Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
Un couteau raclait le bois dans le silence de l’après-midi. Près du parapet de pierre d’où l’on pouvait voir toute la ville pirate, les Xalyas paressaient après avoir passé la journée à travailler avec les îliens. Arvara et le capitaine, allongés le dos sur l’herbe, profitaient des derniers rayons de soleil en dormant. Assise au pied d’un chêne, Shkarah, la fille de Ged, apprenait à Shivara à faire des nœuds marins, et Makarva s’était approché pour écouter les leçons avec un intérêt manifeste. Installé sur les marches de la maison d’Atasiag, Lumon causait tranquillement avec le Grand Sage Shokr Is Set.
Dashvara sourit tout en continuant à sculpter. En deux jours à peine, le Grand Sage était devenu le nouveau shaard du clan à l’unanimité. Il n’était pas aussi instruit que Maloven dans certaines matières, mais assurément il savait raconter des histoires et il était vivifiant de l’entendre citer des sentences des anciens sages steppiens. Quand il écoutait ses paroles, Dashvara se sentait transporté de retour dans la steppe et, durant un instant, il oubliait tout.
— Dash —fit soudain Tsu.
Le drow était assis près de lui, sur le parapet. Il avait le regard perdu sur l’horizon. Les nuages flamboyaient comme des épées de feu au ponant et faisaient briller ses yeux rougeâtres. Après un silence, Dashvara arqua un sourcil interrogateur.
— Oui, Tsu ?
— J’étais en train de penser —murmura-t-il sans détacher son regard de l’océan—. Tu crois que je suis le premier drow xalya de l’histoire ?
Un sourire était apparu sur son visage. Dashvara rit doucement.
— C’est probable. Tout comme moi je suis le premier seigneur xalya de l’histoire à avoir tout un clan confiné sur une île perdue au milieu de l’Océan Pèlerin.
Tsu lui jeta un coup d’œil amusé.
— Je suppose, alors, que ma singularité peut être acceptée sans problèmes.
Dashvara perçut un léger doute dans sa voix et le regarda avec surprise.
— Bien sûr qu’elle est acceptée. Tu connais bien une des maximes de notre Dahars : si tu acceptes nos Oiseaux Éternels, nous acceptons le tien. Que l’on soit drow, chauve ou idiot, peu importe.
— Bien sûr —murmura Tsu. La sérénité se refléta sur son visage habituellement inexpressif tandis qu’il reprenait sa contemplation des nuages de plus en plus sombres.
Dashvara secoua la tête et revint à son morceau de bois. Au bout d’un moment, il fit une dernière retouche et lança :
— Shivara !
Le petit se leva d’un bond et laissa Shkarah au milieu de l’explication d’un nœud.
— Continue, s’il te plaît —dit Makarva, suppliant la jeune fille—. C’est fascinant.
Avec un petit sourire mi-réjoui mi-moqueur, Shkarah poursuivit tandis que Shivara courait vers Dashvara.
— Tu l’as finie ? Tu l’as finie ? —demanda Shivara en sautillant.
Dashvara leva une main.
— Patience, petit Xalya. Tu devrais avoir remercié Shkarah pour ses leçons avant de partir en courant comme un ilawatelk.
Shivara ouvrit la bouche et rougit.
— Alors… tu ne vas pas me donner la toupie ?
Dashvara sourit.
— Pourquoi diables l’ai-je faite si ce n’est pour te la donner, petit démon ?
Il lui tendit le jouet et les yeux de Shivara s’agrandirent d’excitation. Il l’examina un moment avant de s’éloigner de quelques pas. Il la posa sur le parapet et la fit tourner. Très mauvaise idée, grogna Dashvara en se précipitant. Il réagit trop tard : la toupie passa par-dessus le bord. Shivara demeura bouche bée et blême.
— P-pardon —bégaya-t-il.
— Shivara ! —aboya Morzif, éberlué, à quelques pas de là.
Shivara voulut monter sur le parapet pour voir où était tombée la toupie et Dashvara l’attrapa avec un grognement.
— Une chose est de jeter une toupie, petit, et une autre de se jeter avec elle. —Il lança un coup d’œil en contrebas et grimaça—. Démons, je crois que tu l’as envoyée en plein dessus.
— Sur quoi, Dash ? —s’enquit Zamoy, curieux. Il était assis avec ses frères et avec les cousines d’Alta un peu plus loin, mais, visiblement, tous avaient remarqué la bêtise que venait de faire Shivara.
Dashvara croisa le regard d’un homme revêtu d’habits sombres qui montait la rampe. Il grimaça à nouveau et répondit enfin :
— La tête d’Atasiag.
De fait, celui-ci se massait la tête. Il n’avait vraiment pas eu de chance. Dashvara parla à voix haute :
— Ça va, Éminence ?
