrent aux écuries de l’auberge. Le groupe de Sirk Is Rhad venait d’arriver avec les sept derniers chevaux et le lieu commençait à être bondé. Boron reconnut Rayonnant sur-le-champ et sa placidité se mêla d’une vive émotion qui lui fit verser quelques larmes. Dashvara et ses compagnons lui donnèrent des tapes sur l’épaule, se réjouissant de sa bonne fortune. Alors qu’il s’occupait d’essayer et d’ajuster une selle nouvellement acquise sur une jument alezane, Dashvara ne cessa de penser à Lusombre. S’en apercevant, il murmura une excuse à l’oreille de sa nouvelle monture et ajouta :

— Toi, je t’appellerai Soleil-Levant. Nous irons ensemble dans la steppe. Et je te parlerai de Lusombre. Je suis sûr que vous vous seriez bien entendues, toutes les deux.

Jetant un regard autour de lui et voyant son peuple s’occuper de tant de chevaux steppiens, le cœur de Dashvara se gonfla de joie. L’affaire allait plus que bien.

Une voix connue hors du bâtiment lui arracha un sourire et, s’éloignant de Soleil-Levant, il passa la tête par la grande porte ouverte. Là, dans la cour de l’auberge, se tenait Atasiag Peykat, formant un cercle avec d’autres Titiakas, son bâton de commandement à la main et une expression de grande sérénité sur le visage. Parmi les présents, il y avait bien sûr Kuriag Dikaksunora, encore vêtu de son habituelle tunique blanche. Sa physionomie reflétait un intense bonheur. Les autres Titiakas lui lançaient des plaisanteries en diumcilien, toutes des blagues traditionnelles au futur époux.

— Et, en plus, vous partez en lune de miel dans la steppe ! —s’écria un jeune sur un ton enthousiaste.

— La fiancée n’est rien de moins qu’une princesse steppienne, tout compte fait —intervint un autre, s’inclinant devant le Dikaksunora—. Et les rumeurs disent qu’elle est d’une grande beauté.

— Son cœur est encore plus grand —répliqua Kuriag avec fermeté et il s’empourpra quand plusieurs rirent.

— Je vous augure déjà beaucoup de bonheur dans votre vie, Excellence —dit un autre qui portait le symbole des Yordark—. Je ne sais pas si je vous ai commenté que mon frère aîné, Faag, vous tient en grande estime.

— Euh… oui, je crois que vous l’avez fait, merci —sourit Kuriag, légèrement mal à l’aise.

— Oh. Et combien de temps pensez-vous faire durer votre lune de miel ? —demanda le Yordark.

— Je ne l’ai pas encore décidé —admit Kuriag Dikaksunora—. Mais je ne serai jamais totalement absent du Conseil, puisque je laisserai Atasiag Peykat comme représentant en mon poste le temps que durera mon voyage.

— Vous avez déjà effectué les formalités d’héritage ? —s’étonna un membre des Shovéda.

— Absolument toutes —acquiesça Kuriag—. Je dois dire que je n’y serais pas parvenu sans l’aide des Alfodrog et des Yordark, ainsi que de ma mère.

Un jeune roux hésita avant de commenter :

— C’est dommage qu’aucun membre de votre famille proche ne puisse assister à votre noce, à moins que je ne fasse erreur… ?

— Ma mère m’a donné sa bénédiction par lettre —assura Kuriag—. Mais le deuil qui pèse encore sur nous l’a empêché de prendre le bateau. En plus, mes frères cadets ont besoin d’un appui moral pour… se remettre de notre perte.

Les visages se couvrirent de compréhension et de commisération.

— Une grande perte pour toute la Fédération —prononça solennellement le Shovéda.

— Terrible —approuva le roux—. Jamais nous ne pourrons assez saluer les hauts faits de votre père, Excellence. Ils ont grandi notre patrie.

Kuriag Dikaksunora détourna les yeux vers le sol et Dashvara vit ses lèvres serrées, qui pouvaient aussi bien indiquer la tristesse que la tension.

— Pour l’amour de Cili ! —s’exclama Atasiag—. Ne nous attristons pas en ce jour de fête. Le bonheur de notre jeune ami réjouira sans doute l’esprit de son père, où qu’il soit.

— Vous avez entièrement raison, messire Peykat —s’empressa de dire le jeune Yordark.

— Et peut-être devrions-nous laisser un petit répit à Son Excellence avant le grand évènement.

— Tout à fait ! —approuva le Shovéda.

— Nous nous verrons au temple, Excellence —salua le roux.

