Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
— Ph-Philosophe. Oh… Cili miséricordieuse. J’ai mal partout.
Après avoir rengainé machinalement ses sabres dans l’obscurité et descendu les escaliers avec précaution, Dashvara arriva enfin en bas et perçut la respiration saccadée d’Atasiag. Le kraokdal avait cessé de frapper la porte.
— Évidemment que t’as mal partout —marmonna Dashvara—. C’est un miracle que tu sois encore en vie après une chute pareille. Comment peux-tu risquer nos vies pour un maudit coffre, Éminence… Où est la lanterne ? —demanda-t-il.
Enfin, la lumière illumina le couloir. Atasiag était assis sur le coffre, en train de se masser l’épaule et la tête. Celle-ci saignait.
— Tu as une mine épouvantable —s’alarma Dashvara.
— Parle pour toi. Avec ces méduses, on dirait que tu viens tout droit du bestiaire des monstres.
Et c’est toi qui le dis, pensa Dashvara, en regardant les yeux rougeâtres et les marques brillantes d’Atasiag. En y réfléchissant bien, c’était un miracle qu’Atasiag ne soit pas dans un pire état après avoir roulé en bas de ces escaliers.
— La peau de démon est plus résistante que celle d’un saïjit —expliqua Atasiag, comme s’il devinait ses pensées.
Dashvara laissa échapper un son guttural indéfinissable et, après s’être assuré que la blessure d’Atasiag était superficielle, il s’occupa de se débarrasser de ses méduses. Une à une, il les lança vers le haut des escaliers. Peut-être seraient-elles capables de passer sous la porte pour retourner dans leur foyer.
— C’est beaucoup mieux comme ça —soupira Dashvara, soulagé—. J’espère que ton coffre en valait la peine. On devrait s’éloigner avant que les kraokdals reviennent et cassent la porte.
Atasiag secoua la tête.
— La porte est enchantée : les kraokdals ne pourront pas la détruire. Ou du moins je l’espère. De toutes façons, nous pouvons transporter le contenu et laisser le coffre ici pour le moment. Ce sera plus rapide. J’enverrai mes hommes le chercher un de ces jours. —Il se leva—. Ouvre le couvercle. Tiens, voici la clé.
Dashvara prit la clé et ouvrit le coffre. Il y avait trois sacs. Après avoir jeté un coup d’œil au premier, il souffla, abasourdi.
— J’ai risqué ma vie pour de maudits livres.
— Ce sont des livres précieux —rétorqua Atasiag—. Certains sont des exemplaires uniques et le moins cher ne vaut pas moins de cent dragons. Peut-être que tu seras intéressé de savoir que l’un d’eux a été écrit par un Ancien Roi de la steppe. —En l’entendant, Dashvara écarquilla les yeux, stupéfait—. Comme tu l’entends. Tu vois ce sabre, là ? —ajouta-t-il.
Dashvara s’inclina pour ramasser l’arme dans son fourreau. De fait, c’était un sabre. Et comme il put le vérifier, la lame était aussi noire que le charbon.
— Il est comme le sabre de Yira —remarqua-t-il, surpris.
— En acier noir —approuva Atasiag—. C’est un métal peu commun, aussi léger et résistant que l’acier mythique de sethrag. Les deux sabres ont appartenu au même roi. Si tu observes bien, la devise de sa famille est inscrite sur le pommeau, ainsi que son nom, un certain Siranaga, qui fut…
— Je sais qui il était —le coupa Dashvara, incrédule—. Siranaga l’Aventurier. C’est un Ancien Roi qui a décidé de partir à la recherche d’un mythe et qui n’est pas revenu. Ce coffre lui appartient ?
— Non, pas du tout. Le coffre, ce sont des amis qui me l’ont offert en Agoskura quand je suis parti de là-bas. Depuis, je l’utilise pour mettre des objets précieux dont je n’ai pas besoin —fit-il en souriant—. J’ai acquis les sabres par un commerçant à court d’argent qui me les a vendus pour un prix dérisoire. Il était agoskurien et il n’a pas reconnu le nom de Siranaga gravé sur les lames. Il n’a pas compris qu’il venait de me vendre une véritable relique. —Ses yeux étincelèrent—. J’ai obtenu son journal pour le même prix. Il est écrit en oy’vat, alors, je n’ai jamais pu le lire correctement. Le voilà —dit-il, en sortant un vieux cahier d’entre les livres—. Il est relativement en bon état. Les Anciens Rois de ta steppe utilisaient du papier de qualité.
Il le tendit à Dashvara et celui-ci, posant le sabre noir, accepta le journal avec un mélange de respect et de malaise. Grâce à la lumière de la lanterne, il put lire les lettres du titre, écrites à la main : Méditations d’un steppien. C’était signé « Siranaga de Rorsy ».
— Pourquoi l’as-tu acheté ?
— Je trouve le journal d’un roi et j’allais le laisser entre les mains d’un commerçant qui ne sait même pas ce qu’il vend ? —Atasiag rit—. Je ne suis pas un érudit ni un scientifique comme Asmoan, mais je sais reconnaître la valeur d’un objet. Je pourrais le revendre à un musée de Dazbon pour plus de deux-cents dragons. Au début, j’avais pensé offrir ce livre à Asmoan… mais je crois qu’il y a une personne qui a davantage le droit que lui de le lire. —Il fit une pause et Dashvara leva les yeux du journal pour s’apercevoir que le Titiaka l’observait avec un petit sourire—. À partir de maintenant, ce sabre et ce journal t’appartiennent, Dashvara de Xalya. Fais avec eux ce que bon te semblera.
Dashvara ne sut que dire. Il avait déjà des sabres et, des livres sur les Anciens Rois, il en avait lu des tas, mais le simple fait qu’Atasiag ait pensé à lui faire un tel présent signifiait beaucoup pour lui. C’était un peu comme si, à cet instant, il reconnaissait qu’il était plus xalya qu’esclave. Il s’inclina comme tout Xalya l’aurait fait en de telles circonstances.
— J’accepte le cadeau et je te remercie, Atasiag Peykat.
Le Titiaka secoua doucement la tête, souriant.
— Merci à toi, mon fils. Je regrette seulement de ne pas pouvoir sortir des chevaux du coffre.
Dashvara s’esclaffa, parce qu’il venait de penser exactement la même chose.
— Ils ne logeraient pas dans ces tunnels —plaisanta-t-il et il indiqua les trois sacs—. Qu’y a-t-il à l’intérieur ?
Atasiag prit un air moqueur.
— Des choses à moi. Je les emmènerai chez Shéroda. Je ne me fie pas une garfia à ces employés de La Perle Blanche.
Dashvara haussa les épaules et se chargea des deux premiers sacs. Atasiag suspendit l’autre à sa ceinture, émettant un grognement de douleur en se redressant.
— Maudits kraokdals…
* * *
Le jour suivant, la première chose que voulut faire Dashvara fut de se rendre chez Shéroda et de s’assurer que Yira allait bien. Cependant, Atasiag avait d’autres plans. D’abord, Dashvara dut envoyer trois volontaires parler avec Asmoan de Gravia, comme promis : finalement, ce furent Miflin, Lumon et Sédrios le Vieux qui s’y rendirent. Il n’aimait pas l’idée d’envoyer ses gens parler avec un démon sans même les avertir, mais il ne trouva pas moyen de refuser sans compliquer les choses. Ensuite, il escorta Atasiag jusqu’à la Maison Marchande, une sorte de taverne luxueuse où se réunissaient les commerçants pour vendre et acheter des articles. Là, Atasiag salua plusieurs connaissances et s’installa à une table avec un Républicain, qui était, d’après ce que comprit Dashvara, le frère d’un important patricien.
Après des questions et formules de courtoisie, tous deux se mirent à parler de prix. Appuyé à un mur, Dashvara les écoutait d’une oreille et laissait de temps à autre errer son regard sur les tables éloignées du local.
— C’est du vin de la Contrée Bleue, mon ami ! —protestait Atasiag Peykat—. Le meilleur vin de toute la côte ouest. Je ne sais pas si tu sais qu’à Titiaka, un tel trésor se vend à trente dragons le tonneau, minimum ! Je connais un de mes compatriotes un peu impulsif qui a fait décapiter un esclave sur-le-champ pour avoir renversé un verre de ce vin. À Dazbon, avec les taxes, trente-deux pour un tonneau, c’est une excellente affaire. Moi, je t’offre encore mieux : toute la marchandise, avec les sacs d’herbes inclus, pour mille-deux-cents. C’est un prix plus que généreux.
Le patricien agita doucement son verre de vin et, étonnamment, il cessa de marchander :
— Soit ! Je t’achète tout. Mon frère sera sûrement ravi.
Atasiag sourit.
— Il saura apprécier le vin et les herbes, si c’est un fin connaisseur comme je l’ai entendu dire.
Tous deux étaient satisfaits. Le patricien l’invita à la Fête de la Constitution, la semaine suivante, Atasiag accepta, ils signèrent des papiers et se dirent adieu. Le reste de la matinée, les Xalyas le passèrent à charger et transporter les tonneaux de vin chez les Parvel, dans le Beau Quartier. Quand ils revinrent à l’auberge de La Perle Blanche, ils étaient fourbus. Miflin, Lumon et Sédrios étaient déjà rentrés, ainsi que Yira, constata Dashvara avec soulagement. La sursha était en pleine conversation avec les cousines d’Alta et Dashvara crut entendre le mot « estoc » avant que la bruyante arrivée de la troupe de Xalyas n’étouffe les autres conversations.
— Tu l’as échappé belle, Poète ! —s’exclama Zamoy, en donnant à son frère une bourrade sur la tête—. On a souffert plus que les ânes de Symjablas !
