Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves
Quand il se réveilla, il se sentit curieusement reposé. Il tendit l’oreille et écouta le caractéristique grattement d’une plume contre le parchemin, ainsi que le brouhaha distant d’une ville éveillée. Il ouvrit les yeux et trouva la bibliothèque illuminée par les rayons du soleil ; ses flammes dansaient silencieusement sur les livres des étagères. Il entendit un lointain aboiement, cligna des paupières et s’assit sur le lit en se frottant le visage pour chasser les derniers fragments de sommeil.
— Il est trois heures de l’après-midi —dit la voix tranquille d’Atasiag depuis son bureau. Dashvara se tourna vers lui et croisa son visage souriant—. Comment vas-tu, Philosophe ?
Dashvara ne répondit pas immédiatement.
— En pleine forme —dit-il enfin—. Trois heures de l’après-midi, dis-tu ?
— Du troisième Coorsyn d’automne —précisa le fédéré tout en laissant retomber un parchemin sur la table—. Un peu d’eau ?
Dashvara acquiesça distraitement. En calculant, cela faisait presque un mois qu’il vivait à Titiaka. Comme disait Tahisran, le temps courait très vite. Ce n’est que lorsqu’Atasiag lui tendit un verre d’eau qu’il s’aperçut qu’il était plutôt étrange d’être servi par son propre maître. Face aux yeux bienveillants de celui-ci, Dashvara prit le verre.
— Merci, Éminence.
Atasiag secoua la tête, pensif.
— Je n’ai pas encore touché au repas que m’a apporté Norgana. Et la vérité, je n’ai pas très faim. Je vais te l’apporter.
Il déposa un plateau avec une assiette de croustades et un verre qui contenait un liquide sombre. Dashvara observa le Diumcilien avec curiosité avant de s’intéresser effectivement au repas.
— Ça, là, c’est du vin ? —demanda-t-il.
Atasiag souffla.
— Non. C’est du chocolat. Il vient d’Agoskura. Il doit sûrement être encore chaud. Bon appétit —ajouta-t-il, en retournant à son bureau.
Dashvara arqua un sourcil.
— Rassure-moi, tu ne m’as pas pris pour un roi, toi aussi, Éminence ?
Atasiag s’assit en s’esclaffant.
— Cela ne me passerait pas par la tête de te prendre pour un roi, Philosophe ! Mange maintenant.
Dashvara n’attendit pas de se le faire répéter et il commença à engloutir le repas d’Atasiag Peykat. Quand il eut terminé sa dernière croustade, il jeta un regard méfiant au chocolat chaud. Il le goûta avec prudence, s’attendant à trouver un goût de terre. Il fut agréablement surpris. Il prit une autre gorgée plus généreuse et affirma :
— C’est diablement bon, Éminence.
Atasiag sourit et observa depuis son écritoire :
— J’ai l’impression que tu m’appelles Éminence avec de plus en plus de naturel.
Dashvara, loin de s’offusquer, répliqua avec franchise :
— C’est qu’avant je ne pensais pas que tu le sois. Maintenant, je doute encore, mais je reconnais ton droit à me demander de t’appeler comme bon te semble et, en me fondant sur ma généreuse tolérance de sauvage philosophe, je ne vois pas de raison de ne pas te contenter. Éminence —fit-il, en souriant.
Atasiag le scruta, moitié amusé moitié surpris.
— Tu te moques de moi.
Dashvara leva les yeux au plafond.
— Si cela peut te consoler, je t’assure que je me moque de moi bien plus souvent —confessa-t-il. Et il finit le verre de chocolat d’un trait avant de répéter— : Diablement bon.
Atasiag secoua la tête.
— Je vais te poser une question qui va peut-être te paraître ingénue, mais qu’est-ce qui pousse un Xalya à respecter une autre personne ?
Encore une question philosophique, fédéré ? Et après, c’est moi que tu traites de Philosophe ?
Dashvara soupira.
— D’après le Dahars, tous les Xalyas respectent les autres, tant que ceux-ci les respectent, eux. Ai-je jamais dit que je ne te respectais pas, Éminence ? Au début, j’avoue, j’éprouvais pour toi un certain mépris. Parce que tu es un propriétaire d’esclaves. Parce que tu es un voleur. Et parce que tu as réussi, malgré tout, à obtenir l’amour de deux filles xalyas. Maintenant… —il hésita et avoua— : je te respecte parce que, somme toute, tu es quelqu’un de bienveillant, mais je ne peux pas te considérer comme un frère parce que tu n’agis pas comme tel. Tu aimes tes esclaves comme des fils, mais sache que l’on n’enferme pas un fils, on ne lui interdit rien, on ne lui donne pas des ordres et on ne lui dit pas ce qu’il doit faire. C’est pour ça, à cause de ton manque de confiance, que je ne peux pas t’appeler frère.
De même que je n’ai jamais pu appeler frère le seigneur mon père, compléta une petite voix dans sa tête.
Atasiag demeura un long moment silencieux. Il se leva enfin, marcha lentement dans la bibliothèque et dit sur un ton posé :
— J’aimerais changer les choses. Faire de Titiaka une ville libre, avec des gens qui ne suivraient que ce Dahars, comme tu l’appelles. Enfermer Menfag Dikaksunora et les Telv, les Nelkantas et les Kondister. En réalité, il faudrait en enfermer bien d’autres —rectifia-t-il et il se tourna vers Dashvara avec un sourire sardonique—. Mais ce n’est pas faisable, mon ami. Parce que les citoyens ne sont pas disposés à changer de mode de vie et que, par contre, ils sont prêts à empoigner une épée pour le maintenir. Parce que les esclaves s’affrontent entre eux pour gagner les faveurs de leurs maîtres. Parce que les mentalités empêchent tout simplement que ce soit possible.
