Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

1 La bénédiction de Cili

Au début, le voyage en bateau fut épouvantable. La moitié des Xalyas eut le mal de mer, y compris Dashvara, et celui-ci passa les trois premiers jours nauséeux et pâle comme la neige, convaincu que le clan des Xalyas finirait tout compte fait par mourir au fond de la mer. Le troisième jour, il pleuvait à verse dehors et il s’était blotti dans son hamac, essayant vainement de dormir quand, soudain, Rokuish apparut dans l’habitacle en criant :

— Tsu ! Tsu ! Zaadma va… Zaadma va… Tsu !

Le pauvre Shalussi était mort de peur et Dashvara sourit en voyant le drow prendre son nécessaire et sortir en courant vers un autre habitacle. Comme Dashvara l’apprit ensuite, ils déplacèrent la Républicaine dans la cabine d’Atasiag. On entendit ses cris dans tout le bateau. Shkarah et Dwin allèrent l’aider et les Xalyas demeurèrent tendus et anxieux. L’attente fut interminable mais, quand on entendit un pleur de nouveau-né, tous se mirent à sourire. Au bout d’un moment passé à entendre des cris, ils commencèrent à souffler. Orafe croassa :

— Nous allons avoir un voyage des plus paisibles…

Ils en avaient déjà plus qu’assez d’entendre le nouveau-né quand Rokuish réapparut dans l’habitacle, rouge de joie.

— Trois poulains ! —s’écria-t-il—. Par ma mère, trois ! C’est des filles. Des filles !

L’incroyable nouvelle arracha de bruyants éclats de rire. S’efforçant d’ignorer le mal de mer, Dashvara sortit de son hamac et donna une forte accolade fraternelle au Shalussi en bramant :

— Des triplées, démons, Rok. Maintenant, vous allez vraiment avoir un problème avec les noms ! Il n’y aurait pas deux chauves et une chevelue, par hasard ?

Rokuish fit non de la tête.

— Penses-tu. Elles sont magnifiques…

— Comment va Zaadma ?

— Elle est scandalisée. Le médecin de Matswad avait dit qu’il n’y avait qu’un petit. Et qu’il naîtrait dans plusieurs semaines. Mais elle est contente. Je crois. Moi, en tout cas, je le suis —dit-il en riant—. Diables oui, je suis content. Je retourne auprès d’elle.

Dashvara acquiesça avec un large sourire, tandis que le jeune Shalussi regagnait en courant la cabine d’Atasiag. C’était un bonheur de voir son vieil ami aussi heureux. Quand il se tourna et remarqua les visages souriants de Raxifar et de Zéfrek, il en conclut qu’il y avait certains évènements que n’importe quel clan pouvait comprendre.

— Bon —expira-t-il, de bonne humeur—. Tout cela a été plus exténuant que de poursuivre une bande d’orquins.

— Et ce qui nous reste à endurer —lança Ged avec un léger sourire–. Ces nouvelles-nées ne vont pas nous laisser dormir de tout le voyage.

Le maître armurier savait de quoi il parlait : il avait été père de quatre enfants. De ceux-ci, seule la jeune Dwin vivait encore. Tout en retournant à son hamac, Dashvara se rappela l’image de ses trois autres fils luttant auprès du seigneur Vifkan. Il les avait vus mourir. Il se rappela aussi que, des années plus tôt, après la mort de son propre fils en patrouille, Zorvun avait choisi l’aîné des trois pour le former comme capitaine. Tant de rêves étaient morts ce jour-là…

Cesse donc de penser au passé, Dash, se tança-t-il avec patience. Ça ne sert à rien.

Le pronostique de Ged s’accomplit : les trois nouvelles-nées ne cessèrent de brailler les jours suivants et Rokuish passa une fois pour s’excuser et se plaindre, affirmant que les vrais poulains ne faisaient pas autant de bruit.

— On dirait qu’elles vont devenir aussi bavardes que ma femme —souffla-t-il avant de s’en aller voir les trois tapageuses.

Ils mirent des jours à s’accorder sur les noms et, finalement, à la stupéfaction des Xalyas, ils décidèrent de leur demander à eux leur avis. On voyait que Rokuish en avait plus qu’assez du sujet. Les cousines d’Alta s’animèrent aussitôt et proposèrent de les appeler comme trois anciennes princesses des Anciens Rois. L’idée plut aux parents et les Triplées furent enfin nommées Rahilma, Aodorma et Sizinma, qui en oy’vat signifiaient respectivement « Dignité », « Confiance » et « Fraternité ». Avoir trois petites Shalussis républicaines portant la devise du Dahars xalya comme nom en fit réfléchir plus d’un. L’après-midi, comme tous les Xalyas s’étaient installés à la proue pour profiter un peu du soleil, il se mirent à commenter l’affaire et le Grand Sage Shokr Is Set prononça :

— Myhraïn et Sinta ont eu une bonne idée. Peut-être que ceci est un pas symbolique vers la paix steppienne. J’ai observé ce jeune Shalussi. C’est un homme droit et bon. Ce n’est pas un sauvage ni un zok —dit-il, jetant un regard éloquent à Sirk Is Rhad—. Je crois que tu devrais lui proposer d’entrer dans notre clan, Dashvara.

Celui-ci laissa échapper une bouffée d’air, aussi stupéfait que les autres.

— Quoi ?

L’Honyr sourit et son visage se rida encore davantage.

— C’est une simple suggestion. Les autres, qu’en pensez-vous ?

Dashvara observa les visages de ses frères avec curiosité et il comprit peu à peu la stratégie de l’Honyr. L’objectif principal n’était pas de faire entrer Rokuish dans le clan mais de faire en sorte que les Xalyas acceptent qu’un Shalussi puisse être digne du Dahars. Assurément, pour certaines choses, le nouveau shaard était plus habile que l’ancien. Le capitaine prit la parole le premier d’une voix tranquille :

— C’est un homme que j’appellerais frère sans hésiter.

