Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

21 L’enterrement

— Maître, maître, maître ! —s’écria Dashvara avec un large sourire—. J’ai trouvé la fleur dont tu m’as parlé. La plumesol ! C’est celle-ci, n’est-ce pas ? Je veux que tu la gardes, maître.

Maloven ramassa les pétales dorés avec un sourire, mais, à la surprise et à l’indignation de Dashvara, il tendit le poing par-dessus des créneaux du donjon et lança les pétales au vent.

— Les pétales ne sont que l’apparence de la beauté intérieure, petit. C’est la tige qui les produit. Qu’en as-tu fait, Dashvara ?

— Je… je l’ai arrachée et je l’ai jetée —bégaya Dashvara.

Maloven passa une main affectueuse sur sa tête d’enfant et murmura de sa voix de sage :

— Tu as mal fait. L’Oiseau Éternel montre ses plumes au monde par ses actes. Mais les plumes tombent, se défont, changent et renaissent. Ce qui importe réellement est au-delà de ces plumes, quelle qu’en soit la couleur : tu trouveras une étoile dont peut-être toi seul pourras voir la lumière, mais l’important, c’est que, toi, tu la voies… Tu m’écoutes, Dashvara ?

* * *

Il perdit connaissance peu après avoir prononcé son propre requiem et, quand il la reprit, quoiqu’à moitié, il ne sut s’il était mort ou vivant. Il avait perdu beaucoup de sang et il se sentait vide à l’intérieur, aussi exténué que lorsque le ternian Aydin Kohor l’avait soigné dans sa roulotte, sur la route de Rocavita.

La seconde fois qu’il se réveilla, il ouvrit les yeux et vit la Lune sur un ciel noir. Aux secousses, il comprit qu’on le transportait sur une litière. Ou était-ce un cercueil ouvert ? Il perdit conscience, cette pensée macabre en tête, avec la conviction qu’il avait cessé d’exister. Quand il revint à lui, il entendit un sanglot étouffé et une voix qui déclamait en diumcilien :

Que la Patience et la Sérénité le guident sur le chemin de la Foi et de la Mort.
Qu’avec Discrétion, Humilité et Courtoisie il se présente à Cili toute-puissante.
Qu’avec Constance il pénètre dans ses Domaines.
Et qu’il soit Digne et Brave face au Sacrifice que la Vie lui a confié.
Fais, Cili, par Compassion, que cette âme ingrate, esclave et païenne qui porta dans sa première vie le nom de Dashvara de Xalya s’élève jusqu’à ton trône.
Fais que, par Sympathie, ses péchés soient accueillis et pardonnés par ta noble bienveillance…

Dashvara ouvrit les yeux, étourdi. Il vit, dressé devant lui, un elfe vêtu d’une longue tunique bleue et mauve. Il se trouvait dans le salon d’Atasiag Peykat.

Petit à petit, ses paroles acquirent un sens dans son esprit et elles lui semblèrent si ridicules qu’un instant, il ne les crut pas. Cependant, comme le prêtre continuait à parler, il dut commencer à contempler la réalité : incroyablement, il était installé dans un cercueil ouvert, couvert de tissus colorés. Il ouvrit ses poings rigides et découvrit un morceau de bois sculpté en forme d’aigle. Dashvara le reconnut aussitôt : c’était celui qu’il avait donné à l’inspecteur Rondouillard à Compassion. Comment diables se faisait-il qu’il soit à présent entre ses mains ?

Alors il se mit à considérer sérieusement le fait qu’il était bel et bien mort et qu’il se trouvait dans une sorte de paradis ou quelque chose comme ça. Mais les morts ont-ils si mal à la tête aux paradis de Cili ?, pensa-t-il avec ironie. Fatigué d’écouter les délires de ce prêtre cilien, il prit une inspiration et se redressa. Ou du moins il essaya : il n’eut la force que de lever un de ses bras.

Immédiatement, une clameur de stupéfaction s’éleva dans la salle. Dashvara vit Fayrah tomber évanouie. Des visages le cernaient de tous côtés, remarqua-t-il. Que faisaient ces gens chez Atasiag ? Je dois sortir de là, feula-t-il mentalement. Mais il était trop fatigué. Trop affamé et assoiffé. Et à moitié mort.

Il était vêtu d’une tunique blanche impeccable, constata-t-il. Depuis quand réservait-on un enterrement aussi fastueux à un esclave ? Son aspect et la situation lui semblèrent si incongrus qu’il ne sut comment réagir : devait-il se sentir horrifié d’avoir failli être enterré vivant ou devait-il rire de cette folie ?

Le fort tumulte tira le prêtre de ses oraisons ; quand l’elfe baissa les yeux, il porta les mains à sa tête en clamant :

— Que les Grâces aient pitié de nous, il est vivant !

Dashvara grimaça.

— Bien sûr que je suis vivant —grogna-t-il. Seul un bruit guttural s’échappa de ses lèvres.

Quelqu’un l’aida à sortir du cercueil et à s’allonger sur un des sofas du salon. C’était Wassag. Il portait des habits bleu clair, la couleur de la mort en Diumcili.

— Le Roi est vivant ! —exclama une voix qu’il ne reconnut pas.

L’exclamation fut reprise par d’autres personnes qui parlèrent de résurrections et de miracles. Depuis le sofa, Dashvara les regarda, la mine abasourdie.

— Le Roi ? —répéta-t-il. Cette fois, il réussit à articuler les syllabes. Ses yeux se fermèrent de pure fatigue.

— Par la Sérénité —souffla la voix tremblante de Tsu—. Que tous sortent. Éminence, dis-leur de sortir. Il est vivant, mais il est très faible.

Dashvara sourit intérieurement. A-t-on jamais vu ça, un esclave donnant des ordres à son maître… Et, le comble, c’est qu’Atasiag s’adressa à tout ce cortège inconnu en disant :

— S’il vous plaît ! Un peu de respect. Sortez ou vous finirez par le tuer avec vos cris. S’il vous plaît —répéta-t-il—. Sortez. Rentrez chez vous. Oui, je vous le promets, je vous informerai de son état demain à la première heure. Et maintenant, par les Grâces de Cili, accordez-nous un peu de paix.

Le chahut se calma peu à peu et les bruits de pas se firent de moins en moins nombreux. Quelqu’un lança :

— Longue vie à son Oiseau Éternel !

Dashvara ouvrit les yeux et croisa le regard fervent d’un jeune Diumcilien portant une tunique bleue et une ceinture dorée. Que diables faisait un citoyen à parler d’Oiseaux Éternels ?

— Dash —fit la voix de Tsu—. Tu m’entends ?

Dashvara sépara ses lèvres.

— Je t’entends —répondit-il—. De l’eau. S’il te plaît.

— Bien sûr.

Des pas s’éloignèrent et d’autres approchèrent.

— Yorlen, Wassag —lança la voix d’Atasiag—. Emmenez Fayrah dans sa chambre. Lessi, accompagne-les et prends soin d’elle. Léoshu, dis aux croque-morts de retirer le carrosse funèbre. Rassure-les et dis-leur que je payerai les frais de transport de toute façon. Philosophe —enchaîna-t-il. Il se dressa près du sofa et Dashvara put voir son expression émue. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres quand il dit— : Tu es indestructible.

Dashvara inspira doucement.

— Pas tant que ça.

— Tu étais mort —ajouta Atasiag—. Totalement mort. Quand Faag Yordark t’a fait porter ici, ton cœur ne battait plus. Tu es incroyable, Philosophe.

Dashvara expira.

— Qui étaient ces gens ? —demanda-t-il.

— Mmpf. Des étudiants —répondit Atasiag—. Des admirateurs de ce vieux Maloven. Il leur a dit que tu étais le dernier Roi de l’Oiseau Éternel. —Il s’assit près de lui—. C’était ton maître, n’est-ce pas ?

Dashvara n’eut même pas la force de s’étonner.

— Oui —confirma-t-il dans un murmure.

L’eau arriva enfin et Dashvara crut sentir jaillir de nouveau l’énergie dans son corps quand il acheva le premier verre. Il en but un autre, et un autre, jusqu’à ce que Tsu l’arrête.

— Cela suffit. Maintenant dors. Je te donnerai davantage d’eau quand tu te réveilleras.

Dehors, on entendit une soudaine agitation.

— Daaash !

— Dashvara !

— Frère !

C’étaient les Xalyas. Le sang tambourinant contre ses tempes, Dashvara lança un regard suppliant à Atasiag.

— Tu peux les laisser entrer ?