— Ben, j’aurais préféré être avec vous —répliqua Miflin—. Cet Agoskurien m’a tapé sur les nerfs. Il nous a criblés de questions. Je n’arrive pas à comprendre comment un type qui arrive de si loin peut être aussi intéressé par notre culture.
— Qu’est-ce qu’il voulait tant savoir ? —s’enquit le capitaine.
— Des choses sur l’Oiseau Éternel, principalement —répondit Lumon—. Et sur comment les Anciens Rois sont tombés. —Il sourit avec goguenardise—. Il nous a demandé si la Tour de l’Oiseau Éternel existait.
Plusieurs soufflèrent et le capitaine laissa échapper un petit rire.
— Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?
— Qu’on l’avait vue de loin —dit Miflin—. On a dû lui expliquer que les Essiméens étaient des canailles et qu’ils ne nous laissaient pas passer pour aller la voir de près. Ce sacré fou dit qu’il a l’intention d’aller la voir.
Dashvara s’étrangla avec sa salive.
— Il veut aller dans la steppe ?
— Ouais —affirma le Poète avec un grand sourire—. Il a dit qu’il était prêt à se payer une escorte. Mais, quand on lui a dit que oui, oui, et qu’on aurait besoin d’une quarantaine de chevaux, d’armes et de vivres, il a dit qu’il y réfléchirait. Entre nous, je crains qu’il n’ait pas assez d’argent pour tout ça.
Dashvara ne put s’empêcher de sourire.
— Si seulement on pouvait trouver trois ou quatre Asmoan de plus, nous serions dans la steppe en moins d’une semaine.
Son affirmation arracha de nombreux sourires. Le capitaine roula les yeux.
— Ce n’est pas facile de trouver deux fous qui veuillent aller à un même endroit —considéra-t-il—. Mais, si Asmoan veut voir cette tour, peut-être qu’Atasiag lui donnera un coup de main…
L’espoir des Xalyas était monté en flèche. Dashvara eut la certitude qu’ils ne tarderaient pas autant qu’il l’avait prévu à quitter Dazbon. Ils trouveraient un moyen, quel qu’il soit.
L’après-midi, Atasiag réapparut d’on ne sait où et il demanda à Dashvara de l’accompagner à l’ambassade de Titiaka. Celle-ci se trouvait dans le Quartier du Dragon, en bord de mer. Quand ils arrivèrent, le portail était gardé par trois gardes ragaïls.
— Atasiag Peykat —se présenta le Titiaka—. J’ai reçu cette invitation du grand ambassadeur.
Un des Ragaïls jeta un coup d’œil au document, le tendit à un autre, qui l’examina attentivement et acquiesça.
— Vous pouvez passer, messire Peykat —dit le premier—. Je regrette de vous informer que les armes ne sont pas admises dans l’enceinte sans une autorisation préalable. Le garde qui vous accompagne devra remettre les armes ou attendre dehors.
Atasiag fronça les sourcils.
— Il attendra ici —décida-t-il.
Dashvara vit le Titiaka disparaître quand le portail se referma derrière eux. Après avoir regardé les Ragaïls avec une moue patiente, il traversa la rue et s’assit sur la troisième marche des escaliers d’une maison. L’attente fut longue. Heureusement, il avait encore le journal de Siranaga sous son uniforme.
En réalité, comme il put le vérifier en lisant les premières pages, ce n’était pas un journal mais des mémoires. L’Ancien Roi commençait à parler de ses premières années de vie et de ses premières impressions sur la famille royale. Bien qu’il ait lu des tas de livres de cette époque, Dashvara fut surpris par le style cru avec lequel Siranaga expliquait les conflits familiaux. Le prince déplorait la décadence morale de la capitale du royaume et les trahisons de plus en plus fréquentes des cousins de la famille royale. Il décrivait son ascension au trône avec plus d’ironie que d’illusion, se demandant à toute heure à quelles personnes il pouvait se fier.
« La famille a perdu sa cohésion », écrivait-il. « Elle mourait lentement et a continué de mourir durant mon règne. Je n’ai rien pu faire pour apaiser les querelles, et je n’ai pu découvrir de remède à notre malédiction. Quand mon cinquième fils, Shaotara, est né, la troisième année du Faucon, j’ai nourri l’espoir que l’Oiseau Éternel renaîtrait de ses cendres et, avec lui, notre royaume. Des douze fils que j’ai eus, seul lui est né éveillé et béni par le Liadirlá. Je l’ai éduqué dès l’enfance et j’ai fait venir les shaards les plus compétents des quatre coins de la steppe. Je l’ai envoyé étudier trois ans à la République de Dazbon et il a ensuite voyagé jusqu’à la lointaine Agoskura. J’ai pensé qu’il ne reviendrait jamais, mais il est revenu et toujours aussi fidèle à notre famille. J’ai rapidement constaté que mon fils Shaotara était devenu un homme sûr et indépendant, prêt à diriger. Je l’ai nommé capitaine de mes armées de l’ouest et il a écrasé efficacement les révoltes des Essiméens et des Shalussis. Je l’ai récompensé en lui donnant des terres et j’ai autorisé son mariage avec la princesse Aodorma. À peine deux mois après, le capitaine Shaotara a obtenu la reddition des Amystorb et des Xalyas quand ceux-ci ont voulu nous trahir. Tous les peuples de la steppe célébraient son nom. À aucun moment, il n’est venu me réclamer la couronne, grande preuve de sa loyauté envers l’Oiseau Éternel de la famille ! J’ai décidé de le faire roi trois ans après la naissance de son premier fils, dont le Liadirlá battait éveillé lui aussi. Shaotara a assumé sa nouvelle position avec une plus grande habileté que je ne l’avais jamais fait. Les barbares ont été de nouveau expulsés ou soumis et le commerce avec la République prospérait chaque jour. On venait du monde entier acheter du sel de nos salines, du salbronix, de l’argent et de l’or de nos mines, des outils de nos fabriques. Rocdinfer était redevenu un royaume heureux. Et voilà que mes propres enfants osent se retourner contre un frère ! Odlokara, mon fils premier-né, a non seulement demandé l’appui de plusieurs seigneurs de la steppe, mais il s’est aussi allié avec les Essiméens. Puisses-tu, lecteur, ne jamais ressentir le désir d’assassiner un de tes propres fils comme je l’ai ressenti ces jours-là ! Odlokara avait juré de tuer tous les bénis de notre famille. Les Essiméens l’ont converti à sa religion de mort et, comme eux, ils nous appelaient démons… »
Dashvara tressaillit. À chaque page qu’il lisait, il se sentait plus confus. Selon les autres versions qu’il avait lues, Shaotara était un tyran et Odlokara le Sanglant avait profité de l’hostilité des seigneurs de la steppe pour les soulever contre son frère. Odlokara était mort en combattant et on disait que Shaotara avait réussi à fuir avec son épouse et ses enfants. Cependant, d’après Siranaga, Shaotara avait été emprisonné et décapité par un de ses propres frères. S’ensuivaient des pages expliquant comment Siranaga avait décidé de partir de la steppe avec ses enfants les plus jeunes. Le seigneur des Amystorb avait réussi à le faire prisonnier, il avait tué ses rejetons et avait demandé une rançon pour Siranaga. La princesse Aodorma avait payé la quantité et tous deux avaient pu quitter la steppe. La fin du livre parlait de comment, lui et sa belle-fille s’étaient installés en Agoskura et il poursuivait avec des méditations variées sur le véritable suicide qu’avaient perpétré ses fils et les seigneurs de la steppe. Il finissait par une exclamation amère : « Que l’Oiseau Éternel veille sur toi, pauvre steppe aimée que j’ai dû voir mourir ! »
Dashvara inspira et revint à la réalité. Combien d’heures avait-il passées assis sur sa marche, absorbé dans sa lecture ? Il rangea le livre et leva les yeux vers le portail de l’ambassade. Les trois gardes étaient toujours là, parlant entre eux de temps à autre, mangeant des garfias frites et suivant les passants du regard.
Quand les six cloches sonnèrent, Dashvara commença à s’inquiéter sérieusement. Il vit trois autres gardes sortir de l’ambassade pour relever les précédents. Il devait lui être arrivé quelque chose, se dit-il. Qui sait, peut-être que l’ambassadeur était un Dikaksunora ou un Korfu ou un simple ennemi d’Atasiag Peykat et…
Le portail s’ouvrit soudain et Atasiag Peykat sortit, portant un bon tas de papiers, le bâton sous le bras. Dashvara se leva d’un bond et traversa la rue.
— Je commençais à penser qu’ils t’avaient séquestré —lui lança-t-il.
Atasiag lui mit les papiers entre les mains tout en répondant :
— Nous n’avons pas encore terminé notre tournée.
Dashvara le suivit avec un grognement.
— Qu’est-ce que tu as fabriqué si longtemps à l’ambassade, si on peut savoir ?
— Envoyer des lettres, négocier avec l’ambassadeur, et d’autres choses qui t’ennuieraient au possible si je te les racontais. Par là —dit-il, indiquant une rue avec son bâton.
Ils durent passer à la banque et chez une connaissance d’Atasiag avant de pouvoir enfin rentrer à l’auberge. Quand ils arrivèrent, Asmoan de Gravia était déjà là, plongé dans une conversation animée avec Kuriag Dikaksunora et Lessi. Ils s’étaient installés à une table et ils avaient l’air d’attendre Atasiag Peykat pour commencer à dîner. Atasiag sourit tandis qu’Asmoan se levait pour aller le saluer.
— Mon ami ! J’avais oublié les horaires des Titiakas et je suis venu à l’heure du repas agoskurien. J’espère que tu ne m’en voudras pas.
— Pas du tout —assura Atasiag—. C’est moi qui devrais m’excuser. Je suis heureux que tu aies pu connaître le jeune Dikaksunora.