Dashvara vit plusieurs Xalyas acquiescer de la tête. Maef, qui était toujours très tranchant dans ses décisions, approuva :

— Moi, je suis pour la proposition.

— Moi aussi —appuya Lumon.

— Et moi donc, diables —sourit Zamoy—. Je serais très heureux d’avoir des triplées pour sœurs.

Ils sourirent et, rapidement, tous donnèrent leur accord. Finalement, ils se tournèrent vers Dashvara, dans l’expectative.

— Et toi, sîzan ? —demanda Atsan Is Fadul.

Dashvara leva les mains, souriant.

— Moi, cela fait déjà longtemps que je l’appelle frère. Je suis prêt à lui demander —déclara-t-il—. Mais, sincèrement, je doute qu’il accepte. Je ne crois pas que Zaadma veuille retourner dans la steppe.

— Demande-lui de toutes façons —répliqua Zorvun—. Peut-être qu’un jour il changera d’avis.

Soudain, on voyait les Xalyas anxieux de savoir ce que dirait Rokuish. Dashvara dissimula mal un sourire et se leva. Il s’inclina respectueusement devant sa naâsga, qui avait observé la scène avec curiosité, et il s’éloigna, traversant le pont. La cabine d’Atasiag était ouverte et il trouva le Shalussi assis par terre, berçant deux de ses filles tandis que Zaadma allaitait la troisième. Assis à son bureau, Atasiag écrivait dans un carnet, absorbé. Dashvara sourit légèrement quand il le vit lever la tête. Le pauvre Titiaka avait de profonds cernes.

— Bien le bonjour, Éminence. Bonjour, Zaadma. Bonjour, Rokuish. J’espère que Rahilma, Aodorma et Sizinma vont bien.

Zaadma souffla sans répondre, manifestant sa fatigue.

— Au moins, maintenant, elles se taisent —chuchota Rokuish.

Dashvara observa les petites nouvelles-nées quelques secondes avant de dire :

— Est-ce que je peux te parler un moment ?

Le Shalussi arqua un sourcil, mais il acquiesça et se leva. Ils sortirent sur le pont et s’approchèrent d’un bastingage pour ne pas déranger les marins. Dashvara ouvrit la bouche, hésita et, voyant que Rokuish le regardait, de plus en plus perplexe, il se décida à aller droit au but.

— Eh bien voilà, Rok. Nous avons réfléchi et, mes frères et moi, nous aimerions que… Enfin, je veux dire, ce serait un honneur pour nous si… Diables, je veux dire que je serais très heureux si tu acceptais de faire partie de notre clan.

La bouche de Rokuish s’ouvrit petit à petit jusqu’à rester béante.

— Moi ? —prononça-t-il. Comme Dashvara acquiesçait, le Shalussi souffla et se gratta la tête, abasourdi—. Wow. Tu parles sérieusement ? Par ma mère —murmura-t-il—. Je ne sais pas quoi dire. Je me sens… très honoré.

Dashvara vit venir le refus et tenta d’adoucir les choses :

— Tu peux parfaitement dire non sans offenser personne, Rok. Je le comprendrais. Zaadma est républicaine. Toi, tu es shalussi. Cela peut paraître étrange, dans ces circonstances, que les Xalyas, nous voulions vous adopter. Nous considérons simplement… que vos Oiseaux Éternels sont frères des nôtres. Et que tu acceptes ou refuses, cela ne changera pas. Mais… je serais très heureux si tu acceptais… Nous le serions tous.

Rokuish baissa les yeux, muet. Finalement, il rompit le silence.

— Zaadma veut ouvrir une autre herboristerie à Dazbon. Comme son père est mort il y a quelques mois… elle ne craint plus qu’il lui complique la vie.

Dashvara acquiesça et, bien que la réponse ne le surprenne pas, il ne put éviter d’éprouver une certaine déception. Il la dissimula.

— Alors, je vous souhaite toute la chance du monde, à toi et à ta famille.

— Merci —murmura le Shalussi—. Ne m’interprète pas mal. Tes frères sont très sympathiques. Enfin, certains plus que d’autres —sourit-il—. Mais je les respecte tous. Je ne voudrais pas qu’ils le prennent mal…

— Ils ne le prendront pas mal —assura Dashvara—. Vraiment, ne t’inquiète pas pour ça. —Il lui donna de petites tapes sur le bras—. Tu me manqueras quand nous partirons pour la steppe, mon frère.

Rokuish se troubla.

— S’il n’y avait pas eu Zaadma et mes poulains… je t’aurais accompagné —affirma-t-il—. J’aurais essayé d’aider Zéfrek et de libérer ma mère et mes frères. Mais… je ne suis même pas un guerrier.

— Nous les libèrerons —dit Dashvara dans un subit élan. Il sourit face au visage stupéfait du Shalussi—. C’est vrai que je préfère lutter contre les nadres rouges que contre les saïjits, mais… que les Essiméens réduisent en esclavage leurs voisins ne me plaît pas plus qu’à toi. Je te promets que, s’ils sont encore en vie, Ménara, Andrek, ta mère et tes autres frères seront libérés. Je ne sais pas quand, mais ils le seront.

Rokuish le saisit par la manche, le front plissé.

— Écoute-moi, Dash, ne fais pas de promesses héroïques. Tu ne vas tout de même pas entrer en territoire essiméen pour les libérer, n’est-ce pas ?

— Je n’aurai pas d’autre solution que d’entrer dans leur territoire de toute façon —répliqua Dashvara—. S’il est vrai que les Essiméens ont asservi les villages shalussis, toute la partie sud de la steppe est à présent territoire essiméen.

Rokuish pâlit.