Il était accompagné de Yira ainsi que de Zaon et Len, deux de ses voleurs les plus loyaux. Les jumeaux levaient des regards contrariés sur les Xalyas. Sans répondre, Atasiag continua d’avancer et Dashvara tira Shivara par la main pour s’approcher du haut de la rampe. Quand il atteignit l’esplanade de sa maison, le Titiaka affichait une expression sévère.
— On tente de m’assassiner d’un coup de toupie, Philosophe ?
— Moi ? Bah. Le petit était juste en train d’essayer. Je veux dire, en train d’essayer la toupie pour jouer —précisa-t-il—. Hum. Ça t’a fait mal ?
Atasiag roula les yeux et tendit le jouet à l’enfant.
— J’espère bien que ce sera la dernière fois que tu t’entraînes au lancer de toupies, mon garçon.
Shivara reprit sa toupie, rouge comme une garfia. Avant qu’il ne s’éloigne, Dashvara le retint.
— Eh, petit. Ne t’en va pas comme ça. Excuse-toi.
Shivara déglutit.
— Pardon, Éminence —lança-t-il avec précipitation—. Je ne voulais pas te lancer la toupie. Elle m’a échappé. Pardon.
Il prit un air réellement contrit. Atasiag sourit et lui ébouriffa les cheveux.
— Pardonné. Tant que ça ne se reproduit pas.
Shivara sourit jusqu’aux oreilles et acquiesça. Il partit en courant vers un endroit plus sûr pour faire tourner sa toupie.
— Comment s’est passée la journée, Éminence ? —demanda Dashvara.
Atasiag haussa les épaules.
— Plutôt calme. Les réunions avec les pirates sont encore plus ennuyeuses que celles du Conseil. Mis à part quelque poignard planté dans la table pour le spectacle et quelque conversation qui n’a pas grand-chose à voir avec les affaires… c’est tout du blabla idéaliste. Le seul moment où ils deviennent raisonnables, c’est quand ils parlent des choses de Matswad proprement dites. Pour savoir s’il faut agrandir le quai, s’il faut améliorer les défenses, si les permis de chasse ne sont pas assez stricts… Le pire, c’est qu’ils ne se mettent jamais d’accord, alors je sors toujours de ces réunions avec l’impression de n’avoir rien fait. Mais qu’importe, après tout, c’est leur île. Qu’ils fassent d’elle ce qu’ils veulent. Moi, je les ai déjà avertis que, tant qu’ils n’attaquent que des bateaux esclavagistes, la Confrérie du Songe continuera à les appuyer. Dans le fond, ce sont de bonnes gens. Alors, Philosophe ? Tu ne vas pas me poser la question ?
Dashvara le regarda, déconcerté. Puis il se rappela que, dernièrement, chaque fois qu’Atasiag revenait du port, il lui demandait s’il savait enfin quand est-ce qu’ils allaient quitter l’île et embarquer pour Dazbon. Il souffla.
— Franchement, pourquoi demander ? Je connais déjà la réponse. Un jour, Philosophe, un jour. Ou : Patience, Philosophe. Ne me tarabuste pas, Philosophe. Ça suffit, Philosophe. Tu me casses les pieds, Philosophe…
Atasiag rit, les yeux de Yira sourirent et Dashvara se tut, mi-amusé mi-exaspéré.
— Tu peux réussir à être assez désespérant, Philosophe —avoua Atasiag—. Mais je t’assure que, si tu me posais la question aujourd’hui, la réponse serait un peu différente.
Dashvara sentit son cœur faire un bond. Il jeta un coup d’œil à son peuple avant de regarder Atasiag avec des yeux anxieux.
— Vraiment ? Alors… quand va-t-on quitter l’île ?
— Tu embarqueras pour Dazbon après-demain, Philosophe.
Dashvara siffla entre ses dents et, aussitôt, un sourire illumina son visage. Un Xalya se fit l’écho de la réponse et, bientôt, tous apprirent la nouvelle.
— Diables, Éminence. Et… nous partons tous ensemble ? Je veux dire, tu viens avec nous ?
Atasiag sourit.
— Et si c’était le cas ?
Dashvara haussa un sourcil.
— Eh bien… je me réjouirais, bien sûr. Et je me réjouirais encore plus si tu venais avec nous dans la steppe. Vraiment —insista-t-il avec désinvolture—, ça te ferait du bien de galoper un peu dans la plaine et de laisser un moment de côté tes histoires d’esclaves, de voleurs et de pirates…
L’éclat de rire serein d’Atasiag l’interrompit.
— Je crains que ce ne soit pas possible. J’ai trop d’affaires en cours. Entre autres, rentrer à Titiaka dès que Lanamiag sera tout à fait rétabli et rendre tous ces jeunes gens à leurs familles. J’espère seulement que le voyage à Dazbon ne fera pas empirer l’état de Lan.