Tsu marmonna tout bas. Atasiag hésita mais finit par accepter et il se leva pour aller leur ouvrir la porte. Ce fut comme si une marée d’orcs avait soudain envahi la maison. Mais ce n’étaient pas des orcs : c’était son peuple.

— Fils ! —exclama Zorvun, la voix tremblante, tombant à genoux devant lui—. Tu étais mort. J’ai vraiment cru que tu l’étais. Ces Diumciliens enterrent les gens de n’importe quelle façon. Oh, Liadirlá, comment te sens-tu ?

Dashvara ne put se concentrer que sur ce que dit le capitaine. Il sentit sa main serrer la sienne avec fermeté et il sourit.

— Je me sens, ce qui n’est déjà pas mal. Dis-moi —ajouta-t-il dans un filet de voix—, comment diables ceci est arrivé là ? —Il montra l’aigle de bois qu’il tenait dans son poing—. Je l’avais donné au Rondouillard.

Les yeux de Zorvun brillaient.

— Oh. Je crois qu’il a appris ce qui t’était arrivé par des amis étudiants et il est venu. Les Diumciliens ont pour coutume d’offrir des objets aux morts. Écoute, Dash. Maintenant, ne meurs pas, hein ? Ça ne se fait pas de jouer avec nos sentiments.

— Exactement —appuya Orafe, les joues humides—. Si tu ressuscites, ressuscite pour de vrai. Ne fais pas le makarveur.

Tous sans exception pleuraient. Même Sashava. Makarva et Zamoy s’étaient agenouillés près du capitaine et le premier, le visage émacié, prononçait tout bas une prière à son Oiseau Éternel. Les autres gardaient tous un silence chargé d’émotion. Dashvara esquissa un sourire tremblant, le cœur plus vivant que jamais.

— Tu ne devais pas t’entraîner au solfata, Mak ? —murmura-t-il.

Makarva sourit et inspira bruyamment.

— Les Yordark nous ont renvoyés avec toi. Ils nous ont déclarés « inutilisables ». Je n’aurais même pas pu monter à cheval te sachant mort —avoua-t-il.

— Je ne suis pas mort —assura Dashvara—. La résurrection n’existe pas. Maloven te le dirait.

L’expression de Makarva changea subtilement. Le capitaine soupira.

— Il est mort, Dash. Il y a deux jours. C’était l’homme le plus vieux que j’aie connu dans toute ma vie de Xalya.

Dashvara garda le silence. Il ne put se sentir tout à fait triste parce que, tout compte fait, Maloven avait eu une vie relativement bonne et très longue. “L’Oiseau Éternel vole dignement mais finit toujours par se poser”, pensa-t-il. Il regretta seulement de ne pas avoir eu le temps de parler avec le shaard pour le remercier. Il déglutit. Les paroles qu’il venait de prononcer lui parurent soudain d’un humour très noir.

— Je n’ai jamais tout à fait compris son Oiseau Éternel —murmura-t-il enfin.

Il regarda de nouveau ses frères et sourit.

— Je me suis rappelé ce qu’il m’a dit sur les pétales. « L’important, ce ne sont pas les plumes, mais la force qui les soutient. » Quelque chose comme ça. —Il marqua un temps d’arrêt, pris de vertige, et il murmura— : Que Son Oiseau Éternel repose en paix. Je vais méditer ses paroles pendant que je dors. —Il ferma les yeux, inspira et ajouta— : J’essaierai de rester en vie. Je vous le promets.

— Allons, sortez —leur suggéra la voix douce d’Atasiag Peykat—. Je prendrai soin de lui comme de mon propre fils.

Dashvara entendit des bruits de pas puis la voix rauque du capitaine dire à Son Éminence :

— Les Xalyas te remercient.

Quand le salon plongea dans le silence, Dashvara rouvrit les yeux et serra l’aigle de bois contre sa poitrine. Atasiag le couvrit aimablement avec une couverture, s’assit dans un fauteuil avec un livre, croisa les jambes et adressa à Dashvara un léger signe de la tête.

— Dors tranquille, mon ami. Je veillerai sur tes rêves —lui promit-il.

Dashvara referma les yeux, épuisé. Il pensa à dire au fédéré que, la prochaine fois, il ne prenne pas la peine de lui payer un cercueil et un prêtre cilien, mais il s’endormit avant même de pouvoir ouvrir la bouche.

Quand il se réveilla, ils l’installèrent dans un lit, dans la bibliothèque d’Atasiag, et, durant le reste de la journée, Dashvara s’appliqua à avaler de l’eau et de la nourriture et à dormir. Atasiag passa des heures à écrire des parchemins à son bureau ou à lire des livres dans son fauteuil. Tsu venait régulièrement vérifier le pouls du Xalya et le sonder avec les sortilèges d’endarsie ; à la cinquième apparition du drow, Dashvara lui lança :

— Alors ? Je suis prêt à être enterré ?

Le drow l’observa, acheva son sortilège et secoua la tête.

— Pas tout à fait —répondit-il—. Si tu continues à dormir, peut-être que tes poumons finiront par guérir. Je ne perçois plus aucune trace de venin de serpent rouge. Avec un peu de chance, tu as réussi à l’éliminer complètement en perdant tant de sang. Je n’en sais rien, sincèrement : ta maladie est incompréhensible.

Dashvara le scruta et, après une hésitation, il murmura :

— Toi, tu as toujours cru que je finirais par en mourir, n’est-ce pas ?

Les yeux rouges du drow reflétèrent la réponse mieux que toute parole.

— Je ne te donnais pas plus de quelques mois —admit-il. Il jeta un coup d’œil inexpressif à Atasiag Peykat, assis à son bureau avant d’ajouter— : J’attendais que ta garantie arrive à son terme pour en parler à Son Éminence et ainsi m’assurer que… qu’il ne te rendrait pas au Conseil s’il découvrait ta maladie. —Il fit une moue—. De toutes façons, je n’avais pas non plus beaucoup d’espoir que d’autres médecins puissent faire quelque chose pour toi —avoua-t-il—. J’ai reçu la même éducation qu’eux à l’Université et, depuis le début, j’ai vu que ton état était difficilement réparable. Je n’ai même pas pensé à vérifier tes énergies quand ils ont dit que tu étais mort. J’étais si… convaincu. Le médecin des Yordark a dû penser que tes énergies se décomposaient naturellement. J’ai été idiot de ne pas le vérifier. —Il lui adressa un regard apaisant en reprenant— : Mais, maintenant, il se peut que les choses aient changé. Je ne saurais dire pourquoi, ton état ne semble plus aussi critique.

Dashvara continua à le regarder, essayant de deviner s’il était sincère avec lui. Il pensa le lui demander, mais il se contint. Il préférait le croire.

— Bien. Alors, vous devrez supporter le seigneur de la steppe encore un peu —sourit-il.

Tsu lui rendit son sourire et lui tendit un objet.

— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Dashvara, curieux. Cela ressemblait à une pièce de monnaie en argent, cependant elle n’était pas frappée avec les habituels sceaux diumciliens ou dazboniens, mais façonnée avec, au centre, le profil d’une femme elfe couronnée.

Tout en l’aidant à passer la courroie autour du cou, le drow expliqua :

— C’est l’Hakassu que tu as vu en Ariltuan qui me l’a offerte. Elle est censée porter chance.

Dashvara écarquilla les yeux et jeta un coup d’œil vers Atasiag. Celui-ci continuait à examiner son parchemin.

— Il sait tout —l’informa Tsu—. Il sait que je travaille pour les Hakassu. Ou… du moins que j’ai travaillé pour eux —rectifia-t-il en voyant Atasiag arquer un sourcil—. Apparemment, les Yordark et les Korfu projettent d’accélérer des négociations de paix avec Shjak. Ils ont commencé par délivrer Saazi, la femme que tu avais vue sous la tente du capitaine Faag. C’était une Hakassu. Et finalement ils ont permis que la reine Shaazra « s’évade » enfin. La reine de Shjak —précisa-t-il face au regard dérouté de Dashvara—. C’est la femme qui apparaît sur le médaillon. Enfin, en principe, elle n’est pas reine, mais c’est une Hakassu et, avant que les armées fédérales ne la capturent il y a cinq ans, elle avait beaucoup d’appuis. D’après ce que j’ai entendu, du moins. Le cas est que Shaazra s’est enfuie la même nuit où je me suis éclipsé, le jour de la fête des Kondister. Apparemment… hum… l’évasion a bien failli être annulée parce que deux des drows qui devaient l’aider boitaient. À ce qu’il paraît… euh… ils ont croisé des sauvages en pleine nuit, sur la Place de l’Hommage. —Il toussa délicatement et Dashvara se mordit la langue.