Dashvara haussa les épaules.
— Nul besoin d’enfermer personne, Éminence. Moi, j’ai seulement besoin d’un bateau et de marins pour ramener mon peuple dans la steppe.
Atasiag fit une moue railleuse.
— Je te voyais venir, Philosophe. Mais je réitère mon refus. La patience te donnera la liberté —promit-il—. Cependant, les Korfu espèrent que je tirerai parti de vous et je ne peux pas les décevoir maintenant en vous libérant. Simple affaire de politique. Cela peut te paraître égoïste, je le comprends, mais je ne veux pas que ma maison perde le peu d’appuis dont elle bénéficie et qu’elle sombre une nouvelle fois dans la misère. Je vais me marier. Je vais fonder à nouveau une famille et je ne veux pas commencer du mauvais pied. —Il prit un air méditatif quand il poursuivit— : Tu as sûrement entendu parler de la faillite de ma compagnie, il y a quatre ans. —Il sourit—. Sais-tu que je me suis rétabli un peu grâce au Dragon de Printemps ? —Dashvara plissa un œil, stupéfait—. Le nom te dit quelque chose, n’est-ce pas ? Quand j’ai entendu parler de la disparition de ce joyau artistique, je me suis dit : c’est une occasion rêvée. J’ai fini par retrouver les voleurs esclavagistes de Rocavita et j’ai vendu cette merveille à un prince d’Agoskura. Traite-moi de voleur, si tu veux, mais ne dit-on pas que celui qui vole un voleur obtient de Cili un éclair de compassion ? Ce joyau, en toute rigueur, valait bien plus que ce que le prince a daigné me donner… —murmura-t-il avec une grimace—. Mais il n’est pas facile de discuter avec un prince agoskurien. —Il haussa les épaules—. En tout cas, ma situation financière n’est pas complètement rétablie. Elle est encore instable. Et, pour t’être franc, j’ai peu d’espoir d’être élu Conseiller. Ce n’est pas que j’aie spécialement envie de l’être, mais les Korfu essaient de placer tous leurs alliés au Conseil. —Il humecta ses lèvres et admit— : Oui, dans la pratique, je suis un chien des Korfu. L’esclavage n’existe pas seulement dans les papiers du préposé aux registres… —Il secoua soudain la tête—. Pourquoi diables je te raconte tout ça, Philosophe ? Je parie que cela t’importe autant qu’une goutte d’eau.
Dashvara le regarda avec tristesse.
— Pourquoi cela ne devrait-il pas m’importer ? Pour reprendre ton expression, sache que, dans la steppe, une goutte d’eau n’est pas peu de chose. —Il observa avec sincérité— : Crois-moi, je ne vois pas de raison pour laquelle ta vie me laisserait indifférent.
Atasiag le regarda. Il sourit. Puis éclata de rire.
— Tu m’émerveilles, Dashvara. Ton empathie est admirable.
Dashvara lui rendit son sourire.
— J’ai vécu trois ans dans la Tour de Compassion, Éminence. En plus —reprit-il avec plus de sérieux—, d’une certaine façon, tu m’as sauvé la vie chez cette… chez ta future épouse. Et ça, c’est quelque chose qu’un Xalya n’oublie pas facilement.
Le fédéré secoua la tête, songeur. Après un silence serein, quelqu’un frappa à la porte.
— Ah ! —fit Atasiag—. Ce doit être Tsu. Entre. —Le drow ouvrit la porte et s’inclina légèrement—. Réjouis-toi, médecin. Ton patient se porte de mieux en mieux.
Dashvara s’empressa d’acquiescer.
— De fait, je crois que je me porte assez bien pour…
Il était en train de se lever, mais Tsu l’obligea à se rasseoir.
— C’est moi le médecin —rouspéta-t-il— : allonge-toi et nous verrons.
Ses yeux rouges n’admettaient pas de réplique. Dashvara claqua la langue, contrarié, mais il se rallongea et soupira quand il aperçut un éclat amusé dans les yeux d’Atasiag Peykat. Le diagnostique de Tsu fut concis : il resterait au lit au moins quatre jours de plus. Dashvara protesta et Atasiag trancha la question avec ces mots :
— Demain, tu retourneras avec tes frères. Entretemps, tu resteras ici. —Et il ajouta— : Tu veux que je t’apporte un livre ?
Tsu ouvrit grand les yeux. Dashvara prit l’air de celui qui est habitué à être servi et demanda :
— Tu as Les aventures du berger Bramanil et de son chat Mawrus le saboteur ?
Atasiag arqua un sourcil.
— C’est la lecture préférée de Lessi. Une recommandation de ce Rowyn le Duc. Bien sûr que j’ai le livre. Tu le veux en langue commune, en ryscodranais ou en diumcilien ?
Dashvara souffla. Tu m’as pris pour un grand polyglotte, fédéré ?
— En langue commune, par le Liadirlá —répondit-il. Il sourit quand il vit Atasiag lui tourner le dos pour aller chercher le livre.
* * *
Tsu avait raison, bien sûr. Après avoir passé plusieurs heures avec le livre de contes, Dashvara finit par se sentir de nouveau fatigué et il dormit une bonne partie de la nuit, d’une traite, sans que les cauchemars viennent le déranger. Il manquait peut-être deux heures avant l’aube quand il se leva et sortit dans la cour. Il trouva Yira assise sur la margelle de la fontaine, jouant avec un papillon harmonique. L’illusion s’envola vers Dashvara, voltigea autour de lui et disparut quand celui-ci atteignit la fontaine.
— Je parie que tu es la meilleure gardienne de tout Titiaka. Tu crois vraiment que quelqu’un pourrait entrer pour voler ? —lui demanda-t-il après l’avoir saluée et s’être assis à côté d’elle.