— C’est vrai. Sincèrement, je ne sais pas pourquoi vous voulez retourner là-bas, Dash. Pourquoi ne pas rester à Dazbon ? Maltagwa pourrait aider Zaadma avec ses plantes. Elle dit que c’est un bon herboriste. Et Alta et moi, nous pourrions travailler dans des écuries. Et, toi, tu pourrais fonder un atelier de menuiserie ou…

— Rok —rit Dashvara, l’interrompant—. Tu nous vois vraiment, nous, les Xalyas, vivre dans une ville comme Dazbon ? Nous sommes steppiens. Nous savons chevaucher dans la steppe. Nous savons tuer des monstres. Mais nous ne connaissons rien à l’argent, ni aux lois républicaines, et nous ne voulons rien en savoir. Nous sommes des ignorants de la civilisation et fiers de l’être —plaisanta-t-il.

Le Shalussi soupira et sembla se résigner.

— Au nord de la steppe, tu n’auras pas beaucoup de bois à sculpter —commenta-t-il—. On dit que tout est plaines et prairies.

Dashvara sourit de toutes ses dents.

— C’est vrai. Je sculpterai des os d’Essiméens.

Rokuish prit un air écœuré. À cet instant, un braillement retentit dans la cabine d’Atasiag, suivi d’un autre. Et d’un autre. Bientôt, il y eut un chœur de pleurs et Zaadma se désespéra :

— Que le Dragon Blanc vous bâillonne toutes les trois !

— Par ma mère —gémit Rokuish.

Dashvara le vit partir en courant vers la cabine et il s’esclaffa tout bas. Il avançait vers la proue quand la voix d’un marin couvrit les braillements de Dignité, Confiance et Fraternité :

— Terre en vue !

Tous les Xalyas se levèrent et s’amassèrent près du bastingage pour tenter de voir ce qui se transforma peu à peu en falaises. Dashvara se pencha avec Yira, plissant les yeux. Dans le lointain, il vit deux lignes blanches briller sous le soleil. L’une devait être la Grande Cascade de Dazbon. Et l’autre les Escaliers. Terre, sourit Dashvara. Enfin. Et le mieux, c’était que, cette fois, il avait l’heureuse impression qu’il ne l’abandonnerait plus jamais.

— Il a refusé, non ? —demanda soudain Zamoy, sur sa gauche.

Dashvara observa les regards attentifs de ses frères avant de répondre :

— Eh bien. Il a déjà son petit clan qui est en voie d’être plus bruyant que le nôtre… —Il sourit, moqueur—. Je crains qu’il ne soit déjà assez occupé avec sa Dignité, sa Confiance et sa Fraternité. Si on lui ajoutait les Triplés, les makarveries de Makarva et mes philosopheries, il deviendrait fou. Acceptons sa décision avec compréhension, mes frères, et souhaitons-lui bonne chance.

Il sentit l’approbation des Xalyas et il se détendit. Finalement, à ce rythme, ils vont finir par accepter Zéfrek et Raxifar, et même, qui sait, demander à ce qu’ils deviennent Xalyas eux aussi. Il sourit et une vague d’affection envers son peuple l’envahit.

* * *

Ils débarquèrent le long du quai du port de Dazbon au milieu d’un brouhaha de voix de marins, de pêcheurs et de passants républicains. Les Xalyas attendirent sur le pont avec impatience que les marins installent la passerelle et ils commencèrent à descendre à terre. La plupart avaient leurs sacs presque vides. Mais tous avaient le cœur empli d’espoir, sourit Dashvara.

— Philosophe.

Dashvara venait de poser un pied sur le quai et, un peu étourdi, il se tourna vers le bateau pour voir Atasiag traverser la passerelle juste derrière lui. Il était vêtu comme un citoyen titiaka, le bâton de commandement à la main. D’après ce qu’il lui avait expliqué, il agirait comme un simple commerçant titiaka, puisque tout compte fait c’est ce qu’il était, et il logerait avec tous ses serviteurs à l’auberge de La Perle Blanche dans le Quartier d’Automne. Comme son mandat de magistrat avait pris fin et qu’il n’avait assisté à aucune élection à Titiaka, il avait insisté depuis le début du voyage pour que Dashvara s’habitue à l’appeler autrement qu’« Éminence ». Dashvara avait fini par lui avouer qu’une fois qu’il prenait une habitude, il avait beaucoup de mal à rectifier… Le regard chargé de venin d’Atasiag l’avait fait rectifier.

— Attends ici avec les autres —dit enfin Atasiag après avoir promené un regard sur le port animé—. Je vais aller payer le régisseur du port. Serl, tu m’accompagnes ? Ensuite, Philosophe, vous déchargerez les tonneaux de vin à l’entrepôt.

— Quel entrepôt ? —s’étonna Dashvara.

— L’entrepôt que je vais louer pour le vin —expliqua posément Atasiag—. Et ne secouez pas trop les tonneaux… Ils sont délicats.

Dashvara arqua un sourcil et le regarda s’éloigner avec l’oncle Serl vers un petit édifice d’où sortit à cet instant précis un énorme caïte vêtu d’habits extravagants. Il le vit lever les mains de manière exagérée et donner une vigoureuse poignée de mains à Atasiag. Visiblement, ils se connaissaient.

Ils attendirent peut-être une demi-heure, assis entre des filets de pêche et des tonneaux, avant que l’oncle Serl revienne seul et leur donne des instructions pour aller décharger les cinquante tonneaux qu’il y avait dans le bateau. Tous étaient diablement lourds, mais certains ne semblaient pas contenir de vin et Dashvara, ne voyant pas trace des douze Frères du Songe qui avaient voyagé avec eux, finit par comprendre où ils étaient passés. L’astuce amusa plus d’un Xalya, et Dafys, le gardien sibilien, leur demanda sèchement de se contenir un peu. Ils firent rouler les tonneaux dans la rue aussi délicatement qu’ils purent et les mirent dans un petit entrepôt. L’oncle Serl leur indiqua l’endroit exact où les déposer et, quand ils furent tous placés, il ferma l’entrepôt à clé, adressa un large sourire aux Xalyas et indiqua le bateau.

— Maintenant, il ne vous reste plus qu’à sortir les biens de Son Éminen… je veux dire, d’Atasiag Peykat et des autres : des carrosses les transporteront à l’auberge. Moi, je vais rester ici. L’inspection du port doit passer pour vérifier la marchandise.