Bien qu’Alta ait déjà exprimé ses soupçons sur le sujet, Dashvara n’avait pas cru jusqu’alors que Tsu soit impliqué dans une histoire de négociations entre Diumcili et Shjak. Ou plutôt qu’il ait été impliqué, se corrigea-t-il en jetant un coup d’œil curieux à Atasiag. Il regarda de nouveau le médaillon et le profil de la drow lui sembla soudain trop… majestueux. Il s’éclaircit la voix.

— Bon. Eh bien tant mieux. —Il sourit—. Maintenant, il faut juste espérer que cette Shaazra est un peu plus sage que Saazi et qu’elle ne prétend pas anéantir la Fédération. Si elle l’est, je suppose que bientôt tout le monde fêtera la paix. Espérons qu’elle durera. Bon —il bâilla—. Dis-moi, Tsu, combien de jours ont passé depuis que je suis… euh… mort sans être mort ?

— Quatre —répondit Tsu calmement—. Le médecin des Yordark a d’abord essayé de te nourrir. Puis nous t’avons tous cru mort et…

— Et on m’a mis dans un cercueil —conclut Dashvara avec un petit rire nerveux—. Comme quoi, quand Lumon disait que nous n’étions plus vraiment vivants, il n’était pas si loin de la réalité.

Tsu grimaça. Il tendit la main et lui toucha doucement le front tout en se levant.

— Je ne te dérange pas plus. Dors, frère. —Il s’inclina vers Atasiag et sortit de la bibliothèque.

Dès que la porte se referma, le fédéré laissa sa plume dans l’encrier et, après quelques secondes de silence, il observa :

— On dirait que tu vas mieux. —Il marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter— : Je m’en réjouis.

Dashvara caressait le médaillon d’argent avec des doigts distraits.

— Tu t’en réjouis comme un ami ou comme un maître d’esclaves, Éminence ?

N’obtenant pas de réponse, il tourna la tête vers Atasiag. Celui-ci avait l’air songeur.

— Les deux —dit-il enfin—. Je ne suis pas aussi fermé que tu sembles le croire. Mais mets-toi à ma place, Philosophe. Je suis né dans une famille de citoyens aisée, avec cinq esclaves, et parmi eux un précepteur qui était un fervent défenseur du système diumcilien ; il a même refusé sa liberté quand mon père la lui a proposée parce qu’il considérait qu’il devait donner l’exemple. Il était un peu fou, je le reconnais, mais… sincèrement, la condition des esclaves a sa raison d’être, tu ne crois pas ? C’est légal et naturel. Certains doivent créer et d’autres, organiser. Qu’en serait-il de Titiaka si tous se mettaient à organiser et que personne ne crée rien ? Et inversement, qu’en serait-il de Titiaka si tous créaient et que personne n’organise ?

Atasiag était bavard. Dashvara esquissa un sourire.

— Le chaos ? La ruine ? L’autodestruction ? —Il rit doucement—. Un jour, un vieux Shalussi m’a dit : l’enfant joue, le jeune travaille, l’homme ordonne et le vieillard parle. Visiblement, les Shalussis s’organisent par tranche d’âge et les fédérés par condition et provenance. Nous, les Xalyas, nous nous organisons tous ensemble et nous créons ce dont nous avons besoin sans devoir asservir personne ni écarter personne. Si nous n’avions pas eu des voisins aussi belliqueux, nous nous serions très bien débrouillés —affirma-t-il.

Atasiag haussa les épaules et se leva pour se dégourdir les jambes tout en répondant :

— Vous n’étiez pas plus de quelques centaines. On ne peut pas comparer. En plus —sourit-il—, les Xalyas n’ont-ils pas un seigneur auquel ils doivent obéissance ? N’est-ce pas une forme d’esclavage ?

Dashvara fit une grimace.

— Là, tu as mis le doigt sur un point sensible —avoua-t-il—. À la place d’un dieu nous avons un seigneur qui, selon la tradition, joue le rôle de frère et de dirigeant.

— C’est-à-dire, toi —prononça Atasiag en s’asseyant sur une chaise près du lit.

Dashvara se mordilla la joue.

— C’est-à-dire, moi —confirma-t-il enfin—. Selon la tradition —répéta-t-il—. Mais, en toute rigueur, je suis trop jeune pour être seigneur.

— Ah ! Alors, dans ton peuple, il y a aussi des séparations selon l’âge —ironisa Atasiag.

Dashvara arqua un sourcil.

— Tu veux que nous jouions à qui trouve le plus de défauts dans son clan ? Bien, bien. Pour commencer, ton clan est conquérant comme les Akinoas, hypocrite et esclavagiste comme les Essiméens et aussi belliqueux que les Shalussis. Et, en plus, ses citoyens se divertissent avec des sottises. Je ne dis pas que toute ta société soit une absurdité, je dis seulement qu’une grande partie l’est.

Il se tut et, se rappelant soudain à qui il parlait, il pâlit un peu. Atasiag, cependant, se contenta de prendre un air pensif. Finalement, il dit :

— Ton clan est orgueilleux comme les Dikaksunora, conservateur comme les Korfu et aussi fanatique que certains prêtres ciliens. Et, c’est précisément pour ça que je vous apprécie autant —sourit-il.

Dashvara laissa tomber le médaillon sur sa poitrine. Il ne sut pas très bien comment réagir à ses dernières paroles, aussi s’enquit-il :

— Fanatique ?

— Mm —confirma Atasiag—. Les Xalyas, vous êtes des fanatiques de vos Oiseaux Éternels. Tu vois ? Tu t’offusques déjà.

— Je ne m’offusque pas —répliqua Dashvara—. Explique-moi. En quoi suis-je un fanatique de mon Oiseau Éternel ?

Atasiag croisa las bras, le regardant avec des yeux souriants.

— Toi, peut-être pas tant que ça —reconnut-il—. Mais la plupart de tes hommes le sont. J’ai l’impression que leurs esprits fonctionnent comme un seul homme. Un Xalya n’est rien sans ses frères. C’est ce que m’a dit Arvara il y a quelques jours. —Ses yeux sombres le sondèrent—. Tu ne les as pas vus quand ils ont reçu la nouvelle de ta mort. Je craignais qu’ils perdent la tête et deviennent incontrôlables. Je leur ai même fait retirer les armes avant, au cas où. Mais cela n’aurait pas été nécessaire. Ils sont restés comme tétanisés. J’ai eu peur de tous les perdre, je te le jure. On aurait dit que, sans leur seigneur, le clan était condamné à mort et eux avec. Pendant trois jours, ils sont morts avec toi dans ton cercueil, Dashvara de Xalya.

Dashvara soutint son regard quelques secondes avant de le détourner vers le plafond de la bibliothèque.

— Si ça, c’est du fanatisme, alors, moi aussi, je suis un fanatique, Éminence.

— Ne me mal interprète pas —dit doucement Atasiag—. J’admire la loyauté qui existe entre vous. Et je l’envie. Mais votre mode de vie est autodestructeur. Vous placez vos espoirs en une personne qui représente votre « Dahars » et vous êtes capables de perdre l’instinct de survie et de mourir pour elle.

— Ils s’en seraient remis —assura Dashvara—. Tu exagères.

Atasiag esquissa un sourire et une lueur d’affection passa dans ses yeux.

— Je n’exagère pas. Tu aurais dû les voir. On aurait dit des cadavres ambulants, si tu me pardonnes l’expression. Enfin, ne pense pas qu’à Titiaka, nous sommes moins sensibles aux morts des proches, mais nous sommes beaucoup plus… individualistes. Vous autres, vous ressemblez à une ruche d’abeilles.

Dashvara se détendit et sourit.