Yira haussa les épaules.
— Tu as vu l’homme d’hier : il est entré sans grandes difficultés. Mais généralement il n’y a pas beaucoup de voleurs à Titiaka —admit-elle—. Et on le doit à la chef de la Milice. Je suppose que tu as entendu parler d’elle… Non ? —Dashvara fit non de la tête—. Eh bien, elle s’est forgée une grande réputation. Shishina Dikaksunora a assaini la ville il y a deux ans de cela. Elle a exécuté un grand trafiquant sur la place publique, avec ses associés, et, le jour suivant, elle a ordonné la pendaison de onze voleurs, de sorte qu’elle a effrayé toute la pègre. Depuis, Titiaka est une des villes les plus sûres que tu puisses trouver sur toute la côte est de l’Océan Pèlerin.
Dashvara sourit.
— Et après on nous traite de barbares. Nous, les voleurs inoffensifs, nous leur donnions des coups de fouet. Et ensuite, nous leur donnions assez de nourriture pour qu’ils s’en aillent loin de nos terres.
— Et ils s’en allaient toujours ? —s’enquit Yira sur un ton qui dénotait un intérêt purement scientifique.
Dashvara grimaça.
— S’ils ne le faisaient pas, alors, soit on utilisait de nouveau le fouet, soit on utilisait les sabres. Selon l’humeur de notre capitaine. Euh… nous pouvons changer de sujet, naâsga ?
— J’allais te le proposer —répliqua Yira, les yeux souriants—. Dis-moi, qui était cet homme avec qui tu as parlé hier ? Il était steppien, n’est-ce pas ?
Dashvara acquiesça et se mit alors à lui raconter sa conversation avec l’Honyr. Il affirma, enjoué, que les Honyrs s’uniraient probablement au clan et il finit par conclure :
— Il ne nous reste plus qu’à attendre que ton père nous donne la liberté.
Yira demeura silencieuse un bon moment et Dashvara se demanda à quoi elle pouvait penser. Non, tu te le demandes vraiment ? Tu viens de lui dire que tu veux t’en aller et partir dans la steppe, Dash. Rien qu’elle ne sache déjà, c’est vrai, mais… et si elle ne veut pas quitter Titiaka avec toi ? Dashvara réprima un soupir et ajouta avec douceur :
— Mais, pour le moment, nous ne pouvons pas partir, alors cela ne sert à rien d’y penser avant l’heure.
Attention, seigneur de la steppe. Tu finiras par te réjouir d’être un esclave pour avoir une excuse et rester ici…
Yira lui serra la main et raisonna :
— Tu as raison. Comme disait Taymed, n’utilise pas tout le morjas de l’os avant l’heure.
Dashvara arqua un sourcil… et un brusque éclat de rire lui échappa.
— Pardon —fit-il en se raclant la gorge.
Mais Yira riait déjà.
— C’est à moi de te demander pardon —répliqua-t-elle, amusée—. Je suppose que c’était un peu macabre, comme remarque.
— Légèrement —accorda Dashvara. Avec douceur, il l’embrassa, jeta un coup d’œil à la constellation du Scorpion et sourit, en pensant : Mon père a aimé une naâsga qui collectionnait les os. Moi, j’aime une femme qui les fait revivre.
* * *
Finalement, le matin suivant, il revint au dortoir avec ses frères et ceux-ci l’accueillirent avec grande joie.
— L’Éminence en a mis du temps pour te faire sortir de sa bibliothèque —commenta le capitaine quand Dashvara se fut installé sur sa paillasse—. Tu n’as quand même pas essayé de lire tous ses livres ?
Dashvara baissa les yeux sur Les aventures du berger Bramanil et son chat Mawrus le saboteur. Il l’avait emprunté pour le terminer ; puisque Tsu insistait toujours pour qu’il se repose…
— Penses-tu —répondit-il avec désinvolture—. Son Éminence m’a entretenu avec des questions philosophiques et il ne m’a pas donné le temps de devenir plus savant.
Zorvun esquissa un sourire.
— Mais, à ce que nous a dit le très discret Zamoy, tu as eu le temps de sympathiser assez bien avec une personne —observa-t-il.
Dashvara se rendit compte alors que plusieurs Xalyas, Makarva et les Triplés inclus, le regardaient avec des petits sourires aimables. Il fit l’innocent.
— Avec Son Éminence ? —Il prit une expression méditative—. Bah, ce n’est pas mon genre, sincèrement. Nous nous entendons bien, mais de là à…
Les éclats de rire de ses compagnons étouffèrent ses paroles goguenardes. Zamoy s’exclama :
— Oh, allez, Dash, parle-nous un peu d’elle. Tu as vu son visage ?
— Chauve, ne sois pas assommant ! —lui lança Miflin en passant une main sur son propre crâne dénudé—. De même que le poète fait des vers dans son coin, l’amoureux jouit seul de son amour.
— Pas si seul —le corrigea Makarva avec son sourire de loup.
— En plus, après, le poète récite ses vers à voix haute —ajouta Kodarah—. Allez, Dash !, les Xalyas, nous ne sommes pas égoïstes.
Dashvara souffla et échangea avec Lumon et le capitaine Zorvun un regard qui signifiait plus ou moins : « Ah, ces jeunes… ».
— Écoutez, mes amis —dit-il—. La seule chose que je peux vous dire, c’est que nos Oiseaux Éternels volent ensemble. Et maintenant…
— Et maintenant sortons —intervint le capitaine avec un large sourire, tandis que Zamoy et Makarva prenaient des mines faussement déçues—. C’est l’Heure de la Constance, les gars. Laissons notre seigneur avec son livre et allons travailler.
Dashvara adressa à Makarva un clin d’œil et celui-ci signala le livre :
— Il y a des contes sur la mer là-dedans ?