Dashvara échangea un regard alarmé avec le capitaine. Il fallait espérer que l’inspecteur du port ne serait pas aussi pointilleux que le Tatillon de la Frontière… À moins, bien sûr, que ce soit aussi un membre de la Confrérie du Songe. Il haussa les épaules et retourna avec les autres près du bateau d’Atasiag où les attendaient les femmes xalyas avec le petit Shivara, Sédrios et Sashava. Il était sur le point de les rejoindre quand, soudain, une masse s’interposa sur son chemin et une voix profonde prononça :

— Dashvara de Xalya.

Celui-ci leva les yeux vers Raxifar avec une moue interrogatrice. L’Akinoa semblait embarrassé.

— Je pars.

Dashvara le regarda, abasourdi.

— Quoi ?

— Je pars dans la steppe.

— Moi aussi, je pars —lança Zéfrek en s’approchant—. Je n’ai pas à supporter les idioties de ce citoyen titiaka plus longtemps. Je ne suis pas son esclave.

Dashvara souffla et regarda l’Akinoa et le Shalussi, l’air contrarié.

— Vous n’avez même pas d’argent pour vous acheter des armes —objecta-t-il—. S’il vous plaît, ne partez pas. Il nous achètera des chevaux. Vous n’avez pas besoin de travailler pour lui. Nous le ferons. Je te dois une énorme faveur, Raxifar. Et toi, Zéfrek, est-ce que tu prétends entrer dans la steppe à pied pour que les Essiméens t’attrapent et te réduisent en esclavage comme les autres ? Ne partez pas —insista-t-il—. Je vous en prie.

Raxifar arqua les sourcils. Zéfrek plissa le front.

— Les tiens ne veulent pas que nous restions —dit ce dernier—. Et, moi, je ne veux pas rester.

Dashvara grogna et se tourna vers les Xalyas, qui écoutaient la conversation à une distance prudente. Il déclara :

— Xalyas. Je souhaite que Raxifar et Zéfrek restent avec nous. Nous les aiderons comme nos frères. Quelqu’un a-t-il une objection ?

On n’entendit que la forte rumeur du port. Dashvara soupira.

— Bon. Eh bien affaire résolue. Je vous promets, Raxifar et Zéfrek, que vous retournerez dans la steppe auprès de vos peuples avec des chevaux et des armes.

— À quoi est due tant de générosité ? —s’enquit Zéfrek avec un mélange de moquerie et de méfiance.

Dashvara regarda le visage du jeune Shalussi. À présent, il était mieux habillé que lorsqu’il s’était rué pour l’assassiner à Matswad et, mis à part les colliers d’or que portait son père, il ressemblait à celui-ci d’une manière inquiétante.

— Il ne s’agit pas de générosité —dit-il enfin—, mais de justice. Vous aussi, vous méritez de retourner dans la steppe vivants après tout ce que nous avons vécu. Et, seuls, vous n’y parviendrez pas. Alors, vous allez rester ?

Après une hésitation, Zéfrek acquiesça.

— Je reste —accepta-t-il, comme s’il faisait une concession—. Pour le moment.

Raxifar avait les yeux rivés sur ceux de Dashvara quand il hocha la tête affirmativement. Dashvara leur sourit à tous deux.

— Vous ne savez pas à quel point je m’en réjouis. Bon. —Il attira l’attention des Xalyas—. On remonte à bord, mes frères. Il faut sortir les coffres des cabines.

Ils vidèrent la cabine d’Atasiag et, entretemps, Rokuish et Zaadma descendirent sur le quai avec leurs nouvelles-nées endormies. Quand ils entrèrent dans la cabine du capitaine, ils trouvèrent Fayrah en train de donner un sirop à Lanamiag Korfu. Kuriag était là aussi, avec ses deux compagnons, pliant un bandage usé. Un éclat de préoccupation brillait dans ses yeux et Dashvara s’inquiéta. La blessure du jeune Korfu avait-elle du mal à guérir ? C’était la première fois ce mois-ci qu’il revoyait Lanamiag et son aspect ne lui sembla pas très encourageant. D’après ce qu’il savait, un des Unitaires lui avait planté une épée dans le ventre. Heureusement, Kuriag et ses deux amis étaient étudiants en médecine et ils s’étaient chargés de lui très rapidement, parvenant à écarter la mort à force de sortilèges et de cataplasmes. Mais ce dernier voyage, visiblement, ne lui avait fait aucun bien. Et à Fayrah non plus, observa Dashvara, le cœur serré. Sa sœur avait maigri et sa pâleur l’effraya un peu. Je vais finir par devoir l’emmener de force pour qu’elle prenne un peu l’air et oublie tant de préoccupation, pensa-t-il. Quand il croisa son regard interrogateur, il se rendit compte qu’il était resté debout, près de la porte. Il réagit et expliqua :

— Nous venons chercher vos affaires.

Ils se mirent au travail sans obtenir de réponse. Lanamiag avait les yeux fermés lorsqu’ils étaient entrés, mais malheureusement il les ouvrit juste quand Dashvara passait près du lit pour ramasser une caisse de livres que Kuriag avait voulu emmener de Matswad. L’expression qui tordit alors son visage les alarma tous.

— Lan ! —murmura Fayrah en se penchant vers lui.

— Ce… sauvage —articula Lanamiag.

Dashvara soupira. Il ne manquait plus que le Légitime s’exalte et que son état empire par sa faute… Sous le regard suppliant de Fayrah, il se hâta de soulever la caisse et de sortir de la cabine. Il trouva Atasiag sur le quai, près de deux grands carrosses et il vit que les Xalyas aidaient les deux cochers à hisser tous les bagages sur le toit d’un des véhicules. Son regard fut instantanément attiré par les chevaux. Ils étaient robustes, de bonne race… mais ils n’étaient pas steppiens.