— Et moi donc ! —rit l’Agoskurien—. Devine : c’est un amateur des cultures du nord comme moi. Je sens que nous nous entendons déjà à merveille.
Kuriag prit une expression très courtoise.
— Je ne peux pas nier que la conversation de ton ami est fascinante, Atasiag.
— Alors, poursuivez, messieurs, je ne voudrais pas vous interrompre —clama Atasiag tout en s’asseyant à la table.
Les Xalyas étaient silencieux derrière les paravents. La plupart somnolaient après un après-midi passé à visiter la ville. Yira était assise près de Zamoy et de Lumon, jouant aux katutas. Après avoir jeté un coup d’œil à la partie, Dashvara fronça les sourcils et donna une pichenette à une des pièces du Chauve, qui menaçait le Grillon, la pièce la plus vulnérable de Yira.
— C’est beaucoup mieux comme ça —considéra-t-il tandis que Zamoy et Lumon protestaient—. Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne se fait pas d’attaquer ma naâsga, mes frères.
— Ce n’est pas jouer franc jeu —lui reprocha Yira, amusée.
— Boh —relativisa Dashvara, moqueur.
— La vie réelle —dit Zamoy, remettant la pièce à sa place— est cruelle et ne pardonne pas. Dis adieu à ton Grillon, princesse des Xalyas.
Yira leva deux doigts, en guise de salut éternel. Dashvara roula les yeux et, après avoir observé le jeu durant un moment, il se mit à relire des morceaux des mémoires de Siranaga. Il y avait quelque chose qui le dérangeait dans ce livre. En particulier, la fréquence avec laquelle les mots « béni » et « démons » apparaissaient. S’il n’avait pas connu deux démons en vrai la veille, il l’aurait probablement attribué à un style métaphorique. Mais, maintenant, il n’était plus aussi sûr. Évidemment, la seule pensée que les Anciens Rois de la steppe aient pu être des démons lui paraissait ridicule… Parce que cela signifiait que les Xalyas descendaient de monstres.
En y réfléchissant bien, ça pourrait être une raison pour laquelle Asmoan de Gravia s’intéresse tant à nous… Dashvara fit une moue. Sottises, Dash. Les Anciens Rois n’étaient pas des démons. Si ça avait été le cas, nous l’aurions su. Que les Essiméens nous traitent de démons ne signifie rien. Il pariait que ces fils du Dieu de la Mort étaient capables d’appeler ainsi tous ceux qui n’adoraient pas leur dieu.
Avec cette certitude en tête, il tendit l’oreille et écouta la conversation des étrangers, derrière les paravents. Fayrah s’était unie à eux et ils parlaient à présent de la Rébellion de Titiaka et de la blessure de Lanamiag Korfu. À ce que dit sa sœur, cet après-midi, le jeune Korfu allait beaucoup mieux.
— Cet après-midi même, j’ai reçu un message du Grand Prêtre —disait Atasiag—. Il vous donne sa bénédiction et il dit qu’il enverra en toute diligence un prêtre de Cili pour consacrer votre union. Elle se célèbrera dans une semaine. Voici la liste des invités. Qu’en pensez-vous ?
— Longue —souffla Kuriag—. Je croyais que ce serait une cérémonie privée.
— Et ça le sera. Mais ce serait une erreur diplomatique de notre part de ne pas inviter nos alliés.
— Nos alliés —répéta le Légitime. Il se racla la gorge et observa sur un ton amusé— : Je vois que tu n’as pas invité les Nelkantas.
— J’aurais dû ? —rit Atasiag.
— Mm… Un des fils des Nelkantas est un bon ami à moi.
— Excellent, tu peux toujours l’inviter, lui —proposa Atasiag—. Quel est son nom ?
Dashvara cessa de les écouter quand le petit Shivara s’approcha de lui et lui murmura à l’oreille :
— Je peux te demander quelque chose ?
Dashvara arqua les sourcils, souriant.
— Bien sûr, petit, demande.
L’enfant se mordilla la lèvre avant de se pencher de nouveau vers l’oreille de Dashvara.
— C’est vrai qu’on a fouetté mon père ?
Dashvara souffla.
— Oui. —Shivara ouvrit la bouche et Dashvara le devança— : Il suffit de le voir pour le croire, non ? Dis-moi, petit. Tu aimes cette ville ?
Le petit Xalya fit une moue.
— Je ne sais pas. Peut-être. Pourquoi on a fouetté mon… ?
— Veux-tu faire une promenade ? —l’interrompit Dashvara, en se levant—. Je connais un endroit idéal pour jouer à la toupie.
L’enfant s’enthousiasma aussitôt et, sous les regards amusés des Xalyas, tous deux sortirent. Dashvara ignora complètement la question muette d’Atasiag Peykat quand ils passèrent près de la table.
— Tu vas me raconter l’histoire, n’est-ce pas ? —demanda Shivara, alors qu’ils descendaient déjà les Escaliers. Le petit sautillait, serrant la toupie dans sa main.
Dashvara lui jeta un coup d’œil de léger reproche.
— Tu es un petit démon, Shivara. Descends prudemment, il ne faudrait pas que tu tombes et que je te ramène à ton père en cinq morceaux.
Il le prit par la main et ils continuèrent à descendre les Escaliers jusqu’au Quartier du Dragon. Même s’il avait passé toute la journée à parcourir la ville, rester enfermé à l’auberge avec des Titiakas papotant sans cesse ne lui plaisait pas beaucoup. En plus, il avait pensé rendre visite à plusieurs personnes. Cependant, avant, il devait expliquer certaines choses à Shivara. Quand ils arrivèrent sur la Place de la Liberté, il s’assit sur le bord d’une fontaine inoccupée. Malgré les nombreux groupes assis sur les marches de la place et aux autres fontaines, celle-ci était tranquille. Pour une fois, le ciel était encore relativement dégagé et le soleil du soir l’illuminait encore.
— Assieds-toi, petit.
Shivara s’assit à côté de lui, très sagement. C’était un enfant calme, mais il n’était pas toujours très attentif. C’est pourquoi Dashvara fut amusé quand il croisa ses yeux avides.
— Voyons voir. Quelqu’un t’a déjà raconté l’histoire des Xalyas ?
L’enfant haussa les épaules tout en balançant les pieds.
— Le shaard raconte beaucoup d’histoires.
— Oui, mais pas beaucoup sur les Xalyas. Shokr Is Set était honyr avant d’être xalya. Il connaît des histoires très anciennes sur les Anciens Rois et les seigneurs de la steppe. Mais, moi, je veux parler de notre histoire récente. Sais-tu pourquoi les Xalyas, nous avons vécu trois ans hors de la steppe ? Sais-tu pourquoi nous sommes si peu nombreux ?
Quand il vit la curiosité se dessiner sur le visage de Shivara, il sut que Morzif ne lui avait rien expliqué. Sans doute, le Forgeron devait penser que ces choses ne se racontaient pas à un enfant de six ans. Dashvara ne partageait pas son opinion. Aussi, il décida de lui narrer dans l’ordre les évènements des dernières années, insistant sur le fait que, s’ils avaient abandonné la steppe, cela avait été contre leur volonté et que, si son père avait été fouetté, cela avait été la faute des esclavagistes titiakas. Il fut impressionné par le sérieux avec lequel Shivara l’écoutait.
— Bientôt, nous retournerons dans la steppe —conclut Dashvara—. Tu vas adorer. Des époques difficiles nous attendent, mais nous survivrons. Et sans aucun doute, nous vivrons plus heureux là-bas que dans ces terres sauvages —sourit-il—. Tu verras.
Shivara acquiesça, l’air convaincu. Soudain, derrière eux, une voix moqueuse lança :
— Vous ne réussirez jamais à traverser le territoire essiméen.
Saisi, Dashvara se tourna pour voir un homme robuste, à la barbe hirsute et au visage steppien. Il portait l’uniforme des pompiers de Dazbon. Son expression était un mur de marbre. Dashvara se leva lentement de la fontaine. Il le reconnaissait, se rendit-il compte, stupéfait.
— Walek de Shalussi —articula-t-il—. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu t’étais proclamé chef de ton village.
Le Shalussi acquiesça sans entrain.
— La dernière fois que je t’ai vu, tu étais à un pas de la mort —répliqua-t-il.
— J’ai salué la mort de très près ces dernières années —assura Dashvara—. Alors, les Essiméens ont attaqué ton village.
Walek cracha sur les pavés de la place.
— Ces chiens nous ont tous faits esclaves. Ils nous ont mis dans leurs champs de culture, à l’ouest. Je me suis échappé, mais de justesse. Je pensais aller à Dazbon et réunir quelques Shalussis pour libérer notre clan. Mais il n’y a pas de véritables Shalussis dans cette maudite ville. Ce sont tous des lâches.
Sa voix vibrait de mépris. Dashvara leva les yeux au ciel. Comment Walek pouvait-il espérer que des Shalussis qui vivaient à Dazbon depuis peut-être des générations allaient risquer leur vie contre les Essiméens ? Le petit Shivara laissa échapper :
— Père dit que tous les Shalussis sont des poules mouillées.
Dashvara souffla, réprimant mal un sourire.
— Eh, petit. Ton père généralise. Regarde Rokuish. C’est un brave.
— Eh ben, mon père dit que Rokuish est une poule mouillée —insista Shivara—. Et Zéfrek aussi. Il dit que, s’il avait des tripes, il ne se serait pas fait pira…
Rapide comme le vent, Dashvara lui donna une taloche.
— Tais-toi, allons.
— Zéfrek ? —répéta Walek, avec un éclat étrange dans les yeux. Les paroles du petit Xalya ne semblaient pas l’avoir offensé—. Zéfrek de Shalussi est à Dazbon ?