Dashvara acquiesça.
— Je vous en lirai un, ce soir —proposa-t-il—. Puisque Tsu va me garder enchaîné toute la journée, je dois bien faire quelque chose d’utile.
Makarva sourit.
— Choisis-en un bien, alors.
Son ami lui donna une tape sur l’épaule et sortit avec les autres. Avec un soupir, Dashvara les regarda se mettre en rang dans la cour. Ce matin-là, Atasiag ne se rendit pas à la Place de l’Hommage et les adulateurs s’en furent plus tôt. Peu après, le contremaître Loxarios apparut et emmena tous ses frères dehors d’un pas rapide.
— Où vont-ils ? —demanda-t-il à Tsu, s’écartant de la jalousie et retournant sur sa paillasse.
— Poser des pierres —répondit le drow. Et il sourit face au regard curieux de Dashvara—. Ils aident à construire d’autres gradins dans l’Arène. Demain, c’est l’inauguration des jeux.
Dashvara secoua la tête.
— Et les Shyurd ? Dix des nôtres ne devaient-ils pas s’entraîner pour eux, normalement ?
— Mm —affirma Tsu—. Ils vont lutter pour eux, mais disons que, ces jours-ci, ils ne se sont pas beaucoup entraînés.
Dashvara arqua les sourcils.
— Disons que, hein ? Dis-moi, mon ami, tu n’es pas en train de prendre la manie de Wassag, par hasard ?
Tsu haussa les épaules.
— J’ai déjà mes manies ; pas la peine d’adopter celles des autres —répliqua-t-il ; et il se leva—. Repose-toi. Et ne te force pas à lire si tu es fatigué.
Dashvara roula les yeux.
— Il est toujours bon de s’efforcer un peu. Si je ne m’étais pas efforcé dans mon cercueil, je n’aurais pas bougé et je me serais réveillé dans les catacombes ou va savoir où… C’est bon, Tsu —soupira-t-il face à son regard patient—. Je ne bougerai pas d’ici. Où vas-tu ?
— Atasiag a voulu que je serve de précepteur à Fayrah et à Lessi —expliqua-t-il—. Je suis censé leur donner des leçons de mathématiques et d’arts celmistes, mais dans la pratique… Mmpf. Elles ne sont pas très efficaces.
Dashvara sourit largement.
— Fayrah a bien failli rendre notre shaard fou avec ses questions. Alors prends garde à toi, Tsu.
Le drow esquissa un sourire, découvrant ses dents blanches, avant de sortir du dortoir. Dashvara passa le reste de la journée à lire. Il se comporta comme le meilleur patient du monde. Les Xalyas ne revinrent pas à midi et, avant même qu’il ait eu l’idée de se lever pour aller chercher quelque chose à la cuisine, Norgana arriva avec un plateau. Dashvara fut surpris quand il vit sur ce dernier un verre de chocolat chaud.
— Apparemment, le chocolat est bon pour les poumons —dit la fille de l’oncle Serl, sur un ton légèrement interrogatif.
Dashvara sourit.
— Je n’en doute pas un seul instant.
Il la remercia et, après avoir mangé, il continua à lire jusqu’à la dernière phrase les aventures du berger Bramanil. Trois heures de l’après-midi venaient de sonner. Norgana avait laissé la porte ouverte et un air chaud courait dans la pièce, apportant une rumeur de voix lointaines et des bruits de toute sorte. Il fut saisi d’une subite inspiration. Il prit le morceau de bois et son ciseau et, oubliant sa promesse, il se leva et sortit dans la cour. Il trouva le vieux bélarque Léoshu assis sur une chaise, près du portail de l’entrée. Il le salua aimablement et, tout en s’asseyant par terre, du côté opposé, il s’aperçut que Léoshu réparait un étrange ustensile circulaire en bois avec une sorte de canevas au milieu.
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Dashvara avec intérêt.
— Un tamis —répondit le vieil homme—. Il est à un ami. Il s’est cassé et, comme lui n’a pas le temps, c’est moi qui le répare.
Dashvara plissa le front.
— Et ça sert à quoi ?
Léoshu arqua un sourcil, perplexe.
— Eh bien… pour séparer la farine du son, par exemple. Tu jettes le tout sur les mailles, tu l’agites et tu sépares les particules les plus fines des plus grosses. Tout simplement. Tu n’avais jamais vu un tamis ?
Dashvara prit une expression pensive.
— Je suppose que oui. Mais je ne m’étais jamais préoccupé de savoir à quoi cela servait. —Tout à coup, il se sentait un peu ridicule avec son morceau de bois et ses petites sculptures qui ne servaient qu’à faire joli. Il se souvint alors d’une phrase qu’avait prononcée Morzif le Forgeron il y avait longtemps, quand il lui avait enseigné à forger ses propres sabres : “Tout objet doit naître d’un besoin. Les pelles pour creuser la terre. Les sabres pour tuer. Les instruments de musique pour se distraire.” Mais cela signifiait-il que tout objet naturel naissait d’un besoin ? Ou alors les saïjits s’inventaient-ils un besoin à partir de celui-ci ? Il se surprit à sourire tout seul. Tu es fou à lier, Dash. Il faut toujours que tu tournes tout dans ta tête.
Il prit son ciseau et continua à donner une forme au bois. Au bout d’un moment, Léoshu demanda :
— Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ?
Dashvara fit tourner son morceau de bois, la mine pensive.
— La vérité, je ne sais pas très bien. Toi, qu’est-ce que tu ferais avec ça ?
Le visage du vieil homme refléta un mélange de surprise et d’amusement.
— Eh bien. Un bol, peut-être.
Dashvara haussa les épaules.
— Nous avons déjà des dizaines de bols. Pourquoi en faire un autre ?