Et qu’importe qu’ils le soient ou non, Dash ? Ce ne sont pas ceux qu’Atasiag va t’acheter.

Il vit que l’énorme caïte, connaissance d’Atasiag, continuait à causer avec celui-ci près de la passerelle. Il était très souriant et bruyant et faisait de grands gestes. En passant près d’eux, Dashvara remarqua qu’ils ne parlaient pas en langue commune. Ce n’était pas non plus du ryscodranais. Ni du diumcilien.

— Philosophe ! —l’appela soudain Atasiag—. Viens ici. Je te présente Asmoan de Gravia. D’Agoskura —spécifia-t-il—. C’est un vieil ami à moi et un grand érudit. Le rencontrer ici a été une de ces agréables surprises qui ne surviennent que rarement.

— Comme on dit dans mon pays, les surprises sont des cadeaux de la vie ! —s’exclama Asmoan, radieux. Il avait un accent horrible.

Atasiag sourit.

— Asmoan fait des recherches sur les croyances païennes du nord. Il aimerait en apprendre davantage sur votre Oiseau Éternel et, comme il m’a si généreusement invité cette nuit au théâtre, je lui ai promis que demain trois d’entre vous seraient à sa disposition pour répondre à ses questions. Choisis-les et envoie-les à la Grande Bibliothèque à dix heures du matin. Tu m’as entendu ?

Ravalant difficilement sa surprise, Dashvara répondit :

— Oui.

Il observa l’Agoskurien avec curiosité. Il portait un pantalon bleu moulant, une chemise d’un vert criard avec un élégant col blanc et un chapeau noir orné de perles. De ses oreilles, pendaient des boucles bleues qui étaient tout sauf discrètes.

— On ne regarde pas les gens comme ça, Philosophe —marmonna Atasiag, les sourcils froncés—. Enfin. Je crois que je vais avoir besoin d’une bonne sieste pour être en forme cette nuit —ajouta-t-il, s’adressant à Asmoan sur un ton léger.

L’érudit lança un éclat de rire bruyant.

— Cette fois, tu ne t’endormiras pas, mon ami ! La troupe du Srad Andal est excellente.

— Les Ryscodranais sont réputés pour leurs dons artistiques —reconnut Atasiag—. Je suis impatient de voir leurs prouesses.

— Et elles te plairont —assura Asmoan—. Alors, on se revoit ce soir. Je crois que je vais suivre ton exemple et faire une sieste. Tu ne sais pas combien je me réjouis de t’avoir rencontré !

Riant joyeusement, il lui donna de petites tapes amicales sur l’épaule. Dashvara vit les deux amis se saluer chaleureusement avant que le grand Agoskurien s’éloigne d’une démarche preste et se fonde au milieu de la foule qui allait et venait sur le large quai.

— Bien —soupira Atasiag avec un sourire satisfait—. Une autre chose, Philosophe. Malheureusement, ma licence d’armes ne s’étend pas à mes serviteurs. Je devrais en acheter une pour chacun… et cela me reviendrait cher. Alors, je n’en ai acheté une qu’à toi. Et à Yira —ajouta-t-il, faisant un geste du menton. Dashvara sursauta en voyant que la sursha venait de s’arrêter près d’eux. Avec un éclat amusé dans ses yeux bridés, celle-ci lui tendit deux sabres dans leurs fourreaux. Dashvara les reconnut en les prenant : c’étaient ceux que les Xalyas avaient utilisés à Titiaka. Dès qu’il les eut attachés à son ceinturon, Atasiag lui tendit un papier—. C’est une copie de la licence. Garde-la bien. —Il se tourna alors vers les autres et appela— : Wassag, Dafys, Boron, Arvara. Venez. Vous allez transporter le jeune blessé jusqu’au carrosse.

Le transbordement se fit rapidement. Ils emmenèrent Lanamiag sur une litière et l’installèrent le plus délicatement possible sur les banquettes de la voiture. Heureusement, le sirop semblait avoir plongé le Légitime dans un profond sommeil. Entretemps, Zaadma et Rokuish montèrent dans l’autre carrosse et la première annonça joyeusement par la vitre :

— Pour le moment, nous nous installerons au Dragon d’or. N’hésitez pas à passer par là. Et prenez garde qu’Atasiag ne dépasse pas les bornes. Je sais combien il peut être insupportable parfois. C’est peut-être un brave homme, mais c’est un Titiaka jusqu’à la moelle et il donne des ordres comme un maudit chef shalussi —sourit-elle.

Rokuish et elle les saluèrent et les Xalyas répondirent amicalement.

— Prenez soin de nos petites sœurs ! —lança Miflin avec un large sourire.

— Oui ! Et qu’elles continuent à brailler des vers comme le Poète, elles s’en sortent plutôt bien —plaisanta Zamoy.

Le cocher stimula les chevaux et le carrosse s’éloigna dans la rue du port. Après avoir échangé une brève conversation avec le capitaine du bateau, Atasiag monta dans l’autre carrosse avec ses filles et les jeunes Titiakas et, finalement, eux aussi se mirent en marche, suivis des steppiens.

Le ciel bleu de l’après-midi s’était couvert et un vent froid s’était levé. Tous les passants s’emmitouflaient dans leurs capes et leurs visages s’apercevaient à peine sous les chapeaux républicains à larges bords. Dans un coin de son esprit, Dashvara se surprit à regretter les vents chauds de Matswad.