— Il l’est —affirma Dashvara—. Et moi, à ta place, je ne m’approcherais pas de lui après ce que tu lui as fait. Maintenant, tu devras m’excuser, mais, ce jeune garçon et moi, nous devons partir. Bonsoir.
Après un échange de regards moitié hostile moitié indifférent, Dashvara prit la main de Shivara et ils s’éloignèrent vers le sud. Rencontrer de nouveau Walek avait assombri son humeur.
— C’était qui ? —demanda Shivara.
— C’est ou plutôt c’était un guerrier shalussi —expliqua Dashvara—. Il a attaqué notre donjon.
L’enfant inspira brusquement.
— C’est un ennemi !
— Il ne l’est plus. Il n’a plus de chef à qui obéir. Et il n’a plus de peuple. Peut-être que je suis injuste en disant cela, mais… il l’a bien mérité —murmura Dashvara.
— On va où maintenant ?
— Saluer une vieille connaissance. J’espère qu’il habite toujours au même endroit.
Quand il arriva devant la maison d’Aydin Kohor, il y avait de la lumière aux fenêtres. Il faisait presque nuit déjà et les rues s’emplissaient d’ombres. Il frappa à la porte et un jeune ternian vêtu d’une longue tunique noire vint lui ouvrir. Son visage plus pâle que la mort donnait des frissons.
— Oui ?
Dashvara s’éclaircit la voix.
— Est-ce qu’un certain Aydin Kohor habite toujours ici ?
Le jeune acquiesça lentement tout en le scrutant.
— Il est en train de dîner. Qui es-tu ?
— Dashvara de Xalya. Je ne voudrais pas déranger. J’aimerais simplement que tu lui donnes ça de ma part. —Il tendit une figurine de bois blanc représentant un dragon : il avait passé tout un mois à la perfectionner et c’était, de loin, l’œuvre d’art qu’il avait le mieux réussie jusqu’alors.
L’inconnu observa la figurine, mais il ne la prit pas. Il s’écarta de la porte.
— Entre. Mon père nous a parlé de toi. Il sera sûrement content de recevoir cet objet de tes propres mains. Je suis Traolgan.
Dashvara entra, lui serra la main et frissonna à nouveau en sentant la froideur de sa peau. Soudain, on entendit un bruit sourd contre les lames du plancher et Dashvara vit la toupie rouler jusqu’aux pieds du ternian. Shivara prit un air craintif et agrippa la manche de Dashvara tandis que Traolgan se baissait pour ramasser le jouet.
— Je crois que c’est à toi —dit-il à l’enfant en le lui tendant.
L’enfant prit la toupie sans un mot. Il semblait être resté sans voix. Dashvara se racla la gorge.
— On dit merci, Shivara.
L’enfant acquiesça de la tête, comme si cela équivalait à répéter le mot. Sous le regard exaspéré de Dashvara, il bredouilla :
— Merci.
Le ternian sourit légèrement avant de les conduire au salon. Là, se trouvaient assis Aydin Kohor avec son épouse et le vieux Tildrin. Les deux ternians n’avaient pas changé, à part peut-être quelques mèches en moins dans la chevelure du vieux voleur. Dashvara s’inclina devant eux.
— Désolé d’interrompre votre dîner. Je voulais juste…
— Dashvara de Xalya ! —s’exclama le guérisseur, abasourdi—. Par le Dragon Blanc ! Ça, c’est une surprise.
Il se leva et, souriant, il contourna la table pour lui serrer la main. Dashvara lui tendit le dragon sculpté.
— Je sais bien que ton épouse l’aurait beaucoup mieux fait, mais… bon, j’ai pensé qu’il te plairait quand même.
Aydin était de bonne humeur et Tildrin, qui confirma être le père du guérisseur, souriait de toutes les dents qu’il lui restait. L’épouse, d’une grande beauté bien que terniane, salua joyeusement les deux Xalyas en faisant l’éloge de la figurine sculptée et elle leur proposa de s’unir à eux pour le dîner. C’est alors seulement que Dashvara se rendit compte qu’il n’avait pas encore dîné.
— C’est très aimable, mais je ne voudrais pas vous déranger…
— Tu ne nous déranges pas du tout ! —assura Aydin—. Tu nous récompenseras en nous racontant une histoire.
— Une… histoire ?
— Ton histoire —précisa le ternian—. Sachant tout ce qu’il t’est arrivé à Dazbon en quelques jours, je suppose qu’en trois ans, tu dois avoir rencontré le Dragon Blanc en personne et tué dix-mille ennemis.
Dashvara s’esclaffa.
— Si l’on compte les fourmilières que nous avons éliminées dans le baraquement de la Frontière, peut-être… D’accord, j’accepte. Mais je ne vais pas pouvoir rester très longtemps.
Shivara et lui s’assirent et, tout en engloutissant avec appétit une assiettée de soupe délicieuse, Dashvara résuma ses péripéties dans la Fédération de Diumcili, omettant les parties les plus désagréables pour ne pas leur couper la digestion.
— Et les Frères de la Perle ? —demanda Tildrin, anxieux—. Ils sont encore à Titiaka ?
— Ils sont arrivés à Dazbon il y a quelques semaines, à ce que je sais.
Le voleur repenti soupira.
— Ils ne passent même plus me voir.
— Ils doivent être occupés —les excusa Dashvara, même s’il n’en pensa pas moins qu’ils auraient pu prendre la peine de passer saluer leur ancien compagnon—. Ils viendront sûrement dès qu’ils pourront. Qui sait quelle bande de malandrins ils poursuivent maintenant. —Il s’aperçut que Shivara s’était profondément endormi sur sa chaise—. Et Hadriks ? —demanda-t-il—. Il est entré au Bastion ?
— Euh… —La grimace d’Aydin lui fit arquer un sourcil—. Hadriks. —Il secoua la tête en soupirant—. Oui, il est allé en première année d’étude du Bastion. Mais ils n’ont pas renouvelé sa bourse et, pourtant, le garçon avait un bon niveau. Tu sais combien ce jeune peut être impulsif : il s’est mis à dos un fils patricien et, petit à petit, les choses se sont gâtées. Il a arrêté d’aller en cours. Quand je l’ai appris, je l’ai averti qu’il risquait de perdre la bourse d’études et il ne m’a pas écouté. Il est allé aux examens finaux, mais il a échoué. Tu peux imaginer comment il s’est senti après ça. —Il haussa les épaules—. Il a décidé de se faire marin, comme ça, du jour au lendemain. L’ennui, c’est qu’il était déjà trop âgé pour commencer comme mousse. Il n’a pas tenu trois mois. Enfin. Depuis, il enchaîne des travails de-ci de-là. La dernière fois que je l’ai vu, c’est quand il est passé ici pour me dire qu’il s’en allait à Rocavita, pour les vendanges. Cela fait deux mois de ça. Pauvre garçon.
Il était clair qu’Aydin n’était pas très satisfait des agissements du garçon. Dashvara, lui, ne trouva pas que ce soit une vie si tragique. Entre passer plusieurs années entouré de magiciens fous et les passer à enchaîner des métiers, il préférait la seconde option. Sauf s’il fallait être marin sur un bateau, ajouta-t-il pour lui-même. Cependant, quand il fit part de son avis, Aydin argumenta qu’Hadriks « valait mieux que ça » et que son expérience au Bastion l’avait découragé et changé en un garçon instable.
— S’il change de travail, c’est parce qu’il se fait renvoyer, la plupart du temps —expliqua le ternian—. Il a même été en prison durant un mois, pour avoir participé à la révolte des ouvriers du port, il y a un an. Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce garçon. J’ai bien essayé de le convaincre de rester au moins avec moi pour continuer à fabriquer des magaras. Mais il a dit qu’il ne referait plus une magara de sa vie. Enfin —soupira-t-il—. Je suppose qu’avec le temps il deviendra plus réfléchi.
Dashvara acquiesça et dit :
— Que l’Oiseau Éternel veille sur ce garçon. Et sur vous tous —ajouta-t-il—. Il est déjà très tard et Shivara devrait déjà être sur sa paillasse. Il vaudra mieux que nous rentrions.
Après les avoir tous salués, il prit Shivara dans ses bras et sortit dans la nuit sans que l’enfant ouvre même les yeux. Les rues s’étaient couvertes de brouillard, mais au moins cette nuit il n’y avait pas eu d’orage.
Il était déjà près du Temple de l’Œil quand la voix de Tahisran pénétra dans son esprit comme un éclair :
“Je te trouve enfin ! Le capitaine m’a envoyé te chercher. Il m’a demandé de te dire qu’ils ont arrêté Atasiag Peykat.”
Dashvara s’arrêta net, glacé.
— Quoi ?
Il se tourna sur la petite place déserte, cherchant l’ombre entre les ombres, en vain. Tahisran répéta plus lentement :
“Atasiag Peykat a été arrêté.”
— Ça, j’avais compris —répliqua Dashvara—. Mais par qui ?
“Par la milice républicaine !”, expliqua l’ombre sur un ton léger. “Y’a un certain Maestre, un humain grand et gros, qui est venu, entouré d’arbalétriers, et ils l’ont prié de les accompagner. Ils l’ont mis en prison. Je l’ai vu de mes propres yeux. Ils ont laissé Atasiag dans une cellule, près d’une chambre de torture.”
— Oiseau Éternel —murmura Dashvara.
L’ombre continua, surexcitée :
“Atasiag m’a dit que nous cherchions à savoir de quoi on l’accuse, parce qu’apparemment, les juges n’expliquent rien aux accusés, et il veut aussi que, demain matin, tu prennes un paquet de lettres bleues dans sa chambre et que tu les portes au numéro douze de la Rue des Oliviers. Il a dit que tu dises juste que le paquet vient d’Atasiag et que tu n’entres pour rien au monde dans la maison. Je crois que c’est tout”, conclut-il après une hésitation.