Tandis que Léoshu réfléchissait, il s’aperçut de ce qu’il venait de dire. Nous avons ?, répéta-t-il. Considérait-il maintenant les biens d’Atasiag comme siens ?
— Un toton ? —suggéra alors Léoshu.
Dashvara le regarda sans comprendre.
— Un quoi ?
— Un toton. Il s’agit d’un jouet typique de Ryscodra. Ça a la forme d’une boule ou d’un cône équilibré sur une pointe. Tu le fais tourner dessus et…
Le vieil homme se mit alors à lui expliquer à quoi servait un toton et Dashvara finit par comprendre qu’il s’agissait tout simplement d’une toupie. Il le remercia pour son conseil et, enthousiasmé par sa nouvelle tâche, il se mit à l’ouvrage. Les six cloches du Temple Heureux le surprirent en train de polir le bois. Le temps passait-il donc si vite ? Peu après, il entendit une exclamation.
— Venez tous, venez tous ! Le Roi de l’Oiseau Éternel est là !
Dashvara vit apparaître cinq jeunes gens dans la rue, revêtus de perruques et de tuniques brunes d’étudiants. Cinq autres du même âge les suivaient, chargés de grands rouleaux de parchemins et d’un sac. Leurs esclaves, comprit Dashvara.
— Par tous les démons —souffla-t-il. Il pensa se lever et retourner à l’intérieur, mais son agacement l’en empêcha. Il ne voyait pas pourquoi il allait devoir fuir ces étudiants.
Il baissa le regard sur sa toupie inachevée et continua à sculpter. Il vit bientôt des ombres se former sur le pavé, à quelques empans de distance, mais il ne s’altéra pas. Après un silence qui parut à Dashvara plus hésitant que respectueux, un des jeunes gens annonça :
— Nous sommes des adeptes de l’Oiseau Éternel et nous venons à toi, ô Roi de l’Oiseau Éternel, pour que tu nous parles de lui.
— Oui, car il a emporté notre maître aux royaumes de Cili —compléta un autre avec une petite voix.
Dashvara continua à sculpter et le silence s’éternisa. Léoshu, pour quelque raison, n’osait pas intervenir. Un petit rire se fit entendre.
— Oh, oh, Roi de l’Oiseau Éternel ! —exclama un autre railleusement—. Votre grand dieu est sourd.
— Tais-toi, Rag ! —siffla le premier.
— Rends-toi à l’évidence, Kur —se moqua le dénommé Rag—. C’est lui, le grand Roi dont tu me parlais ? Mais on dirait un mendiant, là, comme ça, assis par terre.
— Tu veux te taire ? Si tu avais écouté les paroles de Maloven…
— Mon père connaît Son Éminence Atasiag Peykat —l’interrompit Rag—. Ton roi est un guerrier sauvage et un esclave, Kur. Rien de plus ! —s’écria-t-il en riant.
Dashvara leva enfin le regard. Le dénommé Rag, au visage piqueté de taches de rousseur et aux yeux espiègles, ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. En réalité, aucun ne semblait avoir plus de vingt ans. Oui, mon garçon, je suis un esclave. Mais, sais-tu ?, je préfère être un esclave d’Atasiag Peykat que de ma stupidité. Au moins, Atasiag peut me libérer. La stupidité ne te lâche jamais. Il fut sur le point d’ouvrir la bouche et de lui dire ces mots, mais il croisa le regard inquiet de Léoshu et il se ravisa. Il inspira lentement et dit :
— Vous l’avez entendu. Je ne suis qu’un esclave. Alors maintenant, partez.
Contre toute attente, Kur sourit. C’était un elfe aux yeux verts et au sourire serein. Il n’avait pas l’air d’être un mauvais garçon.
— C’est tout ce dont j’avais besoin —affirma-t-il—. Un Roi qui ressuscite, dit être un esclave, et ensuite donne un ordre. Comment être plus mystérieux ? Le shaard Maloven nous a dit qu’il a aussi été ton maître. C’est vrai, n’est-ce pas ?
Dashvara promena son regard sur les visages des étudiants. Les citoyens attendaient sa réponse, l’air anxieux, même Rag. L’attente de leurs compagnons esclaves, par contre, était plus mitigée : quatre d’entre eux baissaient la tête, comme pour mieux passer inaperçus du monde. Un seul semblait plus éveillé ; toutefois son attention n’était pas centrée sur Dashvara, mais sur un homme esclave qui passait dans la rue, chargé de deux grands sacs. Il perçut un échange silencieux avant que le jeune ne détourne le regard vers le sol.
Ça, ce sont de vrais esclaves, Dash, pensa-t-il avec ironie. Ils ne provoquent pas d’attaques verbales, tu vois ? Ils obéissent, soumis, sans éprouver plus de désirs que ceux de leur maître. Prends exemple, allons, tu peux le faire.
Dashvara s’éclaircit la voix.
— C’est vrai —répondit-il laconiquement.
Kur sembla être sur le point de lancer une exclamation de triomphe.
— Alors tu nous enseigneras ? Notre maître nous a dit que tu étais le dernier roi de la steppe. Et que tu possédais la vérité sur le sens du moi.
Dashvara lui rendit un regard incrédule.
— Maloven a dit ça ?
Kur acquiesça énergiquement.
— Oui. Enfin, à peu près. Ses paroles étaient emplies de sagesse.
— Oui, elles l’étaient —confirma Dashvara—. Mais cela m’étonne beaucoup qu’il…
— Tu nous enseigneras ? —l’interrompit un autre garçon avec un enthousiasme impatient.
— Raconte-nous, maître ! —supplia un tiyan—. Maloven nous a dit que son Oiseau Éternel serait protégé par le Dahars et que c’était toi qui définissais le Dahars.