Dashvara prit un air embarrassé.
— Il va mieux ? —demanda-t-il. Il ne savait pas grand-chose des deux jeunes Légitimes : tous deux vivaient dans l’aile nord de la maison avec leurs compagnons et ils n’en sortaient pas. Atasiag les avait avertis qu’ils étaient sur une île de pirates et que ceux-ci n’appréciaient pas beaucoup les citoyens titiakas. D’après Lessi, Kuriag Dikaksunora passait ses journées à lire des livres que lui prêtait son généreux amphitryon. Quant à Fayrah, elle veillait Lanamiag Korfu jour et nuit sans à peine sortir de la chambre.
— Mieux, je crois —répondit Atasiag—. Mais il ne s’est toujours pas levé. Enfin, peux-tu avertir Kuriag ? Je dois mettre en ordre un certain nombre d’affaires avant d’embarquer. S’il se passe quelque chose ou si Kuriag a des questions, dis-lui que je serai dans mon bureau.
Il s’éloigna vers la maison, et Shokr Is Set et Lumon s’écartèrent pour les laisser passer, lui et ses deux voleurs. Dashvara se tourna vers Yira. Il devinait qu’elle aussi se réjouissait de quitter cette île, quoique peut-être pas pour les mêmes raisons : Matswad était l’endroit où elle avait passé son enfance, mais c’était aussi là qu’elle et son maître nécromancien avaient été sur le point de mourir dans un incendie.
— Je savais qu’en insistant un peu, ton père finirait par se décider —commenta-t-il. Les yeux de Yira sourirent. Avec douceur, il prit la petite sursha par la taille et se tourna vers son peuple. Les Xalyas étaient d’excellente humeur, même Aligra souriait, et l’exaltation de Zamoy avait réussi à tirer le capitaine de sa torpeur.
— Eh, Miflin ! —s’écriait le Chauve—. N’oublie pas de composer une ode sur l’épique départ des Xalyas.
— Ah, oui ! —appuya Makarva depuis le chêne et, d’une voix pompeuse, il déclama— : Et les Xalyas partirent tous ensemble à bord d’un fabuleux trois-mâts.
— Ça ne rime pas, Mak —observa le Poète. Il était assis avec le dictionnaire du Rondouillard : on aurait dit qu’il essayait de l’apprendre par cœur. Il en était déjà à la moitié.
— C’est vrai que ça ne rime pas, Mak —se moqua Zamoy—. Dis, frère, comment avance cette ode aux plus belles princesses de la steppe ?
— Elle avance —répondit Miflin avec un raclement de gorge. Et il sourit—. Je vous la réciterai cette nuit même.
— T’as intérêt ! —plaisanta Myhraïn.
Tandis qu’ils continuaient à bavarder et à se réjouir du départ, Dashvara s’éloigna avec Yira vers la maison afin d’aller avertir Kuriag du prochain voyage. Allez savoir pourquoi Atasiag lui avait demandé à lui de le faire. Il n’avait pas parlé avec le jeune homme depuis qu’il avait débarqué à Matswad un mois plus tôt.
— Dash ! —fit soudain la voix du capitaine. Dashvara se retourna et le vit s’approcher des marches de la maison—. Tu lui as déjà demandé pour les chevaux ?
Dashvara se frotta la barbe et fit non de la tête.
— Je devrais, n’est-ce pas ?
— Eh bien… On ne perd rien à demander, pas vrai ? Et, s’il ne veut pas nous aider à les acheter, on fera sans. Comme dit l’Akinoa, on peut toujours attendre que l’hiver passe et parcourir la steppe à pied en priant pour que les Essiméens ne nous capturent pas en chemin. S’il s’avère que le clan des Honyrs est prêt à nous accepter, nous ne passerons pas beaucoup de temps sans montures —il sourit— : d’après Nuage, ils ont les meilleurs chevaux de la steppe.
— Notre jeune compagnon a tendance à exagérer un peu —intervint Shokr Is Set, en s’approchant de Lumon. Un sourire blagueur illumina le visage du Grand Sage quand il ajouta— : Mais, dans ce cas, il n’a pas tort.
Dashvara jeta un regard vers les Xalyas, cherchant Sirk Is Rhad. L’Honyr était assis près de Boron le Placide. Curieusement, il semblait parvenir à tirer le Placide de son paisible silence plus que tout autre. Dashvara sourit et promit :
— Je demanderai à Atasiag pour les chevaux, capitaine. Mais juste une fois. Je ne veux pas insister, sinon il finira par penser que je suis plus casse-pieds que ses adulateurs —plaisanta-t-il.