Tenant fermement Shivara, Dashvara se mit à marcher plus vite, il traversa un pont, monta les Escaliers et ne tarda pas à franchir le seuil de La Perle Blanche.
“Ah !”, dit Tahisran derrière lui. “Maintenant que je m’en souviens, il a aussi dit que, dans sa chambre, il y avait un petit sac d’argent pour continuer à payer l’hébergement. Et, diables, j’allais oublier : il a dit que tu caches chez Shéroda un objet qui est dans sa chambre sous la troisième planche en partant du fond. Un sac plein de poudre blanche. Et un énergigamomètre, je crois qu’il a dit. Une sorte de détecteur de pièges. Apparemment, c’est illégal à Dazbon.”
Dashvara secoua la tête avec impatience, salua l’employé de l’auberge de luxe et monta les escaliers. Dans le salon, les Xalyas étaient inquiets. Le capitaine l’accueillit avec un air fataliste :
— Il ne nous manquait plus que ça ! Tah, il t’a tout raconté ?
Acquiesçant silencieusement, Dashvara alla poser avec précaution l’enfant sur sa paillasse.
— Où l’as-tu emmené ? —demanda Morzif.
— Se promener dans la ville et j’en ai profité pour lui donner une leçon d’histoire —sourit Dashvara.
Le Forgeron grimaça mais ne répliqua pas. Avec un ample geste, Sashava marmonna :
— Eh bien, tu as fait quelque chose de plus productif que ceux-là : ils n’ont pas arrêté de se désespérer parce qu’ils croient que, sans Son Éminence, nous sommes incapables de trouver des chevaux. Où donc est passée la dignité xalya ? —brama-t-il.
Plusieurs Xalyas marmottèrent tout bas, d’autres levèrent les yeux au ciel et Aligra intervint :
— Nous ne pouvons pas laisser Atasiag en prison après ce qu’il a fait pour nous.
Que cette affirmation vienne d’Aligra en fit réfléchir plus d’un : elle n’était pas précisément encline à reconnaître les qualités des étrangers. Dashvara acquiesça le premier.
— Aligra a raison, bien sûr. Nous sortirons Atasiag de cette prison, d’une façon ou d’une autre.
— Ce Titiaka a asservi ton Oiseau Éternel —grommela Sashava—. Ton père aurait tranché la tête à quiconque aurait osé lui donner un ordre, hormis son épouse.
Dashvara s’arma de patience : il était plus qu’habitué aux réactions emportées du Grincheux. Le capitaine Zorvun dit à celui-ci d’une voix diplomatique :
— Mon ami, je comprends que tu sois pressé d’aller dans la steppe : nous le sommes tous. Mais ça n’empêche pas que ce Titiaka, comme tu dis, nous a logés et nourris durant un mois dans son île, il nous a emmenés à Dazbon sur son propre bateau et, maintenant, il nous héberge tous en échange de bien peu.
— Sans mentionner qu’il est le père adoptif de Yira —observa Dashvara—. Nous lui devons du respect et plus que ça. —Sashava le Grincheux haussa les épaules, sans avoir l’air de vouloir répondre. Alors, Dashvara fronça les sourcils—. Au fait, où est Yira ?
— Kuriag Dikaksunora est parti à l’ambassade de Titiaka —l’informa le capitaine—. Et Yira et Wassag l’ont accompagné. Le jeune homme a dit qu’il n’aurait de cesse qu’il n’ait résolu le problème d’Atasiag. Je ne crois pas qu’il obtienne grand-chose à cette heure, mais je me réjouis de voir qu’au moins, mon gendre est têtu —apprécia-t-il.
Dashvara sourit.
— Et l’Agoskurien ?
— Il est parti en même temps, mais à sa bibliothèque. Il a dit qu’il passerait par ici demain pour avoir des nouvelles. —Ses yeux sombres sourirent—. Un des avantages avec cette histoire, c’est qu’Atasiag ne pourra pas nous envoyer transporter des tonneaux dans toute la ville —plaisanta-t-il et il ajouta de bonne humeur— : Allez, au lit, Xalyas.
Dashvara suivit la troupe de Xalyas et s’installa sur sa paillasse. Il imaginait un bon nombre de raisons pour lesquelles Atasiag avait pu être arrêté. Pour vol, pour contrebande, pour association avec des pirates… Ce qui était étonnant, c’est qu’Atasiag se soit fait prendre. Il était encore éveillé quand il entendit la porte s’ouvrir, des murmures et des pas légers. Quelques secondes après, Yira s’allongeait près de lui. Dashvara effleura sa main de ses lèvres avant de l’embrasser et de lui murmurer :
— Le Légitime a-t-il obtenu quelque chose ?
— Pas grand-chose —admit la sursha—. Mais il dit que, demain, il ira directement au tribunal. —Après un silence, elle ajouta tout bas— : Tahisran a dit qu’il veillerait sur lui.
Dashvara comprit qu’elle parlait d’Atasiag.
— Tout ira bien —murmura-t-il—. Ce serpent s’en sort toujours.
— Mmpf —soupira Yira, dubitative—. Bonne nuit, Dash.
— Bonne nuit, naâsga.
Cette nuit-là, Dashvara rêva de kraokdals aux yeux rouges et démoniaques. Il se promenait entre eux, priant pour qu’ils ne fassent pas attention à lui. Et, soudain, l’un d’eux s’interposait sur son chemin et brandissait deux sabres noirs en grondant : “La steppe est morte par votre faute. Vous, les seigneurs de la steppe, vous avez anéanti ma famille. C’est vous, les traîtres. Moi, Siranaga de Rorsy, Roi de Rocdinfer, Prince du Sable, je te condamne à mort, Dashvara de Xalya !” Dashvara essayait de ramener le roi à la raison, mais tout s’avérait inutile : le démon se ruait sur lui. Il sortait alors ses propres sabres, qui brillaient comme le sable de Bladhy sous le soleil, et la lutte commençait. À un moment, Dashvara faillit mourir, mais une petite voix exaspérée refusa cette fin. D’un coup sec, Dashvara décapita l’Ancien Roi et marmonna : “Les coupables, c’est les Essiméens. C’est les Essiméens…”
Il le répéta ainsi plusieurs fois jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il était éveillé. Il ouvrit les yeux et croisa le regard insondable de Sirk Is Rhad, assis près d’un paravent. Dashvara se leva en s’étirant. Il ne vit Yira nulle part, mais il ne fut pas surpris : la sursha avait à peine besoin de dormir plus de quelques heures. L’Honyr et lui sortirent déjeuner.
— Un cauchemar ? —demanda Sirk Is Rhad.
Dashvara haussa les épaules.
— J’ai tué un Ancien Roi transformé en monstre. Bah, c’est à cause de ce livre que j’ai lu hier. Celui de Siranaga. Il est si différent des livres que j’ai lus au Donjon…
— Vraiment ? —s’intéressa l’Honyr—. En quoi se distingue-t-il ?
Pendant qu’ils se servaient le petit déjeuner, Dashvara se mit à lui résumer le contenu. Il ne parla pas de ses théories sur les démons : elles étaient probablement fausses et, de toutes façons, il était arrivé à la conclusion qu’il importait peu qu’elles fussent vraies ou non. Finalement, l’Honyr haussa les épaules et commença à déjeuner. Il avala, fit une pause et conclut :
— Comme disait mon grand-père, chaque homme raconte les choses à sa manière. Va savoir ce qu’il s’est réellement passé.
Dashvara décida de suivre l’exemple de Sirk Is Rhad et d’oublier ce livre. En percevant une mélodie de flûtes à l’extérieur, il laissa l’Honyr et sortit dans la cour de l’auberge. Il trouva Tsu assis sur un muret, jouant de son instrument. Quand il s’installa à côté de lui, le drow le salua d’un mouvement de tête sans cesser de jouer. Le vent frais du matin entraînait les notes vers le haut des Escaliers. Le soleil venait de se lever, mais on voyait déjà passer des artisans, des ouvriers, des messagers et des porteurs avec d’énormes sacs. Des adolescents avec de simples uniformes d’étudiants montaient les marches, se dirigeant, l’air endormi, vers la Citadelle. Cependant, malgré toute l’activité de la ville, une étrange sérénité s’empara de Dashvara. Une sérénité qui s’évanouit quand il se rappela qu’il avait des choses à faire.
— Je donnerai mon Oiseau Éternel pour être dans la steppe —lâcha-t-il.
Tsu écarta les lèvres de sa flûte. Son expression, comme d’habitude, reflétait très peu.
— Plus on se rapproche du foyer, plus on le désire —dit-il doucement.
Dashvara lui jeta un regard pensif.
— Exact —approuva-t-il et il se leva avec énergie—. Pour le moment, préoccupons-nous de ce qui presse. Je dois aller remettre des lettres. Même en prison, Atasiag me fait travailler —se lamenta-t-il, souriant.
Tsu proposa de l’accompagner et tous deux revinrent à l’auberge pour aller chercher le paquet de lettres bleues et les objets illégaux dans la chambre d’Atasiag. L’intérieur de celle-ci était ordonné et ils ne tardèrent pas à trouver ce qu’ils cherchaient. Ce que Dashvara ne trouva pas, ce fut la petite bourse d’argent dont lui avait parlé Tahisran. Atasiag s’était-il trompé ou était-ce lui qui ne cherchait pas comme il fallait ?
Décidant qu’ils s’inquièteraient de ça plus tard, il sortit avec Tsu et, après avoir expliqué où ils allaient aux Xalyas qui s’étaient réveillés, ils se dirigèrent d’abord chez Shéroda pour laisser le sac de poudre blanche et l’énergigamomètre si tel était bien le nom de cet étrange objet. Ce ne fut pas la shixane qui leur ouvrit mais Azune. En voyant la semi-elfe apparaître sur le seuil, Dashvara tressaillit légèrement.