— Quelle est ta définition du Dahars ? —demanda Kur—. Peut-on être loyal avec soi, même face à la mort ?
— Comment peut-on invoquer la résurrection ? —interrogea Rag.
Face à la pluie de questions, Dashvara commença à devenir nerveux. Jamais de sa vie il ne s’était senti si… ébranlé.
— Euh… —répéta-t-il, alors que les questions les plus extravagantes continuaient à pleuvoir—. Je… Eh bien… Écoutez, jeunes gens —dit-il enfin quand ils se calmèrent un peu—. Je ne définis pas le Dahars, ce sont tous les Oiseaux Éternels d’un clan qui le définissent. Et je ne suis aucun roi. —Il ne put s’empêcher de sourire—. Mon Oiseau Éternel m’interdirait de l’être. —Il se racla la gorge—. Et maintenant, je vous conseille de vous répéter vos questions dans votre tête, demandez-vous d’abord si elles méritent qu’on y réponde et, si tel est le cas, essayez de trouver une réponse par vous-mêmes. —Il marqua un temps d’arrêt, constata que ses paroles avaient été plus ou moins écoutées et ajouta finalement— : Maloven a été mon maître, c’est vrai, mais, moi, je n’en ai jamais été un et je suis sûr qu’avec ce que vous avez appris de lui, vous êtes déjà capables de réfléchir seuls. Vous êtes des adultes. Vous pouvez définir librement ce qu’est votre Oiseau Éternel pour vous. Je vous fais seulement remarquer que, pour le moment, vous n’en donnez pas une image très heureuse.
Il tenta de dissimuler la raillerie de sa voix, mais ses paroles étaient déjà assez explicites par elles-mêmes. Les citoyens échangèrent des regards, comme s’ils ne savaient pas très bien comment réagir.
Vous voulez un résumé, fédérés ? Allez planter de l’herbe dans le désert.
Dashvara venait de reprendre sa sculpture quand il entendit une exclamation :
— Eh, il est là !
Consterné, il entrevit d’autres citoyens courant vers la demeure d’Atasiag. Il leva les yeux au ciel.
— Que le Liadirlá me donne des forces…
Léoshu semblait amusé par tant d’agitation. Dashvara souffla. Mais pourquoi diables Maloven était-il allé parler de l’Oiseau Éternel à des étrangers ayant des esclaves ? Les nouveaux-venus s’informèrent et s’unirent aux cinq premiers pour reprendre les questions. La plupart semblaient de simples curieux, mais certains se montrèrent de fervents admirateurs de Maloven. Dashvara les écouta d’une oreille, saturé, tout en continuant à sculpter la toupie.
— Que sculptes-tu, maître ? —lui demanda Kur après un silence. Une dizaine de citoyens s’étaient assis sur les pavés, devant le portail, y compris Rag, et murmuraient entre eux, partageant leurs ésotériques théories sur le Roi de l’Oiseau Éternel. Leurs esclaves s’étaient empressés de les imiter, mais ils étaient restés à une distance respectable, comme pour dire « nous n’avons rien à voir avec ces cinglés, nous ne faisons que les servir ».
Dashvara hésita à répondre au citoyen. Puis il dit :
— Exactement ce que tu vois.
Kur fronça les sourcils.
— Et que voyons-nous ? —demanda un autre.
Dashvara sourit.
— Eh bien, si tu ne le sais pas, mon garçon, il vaudra mieux que tu apprennes à ouvrir les yeux avant. Dites-moi, vous pensez rester ici longtemps ?
Kur acquiesça sans hésiter.
— Jusqu’à ce que tu nous apprennes quelque chose de nouveau, maître.
Dashvara arqua un sourcil.
— Oh. Eh bien, je vous apprendrai quelque chose de nouveau : je ne suis pas votre maître —déclara-t-il—. Satisfaits ?
Non, ils n’étaient pas satisfaits, soupira-t-il.
— C’est bon. Avant que je vous apprenne quoi que ce soit, dites-moi, pourquoi croyez-vous que je peux vous aider ?
Kur répondit aussitôt :
— Parce que Cili t’a béni en te faisant ressusciter et parce que le shaard Maloven a dit que tu nous aiderais à être qui nous devons être.
Dashvara esquissa un sourire. Sacré shaard. Que diables as-tu été raconter à cette bande de jeunes ? Pensais-tu peut-être pouvoir faire changer les mentalités des Titiakas par tes paroles ? Bon, visiblement, il n’avait pas fait un mauvais travail. Mais dans quel but exactement ? Bah, depuis quand Maloven avait-il besoin d’un objectif ou d’une raison pour parler de ses Oiseaux Éternels ?
Il promena un regard sur sa petite assemblée. Il commençait à être à court d’idées. La seule qui le tentait réellement était celle de se lever avec son ciseau et sa toupie, de rentrer et de laisser Léoshu disperser la foule. Son regard se porta alors au-delà des étudiants et un soulagement soudain l’envahit : Atasiag Peykat avançait dans la rue, accompagné de Wassag, de Yorlen et de trois de ses partisans. En le voyant, les étudiants sursautèrent et se levèrent un peu précipitamment. Atasiag avait les sourcils froncés.
— Eh bien ? —fit-il—. À quoi se doit cette invasion, messieurs ?
Comme à son habitude, il était vêtu d’une grande tunique blanche, portait son bâton de commandement noir et exhibait la ceinture pourpre des magistrats. Plusieurs étudiants s’éloignèrent avec leurs esclaves sans un mot. Ceux qui se trouvaient le plus près de Dashvara s’inclinèrent légèrement et, empourpré, Rag prononça :
— Nous vous prions de nous excuser, Éminence.
— Mon fils ? —s’indigna Vorxag, l’un des partisans—. Toi aussi, tu traînes avec ces illuminés ?
Rag rougit encore davantage.