Hé. Eh bien, tu devras t’habituer au froid, seigneur de la steppe, parce que, si tu te souviens, ton foyer n’est pas précisément chaud en hiver…

Après s’être assuré que tous les Xalyas suivaient le carrosse, il se mit à observer la capitale républicaine. Celle-ci n’avait pas beaucoup changé en trois ans : elle sentait mauvais, les rues principales étaient bondées de gens de toutes sortes et les édifices étaient toujours aussi imposants que dans ses souvenirs. Dazbon respirait une liberté qu’il n’y avait pas à Titiaka, mais, en même temps, on percevait plus de pauvreté que dans la capitale fédérale. Tandis que le carrosse parcourait une rue du Quartier d’Automne, Dashvara vit deux musiciens des rues jouer de la guitare et chanter à l’air libre tandis qu’une fillette ramassait les pièces. Plus tard, il aperçut un groupe d’hommes, assis sur une place, avec l’air de ne pas avoir avalé une bouchée depuis des jours. Quand il reconnut l’un d’eux, il faillit s’arrêter net. C’étaient des esclaves de Titiaka, comprit-il, abasourdi. Il ne les connaissait pas personnellement, mais il les avait vus plus d’une fois près de la place de l’Arène, nettoyant les pavés. C’étaient des esclaves publiques du Conseil et, vraisemblablement, ils avaient fui durant la Rébellion Unitaire. Pour l’instant, ils n’avaient pas l’air très satisfaits de leur sort.

L’auberge de La Perle Blanche se situait au fond d’une large rue qui débouchait directement sur les Escaliers. Ils entrèrent dans une grande cour pleine de carrioles au moment où il commençait à pleuvoir. La régularité des orages en fin d’après-midi n’avait pas changé non plus, déduisit Dashvara avec une grimace.

L’endroit où Atasiag Peykat prétendait se loger ne devait pas être précisément bon marché. L’édifice ressemblait à un véritable château. L’entrée principale avait un perron impérial avec deux statues de lions et deux gardes postés de chaque côté de la porte. Quand Dashvara suivit toute la troupe à l’intérieur avec les malles, il se retrouva dans une énorme salle de réception avec de splendides vases, tentures et tapis.

Ce maudit serpent aurait pu économiser pour nous acheter un cheval au lieu de nous faire entrer dans une auberge de rois, grommela Dashvara. Les Xalyas s’agitaient, inquiets devant un tel étalage de richesses.

Tandis qu’Atasiag bavardait avec le propriétaire de La Perle Blanche, un employé conduisit aimablement les autres à l’étage supérieur et les fit passer dans un ample salon.

— Voici vos appartements —déclara-t-il d’une voix joviale—. Venez, portez le malade par ici. C’est le couloir qui mène aux chambres.

Tandis que Wassag, Dafys, Boron et Arvara lui emboîtaient le pas avec la litière, suivis des Titiakas, les Xalyas qui restèrent en arrière posèrent toutes les malles et échangèrent des regards de pur ébahissement. Le salon était majestueux. Il y avait plusieurs paravents, des tableaux magnifiques, des sofas, des fauteuils et deux énormes cheminées… Le capitaine siffla.

— Sacré diable de maître.

Plusieurs rirent dans leur barbe. L’employé revint au bout de quelques minutes.

— Dites, brave homme —lui lança le capitaine—. Et nous, où est-ce qu’on se met ?

L’employé sourit. Il avait l’air de prendre la vie du bon côté.

— Vous êtes les serviteurs d’Atasiag Peykat, n’est-ce pas ? Normalement, les serviteurs ne sont pas aussi nombreux et ils dorment dans le couloir, mais… dans votre cas, j’ai pensé que le mieux, ce serait que vous vous installiez ici, dans le salon. La pile de paillasses est là-bas. Placez-les comme vous vous voulez et, s’il en manque, demandez-en d’autres. Nous mettrons les paravents devant, comme ça, si votre maître reçoit des visites, ça ne les gênera pas.

Dashvara le regarda avec étonnement.

— Il y a beaucoup de Titiakas qui logent ici ?

L’employé souffla tout en acquiesçant.

— Pas mal, oui. À vrai dire, la majorité des commerçants titiakas. —Il frappa ses deux mains—. Je vais vous laisser vous installer. Si votre maître a besoin de quelque chose, n’hésitez pas à descendre à la réception pour me demander, moi ou un collègue. Mon nom est Dilen. Bon après-midi.

Ils le saluèrent et, dès qu’il partit, ils se mirent à placer les paillasses et les paravents. Ils étaient en pleine installation quand Atasiag arriva, sifflotant une joyeuse mélodie. Il passa devant leurs regards surpris et, en arrivant près du couloir des chambres, il se retourna.

— Que pensez-vous de votre nouveau foyer, Xalyas ?

Il posait la question d’une voix légère. Il était de bonne humeur. Dashvara se racla la gorge.

— Plutôt grand. Tu as l’air de bonne humeur.

Atasiag sourit.

— Vraiment ? Eh bien. C’est que j’ai plusieurs raisons d’être de bonne humeur. D’abord, je rencontre un vieil ami que je ne voyais pas depuis presque dix ans. Puis, à La Perle Blanche, je tombe sur un messager des Yordark qui m’a donné plus d’une bonne nouvelle… Et, en plus, je reçois une note de Shéroda me disant qu’elle accepte de venir avec moi au théâtre ce soir. Oui, Philosophe. Je suis de très bonne humeur. Installez-vous pour la nuit. Yira m’accompagnera au théâtre. Veux-tu venir, Philosophe ?

Dashvara lui rendit un regard moqueur.

— Tu me demandes mon avis ?

Atasiag haussa les épaules, souriant.

— En réalité, j’aimerais que tu viennes. Comme ça, tu pourras me donner tes impressions sur la troupe du Srad Andal. Ce sont des artistes renommés. Ce serait dommage que tu rates leur représentation.

Dashvara prit un air méditatif.

— Oh, dans ce cas, si tu le souhaites vraiment, j’irai, Éminen… maître —rectifia-t-il avec un souffle las.

— Il vaudra mieux que tu t’habitues une fois pour toutes —se moqua Atasiag—. Que tu m’appelles Éminence alors que je ne suis plus magistrat pourrait être considéré… comme un manque d’humilité de ma part. Et les Républicains seraient capables de me prendre pour un Légitime ou va savoir. À huit heures sonnantes, réveillez-moi. Nous partirons à neuf heures. Le spectacle commence à dix heures et je dois passer prendre Shéroda chez elle. Je vous souhaite déjà une très bonne nuit à tous les autres.