Il entra dans la maison avec Yira et laissa l’air chaud du crépuscule en arrière. En principe, il restait à peine un mois avant l’hiver, mais à Matswad, il semblait que les saisons n’affectaient pas autant. Yira disait que c’était parce que la terre et la roche dégageaient des énergies naturelles qui réchauffaient l’air. Assurément, les pirates ne pouvaient pas avoir choisi un meilleur endroit pour vivre. La seule chose qui incommodait Dashvara était de savoir que Matswad était une île et que pour en sortir… il n’avait pas d’autre moyen que de remonter sur un bateau.
— Alors, comme ça, la réunion a été ennuyeuse ? —demanda-t-il tandis qu’ils parcouraient un couloir.
— Assommante —souffla Yira—. Heureusement que j’avais emporté tes cartes marines. Len et moi, nous avons joué une bonne dizaine de parties de xalyennes. Par contre, son frère Zaon n’a pas voulu. Je crains qu’il n’aime pas les nouvelles règles que vous avez imposées au jeu des républicaines.
— Hé, un conservateur, hein ? —se moqua Dashvara—. Eh bien, qu’on l’envoie à la Frontière quelques années et je suis sûr qu’il finira par changer d’avis…
Des voix dans la cuisine le firent taire.
— Aldek ? Tu plaisantes ou quoi ? —s’écriait Zaadma.
— C’est toi qui m’as demandé de proposer un nom —protestait la voix de Rokuish—. Aldek, ce n’est pas si mal.
Ils entrèrent dans la cuisine et trouvèrent Zaadma agenouillée devant ses pots de fleur tandis que Rokuish, assis à la table, aidait l’oncle Serl, Wassag et Yorlen à couper des légumes pour le dîner.
— Oh ! —lança Zaadma en les voyant entrer—. Dashvara, dis à Rok qu’il arrête d’essayer de donner un nom shalussi à mon fils. Il veut l’appeler Aldek, maintenant ! C’est affreux ! Je n’ai rien contre les noms shalussis. Rokuish, c’est joli. Mais Aldek, Odek, Walek, Fushek… rien que de les entendre, j’ai les dents qui grincent.
Rokuish haussa les épaules et adressa un sourire à Dashvara.
— Elle veut l’appeler Méliskren. Comme son professeur d’alchimie… Mais, moi, je trouve ça horrible. Et Wassag aussi, pas vrai ?
— Disons que ça fait très républicain —sourit le Loup, les yeux brillants, tout en coupant un oignon.
— Tu vois, Dash —continua Rokuish—. J’espère seulement que notre fils, ou fille, sera compréhensif le jour où on lui expliquera pourquoi il n’a pas de nom…
— Il devra être encore plus compréhensif le jour où on lui expliquera qu’il est né dans une île de pirates —le coupa Zaadma. Elle caressa son ventre rond avec une moue contrariée.
— Ça, on pourra peut-être l’éviter —intervint Dashvara sur un ton léger—. Vous n’êtes pas au courant ? Atasiag dit que nous embarquons après-demain.
Une seconde, tous demeurèrent interdits. Alors, Zaadma éclata de joie, elle renversa un pot, cria horrifiée et s’empressa de ramasser la terre…
— Après-demain ? —répéta la Républicaine—. Oh… par la Divinité ! Et que vais-je faire de mes plantes ?
— Celles que tu ne pourras pas emporter, nous les apporterons demain au vieux Sharas —assura Yira sur un ton serein—. Ne t’inquiète pas. C’est un grand botaniste. Tu l’as dit toi-même. Il saura s’occuper d’elles aussi bien que toi.
— J’ai dit qu’il était botaniste ? C’est un ancien pirate ! —protesta Zaadma.
La Républicaine était encore plus exaltée que d’habitude, observa Dashvara avec un souffle. Quand il vit Yira essayer de la tranquilliser, il admira sa patience et lui adressa un discret salut avant de se hâter de traverser la salle et de parcourir un autre couloir. Il sortit dans la cour intérieure et la franchit en passant près de la porte fermée de la chambre de Lanamiag avant de pénétrer dans l’aile nord. À peine y entra-t-il qu’il entendit des rumeurs de voix qui provenaient d’une pièce.
— Presque, mais ce n’est pas ça —disait la voix tranquille du jeune Kuriag Dikaksunora—. Vois-tu, tu as oublié de multiplier. La perte d’énergie est bien plus grande. C’est pour ça que le sortilège d’invocation est si dangereux : parce qu’il fusionne des énergies et les remodule. Il faut avoir un très grand entraînement, sinon n’importe quelle fusion pourrait consumer ta tige énergétique jusqu’au risque d’apathie.
— Bouf. —Dashvara sourit en reconnaissant la voix de Lessi—. Ne me dis pas que, toi, tu serais capable d’invoquer quelque chose ?
— Moi ? Non… J’ai essayé à l’Université, mais l’invocation ne m’a jamais vraiment attiré. La théorie n’en est pas moins passionnante. —Il y eut un silence—. Hum. Nous étions en train de calculer, Lessi.