— Merci. C’est le meilleur compliment que j’aie entendu depuis longtemps. Écoute cette histoire, Éminence —fit-il soudain—. Nous la racontions aux enfants, dans notre peuple. Un jour, un loup solitaire rencontre une meute de congénères et apprend qu’ils recherchent un louveteau perdu dans la steppe. Comme il ressent de la curiosité, il les suit longtemps jusqu’au jour où il leur demande : vous n’allez jamais vous rendre, frères ? Un vieux loup s’approche et lui répond : nous cherchons notre fils depuis cinq ans, mais nous ne nous rendons pas parce que notre cœur nous dit qu’il est encore en vie et nous n’abandonnons pas les nôtres. Alors, le loup solitaire comprend que c’est lui qu’ils cherchaient. Il se sent alors ému face à la constance et à l’amour que lui a témoignés sa meute et il décide de dire adieu à sa vie solitaire en se rendant compte que la vie est bien plus belle quand on fait de bonnes actions pour ses frères. —Il sourit et conclut— : Les Xalyas, nous donnons tout pour notre clan et notre Dahars. Nous sommes des frères, nous avons confiance en nous et nous demeurons toujours dignes. Dignité, confiance et fraternité —murmura-t-il—. Cela ne me semble pas un mode de vie si autodestructeur. Peut-être un peu orgueilleux et obstiné. Mais c’est notre façon d’être.

Atasiag secoua la tête avec une moue profondément pensive.

— Merci pour le conte. —Il sourit, se leva et plaisanta— : Il vaudra mieux que je te laisse dormir, sinon tu finiras par me convertir en Xalya.

Dashvara souffla, amusé.

— Je ne convertis personne, Éminence. Je ne suis qu’un philosophe.

Atasiag le surprit quand il inclina brièvement la tête vers lui. Il rangea un peu son bureau puis sortit de la bibliothèque avec plusieurs rouleaux de parchemin. Dashvara esquissa un sourire.

Je ne sais pas si tu te convertiras en Xalya, fédéré, mais sans doute ton Oiseau Éternel est plus ouvert que je ne le croyais. Il bâilla et laissa ses paupières se fermer toutes seules.

Il resta deux jours dans la bibliothèque avant de pouvoir se mettre debout. Quand il se réveilla la fois suivante, il trouva Fayrah et Lessi assises près de son lit. Elles avaient l’air d’être là depuis longtemps. D’un tacite accord, les trois évitèrent de parler du passé proche, Fayrah lui raconta des anecdotes amusantes de ses veillées avec les Titiakas et elle lui récita un poème en diumcilien qu’elle avait écrit quelques semaines plus tôt et auquel Dashvara ne trouva aucun sens. Il souffla quand Fayrah tenta de le lui expliquer, en se mettant à parler d’analogies, de métaphores et autres abstractions.

— Euh… Il vaudra mieux que tu expliques le poème à Miflin plutôt qu’à moi, sîzin. C’est plus ou moins comme si tu me parlais en agoskurien.

Fayrah reçut ses paroles avec une moue amusée, mais à partir de là la conversation se réduisit et Dashvara regretta de l’avoir interrompue. Bien sûr, il ne comprenait rien aux rimes et cela ne l’intéressait pas spécialement, mais c’était important pour sa sœur et ceci était une raison suffisante pour s’y intéresser un minimum. Finalement, il lui présenta ses excuses et Fayrah roula les yeux.

— Ne me mens pas, sîzan. La poésie ne t’intéresse pas. Je dois déjà supporter l’hypocrisie des Diumciliens, c’est déjà assez. Alors épargne-moi la tienne.

Dashvara s’esclaffa.

— Ce n’était pas de l’hypocrisie, je t’assure. En plus, ce n’est pas vrai que la poésie ne m’intéresse pas. La comprendre ne m’intéresse pas, mais j’aime l’écouter. Comme disait notre shaard, qu’il repose en paix, chaque Oiseau Éternel a ses penchants.

Comme Lessi et Fayrah avaient été invitées au dîner des Korfu ce soir-là, elles ne tardèrent pas à prendre congé et, bientôt, le sommeil entraîna de nouveau Dashvara vers ses habituels cauchemars. Il commençait à en avoir assez de voir Shéroda partout dans ses rêves. Elle parvenait même à apparaître quand il rêvait qu’il chevauchait dans la steppe ou quand, comme cette nuit-là, il rêvait qu’il mourait sous l’énorme masse d’un brizzia. Même face à son cadavre, les yeux de Shéroda continuaient à le regarder, accusateurs. Maudite shixane.

Atasiag avait interdit les visites de l’extérieur, mais il revint à deux reprises avec des cadeaux. La première fois, il laissa sur une petite table un pot avec une belle tulipe, cadeau de Zaadma. Quand, le visage interrogateur, Atasiag vint lui donner des crins de cheval, Dashvara sourit sans même lui demander qui avait eu l’idée de lui faire un tel cadeau.

— Shalussi —dit-il, ému. Rokuish n’aurait pas pu trouver une meilleure façon d’exprimer son amitié.

Le deuxième jour, arriva une lettre de Rowyn dans laquelle celui-ci s’excusait de ne pas avoir pu lui parler plus tôt et lui promettait de venir dès qu’il le pourrait. Azune et Axef avaient joint leur signature à la lettre, qui portait le timbre postal de Séraldia. Visiblement, les secrétaires de police n’arrêtaient pas de voyager dans toute la Fédération. C’est presque étonnant qu’ils se soient souvenus de moi, pensa Dashvara.

Finalement, il se lassa d’être toujours allongé et, la seconde nuit, après avoir été éveillé par un de ses ridicules cauchemars, il se leva. La tête lui tourna un peu, mais après quelques secondes la chambre cessa d’osciller devant ses yeux. Il sortit du salon et faillit trébucher contre une grande masse près du sofa. Dans l’obscurité, il ne put deviner ce que c’était et il continua son chemin aussi discrètement que possible avant de sortir dans la cour.

Il prit une bouffée d’air nocturne et automnal. Avec sérénité, il inspira et savoura l’odeur du jasmin qui embaumait tout Titiaka quand le vent ne soufflait pas. Ce n’est pas pour rien que certains l’appellent la Ville des Fleurs, pensa-t-il. Zaadma n’avait-elle pas dit qu’à Titiaka, on vendait plus de fleurs d’ornement que de potions ? Esquissant un sourire, Dashvara posa une main contre une colonne et leva les yeux vers le ciel étoilé, là où brillait la constellation du Scorpion. Sans très bien savoir pourquoi, le vers d’un sage steppien lui vint à l’esprit et il le prononça dans un murmure :

— Il est si facile d’être heureux.

Un brusque mouvement sur sa gauche le fit sursauter. Entre les colonnes, il vit une silhouette se lever et lui tourner le dos précipitamment.

— Yira ! —fit Dashvara, surpris.

— Ne… ne t’approche pas ! —balbutia-t-elle rapidement—. Tu m’as prise de court.

Il la vit enfin se tourner vers lui avec le voile et la capuche étroitement rabattue. Que pouvait-elle donc cacher derrière ce voile ? La question lui brûlait la langue mais, comme toujours, Dashvara n’osa pas la prononcer. Il soupira et s’approcha.

— Tu es encore très faible, Dash —murmura Yira, toujours un peu altérée.

Dashvara haussa les épaules.

— Pas tant que ça —assura-t-il—. J’espérais te trouver ici. Comment vas-tu ?

Yira était tendue, c’était évident.

— Moi, bien —affirma-t-elle—. Je suis contente de te voir enfin debout. Tiens, ceci est à toi —ajouta-t-elle.

À la surprise de Dashvara, il la vit s’avancer et lui tendre quelque chose. Un autre cadeau ? Dashvara le prit et constata qu’il s’agissait de l’aigle en bois du Rondouillard.

— Tu l’as laissé tomber quand ils t’ont transporté à la bibliothèque —expliqua Yira—. C’est une jolie sculpture.

Dashvara sourit et observa avec une modestie railleuse :

— Merci. C’est moi qui l’ai sculptée. Écoute, puisque l’inspecteur à qui je l’avais donnée me l’a rendue, elle est à toi. Moi, j’ai déjà une amulette, présent de Tsu —ajouta-t-il, amusé, et il signala d’un geste le médaillon d’argent qui pendait à son cou.

Yira hésita et fit non de la tête.

— Je ne peux pas l’accepter. Je n’aime pas les cadeaux.

Dashvara arqua un sourcil, surpris.

— Oh, bon…

— Désolée —s’empressa de dire Yira—. Je ne voulais pas t’offenser.

— M’offenser ? —Dashvara rit doucement—. Vous autres, les étrangers, vous vous offensez pour n’importe quoi. Pourquoi devrais-je être offensé ? —Il regarda la jeune fille avec un large sourire—. Je peux te demander pourquoi tu n’aimes pas les cadeaux ?

— Mm. —Dashvara devina son sourire par l’éclat de ses yeux—. C’est une bonne question. —La jeune femme s’appuya contre une colonne et se tourna vers la cour—. Je suppose que c’est parce que, jusqu’à présent, personne ne m’a jamais offert quelque chose de matériel qui me rende vraiment heureuse.