Il leur adressa un large sourire avant de s’éloigner dans le couloir en sifflotant. Dashvara secoua la tête, ahuri. Malgré ses soixante et quelques années, Atasiag avait davantage l’air d’un jeune amoureux avide de nouvelles aventures que d’un chef de voleurs ou d’un maître d’esclaves.

Bon… Je suppose qu’après tant de tensions et tant de tracas pour nous faire sortir de Titiaka et pour rétablir sa réputation, notre généreux père méritait un peu de repos.

Avec un sourire mi-ironique mi-amusé, Dashvara s’assit sur un des confortables sofas et posa le sac de Tahisran à côté de lui.

— Tu vas sortir cette nuit ? —lui demanda-t-il.

L’ombre sourit mentalement.

“Et comment ! J’en ai tellement marre du bateau que je pourrais marcher pendant des jours sans m’arrêter”, répondit-il.

Dashvara dut reconnaître qu’il lui arrivait un peu la même chose : il avait encore l’impression que la pièce tanguait comme un navire.

Ils passèrent l’après-midi à jouer aux katutas et les employés de l’auberge leur montèrent même le dîner. Les garfias étaient loin d’être aussi bonnes que celles de l’oncle Serl, mais, habitués comme ils l’étaient à les manger froides et sans assaisonnement, les Condamnés ne protestèrent pas. Les femmes xalyas furent moins compréhensives et les Honyrs, comme à l’accoutumée, attendirent que tous aient mangé pour dîner à leur tour dans un silence respectueux.

Quand, à huit heures, Wassag alla réveiller Atasiag, celui-ci était déjà réveillé et prêt à partir. Le problème, c’était qu’il restait encore deux heures pour le spectacle, mais il déclara qu’il avait envie de faire une promenade dans Dazbon et, le voyant sortir sans les attendre, Dashvara et Yira s’empressèrent de ceindre de nouveau leurs sabres et de le suivre hors de La Perle Blanche.

Dehors, il ne pleuvait plus. Il faisait nuit depuis longtemps et les Escaliers, presque déserts, étaient éclairés par une file de lanternes. Dashvara rit tout bas tandis qu’ils marchaient plusieurs pas derrière Atasiag.

— Il est heureux comme un poulain —commenta-t-il—. Tu l’avais déjà vu comme ça ?

Yira rit discrètement.

— Il était pareil la dernière fois que nous sommes venus à Dazbon. Je crois que, dans le fond, il se sent plus libre et il aime ça. Même s’il est titiaka, il a davantage une âme de Républicain.

— Qu’est-ce que vous murmurez derrière ? —fit Atasiag. Il se laissa rattraper et ajouta— : Avez-vous vu le Temple de l’Œil ? Il est merveilleux, la nuit, avec toutes ces lumières. En fait —dit-il—, j’aimerais voir Dazbon d’en haut. Cela fait trois ans que je ne la voyais pas.

Il fit demi-tour dans les Escaliers et commença à grimper. Dashvara souffla mais le suivit. Ils passèrent de nouveau devant La Perle Blanche. Quelques marches plus haut, Atasiag s’arrêta.

— J’aimerais que Shéroda soit avec moi pour voir ça. Mais bien sûr —réfléchit-il à voix haute—, ce n’est pas poli de passer chez elle trop tôt. Et je ne crois pas qu’elle ait envie de monter tous ces escaliers.

Après ses réflexions, il continua de grimper et Dashvara pouffa.

— Tu ne serais pas en train de te moquer de moi, Philosophe ? —demanda Atasiag sur un ton tranquille, sans s’arrêter.

— Pas du tout. Moi aussi, j’ai envie de voir Dazbon d’en haut —admit-il.

— Ha. Bien sûr que tu en as envie : la vue est magnifique.

Il escalada plus rapidement et son énergie impressionna Dashvara. À la moitié des Escaliers, tous deux haletaient, mais Atasiag ralentit à peine. La petite sursha semblait soutenir le rythme sans effort, quoiqu’une fois arrivés en haut, Dashvara l’entendit souffler avec eux. Quand il se retourna enfin vers la ville, il demeura sans voix. Dazbon était comme une mer de lumières et de toits qui descendait vers l’océan. Une Gemme à moitié visible entre les nuages illuminait les eaux des canaux au milieu des ténèbres. Appuyant son bâton de commandement sur la dernière marche, Atasiag se redressa face à la ville comme s’il était venu la conquérir.

— Contemplez la capitale républicaine —prononça-t-il—. Elle n’est pas aussi ordonnée ni aussi parfaite que Titiaka, mais elle est belle dans son désordre.

Il se plongea dans un silence contemplatif et Dashvara n’osa pas l’interrompre. Le fracas de l’eau de la Grande Cascade retentissait non loin d’où ils étaient. Quand il vit Yira frissonner sous les courants froids du vent, il s’approcha pour l’enlacer et les yeux de celles-ci sourirent. À cet instant, Dashvara déplora de ne pas pouvoir envoyer Atasiag se protéger tout seul. Il désirait passer la nuit auprès de sa naâsga. Se rappelant leurs promenades heureuses dans les bois voisins de la ville pirate, son cœur s’accéléra. Si seulement ils pouvaient enfin être totalement libres… Soudain, Atasiag se retourna. Dashvara ne put deviner son expression dans l’obscurité. Au bout d’un instant, le Fédéré rompit le silence.

— Tu as déjà vu la Grande Cascade de près, Philosophe ? Venez —fit-il, sans attendre leur réponse.

En haut des Escaliers, il y avait une longue promenade pavée complètement déserte et ils n’eurent qu’à la suivre vers l’est pour s’approcher de la cascade. Ils tombèrent bientôt sur une balustrade de pierre qui se poursuivait par un étroit goulot, passant derrière le rideau d’eau. Le passage semblait continuer de l’autre côté du fleuve, mais Atasiag n’alla pas plus loin et Dashvara s’appuya sur le parapet pour jeter un coup d’œil prudent vers le bas. Grâce à la lumière de la Gemme, il put voir comme l’eau descendait et descendait jusqu’en bas, tonitruante comme un lointain brizzia abattant des troncs.