Dashvara hésita avant de s’approcher de la porte ouverte. Il trouva les deux jeunes allongés sur un tapis, avec un cahier et plusieurs livres devant eux. Zraliprat, l’esclave de Kuriag, était assis dans un coin, assoupi. En voyant le Légitime presser ses lèvres sur celles de la steppienne, il se hâta de frapper à la porte et ils sursautèrent brusquement.
— Excusez-moi de vous interrompre —fit-il avec un raclement de gorge—. Je viens juste vous dire que nous allons embarquer pour Dazbon après-demain. Et de là, vous voyagerez à Titiaka. Atasiag m’a demandé de te prévenir. Il est dans son bureau.
Comme Kuriag et Lessi étaient restés à le regarder, muets, Dashvara hocha nerveusement la tête en guise de salut et il allait partir quand le Légitime se leva en lançant :
— Attends, ne t’en va pas.
Dashvara s’arrêta et patienta, un sourcil arqué. Après un silence, Kuriag observa :
— Tu portes toujours l’uniforme d’Atasiag Peykat. Je croyais qu’il allait vous libérer.
Dashvara jeta un coup d’œil sur sa tunique et son élégant dragon rouge brodé. Il haussa les épaules.
— Il nous libèrera à Dazbon. Atasiag a laissé le contre-sceau à Titiaka —expliqua-t-il avec un petit sourire ironique.
Le jeune Légitime acquiesça, méditatif. Après un autre silence, Dashvara soupira. Tu vas me laisser ici attendre jusqu’à demain, étranger ? Il allait lui souhaiter bonne nuit quand Kuriag dit doucement :
— Alors… tu vas retourner dans la steppe avec ton peuple ?
Avec une certaine surprise, Dashvara crut deviner un éclat, mélange de joie et de déception, dans ses yeux.
— Assurément —répondit-il avec fermeté.
Kuriag hésita.
— Bien. J’espère que vous trouverez un foyer pacifique et heureux auprès des Honyrs.
Dashvara le dévisagea, ébahi.
— Merci.
— Bien —répéta Kuriag. Il s’éclaircit la voix—. Tu peux t’en aller.
Face à son ton autoritaire, Dashvara sourit avec goguenardise et Kuriag s’empourpra.
— Je veux dire…
— Oui —le coupa Dashvara—. Merci de me donner la permission de me retirer, Excellence.
Il inclina railleusement la tête et s’en alla, laissant le Légitime avec une expression confuse. Ces citoyens, soupira-t-il. Il s’en fut directement vers le bureau d’Atasiag, quoiqu’avec peu d’espoirs. Il trouva les jumeaux en train de bavarder devant la porte et il les salua.
— Est-ce que je peux passer ? —demanda-t-il.
— Cobra est plutôt occupé —répondit Zaon—. Mais, si c’est urgent, tu peux toujours frapper.
Après avoir hésité une seconde, Dashvara frappa et, quand il entendit la voix d’Atasiag, il poussa la porte. Le Titiaka était assis à son bureau, en train de rédiger une lettre.
— Qu’y a-t-il, Philosophe ? —interrogea-t-il, sans à peine lever les yeux.
Dashvara ferma la porte et appuya les mains sur le dossier d’une chaise, embarrassé. Il n’aimait pas demander davantage de faveurs à Atasiag mais…
— Eh bien voilà, Éminence —commença-t-il—. Quand nous arriverons à Dazbon, mon peuple va se trouver sans un denier et, par conséquent, nous n’aurons pas d’argent pour acheter des armes, ni pour acheter des vivres, ni… des chevaux. Et vois-tu, Éminence —continua-t-il, de plus en plus nerveux—. J’ai entendu dire à Titiaka que, quand les maîtres libèrent leurs esclaves, ils s’assurent que ceux-ci ne… se retrouveront pas sans rien.
Atasiag l’observait maintenant avec une moue profondément amusée.
— Et tu veux que je t’achète des chevaux, des armes et des vivres pour que ton peuple ne se retrouve pas « sans rien », c’est ça ?
Dashvara s’empourpra et maudit le capitaine. Pourquoi c’était toujours lui qui devait s’occuper de toutes les basses besognes ?
— Nous te serions… très reconnaissants —répondit-il—. Et si tu veux que nous fassions quelque chose en échange, nous le ferons. Nous n’avons simplement pas envie de passer dix ans à travailler à Dazbon pour acheter des chevaux steppiens. Ils sont chers.