Dashvara pencha la tête de côté.

— Le plus important n’est pas le cadeau, mais la façon de l’offrir, tu ne crois pas ? Regarde, hier, Rokuish, le Shalussi dont je t’ai parlé, m’a offert une poignée de crins de cheval. Et il m’a rendu heureux. Il faut dire que je n’ai pas besoin de grand-chose pour être heureux —avoua-t-il, amusé.

Les yeux de Yira sourirent avant de devenir inhabituellement sérieux.

— Quand tu es mort, je me suis sentie très triste —murmura-t-elle.

Dashvara inclina la tête, ému face à la sincérité qui émanait de sa voix.

— Et quand j’ai ressuscité, tu t’es sentie heureuse, hein ? —compléta-t-il avec légèreté.

Ses yeux se firent de nouveau souriants.

— Oui.

Dashvara soupira et, avec une certaine audace, il prit la main de Yira avec toute la douceur dont il fut capable. Étonnamment, elle ne s’effraya pas et se blottit dans ses bras comme une fillette en quête de consolation. Son corps lui sembla très fragile et frêle.

— Je hais la mort —chuchota Yira, le visage enfoui contre sa poitrine—. Je la hais parce qu’elle m’a séparée de tant de gens que j’ai connus et aimés.

Dashvara perçut plus de tristesse que de véhémence dans ses paroles.

— Haïr la mort, c’est comme haïr l’air, naâsga —lui murmura-t-il—. La mort est. Mais nous, étant ce que nous sommes, nous devons davantage respecter la vie que craindre la mort.

Après un silence, Yira s’écarta un peu et leva les yeux.

— Comment m’as-tu appelée ?

Dashvara s’empourpra.

— Naâsga —répéta-t-il cependant—. Il n’existe pas de traduction littérale en langue commune. Cela signifie « amour respectueux » ou quelque chose comme ça.

Yira demeura quelques secondes en silence.

— Tu n’as jamais appelé ainsi tes frères.

Dashvara ne put retenir un brusque éclat de rire.

— Non, par le Liadirlá ! —Il secoua la tête, amusé, et se racla la gorge—. Je sais que nous ne nous connaissons que depuis quelques semaines, mais… parfois on peut connaître une personne pendant des années et ne pas la connaître aussi bien que je crois te connaître toi. C’est une sensation étrange —admit-il, pensif—. Je l’ai eue depuis cette nuit où tu m’as montré ces papillons de lumière. Et elle n’a fait que s’affirmer depuis lors. —Il sourit—. Il n’y a rien de plus beau que de voir battre la force de l’amour dans son propre cœur. C’est vivifiant. Maloven disait que tout bon Xalya devait cheminer dans sa vie au rythme de sa chanson. Moi, j’ai donné de l’amour à mes parents et à mes frères, à Lusombre et à mes autres chevaux, à la steppe, au ciel et aux étoiles qui brillent chaque nuit. J’ai donné mon amour à mille détails qui font que la vie soit digne d’être vécue. Et maintenant je voudrais te le donner à toi.

Les yeux de Yira reflétaient soudain l’alarme.

— Oh, non, non, non… —murmura-t-elle. Elle recula d’un pas et Dashvara la regarda sans très bien savoir comment prendre son geste.

Admets-le : tu t’y attendais. Yira est comme un oiseau qui chante joyeusement quand tu la regardes de loin et elle s’éloigne quand tu tentes de l’attraper. Mais qui a dit que tu prétendais l’attraper ? Tu veux seulement qu’elle ait confiance en toi.

Yira passa une main devant ses yeux.

— Je suppose que c’est normal —dit-elle enfin.

Dashvara souffla devant la concision de ses paroles.

— C’est-à-dire ? —l’encouragea-t-il.

— C’est-à-dire… Je suppose que c’est normal que tu m’aimes, puisque je t’aime, moi aussi. Cette étrange sensation… moi aussi, je l’ai ressentie. Enfin, peut-être l’ai-je inventée. Mais je t’assure que ton… amour ne va pas durer plus longtemps que la vague contre un récif.

Dashvara fronça les sourcils.

— Il durera autant que durera ma vie —assura-t-il—. Tu parles sans savoir.

Yira laissa échapper un rire plein d’amertume.

— Je parle en le sachant parfaitement, Dashvara de Xalya. Si tu me voyais réellement, tu ne serais jamais tombé amoureux de moi.

Dashvara secoua la tête. Dans un coin de son esprit, il éprouvait de l’appréhension, mais il ne se laissa pas envahir par son imagination traîtresse. Il s’avança, et Yira recula.

— Non, Dash —murmura-t-elle—. Après tu auras des cauchemars.

— J’en ai déjà —lui répliqua Dashvara.

Il fit un autre pas, mais cette fois Yira ne recula pas. Elle demanda simplement :

— Pourquoi as-tu besoin de voir pour aimer ?

Dashvara s’arrêta.

— Une bonne question —reconnut-il et il lui tendit une main—. Tu veux vraiment une réponse ?

Lentement, Yira baissa les yeux vers sa main.

Et maintenant elle va faire quelque commentaire pour me tranquilliser et elle va disparaître comme la brume, qu’est-ce que tu paries ?

Dashvara eut presque un sursaut de surprise quand il sentit la main gantée de Yira dans la sienne. Ceci… signifiait-il qu’elle lui faisait confiance ? Il se promit que quelle que soit l’horreur qu’il découvrirait, il ne partirait pas en courant. Et cette fois, tu as intérêt à tenir ta promesse…

Il leva son autre main vers sa capuche… tituba ; et au lieu de la retirer, il approcha son visage et embrassa son front à travers le tissu. Il pensa à lui dire que peu lui importait si elle était aussi laide qu’un écaille-néfande, mais il comprit alors que, s’il hésitait plus longtemps, il mettrait en évidence son appréhension et, finalement, il l’aida à ôter le voile. Il découvrit une chevelure lisse, douce et plus blanche que celle de Sédrios le Vieux. Yira tremblait quand elle ôta elle-même le voile qui couvrait son visage. Dashvara fut incapable de dissimuler son horreur. Il s’était imaginé qu’elle avait la peau abîmée, pleine de cicatrices, brûlée ou que savait-il. Il n’aurait pas pu imaginer que, sur le côté droit de son visage, il n’y avait tout simplement pas de peau. On voyait les os, couverts par un fin halo bleuté qui les assombrissait, les enveloppant presque dans une dense fumée noire. La vision était surnaturelle et terrifiante.

— Comme une vague contre un récif —murmura Yira.

Les larmes brillaient dans ses yeux. Ce regard lui fit oublier tout le reste. Dashvara sourit et lui caressa la joue intacte.

— Non, naâsga. Comme un récif face à un souffle d’air —la corrigea-t-il—. Et maintenant, rassure-moi. Ceci n’est pas de la magie, n’est-ce pas ?

Yira le contempla, les yeux exorbités.

— Dash —expira-t-elle—. Bien sûr que c’est de la magie. C’est de l’énergie mortique. Je suis à moitié mort-vivante. C’est pour ça que je dors si peu. Je t’ai parlé de Taymed. C’est lui qui m’a enseigné les harmonies. C’était un ancien nécromant. Il y a six ans, il y a eu un incendie dans sa maison alors qu’il me donnait une leçon. Je crois qu’il était provoqué. Taymed m’a sauvé la vie, mais il n’a pas pu m’arranger entièrement. C’est pour ça que je hais tant la mort.

Elle parlait de façon entrecoupée, avec empressement, comme si elle voulait expliquer d’un coup à Dashvara pourquoi elle avait cet aspect. La moitié de son visage était immobile, assombri par les énergies. Dashvara déglutit.

— Bon. C’est de la magie, alors. Je… —il s’étrangla, sans savoir quoi ajouter.

— Je comprends, Dash —murmura Yira dans un filet de voix—. Je comprends.

Elle allait partir. Bon sang, tu ne vas pas laisser filer une lumière dans ta vie à cause de simples préjugés, Dash ? Il fut pris de panique et la retint presque de force.

— S’il te plaît, Yira. Arrête de tirer des conclusions qui ne sont pas vraies —haleta-t-il—. Comme j’aimerais qu’un éclair foudroie celui qui a provoqué l’incendie ! Et comme j’aimerais pouvoir remercier le vieux Taymed de t’avoir sauvé la vie. Moi, je n’ai rien contre la magie ni contre les morts —il sourit—. Après tout, moi aussi, je suis apparemment mort et ressuscité.