— Surpris de me voir, steppien ? —sourit Azune. La Républicaine portait une élégante robe verte qui ne lui seyait pas. En fait, elle lui allait bien, mais jusque là Dashvara l’avait toujours vue avec des habits sombres et simples.
— Un peu —admit-il—. Je ne sais pas si tu es au courant de…
— Oui —le coupa Azune—. Atasiag. Nous sommes rentrés hier de Twach. Nous l’avons appris cette nuit. Un évènement malheureux —dit-elle, mais sa façon de le dire semblait contradictoire, comme si les misères d’Atasiag l’amusaient.
Dashvara fronça les sourcils.
— Sais-tu de quoi on l’accuse ?
— Aucune idée. Mais j’ai bien peur qu’on ne puisse pas beaucoup l’aider. Au fait, si tu cherchais Shéroda, ça va être difficile. Elle ne veut voir personne. Elle est d’une humeur noire.
Dashvara arqua un sourcil face à son ton moqueur.
— Nous venions laisser des objets chez elle. Des objets qui pourraient compromettre Atasiag si la milice les trouve dans sa chambre.
— Et vous voulez les laisser chez Shéroda ? —Azune prit un air incrédule—. Ils pourraient aussi lui faire du tort à elle, Atasiag n’y a pas pensé ?
Dashvara réprima à moitié un soupir exaspéré.
— Ne me complique pas les choses. Je sers seulement d’intermédiaire.
La Républicaine roula les yeux.
— C’est bon. Donnez-moi ça. Je le cacherai.
Elle prit le sac et la magara dissimulée sous un tissu. Dashvara observa sur un ton détaché :
— Tu as l’air de te réjouir qu’Atasiag ait été arrêté, Républicaine.
Azune haussa les épaules.
— Je ne m’en réjouis pas, mais, que veux-tu, il ne m’inspire pas non plus beaucoup de compassion. Cet homme est un voleur, un menteur et un maudit avare. Un peu de prison ne peut pas lui faire de mal… —Elle fit une pause et les regarda tous les deux avec curiosité—. Et vous, qu’allez-vous faire maintenant ?
Dashvara souffla. Continuer à vivre, et toi ?, pensa-t-il. Il n’aimait pas le manque de gratitude d’Azune. Tout compte fait, grâce à l’aide d’Atasiag, les Frères de la Perle avaient réussi à accomplir leur rêve, en finir avec le plus grand trafic d’esclaves de la République et envoyer en prison d’importantes personnalités impliquées. Bien sûr, pour cela, ils avaient sûrement dû accomplir plus d’un travail pour Atasiag, mais…
— Nous ne le savons pas encore —répliqua-t-il enfin—. Au fait, hier, je suis passé chez Aydin. Tildrin se demandait où vous étiez.
La Républicaine prit une mine coupable.
— J’essaierai de passer le saluer cet après-midi.
— Les Frères de la Perle sont-ils si occupés ? —s’étonna Dashvara.
La Républicaine se fit réservée.
— Nous avons un nouveau mécène.
C’est sans doute pourquoi elle se souciait peu de l’avenir de son précédent mécène, toussota mentalement Dashvara.
— En réalité —reprit Azune, plus bas encore—, la Confrérie de la Perle a été dissoute. Rowyn et moi, nous nous sommes joints à une autre… organisation.
Dashvara l’observa avec curiosité.
— Dit comme ça, cela paraît assez mystérieux.
Azune sourit.
— Ce n’est rien d’illégal —assura-t-elle—. Mais je préfère ne pas en parler.
— Tu as dit Rowyn et toi. Et Kroon ?
— Oh. —Azune sourit largement cette fois—. Il a décidé d’en finir avec le grand mensonge de sa vie et de dire à sa famille qu’il était toujours en vie. Ses parents et ses frères vivent à la campagne —expliqua-t-elle—. Kroon a toujours craint qu’ils le rejettent parce que… bon, parce qu’il ne pouvait plus marcher.
— Quelle bêtise —laissa échapper Dashvara, incrédule.
— Il a toujours été un peu traumatisé, mais Rowyn l’a finalement convaincu de rendre visite aux siens. Nous y sommes allés tous les trois. Quand il l’a vu, son père l’a traité d’idiot d’avoir tant tardé à revenir —dit-elle en riant.
Dashvara ne put que se réjouir de la nouvelle : ce moine-dragon était peut-être encore plus insupportable que Sashava, mais il le trouvait sympathique dans le fond. Après avoir souhaité bonne chance à Azune dans son nouveau mystérieux travail, il partit avec Tsu vers le numéro douze de la Rue des Oliviers. D’abord, ils durent demander à un milicien où se situait la rue, ce à quoi le milicien répondit aimablement qu’elle était dans le Quartier de Kwata, près du Temple du Salut et de la Grande Cascade. Ils finirent par trouver la maison et la porte, dans une grande cour intérieure, en haut d’un escalier. Le numéro douze avait été gravé négligemment à même le bois. N’importe qui aurait juré que la maison était inhabitée. Après avoir échangé un regard indéfinissable avec le drow, Dashvara s’avança et frappa sur l’épais battant.
Ils ne perçurent aucun bruit. Ils attendirent un long moment avant que Dashvara ne frappe de nouveau. Alors qu’il commençait à se demander si Atasiag ou Tahisran ne s’étaient pas trompés de numéro, on entendit un cliquetis métallique de chaînes.
La porte s’ouvrit et Dashvara scruta l’obscurité. Il vit un garçon humain, brun et mince, s’appuyer contre l’encadrement de la porte et le regarder de haut en bas avec effronterie.
— Bonjour, messieurs —lança-t-il avec désinvolture—. Je regrette de vous dire qu’il y a de grandes chances que vous vous soyez trompés de porte.
— En principe, non —rétorqua Dashvara—. C’est bien le numéro douze de la Rue des Oliviers, n’est-ce pas ? —Il souleva le paquet de lettres bleues—. On m’a envoyé remettre ça.
L’adolescent tendit la main et prit le paquet.
— De la part de… ?
— Atasiag Peykat.
Le garçon soupira et ouvrit la bouche pour appeler :
— Sarga ! —Il pencha la tête de côté, tendant l’oreille, et roula les yeux—. Sarga ! Tu connais un type du nom d’Atasiag Peykat ? C’est que je suis nouveau par ici —leur expliqua-t-il sur un ton normal.
On entendit des bruits de pas et, finalement, une hobbit, vêtue comme les typiques marchandes de légumes, apparut près du garçon, une main sur la hanche et l’expression froncée.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Qui sont ces gens ?
— Ils apportent un tas de lettres d’un certain Atasiag Peykat —résuma le garçon.
— Donne-moi ça —grogna Sarga, lui arrachant le paquet des mains. Les yeux plissés, elle observa Dashvara et Tsu. Comme ceux-ci faisaient mine de s’en aller, elle les retint en leur lançant— : Une seconde ! Vous savez où réside ce damné Atasiag ?
Dashvara lui adressa un sourire ironique.
— En prison.
Sarga écarquilla les yeux.
— Diables.
— Cet Atasiag —intervint le garçon brun sur un ton tranquille—, ce ne serait pas, par hasard, ce Titiaka-agoskurien-esclavagiste dont tu m’as parlé ?
Sarga agita une main pour le faire taire et indiqua Dashvara de l’index :
— Vous ! Ne partez pas. Qui êtes-vous ? Vos noms.
Dashvara avait déjà descendu les marches jusque dans la cour. Le ton impératif de cette hobbit l’invitait à partir de là sans un mot plutôt qu’à répondre. Il regarda Tsu avant de dire :
— Nous sommes des serviteurs d’Atasiag Peykat.
— Mmpf. Vos noms —insista Sarga.
Dashvara haussa les épaules.
— Dashvara et Tsu. De Xalya. Nous venons de la steppe.
— Enchanté ! —intervint le garçon brun, faisant une étrange révérence—. Moi, c’est Api. Et, elle, c’est Sarga… Aïe ! —protesta-t-il quand la hobbit lui donna une taloche—. Quoi ? C’est normal qu’on se présente si eux se présentent, ou ai-je raté quelque chose ?
— Eux, c’est eux et nous, c’est nous — souligna Sarga entre ses dents.
— Ça, c’est vrai —approuva Api, enjoué.
— Tais-toi.
Le dénommé Api souriait railleusement. C’est alors seulement que Dashvara se rappela où il avait déjà entendu le nom de Sarga. Dans la bouche même d’Atasiag, quand il avait gaffé en parlant de démons. Oh, diables… Soudain, il ressentit un désir urgent de partir.
— Enchantés de vous connaître, Api et Sarga. Passez une bonne journée —leur lança-t-il hâtivement. Il s’inclina et leur tourna le dos.
— Pareillement ! —répliqua le garçon.
— Et que fait Atasiag en prison ? —demanda Sarga en haussant la voix.
Dashvara se tourna à moitié, haussant les épaules.
— Ils l’ont arrêté hier soir. On ne sait pas encore pourquoi.
Ils les laissèrent là et retournèrent à l’auberge. Quand ils arrivèrent, ils apprirent que Kuriag Dikaksunora était déjà parti affronter courageusement les juges. Les Xalyas, assis dehors, dans la cour, profitaient du soleil et écoutaient avec un évident plaisir les paroles de Shokr Is Set. Le Grand Sage leur racontait un conte traditionnel que même les barbares devaient connaître, mais cet Honyr avait un don pour raconter les histoires et Dashvara ne tarda pas à rester captivé par sa narration sur des étoiles tombées du ciel, des steppiens courageux et des sages philosophes.
Vers midi, alors qu’ils s’installaient pour manger dans les cuisines, le dénommé Dilen qui les avait accueillis à l’auberge le premier jour vint les trouver. Il s’approcha, l’air embarrassé.