— Et sacrément chers —commenta Atasiag, en posant sa plume—. Un bon cheval ne se vend pas pour moins de soixante-dix écus. Je vais te faire un aveu, Philosophe. Je m’attendais à ce qu’un jour, tu viennes me voir avec cette histoire. Malheureusement, je n’ai encore trouvé aucune solution, alors… pour le moment, je vous suggère de continuer à me servir comme gardes personnels durant un temps et, moi, je continuerai à vous entretenir jusqu’à ce que j’aie une idée pour arranger ça. On est d’accord ?
Il pouvait difficilement y avoir un accord plus vague mais, au moins, Atasiag n’avait pas refusé la proposition. Dashvara acquiesça.
— On est d’accord. Ce que je ne comprends pas, c’est comment nous allons continuer à te servir comme gardes personnels à Dazbon. En principe, il n’y a pas d’esclaves dans la République.
— Sottises —répliqua Atasiag tout en plongeant la plume dans l’encrier—. Ce qui n’est pas toléré, c’est qu’un Républicain ait des esclaves. Moi, je suis titiaka depuis toujours. Je vous laisserai au service de Lanamiag, de Kuriag et des deux autres étudiants. Vous les protègerez jusqu’à ce que je les remette à leurs familles. Qu’en penses-tu ?
— Ça me convient tout à fait. Vas-tu demander une rançon pour eux ?
— Non. Bien sûr que non. —Cobra afficha un sourire légèrement coupable—. Je les emmène à Dazbon à leur demande : ils craignent que leurs familles s’opposent au parti qu’ils ont choisi et je vais les aider à se marier discrètement dans un temple cilien. Je crois que Kuriag commence à me considérer comme un bienfaiteur. C’est l’héritier des Dikaksunora. Je ne vais pas gâcher une relation aussi prometteuse pour quelques milliers d’écus.
Quelques milliers d’écus qui pourraient payer nos chevaux… Dashvara garda pour lui cette pensée et acquiesça de la tête.
— Alors, tu crois pouvoir retourner à Titiaka sans que le Conseil se jette sur toi ?
— Je le crois —affirma joyeusement Atasiag—. Comme je te l’ai dit, Faag Yordark est maintenant le gouverneur provisoire de Titiaka et il a tout l’appui de la Garde Ragaïle. Et les Yordark savent que je leur suis toujours resté loyal. Ils s’assureront que le petit chef des corsaires ne leur glissera pas des mains. Et maintenant va, Philosophe. Je suis en train d’écrire une lettre urgente. Une seconde —ajouta-t-il alors que Dashvara tendait une main vers la poignée.
— Oui, Éminence ?
Atasiag le regarda, pensif.
— Comment as-tu trouvé le séjour à Matswad ?
Dashvara lui rendit un regard déconcerté. Pourquoi cette question ?
— Le séjour… Eh bien. Agréable —admit-il—. Les pirates sont moins pirates que je ne le pensais. Et ils ont un mode de vie assez semblable à celui des Xalyas… en plus pacifique, bien sûr : eux, ils n’ont pas à lutter contre les attaques des nadres rouges ni des écailles-néfandes.
Un léger sourire étira les lèvres d’Atasiag.
— Je me réjouis que tu l’aies trouvé agréable. Maintenant, tu as tout un clan, Philosophe. Six femmes xalyas se sont joints à vous. Un petit lanceur de toupies… Et, en plus, tout semble indiquer que tu as l’intention d’emmener ma fille.
Dashvara écarquilla les yeux. Et il sourit avec ironie.
— Toi, tu as emmené ma sœur —répliqua-t-il.
Atasiag arqua les sourcils, amusé.
— Bon, tout compte fait, nous formons une famille.
Dashvara lui rendit un regard moqueur.
— Diables. Je vais finir par le croire. Mais, tu ne me trompes pas : un véritable père aurait payé les chevaux et les vivres et… Je plaisante, Éminence —rit-il face à son expression exaspérée—. Je te promets de ne pas ressortir le sujet avant un temps raisonnable. Après tout, Shokr Is Set dit que plus tu presses un âne, plus il va lentement.
— Eh bien, continue à écouter ton Grand Sage et laisse-moi tranquille, Philosophe. La lettre est vraiment urgente.
— Bonne nuit, Éminence.
— Bonne nuit.
Dashvara ouvrit la porte et sortit dans le couloir avec le léger espoir que les Xalyas retourneraient dans la steppe à cheval.
Len et Zaon s’étaient assis à une petite table, dans le large corridor, et un candélabre allumé illuminait leurs visages pâles. L’un affilait ses dagues ; l’autre cousait une poche intérieure à une tunique. Les deux ternians étaient si semblables que Dashvara avait encore du mal à les différencier quand il les voyait de loin. En passant près d’eux, il demanda d’un ton aimable :
— Est-ce vrai que tu n’aimes pas les xalyennes, Zaon ?
Le voleur passa l’aiguille à travers le tissu avant d’expliquer :
— Je suis attaché aux traditions.