— J’éprouvais seulement de la curiosité, père…
— Rentre à la maison immédiatement. Shruks —fit Vorxag en s’adressant à l’esclave qui accompagnait Rag—. Tu m’as déçu. —Il lui tira l’oreille et le poussa vers son fils. Celui-ci sembla recevoir la correction du pauvre Shruks comme si on la lui avait infligée à lui—. À la maison —répéta le père.
Les deux jeunes s’empressèrent de disparaître de sa vue. Le reste des étudiants se dispersèrent, sans jeter un seul coup d’œil au Roi de l’Oiseau Éternel. Seul Kur prononça :
— Que l’Oiseau Éternel veille sur toi, maître.
Dashvara écarquilla les yeux quand il se rendit compte que l’étudiant lui avait parlé en oy’vat. Dans un oy’vat déformé et à peine reconnaissable, mais en oy’vat. Il sourit, surpris.
— Ayshat, fédéré. Pareillement.
Kur lui rendit un sourire et, à la stupéfaction de Dashvara, il porta le poing à sa poitrine et dit :
— Mon nom est Kuriag Dikaksunora.
Dashvara haussa un sourcil et regarda Atasiag du coin de l’œil. Un Dikaksunora ? Diables. Il se rappela le règlement si bien seriné par le contremaître Loxarios et il sut qu’en théorie, il aurait dû se lever et s’incliner devant le Légitime. Mais… cela lui sembla trop ridicule.
— Moi, je suis Dashvara de Xalya —répondit-il—. Heureux de te connaître.
L’étudiant sourit, affable, s’inclina avec respect et se tourna vers Atasiag.
— Cela a été un honneur de discuter avec votre hôte, Éminence.
Sans attendre de réponse, il s’éloigna, suivi de son esclave. Avec calme, Atasiag Peykat prit congé de ses adulateurs et demeura un moment debout, de dos à ses esclaves, avant de se retourner.
— Je n’aime pas ça, Dashvara —déclara-t-il—. N’alimente plus les esprits de ces étudiants : ignore-les. —Il fit tourner son bâton tout en ajoutant— : Certains pourraient penser que je suis en train de fonder quelque secte étrange… Attirer l’attention des Prêtres de Cili est une des pires choses qui puissent arriver.
Sous son regard insistant, Dashvara approuva en acquiesçant et il allait lui dire qu’il avait bien essayé de les dissuader, mais le fédéré le retint d’un ton las :
— Pas maintenant, Philosophe. Pas maintenant.
Il franchit le portail, adressant un sourire distrait à Léoshu avant de traverser la cour et de disparaître à l’intérieur de la maison. Le vieux bélarque avait froncé les sourcils.
— Il a l’air préoccupé —observa Dashvara.
Léoshu acquiesça, mais ne dit rien. Le Muet non plus, naturellement. Par contre, Wassag laissa échapper :
— Aujourd’hui, la journée a été épouvantable. Plusieurs bateaux du port d’Alfodyn ont été sabotés cette nuit. Celui de Son Éminence est l’un d’eux. —Il pâlit quand il ajouta— : Et un contrôleur du port des Korfu a été retrouvé pendu à un mât. Les assassins ont déposé avec lui une note qui disait : « À bas la Fédération, vive l’Union » —il baissa tant la voix que Dashvara l’entendit de justesse. Le Loup avait l’air inquiet—. Heureusement, la garde a fini par arrêter ces fous, mais ils n’ont pas réussi à les capturer vivants.
Dashvara se mordit la lèvre, pensif. Qu’avait dit au juste Yira sur la sécurité de Titiaka et l’efficacité de Shishina Dikaksunora ? Enfin… Il avait vaguement entendu parler des tensions entre les Fédérés et les Unitaires, mais il n’avait jamais fait beaucoup d’efforts pour les comprendre : c’étaient des problèmes de citoyens. D’après ce qu’il savait, fondamentalement, les Unitaires demandaient une baisse des impôts, ils protestaient contre les conversions des hommes libres en citoyens et ils réclamaient l’interdiction de l’esclavage pour dettes. En définitive, ils défendaient les intérêts des citoyens moyens et pauvres.
— Atasiag est fédéraliste, non ? —demanda-t-il.
Wassag souffla.
— Bien entendu qu’il est fédéraliste ! Tout bon citoyen l’est. Unir les trois cantons sous un seul pouvoir n’a aucun sens. Les Unitaires veulent restreindre les droits de Ruhuvah et d’Atria et laisser leur administration publique aux Titiakas. C’est tout à fait injuste ! La Fédération a toujours été le meilleur système.
Le Loup était inhabituellement altéré. Dashvara hésita.
— Et… tous les Légitimes sont des fédéralistes ? —s’enquit-il.
Wassag le regarda avec une moue embarrassée, mais ce n’est pas lui qui répondit.
— Théoriquement oui —dit une voix—. Mais les Yim, les Stéliar et les Nelkantas ne le sont que théoriquement.
Surpris, Dashvara se tourna pour se retrouver face au visage affable de l’oncle Serl, debout près de la porte de service de la cuisine.
— Serl —fit Wassag, avec un raclement de gorge—. Tu ne devrais pas accuser sans preuves.
— Boh. Moi, je n’accuse pas. Je ne fais que constater —assura le cuisinier.
Jouant avec son ciseau, Dashvara demanda :
— Et les Dikaksunora ? De quel côté sont-ils ?
— Des fédéralistes —affirma l’elfocane—. Autant que les Korfu. Les Yordark… ont une préférence pour un système plus impérial. Ils ont toujours été un peu particuliers. —Il sourit—. Bon. J’ai commencé à préparer le dîner. Et comme j’ai pensé qu’aujourd’hui vous voudriez dîner quelque chose de spécial, je vous ai préparé un plat de garfias.