— Excusez-moi, mais le propriétaire m’envoie vous dire que votre maître n’a pas encore payé l’hébergement des trois dernières nuits et qu’il souhaiterait recevoir au moins un bon.
Les regards las qu’il reçut le rendirent encore plus nerveux. Le capitaine Zorvun se leva de son siège, répliquant avec solennité :
— Eh bien, dis au propriétaire de ne pas s’inquiéter, qu’Atasiag Peykat paiera largement. C’est un citoyen de Titiaka, et un grand. Il saura récompenser ton maître pour avoir pris soin de ses esclaves. Et maintenant, qu’on ne nous dérange plus avec ces histoires.
Dilen acquiesça. Dès qu’il sortit des cuisines, les Xalyas éclatèrent de rire.
— Trinquons pour notre capitaine ! —s’exclama Zamoy en levant son verre d’eau.
Ils louèrent l’ingéniosité de Zorvun et ils allèrent même jusqu’à convaincre un cuisinier de se joindre à eux avec un bon fromage et quelques bouteilles de vin pour fêter l’anniversaire des Triplés, qui n’étaient pas nés ce jour-là et n’avaient jamais fêté leur jour de naissance de toute leur vie, mais qu’importait : comme le disait Makarva, il s’agissait de s’adapter aux coutumes républicaines.
De retour dans leur logement, Dashvara tenta de nouveau de chercher la bourse d’argent dans la chambre d’Atasiag, mais ce fut en vain. Heureusement que le capitaine semblait avoir convaincu le propriétaire de les laisser tranquilles. Ce n’est qu’en revenant au salon qu’il s’aperçut qu’il y avait un steppien qu’il n’avait pas vu ce matin-là : Zéfrek de Shalussi. Étrange, n’est-ce pas ? Il se tourna vers Raxifar. Le grand Akinoa s’était mis à faire la sieste après le repas, suivant l’exemple de la majorité des Xalyas. Voyant Lumon assis sur une chaise, perdu dans ses pensées, il s’assit près de lui et lui dit :
— Eh, Archer. As-tu vu Zéfrek ce matin ?
L’Archer fronça les sourcils, réfléchit et hocha la tête.
— Non.
— Moi, je l’ai vu ! —intervint joyeusement Shivara, assis par terre avec sa toupie.
— En vrai ? Il est sorti ?
L’enfant acquiesça.
— Je me suis réveillé, la nuit, parce que j’avais soif, et je l’ai vu sortir.
— Il est sorti directement ?
Shivara se mordilla les lèvres, comme s’il essayait de se souvenir.
— Non, il a fait des tours —dit-il enfin. Il indiqua le couloir—. Il est allé par là comme un zonambule. Mon papa était zonambule… Mon père adoptif —rectifia-t-il aussitôt. Son regard se fit fuyant et il reprit son jeu, faisant tourner sa toupie.
Dashvara laissa échapper un sifflement sourd et Lumon le regarda avec curiosité.
— Tu n’as pas trouvé l’argent dans la chambre d’Atasiag… Tu crois que le Shalussi l’a pris ?
Dashvara soupira.
— J’aimerais croire le contraire. Je doute qu’il y ait eu assez dans cette bourse pour s’acheter un cheval, un sabre et des vivres. S’il l’a volée, c’est un idiot.
— C’est un Shalussi —répliqua Lumon avec un petit sourire blagueur.
Dashvara lui rendit un sourire en coin.
— Diables. Rokuish va tout compte fait être le seul Shalussi honnête. Mais n’accusons pas avant l’heure —décida-t-il.
Il alla faire la sieste avec les autres, puis il se mit à jouer aux katutas avec Lumon et les Triplés. Ni Zéfrek, ni Kuriag, ni Yira n’apparurent. Ils en étaient à la cinquième partie quand ils entendirent des pas dans le couloir. En voyant Lanamiag Korfu entrer dans le salon, ils demeurèrent saisis. Plus qu’un humain, il avait l’air d’un fantôme tenant debout les diables savent comment.
Le regard du Légitime se posa sur chaque Xalya avec un mépris évident. Ses yeux flamboyèrent quand il reconnut Dashvara comme l’assassin de son père. Cependant, il ne se dirigea pas vers lui mais vers son ancien esclave : Raxifar. L’Akinoa se dressa devant lui, les bras croisés. Il était difficile de savoir qui des deux avait un regard plus dédaigneux.
— Misérable traître —dit le Korfu avec une étonnante fermeté—. Si j’avais une épée, je te décapiterais ici-même.
Dashvara expira de surprise. Il se demanda jusqu’à quel point le Légitime se rendait compte combien son affirmation était ridicule. Il pouvait à peine se tenir sur pied et il était entouré de guerriers steppiens. Son orgueil de citoyen titiaka, au lieu de lui inspirer du respect, lui arracha une grimace railleuse.
— Lan ! —s’écria une voix. L’expression à la fois courroucée et exaspérée, Fayrah se précipita dans le couloir et rejoignit le Korfu—. Cili miséricordieuse, arrête de dire des sottises et reviens t’allonger.
Lanamiag secoua lentement la tête et se tourna cette fois vers Dashvara. Celui-ci soutint son regard, le visage impassible.
— Lan… —chuchota Fayrah, de plus en plus altérée.
— Je jure —dit Lanamiag avec force—, je jure sur l’honneur de ma famille que j’en finirai avec ton peuple. Sauvage. Je le jure devant Cili et devant mes ancêtres.
Dashvara capta le regard suppliant de Fayrah et tenta de ne pas s’emporter.
— Redites-le-moi quand vous serez en condition de soutenir une épée… et d’aligner deux pensées sensées. Excellence —se moqua-t-il.
La peau blême de Lanamiag se couvrit de plaques rouges et Dashvara grimaça sous le regard foudroyant de Fayrah.
— Ne le provoque pas —lui lança sa sœur—. Il est encore très faible.
— Je vais bien —répliqua le Légitime avec brusquerie—. Et, si je n’étais pas entouré de ces barbares, je me remettrais beaucoup plus vite. Où est ce Dikaksunora ?
— Il est allé au Tribunal, Excellence —répondit Wassag sur son habituel ton humble.
— Alors, Atasiag Peykat a réellement été envoyé en prison ?
— Disons que je crains bien que ce soit vrai, Excellence.
— Est-ce que l’on connaît maintenant le motif ?
— Pas encore, Excellence.
— Mmpf. Va me chercher du papier et de l’encre ! —ordonna-t-il—. Je dois écrire à l’ambassade.
Cela dit, il se désintéressa des steppiens et retourna dans sa chambre, guidé par Fayrah. Le visage de celle-ci reflétait l’inquiétude et la détermination.
— C’est un drôle de numéro —commenta Zamoy—. S’il m’avait dit ce qu’il t’a dit, Dash, je lui aurais donné un bon coup de pied.
— Je ne m’abaisserai pas à frapper un malade —répliqua Dashvara avec désinvolture. Se rappelant que Lanamiag Korfu lui avait déjà donné une bastonnade alors qu’il était lui-même malade, il sourit avec ironie et avança une pièce sur le damier.
Kuriag et Yira finirent par revenir au milieu de la septième partie de katutas. Face aux regards interrogateurs des Xalyas, Kuriag secoua la tête et déclara d’une voix peu assurée :
— L’affaire avance.
Ce fut tout. Après leur avoir souhaité un bon après-midi, il partit s’enfermer dans sa chambre. Jetant un coup d’œil amusé au capitaine, Dashvara commenta :
— Ton gendre s’explique comme un livre ouvert.
— Peut-être que ta naâsga pourra nous éclairer —repartit Zorvun, se tournant vers Yira.
La sursha haussa les épaules.
— Il s’active. Mais je ne sais pas très bien ce qu’il fait. Il s’est rendu à l’ambassade, au Tribunal, à la prison et à la Grande Bibliothèque. Il a parlé pendant trois heures avec Atasiag et autant avec Asmoan de Gravia. Au moins, il semble avoir des idées.
— Et, toi, où as-tu été ? —s’enquit Dashvara—. Tu es partie avant Kuriag. De fait, avant tout le monde.
— Pas avant tout le monde —le corrigea la sursha.
Dashvara acquiesça, comprenant.
— Zéfrek —murmura-t-il—. Tu l’as suivi ?
Les yeux de Yira se réduisirent à une fine fente.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher. Il se conduisait d’une façon étrange. Il était nerveux. Je l’ai vu entrer dans la chambre d’Atasiag.
— Le voleur ! —s’écria Zamoy.
— Maudits Shalussis —grogna Dashvara.
— Et pourquoi tu ne nous as pas réveillés ? —demanda le capitaine.
— Parce que je voulais savoir où il allait —répondit simplement la sursha—. J’ai été surprise quand j’ai vu que quelqu’un l’attendait en bas, dans la cour de l’auberge. Au début, on aurait dit qu’ils allaient se sauter à la figure pour se mordre. Mais, ensuite, ils se sont mis à parler longuement. Je n’ai pas pu entendre ce qu’ils disaient. Au bout d’un moment, j’ai vu l’autre s’agenouiller devant Zéfrek.
— Des coutumes shalussis —cracha Orafe le Grognon—. Tu aurais dû lui trancher la gorge quand il a essayé de te tuer, Dash.
Dashvara était resté interdit.
— Walek —réfléchit-il à voix haute—. Ce doit être lui. Nous l’avons rencontré hier soir, Shivara et moi. Mais je ne m’explique pas comment ce barbare prétentieux peut avoir accepté Zéfrek comme chef… Est-ce que tu sais ce qu’ils ont fait après ? —demanda-t-il à Yira.
La sursha prit un air embarrassé.
— Non, je ne sais pas. À cet instant, je me suis montrée et j’ai dit à Zéfrek de rendre l’argent volé.