— Les Xalyas aussi, nous le sommes, mais nous les accumulons —blagua Dashvara. Il hésita avant de s’enquérir— : Pourquoi vous ne venez jamais dîner avec nous ? Mes frères et moi, sommes-nous trop bruyants ?
Tous deux sourirent.
— Un peu —reconnut Len—. Mais ce n’est pas pour ça. Nous préférons manger seuls.
— Nous sommes attachés aux traditions —répéta Zaon avec un petit sourire en coin.
Dashvara arqua un sourcil et haussa les épaules.
— Bon. Mais sachez que, si vous avez envie de passer par la cuisine, nous n’allons pas vous jeter des toupies sur la tête. Bonsoir.
Ils lui souhaitèrent aussi bonsoir et Dashvara se dirigeait déjà vers la cuisine quand, provenant de celle-ci, un fort éternuement retentit, suivi d’éclats de rires tonitruants et d’un :
— Mille tonnerres, Chauve, c’était mon assiette !
— Allons, Chevelu, ne te fâche pas ! Si tu crois qu’on peut contrôler ce genre de choses —protestait Zamoy.
— Moi, je veux entendre l’ode de Miflin ! —exigèrent en chœur Myhraïn et Sinta.
— Nous voulons l’ode ! Nous voulons l’ode ! —tonitruèrent des voix fortes.
Dashvara rit intérieurement tout en poussant la porte. Par le Liadirlá, c’est vrai que nous sommes bruyants…
* * *
Ils quittèrent Matswad après de nombreux adieux. Les femmes xalyas se séparèrent de leurs amis avec de grands gestes et des plaisanteries légères. Ces trois années à Matswad, elles les avaient passées sensiblement mieux que les hommes xalyas : elles avaient appris à faire des filets de pêche, à nettoyer le poisson, à chasser… et elles avouèrent que quelques pirates leur avaient même enseigné à lutter. Mais, au soulagement de tous, elles jurèrent qu’elles n’avaient jamais participé à des actes de piraterie.
La seule à monter directement à bord fut Aligra. Ce mois passé auprès de son clan avait transformé positivement la jeune fille : elle avait toujours son air un peu lunatique, mais elle souriait avec plus de facilité et son Oiseau Éternel vindicatif semblait s’être calmé avec le beau temps de Matswad. De surcroît, elle n’avait relancé aucune accusation à Dashvara et elle semblait l’avoir accepté comme seigneur.
Je commence même à m’accepter comme tel, sourit Dashvara. Il s’avança sur le quai et serra la main à un grand îlien souriant avec lequel il avait travaillé, construisant des maisons pour les nouveaux réfugiés.
— Heureux de t’avoir connu, Skansh —lui dit-il.
— Pareillement —fit l’autre avec un grand sourire—. J’espère que vous pourrez retourner sur vos terres, Xalyas.
— Merci. Toi, tu ne vas pas retourner sur la tienne ?
Skansh venait d’une tribu du sud. Le caïte fit non de la tête.
— À quoi bon ? Il ne me reste rien là-bas. Les Diumciliens ont tout ravagé et mon fils travaille dans les mines, à Titiaka. —Il haussa les épaules—. Damnée vie. J’ai décidé de me faire pirate. Tu sais bien. Pour faire justice, comme tu l’as fait dans l’Arène.
Dashvara ressentit un certain chagrin en imaginant ce brave homme attaquant des bateaux, mais il comprenait sa décision. Il acquiesça.
— Je te souhaite bonne chance, mon ami.
Il serra les mains de plusieurs autres îliens avant de monter à bord avec ses frères. Quand le bateau d’Atasiag démarra, Dashvara regarda la belle île s’éloigner avec un mélange de nostalgie et de soulagement. Il était curieux de constater combien il lui en coûtait de quitter un lieu, quel qu’il soit. Même lorsqu’il avait quitté la Frontière. Il sourit avec ironie. Il y avait à peine deux mois, ses frères et lui étaient encore enfoncés dans la boue, entourés de milfides, de borwergs et d’orcs et, maintenant… Il posa un regard sur l’océan profond et mystérieux et il s’assombrit. Maintenant, ils étaient entourés d’eau.
Appuyé au bastingage près de Makarva, il jeta un coup d’œil au sac qu’il avait posé à ses pieds.
— Alors, Tah ? —murmura-t-il—. Content de quitter l’île des méchants pirates ?
Tahisran souffla mentalement.
“Assez”, admit-il. “Toi, tu les as peut-être trouvés sympathiques, mais ils ne t’ont pas enfermé comme moi pendant deux ans dans une caisse pour te demander de leur parler de l’avenir.”
Dashvara fit une grimace compatissante. La pauvre ombre avait passé presque tout le dernier mois dans la maison d’Atasiag sans oser sortir. Une fois, elle avait fait un tour dans les bois voisins et, tombant sur un chasseur, elle s’était tellement effrayée qu’elle avait fui jusqu’à l’autre bout de l’île et avait mis deux jours à rentrer. Elle avait vraiment l’air traumatisée par son expérience passée.