Et maintenant arrête de parler, Dash, et prouve-lui que tu l’aimes.

Et cesse de douter…

Suis ton Oiseau Éternel comme tu l’as toujours fait.

Il dut malgré tout lutter contre la peur de la magie quand ses lèvres se posèrent sur les siennes. Il perçut un contact électrisant qui n’avait rien à voir avec ses sentiments. Une crainte sans nom l’envahit.

Et si je me transforme en mort-vivant ?

Ne sois pas stupide, Dash, se réprimanda-t-il. Et si tu te transformes vraiment en mort-vivant, eh bien que peut-on y faire. Ce sont les risques de la vie. Parfois on meurt. Et parfois on meurt à moitié.

Peu à peu, Yira répondit à son baiser et cela le réconforta un peu.

— Tu trembles —chuchota Yira.

Dashvara eut un petit rire nerveux.

— Un peu —avoua-t-il—. Euh… C’est que je ne suis pas tout à fait remis.

— Remis de quoi ? —sourit Yira.

Dashvara souffla. Son cœur battait comme un cheval emballé. Sans lui répondre, il caressa sa chevelure blanche et l’embrassa de nouveau sans plus sentir d’appréhension. Finalement, il demanda :

— Et l’énergie mortique, comment elle tient ?

Yira éclata de rire et se couvrit la bouche en jetant un coup d’œil coupable vers la cour.

— Par la Sérénité —souffla-t-elle—. L’énergie mortique ne se tient pas, elle est tout simplement. Je la renouvelle moi-même à partir de mes propres os. Taymed m’a appris à le faire.

Dashvara fit une moue de semi-compréhension pas tout à fait sincère.

— Ah. Et… excuse mes questions, mais… tu sens quelque chose même si tu n’as pas de peau ?

Yira souriait.

— Bien sûr que je sens quelque chose, mais c’est quelque chose de très différent de ce que je ressens là où j’ai de la peau. C’est-à-dire… je sens tes vibrations énergétiques. Et j’entends les battements de ton cœur comme si quelqu’un frappait un tambour à un empan de mes oreilles.

Dashvara l’observa tout en la caressant avec tendresse. Il se sentait plus détendu et soulagé de savoir avec une totale certitude qu’il n’avait pas commis d’erreur. Son Oiseau Éternel ne lui avait pas menti et, pour comble de bonheur, cet oiseau rieur, doux et mystérieux ne s’était pas envolé…

— Tu es humaine ?

Yira fit non de la tête.

— Je suis moitié humaine moitié hobbit. Là d’où je viens, on m’appelait sursha, qui signifie « au milieu ». Il y avait pas mal de surshas sur l’île. Quoique je ne me souvienne pas très bien des détails. J’étais très jeune.

Dashvara sentit que ses forces s’épuisaient et, sans la lâcher, il lui indiqua la marche du couloir avant de s’asseoir.

— Tu devrais retourner à la bibliothèque —soupira Yira—. Tsu a dit que tu ne devais pas bouger.

Dashvara, cependant, savait qu’elle ne voulait pas le voir partir. Et lui ne souhaitait pas s’en aller maintenant. Une atmosphère de sérénité les enveloppait et Dashvara crut soudain être de retour à l’enfance innocente de ses premières années. Il sourit. Ça, c’était vraiment une résurrection.

Après un silence méditatif, Yira demanda :

— Que vas-tu dire aux étudiants, Dash ?

Dashvara la regarda, perplexe.

— Les étudiants ?

— Aujourd’hui, ils sont venus, devant le portail. Et hier aussi. Ils te nomment Roi de l’Oiseau Éternel. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Dashvara soupira. La nouvelle le laissa indifférent.

— Bah. C’est sans doute une fantaisie de Maloven. Visiblement, il n’a pas pu s’empêcher de prêcher le Dahars et il a voulu faire de moi un martyr ou que sais-je. Demain, je leur dirai de s’en aller planter de l’herbe dans le désert.

Un éclat moqueur passa dans les yeux bridés de Yira.

— Tu ne peux pas faire ça. La plupart d’entre eux sont des citoyens. Tu pourrais leur dire la même chose, mais d’une manière un peu plus diplomatique, peut-être.

Dashvara sourit largement.

— Oui. Sinon, ils le prendraient pour une attaque verbale, n’est-ce pas ? Ces Diumciliens —soupira-t-il—. Alors, je leur dirai d’aller étudier à leur Université et de me laisser en paix avec ma naâsga, mes frères et mon Oiseau Éternel. Mieux ?

Yira secoua la tête, amusée.

— Tu peux toujours essayer de le leur dire. Mais je doute que cela apaise leur curiosité. J’ai l’impression qu’ils attendent quelque chose de toi.

Dashvara arqua un sourcil.

— Que je meure et ressuscite une autre fois, peut-être ? Bah, je m’occuperai du problème quand j’aurai ces étudiants en face. Pour le moment, qu’ils continuent avec leur Roi de l’Oiseau Éternel. Il faut voir quelles drôles d’idées avait notre shaard…

Il y eut un silence et, alors, Yira murmura :

— Est-ce bien vrai que je ne te dégoûte pas, Dash ? Cela ne te fait pas peur d’avoir un être à moitié mort à côté de toi ?

Dashvara fut surpris de la rudesse avec laquelle elle exprimait sa condition.

— Tu as de ces questions —souffla-t-il—. Tu vois, la répugnance est totalement subjective. Personnellement, un saïjit qui agit avec méchanceté me répugne davantage qu’un écaille-néfande, pour donner un exemple. L’apparence… il suffit de s’habituer.

Yira se détendit, mais elle hocha négativement la tête.

— Ce n’est pas seulement l’apparence, Dash. Les arts nécromantiques sont formellement interdits dans presque toutes les sociétés saïjits. C’est bien pour ça qu’ils ont essayé de tuer Taymed sur l’île de Matswad. Si Atasiag ne nous avait pas sortis de là, les insulaires auraient tué mon maître, puis ils m’auraient tuée, moi. Je dois utiliser régulièrement des sortilèges pour dissimuler ma régénération mortique. Si quelqu’un découvrait ce que je suis, je finirais sur le bûcher. Et ils exécuteraient Atasiag pour m’avoir protégée. Faire revivre la mort va contre la nature des choses —murmura-t-elle—. Pour les gens ordinaires, les nécromanciens sont des fous dangereux et leurs créatures sont des monstres horribles. Je ne crois pas que, dans ton peuple, ils soient très bien considérés non plus.

— Euh… Je ne me suis jamais beaucoup penché sur la question —avoua Dashvara—. Mais, dans la steppe, on dit que les Essiméens utilisent des sortilèges avec les morts. Ils adorent un Dieu de la Mort. Peut-être que leurs prêtres sont des nécromanciens. Certainement, les Xalyas, nous n’avons pas une très bonne opinion d’eux. Ne pas craindre la mort est une chose et l’adorer en est une autre. —Il se tut et se sentit stupide quand il dit— : Mais… toi, tu n’es pas morte.

Yira leva le regard vers le ciel constellé et ses yeux noirs étincelèrent.

— Je le suis. En partie.

La moitié de son visage était aussi blanche que la Lune et l’autre aussi sombre que la nuit. Dashvara la contempla avec fascination. Il crut avoir devant lui la vive image de la Vie luttant contre la Mort. Mais, dans le fond, Yira était beaucoup plus que la Vie ou la Mort. Elle était beaucoup plus qu’une nécromancienne.

— Tu te trompes —dit alors Dashvara—. Rien en toi n’est mort. Écoute, si je perdais une main, une jambe ou un œil, est-ce que je serais plus mort que vivant ? Non, n’est-ce pas ? Et si je pouvais remplacer ce que j’ai perdu par quelque chose, même si c’était interdit, qu’y aurait-il de mal à cela ? Ce n’est pas la plume qui se voit ce qui importe, mais la force qui la soutient. —Il sourit et conclut— : Cela ne sert pas non plus à grand-chose de trop réfléchir à ce que nous avons été ou à ce que les autres souhaitent que nous soyons.

Yira laissa échapper un éclat de rire discret.

— Qui oserait contredire de tels arguments ? Venant d’une autre personne, je penserais que tu ne prononces ces mots que pour me tranquilliser, mais, venant d’un Xalya comme toi, avec un Oiseau Éternel aussi élevé… —Elle sourit, amusée, quoique avec une certaine tristesse. Elle murmura— : Tout cela semble un beau rêve prêt à se rompre en mille morceaux au moindre coup.