— Il l’a rendu ?
— Oui. Il s’est même excusé de partir sans avertir et il m’a demandé de te dire qu’il n’oubliera jamais l’aide des Xalyas. Il a dit qu’il allait réunir son peuple et que, pour cela, il avait besoin d’argent. Alors, j’ai décidé de lui donner la moitié de ce qu’il y avait dans la bourse. Vingt dragons.
— Notre dame de la steppe est généreuse —observa Orafe, moqueur.
Dashvara le foudroya du regard et le Grognon leva les mains, l’air innocent.
— Cela nous change de la précédente ; moi, je ne dis rien —se défendit-il.
— Et que diables pense faire ce Shalussi avec vingt dragons ? —intervint Alta—. Au plus, il s’achète un sabre ordinaire.
Kodarah laissa échapper un petit rire ironique et dit :
— Il pourra l’utiliser pour éliminer Walek quand celui-ci essaiera de le revendre aux civilisés.
Les Xalyas se mirent à commenter l’affaire tous à la fois et Dashvara secoua la tête, plongé dans ses pensées. Il comprenait l’acte de Zéfrek, mais…
— Il pourrait me l’avoir expliqué de vive voix —grogna-t-il—. Je lui aurais même donné l’autre moitié de la bourse s’il m’avait convaincu de ses intentions.
Raxifar intervint d’une voix profonde :
— Qu’il vous soit reconnaissant ne signifie pas qu’il ait confiance en vous. La méfiance entre nos clans semble être une maladie incurable.
Dashvara comprit qu’il ne le disait pas seulement pour Zéfrek mais aussi pour les Xalyas.
— Les choses peuvent changer —répliqua-t-il.
Raxifar jeta un coup d’œil aux steppiens du salon. Certains le regardaient, la mine peu amicale. Il secoua la tête et, sans répondre, il sortit de la pièce d’un pas tranquille.
— Cet Akinoa se croit meilleur que nous —grommela Zamoy.
— Et peut-être l’est-il —intervint Shokr Is Set.
Quelques Xalyas lui rendirent des regards confus. Sans oser lui donner raison, Dashvara se concentra de nouveau sur le jeu de katutas.
* * *
Ce même après-midi, un agent diplomatique titiaka vint à l’auberge, escorté de gardes ragaïls, pour accompagner la litière de Lanamiag Korfu jusqu’à l’ambassade. En voyant entrer tant de Titiakas armés, les Xalyas s’écartèrent à l’autre bout du salon avec une crainte sourde. Ils étaient dans la République, certes, mais Dashvara doutait que la milice intervienne si l’envie prenait aux Ragaïls de les conduire à l’ambassade de force : tout compte fait, officiellement, ils étaient toujours marqués, ils étaient la propriété d’un commerçant titiaka et ils dépendaient de la Fédération.
Lanamiag Korfu s’en alla, mais pas Fayrah. Lorsque l’agent diplomatique et ses soldats quittèrent les lieux, Kuriag Dikaksunora semblait enthousiaste. Quand Dashvara lui demanda la raison de son changement d’humeur, le jeune Légitime s’empourpra et expliqua :
— Atasiag ne tardera pas à sortir. Je suis confiant. Je… vous l’expliquerai plus tard.
Dashvara haussa les épaules.
— Du moment qu’il sort, les détails m’importent peu.
Kuriag acquiesça et retourna vers les chambres. Par contre, Fayrah s’était assise à la table, la mine rembrunie. S’apercevant que son frère la regardait, interrogateur, elle laissa échapper un grognement d’exaspération peu courant chez elle.
— C’est Lan —dit-elle—. Parfois, il peut être une personne formidable. Et d’autres fois, il est plus idiot qu’un troll. J’ai essayé de le convaincre d’oublier le passé. Mais il ne m’écoute pas. Et le pire, c’est que je comprends qu’il veuille se venger. Toi, tu as fait la même chose avec Nanda de Shalussi.
Dashvara ne répondit pas. Myhraïn, la cousine aînée d’Alta, intervint avec sarcasme :
— De sorte que, si cet étranger tuait ton frère, tu « le comprendrais », c’est cela ?
— Non ! —répliqua Fayrah, altérée—. Bien sûr que non.
— Eh bien, il a menacé de tous nous tuer —fit remarquer Sinta,
— Il est malade, il ne pensait pas ce qu’il disait…
— Je t’assure qu’il le pensait —répliqua calmement Dashvara—. Mais ça ne fait rien. Tant qu’il retourne à Titiaka et nous, dans notre steppe, il n’y aura pas de sang versé. —Il hésita—. Souviens-toi que tu peux encore changer d’avis si…
— Non —rétorqua Fayrah sur un ton catégorique. Et elle se leva—. Je vais aller à l’ambassade.
Dashvara ravala un soupir et acquiesça.
— Je t’accompagne.
Il l’accompagna et, en moins d’une heure, il était sur le chemin de retour, marchant seul dans les rues du Dragon. Le ciel était couvert de nuages gris et une bruine froide commençait à le tremper tout entier. Pour lui dire adieu, Fayrah avait juste prononcé un « je regrette » que Dashvara n’arrivait pas tout à fait à comprendre. Aussi, sans savoir très bien quoi lui répondre, il s’était contenté de lui donner une forte accolade fraternelle et de lui tendre le sac avec ses biens. Il souhaitait de tout cœur que Fayrah ne soit pas en train de commettre une terrible erreur.
— Tiens, tiens —fit soudain une voix sur sa droite—. On distribue d’autres lettres pour messire Peykat ?
Dashvara se retourna et vit ce garçon brun, Api, du numéro douze de la Rue des Oliviers. Il portait une longue cape noire, mais il n’avait pas mis la capuche et ses mèches, trempées, se collaient désordonnément sur son visage. Un démon, se dit Dashvara avec un frémissement. Il le salua, sans répondre à la plaisanterie.
— Alors, comme ça, toi non plus, tu n’es pas républicain ? —lui demanda-t-il.
— Moi ? Non. Je viens de l’est. De fait, je ne suis à Dazbon que depuis deux semaines.
— Tu voyages seul ? —s’étonna Dashvara. Le garçon, malgré l’assurance avec laquelle il parlait, ne devait pas avoir plus de quinze ans.
— Ça te semble si bizarre ? Dis-moi —ajouta-t-il, tandis qu’ils reprenaient la marche dans la rue—, comment t’es-tu retrouvé à servir Atasiag Peykat ?
Dashvara n’hésita pas à lui répondre :
— Les barbares nous ont capturés et les Titiakas nous ont asservis. Il y a trois ans de cela.
— Alors, Atasiag vous a achetés ?
L’idée semblait l’amuser. Dashvara nuança :
— Nous étions un cadeau du Conseil de Titiaka. Mais, grâce à la Rébellion, nous nous sommes échappés et, maintenant, nous allons revenir dans la steppe.
— Alors, c’est pratique qu’Atasiag ait été emprisonné à peine arrivé à Dazbon —observa Api avec moquerie.
Dashvara fronça les sourcils.
— Pas si pratique. Nous avions accordé qu’il nous achèterait des chevaux si nous continuions à le servir durant un temps. De toute manière, il semble qu’il va bientôt sortir.
— Oh ? —Un éclat pensif passa dans les yeux d’Api—. Alors, ils l’avaient accusé injustement ?
— Aucune idée. Pourquoi tu t’intéresses autant au sort de cet homme si tu ne le connaissais pas avant ?
— Par curiosité —répondit simplement le garçon—. Au fait, un certain Asmoan est venu chez Sarga ce midi. Tu le connais, n’est-ce pas ?
Dashvara sentit un frisson lui parcourir le corps et, quand il croisa le regard intelligent du garçon, il se souvint avec quelle sorte de créature il était en train de parler.
— Je le connais —acquiesça le Xalya.
— Mm. Il n’a pas arrêté de nous parler de ton peuple durant tout le repas —continua Api—. Et il nous a raconté les merveilles de votre Oiseau Éternel. Il dit que vous aviez une Tour… pour ainsi dire, divine.
Dashvara roula les yeux.
— Tu parles de la Tour de l’Oiseau Éternel, n’est-ce pas ? Cette tour n’a jamais été à nous. Elle appartenait aux Anciens Rois. Et elle est en territoire essiméen depuis de nombreuses décennies.
— Elle a appartenu à vos ancêtres —répliqua Api—. Des ancêtres qui partageaient des similitudes avec Asmoan.
Dashvara s’arrêta sous la pluie. Des similitudes, se répéta-t-il. Des similitudes comme celle d’être des démons comme lui ? Il foudroya Api du regard.
— Où veux-tu en venir, gamin ?
Api fourra les mains dans les poches de sa cape.
— Asmoan veut aller voir cette tour.
— Je le sais. Et nous lui avons dit que, s’il était disposé à nous payer le voyage, nous le conduirions jusqu’à elle. Il a dit qu’il y réfléchirait.
— Il a déjà réfléchi —sourit Api.
Dashvara le regarda, le cœur battant soudain plus vite.
— Et ? —grogna-t-il.
Le jeune démon mit sa capuche avec une exaspérante tranquillité.
— Il va payer —dit-il alors—. C’est-à-dire, il va payer sa part. Le Titiaka paiera l’autre.
Dashvara laissa échapper un sifflement d’incrédulité.
— Atasiag va nous payer les chevaux ?
— Non —répliqua Api—. Pas lui. L’autre. L’elfe.
La stupéfaction céda la place à la perplexité complète.
— Kuriag Dikaksunora ? —murmura Dashvara—. Et… pourquoi ?
Un sourire se dessina sur le visage à moitié dissimulé d’Api.
— L’elfe vous le dira.
Avec ces mots, le démon s’inclina profondément et s’éloigna à pas rapides par une autre rue.