— Bah, Tah. Réjouis-toi. À Dazbon, tu auras de nouveau toute la liberté du monde pour reprendre tes promenades nocturnes.
“Mais je me réjouis, justement”, répliqua Tahisran. “J’espère seulement ne jamais avoir à remonter dans un bateau.”
Dashvara regarda les eaux traîtresses avec une crainte sourde.
— Moi aussi —avoua-t-il. Il jeta un coup d’œil moqueur à Makarva—. Je suppose que toi, par contre, tu regretteras la mer, hein, Mak ?
Celui-ci avait le regard rivé sur l’île qui s’éloignait. Il haussa les épaules.
— Pas autant que tu le crois. Tout compte fait, je ne suis pas un marin. Je suis steppien —sourit-il, et il ajouta, l’air songeur— : Est-ce que tu sais quel est mon nouveau rêve ?
Dashvara roula les yeux.
— Toi et tes rêves. Tu es pire que le Roi Rêveur. Et alors ? Quel est ton nouveau rêve ?
Makarva leva les yeux vers le ciel bleu avec un léger sourire.
— Chevaucher à nouveau. Avoir un cheval et le connaître comme je connaissais Danseur.
Dashvara acquiesça, ému, et pensa à sa propre jument Lusombre tombée aux mains des Essiméens.
— C’est un rêve que tout bon Xalya peut comprendre.
Makarva lui jeta un regard curieux.
— Et toi, Dash ? Quel est ton rêve ?
Dashvara réfléchit quelques instants. Quel était son rêve ? Retourner dans la steppe et fonder de nouveau le clan des Xalyas ? C’était un des nombreux rêves qu’il avait, oui. Mais pas le principal.
— Mon rêve, Mak ? —dit-il enfin—. Rien de plus simple : mon rêve est de réaliser les rêves de mon clan.
Makarva parut saisi.
— Eh ben… —Il secoua la tête et afficha soudain un sourire de loup—. Alors, on va devoir faire une liste avec tous nos rêves et attendre de voir si le seigneur des Xalyas réussit à les réaliser.
— Ne te moque pas —protesta Dashvara, amusé.
— Je ne me moque pas —assura Makarva, plus sérieux—. Il me semble juste que ton rêve… nous l’avons tous un peu, non ? Nous sommes un clan, Dash. Nous voulons tous que les rêves de chacun de nous se réalisent. Alors, sois sincère. Quel est réellement le rêve que tu voudrais voir réalisé tout de suite ?
Dashvara lui jeta un regard las et, après un autre temps de réflexion, il répondit la vérité :
— Arriver à Dazbon. Je ne veux pas finir noyé au fond de la mer.
Son ami souffla et lui donna une tape sur le bras, souriant.
— Tu as de ces idées, Dash. Je te donne ma parole que, dans sept jours, nous débarquerons et poserons les pieds sur terre.
— Oui. Mais, et si le bateau coulait tout de suite, qu’est-ce que tu ferais ? —répliqua Dashvara—. Il n’y a pas assez de canots pour tout le monde. Et là, en bas, il doit y avoir un tas de pieds de profondeur. Et des monstres de toutes sortes. Et mourir noyé est une mort épouvantablement horri… —Makarva lui donna une bourrade avec un grognement exaspéré et Dashvara s’esclaffa—. C’est bon, je me tais. Mais, c’est quand même inquiétant, tu ne trouves pas ?
— Ce qui est inquiétant, c’est ton imagination —rétorqua Makarva, s’appuyant de dos au bastingage. Après un silence, il ajouta— : Regarde. Raxifar est en train de parler avec le capitaine.
Dashvara se tourna pour voir le grand Akinoa près de la proue. Le capitaine Zorvun était l’un des rares Xalyas à avoir fait un petit effort pour communiquer avec Raxifar et Zéfrek… en réalité, le seul à part Dashvara, Lumon et Shokr Is Set. Il vit le Shalussi, seul, appuyé sur la rambarde du gaillard d’arrière. Il avait le regard perdu, rivé sur le nord.
Dashvara fronça les sourcils.
— Franchement, les Xalyas sont des têtes de mule. Nous aussi, nous avons tué des guerriers akinoas et shalussis. Nous avons tué le grand-père de Raxifar. Et, malgré tout, cet homme m’a sauvé la vie. Et nos frères continuent à le regarder comme si c’était le pire assassin du monde. Par le Liadirlá —il secoua la tête—, est-ce si dur de laisser le passé en arrière ?
Makarva fit une moue. Il se gratta le cou. Et il ne répondit pas.
Des têtes de mule, soupira Dashvara.