Ils s’éloignèrent bientôt et seuls Atasiag Peykat et Kuriag Dikaksunora demeurèrent dans la cour. Dashvara osa enfin s’approcher.

— Nous avons les quarante-cinq chevaux, comme promis —annonça-t-il—. Tous sains et de race steppienne à divers degrés. —Il salua Atasiag d’un geste—. Comment s’est passé le séjour en prison, Éminence ?

Atasiag sourit, l’étudiant du regard.

— Épuisant. Je n’ai pas arrêté de recevoir des visites « exceptionnelles », étant donné que les visites ne sont généralement pas permises. En plus des visites de Tahisran, bien sûr.

Dashvara arqua un sourcil, surpris, en l’entendant parler de l’ombre en présence du Dikaksunora. Cependant, celui-ci semblait savoir de qui ils parlaient. Il haussa les épaules.

— Même enfermé, tu as continué à faire des affaires, à ce que je vois.

Atasiag acquiesça avec calme.

— Et plus d’une. J’espère que vous traiterez votre nouveau maître aussi bien que vous m’avez traité —ajouta-t-il, moitié moqueur moitié sincère.

Son regard s’éleva, plus loin derrière Dashvara, et celui-ci s’aperçut que, un à un, les Xalyas étaient sortis des écuries.

— Nous le traiterons comme il le mérite —répliqua Dashvara.

— Cela me semble correct —intervint Kuriag, avant qu’Atasiag ne fasse d’autres remarques—. Merci de vous être occupés des chevaux : vous avez été efficaces. Morzif et Ged sont arrivés avec les armes il y a environ deux heures. Ils disent que ce ne sont pas les meilleures au monde, mais qu’elles feront l’affaire.

Dashvara acquiesça. Atok lui avait déjà raconté tout ça, et plus : apparemment, ils allaient partir armés jusqu’aux dents, avec des sabres, des lances, des arcs, des carquois pleins et même des armures en cuir. Mu par un élan d’honnêteté, il tendit à Kuriag la bourse d’argent que celui-ci lui avait donnée le matin.

— Il nous est resté cent et quelques dragons —expliqua-t-il.

L’elfe esquissa un sourire.

— Gardez l’argent. Pour vos caprices. J’ai encore d’autres affaires administratives à résoudre et nous ne partirons pas avant une semaine. Je suis sûr que vous trouverez à en faire bon usage. Si vous n’avez pas de questions, je vais aller me changer pour la noce.

Il inclina légèrement la tête et Dashvara fit de même avec plus de brusquerie, peut-être parce que la prodigalité du Dikaksunora commençait à l’embarrasser. Il suivit le Légitime du regard tandis que celui-ci montait le perron et entrait dans l’auberge.

— Bon, Philosophe —dit Atasiag—. Tu as enfin tes chevaux et tes armes. Je suppose que tu es satisfait.

Dashvara sourit mais répondit :

— Je le serai encore davantage quand nous quitterons Dazbon. Je devine que nous allons te manquer —ajouta-t-il avec légèreté.

Atasiag prit un air moqueusement pensif.

— Mm… Peut-être —admit-il. Il promena un regard rapide sur les visages des Xalyas avant d’ajouter— : Je vais embarquer cet après-midi même pour Titiaka, après la cérémonie. Je dois m’assurer que tout est en ordre au Conseil avant que Kuriag parte chasser des légendes. Alors nos chemins se séparent ici.

Dashvara acquiesça et, le cœur ému, il fit un pas en avant et donna une forte accolade au Titiaka.

Tu es en train d’embrasser un démon, Dash, pensa-t-il subitement, abasourdi.

Mais qu’importait ? Malgré tout, Atasiag avait aidé son peuple.

— Oui —toussota Atasiag quand Dashvara s’écarta—. Je crois que vous allez me manquer.

Ses yeux brillaient un peu. Il secoua doucement la tête et fit un pas en arrière avant de s’incliner.

— J’ai été heureux de te connaître, seigneur des Xalyas. Prends soin de Yira, hein ? —Il marqua une pause comme Dashvara acquiesçait et il ajouta sur un ton circonspect— : Au fait… si ça ne vous dérange pas, vous pourriez me rendre un dernier service ? J’ai un certain nombre de biens que j’aimerais emmener sur le bateau. Certains assez lourds. Comme le… fameux coffre.

Dashvara sourit et, après avoir jeté un regard interrogatif à ses compagnons et vu leurs expressions amusées, il acquiesça.

— Compte sur nous, Éminence.