Dashvara se sentit légèrement offensé.

— Un rêve ? —répéta-t-il—. Je sais bien que tu es une grande harmonique habituée à pratiquer les illusions, mais cela ne signifie pas tu ne puisses vivre que d’illusions, naâsga. Moi, en tout cas, je ne veux pas que cette nuit n’ait été qu’une simple illusion. C’est la pure réalité. Et si j’étais en forme et que nous étions dans la steppe, je t’emmènerais sur Lusombre et nous chevaucherions ensemble vers le levant, jusqu’au désert et jusqu’au Mont Bakhia. Nous nous agenouillerions au pied du mont et nous scellerions nos Oiseaux Éternels comme l’ont fait mes parents et mes ancêtres avant eux.

Un profond sentiment se refléta dans les yeux de Yira.

— Merci, Dash. Tes paroles sont suffisamment réelles pour moi. Je pourrais te dire que tu es trop bon et qu’aucun mort-vivant comme moi ne mérite ta tendresse mais… je suis trop égoïste pour ça.

Dashvara sourit, embrassa son front et ferma les yeux. Diables, il avait dormi presque toute la journée et, malgré tout, il se sentait maintenant terriblement fatigué.

Soudain, une voix dans sa tête le fit sursauter :

“Quelqu’un vient !”

Inquiet, il se leva maladroitement et, quand il vit une masse d’ombres près d’une colonne, il souffla.

— Tah…

Une seconde, il pensa protester contre son indiscrétion, mais ensuite il se souvint qu’une ombre pouvait difficilement cesser d’être indiscrète de toute façon et il s’occupa de scruter les alentours. Il ne voyait rien.

“Le toit, Dash”, l’aida aimablement Tahisran.

Entretemps, Yira s’était de nouveau entièrement couverte et Dashvara vit qu’elle regardait en même temps que lui vers le toit de l’aile nord. Une silhouette essayait de descendre par une corde.

— Merci, Tahisran —chuchota la jeune femme à l’ombre. Alarmé, Dashvara la vit dégainer le sabre noir. Il ne voulait pour rien au monde la voir utiliser une arme.

— Rengaine ça, naâsga —la pria-t-il, embarrassé—. Si c’est un voleur, peut-être pourrons-nous lui faire entendre raison.

— C’est exactement ce que je prétends faire —répliqua Yira.

— Lui faire entendre raison avec des paroles —précisa Dashvara en soufflant.

— Comme le jour où tu as rencontré Son Éminence pour la première fois, à Dazbon ? —demanda doucement Yira. Il y avait une pointe d’amusement dans sa voix.

Elle leva l’index devant son voile et Dashvara tut sa réponse. Dissimulés maintenant dans l’obscurité du couloir, ils observèrent l’avancée prudente de l’intrus. Celui-ci avait presque atteint les dernières tuiles.

Tahisran vint se placer près d’eux.

“J’ai toujours su que vous finiriez par bien vous entendre”, commenta-t-il joyeusement. “Et je m’en réjouis parce que je vous trouve sympathiques tous les deux. Excuse-moi de vous avoir écoutés, Dash”, ajouta-t-il. “Je ne suis pas un indiscret, mais… j’ai toujours été très curieux et ma transformation en ombre n’a pas arrangé les choses.”

Dashvara roula les yeux et jeta un coup d’œil à Yira. Celle-ci avait les yeux fixés sur le voleur. Quand celui-ci posa enfin les pieds sur les pavés, Dashvara commençait à défaillir et il s’appuya sur un mur quelques secondes.

“Dash ?”, s’inquiéta Tahisran. Dashvara fit un geste pour lui dire qu’il allait bien et il regarda l’intrus se diriger directement vers la porte principale. Quand il se fut suffisamment éloigné de la corde, Yira lui barra le passage.

— Halte là —siffla-t-elle—. Qui es-tu ?

L’homme s’arrêta, l’air surpris. Dashvara plissa les yeux tout en s’approchant lui aussi. Et brusquement il le reconnut.

— Nuage ? —souffla-t-il, stupéfait.

C’était l’Honyr au visage balafré avec lequel il avait parlé dans le château des Yordark. Le Voleur de la Steppe et lui s’observèrent quelques instants silencieusement. Alors, le premier fit :

— Je veux te parler seul à seul, seigneur des Xalyas.

Dashvara fronça les sourcils et, un instant, il fut tenté de lui dire qu’il pouvait parler devant Yira, puisque maintenant c’était sa naâsga. Mais il y réfléchit mieux et acquiesça.

— D’accord. —Il s’inclina respectueusement vers Yira, comme l’aurait fait n’importe quel seigneur xalya face à son épouse en de telles circonstances et sortit de la galerie pour s’éloigner avec l’Honyr. Il s’arrêta devant la fontaine et regarda le steppien avec curiosité—. Je t’écoute.

L’Honyr fit un geste ferme de la tête.

— Mon nom est Sirk Is Rhad et je viens de la part de Shokr Is Set, le Grand Sage de notre clan, pour te communiquer son plus sincère témoignage de joie de te savoir en vie et pour te déclarer que Shokr Is Set, Atsan Is Fadul et Sirk Is Rhad sont prêts à servir le seigneur des Xalyas jusqu’à la mort si celui-ci s’engage à revenir dans la steppe dès qu’il le pourra et à pardonner de vive voix au clan des Honyrs leurs fautes passées.

Dashvara inspira d’un coup et eut du mal à retenir des « diables » et des « démons » de surprise. En une phrase, l’Honyr lui avait parlé en un oy’vat totalement fluide, il lui avait révélé son nom et ceux de ses deux compagnons et il lui avait juré loyauté.

Et maintenant qu’est-ce que je lui réponds ?

Dashvara se sentit de nouveau défaillir, mais il se maintint ferme et résista à la tentation de s’asseoir sur le muret de la fontaine. Aucune des formules xalyas typiques ne lui semblait convenir, aussi se laissa-t-il guider par le cœur.

— Sirk Is Rhad —prononça-t-il—. D’abord, merci d’être venu jusqu’ici. Et merci au Grand Sage pour ses paroles sincères. —L’arrogance de ce qu’il allait dire ensuite lui arracha une grimace, mais il n’allait pas se taire maintenant— : Comme seigneur des Xalyas et dernier seigneur de la steppe, j’accepte Shokr Is Set, Atsan Is Fadul et Sirk Is Rhad comme membres du clan de Xalya, je les déclare frères et fils de l’Oiseau Éternel et je m’engage à faire tout mon possible pour revenir dans la steppe et à pardonner de vive voix au clan des Honyrs leurs fautes passées.

Tous deux s’inclinèrent avec respect et Dashvara, ému, pensa alors : Il n’y a pas de doute : nous sommes de vrais frères.

Sirk Is Rhad dit alors :

— C’est un honneur d’appartenir à ton clan.

— Et c’est un honneur pour moi d’avoir trois nouveaux frères —sourit Dashvara.

Enfin, Sirk Is Rhad se redressa, ouvrit la bouche et hésita avant d’ajouter :

— Si tu me le permets, j’aimerais aussi m’excuser de ne pas avoir su prendre soin de ton cheval Lusombre.

Dashvara demeura perplexe.

— Comment ?

— Les Essiméens l’ont capturé —expliqua Sirk Is Rhad.

Dashvara le scruta du regard. Ce ne pouvait pas être…

— C’est à toi que j’ai donné mon cheval, il y a trois ans ?

Sirk Is Rhad sourit et son horrible cicatrice déforma encore davantage son visage.

— C’était à moi —confirma-t-il.

Dashvara, cette fois, s’assit sur la margelle, sentant la fatigue l’envahir comme un feu mort.

— Désolé —s’excusa-t-il—. J’ai la tête qui tourne. Alors, c’est toi —murmura-t-il. Il signala son visage—. C’est un loup qui t’a fait ça ?

— Un chien —le corrigea Sirk Is Rhad sans s’asseoir—. Un chien essiméen.

— Mm. —Il marqua un temps d’arrêt—. De vous trois, tu semblais être le plus hostile envers les Xalyas —observa-t-il posément—. Pour quelle raison ?

Sirk Is Rhad baissa la tête, l’air honteux.