— C’est… impressionnant —avoua Dashvara. Ça donne même le vertige, compléta-t-il intérieurement.

Il admirait le rideau d’eau quand, soudain, Yira sursauta et s’écarta brusquement du bord.

— Par la Sérénité, père… Qu’est-ce que tu manigances ?

Sa voix laissait percer l’exaspération. Dashvara se retourna au moment où un faible rayon de lumière étincela dans la main d’Atasiag. Il avait sorti sa lanterne de voleurs. Et, dans l’autre main, il tenait une sorte de ruban rouge. Dashvara fronça les sourcils.

— Que fais-tu, Éminence ? —demanda-t-il, méfiant.

Atasiag tendit le ruban à Yira et répondit d’une voix sereine :

— Ne me regarde pas comme ça, Philosophe. Je vais simplement vous marier.

Un instant, Dashvara crut avoir mal entendu. Le fracas de la cascade devait avoir déformé ses paroles, décida-t-il. Atasiag le détrompa quand il précisa :

— Je vais vous marier selon la tradition titiaka, avec la bénédiction de Cili.

— La bénédiction de… ? —Dashvara souffla, se reprenant—. Dis-moi, Éminence, tu plaisantes ? Nous sommes déjà mariés depuis un mois…

— Selon ta tradition —le coupa-t-il—, pas selon celle de Yira. Elle est cilienne. L’union corporelle ne prouve rien devant Cili.

La sursha se racla la gorge.

— Je…

— Tu es cilienne —répéta vivement Atasiag—. Et, désolé si cela peut paraître des sottises religieuses, mais je suis un bon cilien et il me semble important que ma fille soit mariée selon des règles que j’estime valides.

— Alors, que nos Oiseaux Éternels volent ensemble, ça, pour toi, ce n’est pas valide —conclut Dashvara avec une certaine irritation.

— Ce n’est pas suffisant.

Dashvara prit un air agacé. Atasiag reprit :

— Je sais qu’en principe, un travailleur ne peut pas se marier, mais je suis prêt à faire une exception et à me charger moi-même d’une cérémonie sommaire. Et maintenant, arrête de protester, Philosophe, et prends ça.

Dashvara haussa les épaules et accepta le ruban noir que lui tendait Atasiag. Cette situation lui paraissait ridicule, mais, comme un bon Xalya, il tenta de la comprendre et il arriva à la conclusion que, sans doute, elle ne lui paraîtrait pas si ridicule s’il croyait que, sans la bénédiction de Cili, le couple était condamné à l’échec. Comme si je n’avais pas déjà assez des traditions xalyas, souffla-t-il. Mais il n’émit aucune plainte quand Atasiag leur demanda de nouer les rubans autour d’une main. Yira choisit d’ôter le gant de la main gauche, car l’autre était pur os et énergie mortique et, comme Dashvara avait pu le vérifier, il fallait bien cinq minutes pour défaire tous les nœuds qui maintenaient le gant en place. Atasiag finit lui-même de nouer les liens avec l’agilité d’un prêtre cilien et il dit :

— Yira. Enlève ton voile.

La sursha soupira mais le retira de sa main libre. Sa longue chevelure blanche tourbillonna dans le vent et, sous la lumière ténue de la lanterne de voleurs, sa partie mort-vivante brilla, enveloppée d’énergie. Face à son sourire embarrassé qui semblait plus ou moins dire « l’idée ne vient pas de moi », Dashvara roula les yeux et ouvrit la bouche.

— Tais-toi, Philosophe.

Dashvara referma la bouche sans émettre un son.

L’expression solennelle, Atasiag posa une main sur les leurs, nouées, et il commença à réciter un poème religieux en diumcilien qui parlait de foi, de confiance et de bonheur. Quand il termina, il s’éloigna jusqu’à la balustrade et tendit un bras jusqu’à toucher l’eau.

— Se jeter dans la cascade, c’est aussi une coutume ? —grogna Dashvara.

Yira rit discrètement, mais Atasiag revint sain et sauf et leur aspergea le front et les mains avant de déclarer toujours en diumcilien :

— Cili bénit votre union, Yira Peykat et Dashvara de Xalya. Si l’amour est véritable, Cili la rendra heureuse en Haréka et éternelle dans son royaume.

Il sourit, éteignit la lanterne de voleur et déclara en langue commune :

— Je dois admettre qu’au début, j’avais certaines réserves, mais maintenant je sais que Cili vous a créés l’un pour l’autre. —Bien qu’il soit de dos à la lumière de la Gemme, Dashvara devina son large sourire—. Bon, jeunes gens, maintenant, vous êtes mariés officiellement. J’espère que vous avez profité de la vue. Allons chez Shéroda. Il ne faudrait pas que nous arrivions en retard après être sortis si tôt.

Le Titiaka sortit de derrière la cascade et s’éloigna sur la promenade, entre les ombres, en sifflotant joyeusement. Dashvara secoua la tête avec un sourire.

— Ton père ne cessera pas de me surprendre. Mais, tu sais ?, je me réjouis qu’il ait fait ça.

— Vraiment ? —s’étonna Yira—. Mais, toi, tu n’es pas cilien.

— Non —admit Dashvara—. Mais ce n’est pas réellement la bénédiction de Cili qu’il nous a donnée, naâsga… mais la sienne. —Il fit une pause et observa— : Bien sûr, j’aurais préféré qu’il nous bénisse avec quarante chevaux.

Yira s’esclaffa et, souriant, Dashvara l’aida à remettre son voile. Aussitôt, ils mirent les rubans matrimoniaux dans leurs poches et se hâtèrent de suivre Atasiag, parce qu’après tout, ils étaient ses gardes du corps et ils étaient censés être là pour le protéger.