— Je… j’ai toujours pensé que les Xalyas, dans le fond, vous aviez renié l’Oiseau Éternel. Avec la disparition des Anciens Rois et la séparation des seigneurs de la steppe, le Dahars est resté fracturé, les frères ont commencé à s’entretuer et les anciens sages ont été oubliés. Le seigneur des Xalyas dont tu es l’héritier a prouvé être…

— Les anciens sages n’ont pas été oubliés —l’interrompit Dashvara avec douceur—. J’ai passé mon enfance à lire leurs livres et à recevoir les leçons d’un shaard. Le dernier shaard, d’après ce que je sais. Il est mort il y a quelques jours, dans cette ville même.

— C’est ce que j’ai entendu dire —murmura Sirk Is Rhad—. Je te demande de m’excuser de m’être comporté d’une manière insultante. —Dashvara fit un geste signifiant que c’était déjà oublié. L’Honyr ajouta— : J’ai compris mon erreur quand le médecin des Yordark est venu et que je t’ai entendu crier ces mots. Là, j’ai compris que tu méritais vraiment d’être un seigneur de la steppe.

Dashvara arqua un sourcil, mal à l’aise.

— Vraiment ?

Sirk Is Rhad parut surpris.

— Vraiment. J’ai aussi compris, quoiqu’un peu tard, que ceci était l’occasion pour nous de réparer nos erreurs.

— Vos erreurs ? —répéta Dashvara—. Mais tu n’as commis aucune erreur. Peut-être que Sifiara en a commis une en trahissant son frère, mais ceci s’est passé il y a presque trois siècles.

— C’est vrai —reconnut l’Honyr—. Mais cela ne veut pas dire que nous ne devons pas réparer les erreurs qui peuvent être réparées. Et, étant frères, comme je crois que nous le sommes, ne devrions-nous pas nous aider les uns les autres ?

Dashvara sourit et se leva pour poser une main sur son épaule.

— N’en doute pas, Sirk Is Rhad. Dorénavant, je considère tous les Honyrs comme mes frères, et je sais que je ne commets pas d’erreur en agissant ainsi s’il est vrai que votre Oiseau Éternel a suivi les mêmes préceptes que celui des Xalyas. Tu sais ? —ajouta-t-il en croisant les bras—. J’ai toujours eu un grand respect pour vous. Non pas parce que vous êtes de grands combattants, mais parce qu’en plus de défendre votre clan, vous défendez la steppe, comme si celle-ci était aussi une sœur.

— Et elle l’est —fit Sirk Is Rhad en souriant tristement—. De même que le ciel est le berceau des étoiles, la steppe est le berceau des Honyrs. Mais peut-être ne la reverrons-nous jamais.

Dashvara secoua la tête. Le désespoir dans la voix de l’Honyr était presque palpable.

— C’est dur d’être esclave —murmura Dashvara—. Et ça l’est encore davantage pour quelqu’un qui ne l’a pas toujours été. Cependant, un jour, nous cesserons de l’être.

Et ce jour, je cesserai d’être le seigneur des Xalyas, se promit-il en son for intérieur.

— Tous deux, nous avons chevauché le même cheval —ajouta-t-il après un silence—. Si Lusombre nous a tous deux acceptés, cela signifie que nous sommes frères. Et les frères ne se mentent jamais.

Sirk Is Rhad sourit, amusé.

— Un raisonnement digne d’un Honyr, mon seigneur.

Dashvara esquissa un sourire.

— Tu peux m’appeler seigneur. Mais tu m’honorerais davantage si tu m’appelais frère.

Il vit passer dans les yeux de Sirk Is Rhad un éclat de respect.

— Bien sûr, sîzan.

— Et maintenant —soupira Dashvara—, je crois que je vais retourner me coucher. Dans d’autres circonstances, je réveillerais mes frères pour te présenter mais… j’ai l’impression que je vais m’écrouler d’un moment à l’autre.

Sirk Is Rhad prit un air inquiet.

— Tu as besoin d’aide ?

— Non, merci —sourit Dashvara—. Je ne suis pas encore mal au point qu’on m’enterre. Et s’ils essaient de m’enterrer de nouveau, ma naâsga me protégera.

L’Honyr ouvrit grand les yeux et regarda la silhouette de Yira qui venait d’apparaître près des colonnes de la porte principale. Elle avait rengainé son sabre.

— C’est ton épouse ?

Dashvara acquiesça et se mit à avancer d’un pas mal assuré vers Yira.

— Sîzan —l’appela Sirk Is Rhad—. J’allais oublier. Je suis sorti du château des Yordark avec l’accord du capitaine Faag. Il m’a demandé de te dire que, si tu avais été en forme, tu aurais probablement remporté le duel.

Dashvara roula les yeux.

— Ces fédérés ne donnent de l’importance qu’aux duels. Comme si la vie n’était faite que de luttes et de sottises de ce genre. —Il regarda l’expression curieuse de Sirk Is Rhad d’un air goguenard—. Dis au capitaine Faag que, s’il avait été en forme, il aurait probablement remporté le duel. Et dis-lui de réfléchir à la question : que signifie être en forme ?

Sirk Is Rhad eut un sourire moqueur et acquiesça. Dashvara ajouta avec plus de sérieux :

— Et, si c’est possible, dis au Grand Sage Shokr Is Set que, même si je suis le seigneur des Xalyas, notre clan est régi par le Dahars, pas par un seigneur.

L’Honyr arqua un sourcil avant d’acquiescer de nouveau de la tête.

— Je le lui dirai.

Alors, le Voleur de la Steppe avança de quelques pas vers Yira et s’inclina profondément devant elle en prononçant :

— Saana do kay ayzaez dundet —« Bonne fortune à toi et à ton époux ».

Dashvara venait d’arriver aux côtés de Yira et, devinant la perplexité de celle-ci, il lui adressa une moue amusée. Un instant, il pensa dire à l’Honyr que Yira ne savait pas parler oy’vat, mais il décida qu’il l’apprendrait le moment venu. Il se limita à le remercier :

— Ayshat, sîzan.

Dashvara attendit que Sirk Is Rhad parvienne jusqu’au toit avec sa corde. Alors il murmura à Yira :

— Si le clan xalya ne vient pas de renaître de ses cendres, peu s’en faut.

— Oui. Eh bien, toi, tu devrais rentrer parce que je ne veux pas te revoir « renaître de tes cendres » —commenta Yira avec un raclement de gorge—. Tu me raconteras demain ce que t’a dit cet homme.

Dashvara sourit, lui souhaita bonne nuit et entra dans le salon. À peine eut-il fait quelque pas qu’il croisa soudain de grands yeux brillants ; c’était le chien noir du contremaître Loxarios. Il frémit. C’était la masse sur laquelle il avait failli trébucher avant.

Il fit un prudent détour et ferma la porte de la bibliothèque avec tant d’empressement qu’il fut surpris quand, se retournant, il distingua un autre tas noir devant lui. Mais ce n’était pas le chien.

“Bonne nuit, Dash”, fit la voix amène de Tahisran.

Dashvara avança en traînant les pieds et s’allongea sur son lit. Il était épuisé, mais il trouva la force de murmurer :

— Tu m’as manqué, Tah. Cela faisait des jours que tu ne passais pas par ici.

“Désolé. Le temps court vite et je ne m’en rends pas compte”, s’excusa l’ombre. Il hésita puis murmura : “Comment c’est, la mort ?”

— Inexistante. —Dashvara ferma les yeux et pensa que l’adjectif était assez bien trouvé étant donné les souvenirs nuls qu’il gardait de ces quatre jours de mort. Il inspira—. Vivement que je me remette une fois pour toutes. Et vivement que j’arrête de faire des cauchemars. Cela commence à être… —il bâilla— pénible —termina-t-il.

“Tu veux que je te raconte une histoire ?”, proposa Tahisran. “Quand j’étais petit, ma sœur aînée me racontait des histoires et après je rêvais de licornes, de chevaux ailés et de belles princesses.”

Dashvara sourit.

— Si ça ne te dérange pas… Les licornes ne m’intéressent pas tant que ça, mais ça doit être merveilleux d’être un cheval ailé. Pour ce qui est de la belle princesse —son sourire s’élargit—, j’en ai déjà une.

Les minutes suivantes, Tahisran se mit à lui raconter une histoire de pégases noirs qui volaient au-dessus des mers des Souterrains. À moitié endormi, Dashvara ne la comprit pas très bien et, de toute manière, il perdit la fin ; en tout cas, que ce soit grâce aux pégases ou à autre chose, il ne rêva pas de Shéroda cette nuit-là. Il rêva de Yira. Il la vit, avec ses yeux souriants et expressifs ; et son rire léger résonna à ses oreilles, beaucoup plus doux que n’importe quel poème de Miflin.