Dashvara souffla, amusé.
— Merci de varier notre menu, oncle Serl. De toute façon, tu les réussis beaucoup mieux que celles que nous faisions à la Frontière.
— Ah ! Ça, c’est parce que j’emprunte une pincée d’épices à notre cher magistrat… mais ne le lui dites pas —plaisanta-t-il sur un ton de comploteur—. Au fait, Dash, je suis heureux que tu sois de retour parmi les vivants.
Dashvara sourit.
— Moi aussi, oncle Serl, et tu ne sais pas à quel point.
Le cuisinier lui adressa un geste de la tête avant de rentrer dans sa cuisine et, avec une moue songeuse, Dashvara s’intéressa de nouveau à son jouet. Il le termina avant que les Xalyas ne reviennent et, quand il vit un enfant esclave passer dans la rue, il l’appela pour qu’il s’approche.
— Comment t’appelles-tu, petit ?
— Mun —répondit l’enfant.
Dashvara sourit et lui donna la toupie.
— Elle est à toi, Mun. J’espère que tu lui trouveras un bon usage.
Stupéfait, l’enfant ramassa le cadeau, ouvrit la bouche, la referma et, soudain, il sourit, acquiesça énergiquement et partit en courant sans dire un mot de plus. Dashvara rit doucement. Peu importait d’où ils venaient, libres ou esclaves, les enfants étaient toujours des enfants.
Cette nuit-là, il tint sa promesse et lut aux Xalyas un conte à voix haute. Ses frères étaient exténués d’avoir travaillé comme des bêtes de somme toute la journée, aussi, quand Dashvara termina, il en trouva plus d’un profondément endormi. En silence, il ferma le livre et éteignit la bougie que lui avait généreusement apportée l’oncle Serl.
— Bonne nuit, frères —murmura-t-il.
Allongé sur la paillasse voisine, Makarva chuchota dans le noir :
— Dis, tu viendras avec nous, demain, pour l’inauguration des jeux, Dash ?
— Certainement —répondit celui-ci—. Je suis déjà en pleine forme.
Il sourit en entendant un léger souffle provenant de la paillasse de Tsu. Tu me connais, Tsu : la patience n’a jamais été une de mes vertus.
Il trouva le sommeil rapidement et rêva qu’il naviguait sur l’Océan Pèlerin avec Brohol, vers l’infini, sans jamais trouver ces terres légendaires dont avait parlé le milicien. Il ne se réveilla qu’au lendemain, ce qui l’emplit de frustration dès qu’il ouvrit les yeux.
— Oh, Tah —chuchota-t-il tandis que ses frères se désengourdissaient. L’ombre était assise près de la paillasse et jouait aux katutas avec Zamoy.
“Qu’est-ce qu’il y a, Dash ?”, demanda Tahisran, curieux.
— Rien —grogna Dashvara. Il se redressa et, finalement, il laissa échapper— : Hier, je n’ai pas vu Yira de toute la journée.
Le Chauve dissimula mal son sourire.
— Elle était avec nous, Dash. Dans l’Arène. Elle ne te l’a pas dit cette nuit ?
Dashvara grommela.
— J’ai dormi comme un bodun paresseux.
Face à sa mine contrariée, Makarva et Zamoy se mirent à rire et Dashvara fit un geste vague pour balayer leurs paroles de consolation moqueuses, puis il se leva. L’ombre sourit mentalement.
“Cette nuit, j’ai parlé avec elle”, l’informa-t-il. “Nous avons parlé des arts celmistes. Et des astuces pour ne pas consumer la tige énergétique trop rapidement.”
Dashvara haussa un sourcil, amusé.
— Vraiment ? Heureusement que je ne me suis pas joint à votre conversation, alors —commenta-t-il.
Il partit déjeuner avec ses frères et, quand il revêtit l’armure et son uniforme officiel, Tsu se contenta de lui jeter un regard sombre. Il ceignit les sabres et donna une tape sur l’épaule du drow.
— Depuis le temps que tu es avec nous, Tsu, tu devrais avoir l’habitude de supporter les gens têtus.
Le drow esquissa un de ses sourires indéfinissables.
— Je devrais —soupira-t-il.
Dans son for intérieur, Dashvara savait qu’il n’était pas tout à fait remis, mais suffisamment pour suivre Atasiag Peykat et ses deux filles jusqu’à l’Arène et assister à une inauguration qui promettait d’être ennuyeuse. Ils laissèrent Dafys et Léoshu à la charge de la maison et, dès que les partisans d’Atasiag arrivèrent avec leurs épouses, progéniture et esclaves, ils initièrent la procession vers l’Arène. Tout Titiaka était en effervescence. Les enfants, esclaves et citoyens, couraient en criant et en chantant devant chaque cortège familial ; les commerçants sortaient de leurs magasins chargés d’articles dans l’espoir d’augmenter leurs gains aux abords de l’Arène ; les esclaves publics, un panier sous le bras, répandaient des pétales de fleurs d’oranger dans les grandes rues et les miliciens formaient une longue et somptueuse ligne tout au long de l’Avenue du Sacrifice pour s’assurer que toute cette procession se déroulait sans incident.
Dès qu’il put, Dashvara se laissa devancer par ses frères et se plaça aux côtés de Yira, qui fermait la marche du cortège. Même ce jour-là, la sursha portait ses vêtements noirs habituels, avec son voile bien ajusté et son sabre au ceinturon. Ses yeux sourirent en le voyant s’approcher.
— Ils ont toujours besoin de tant de faste pour faire leurs fêtes ? —s’enquit Dashvara après l’avoir saluée.
— Oh. Ceci n’est rien en comparaison avec les fêtes ciliennes —assura Yira—. Quand le Prêtre Suprême sort de son Temple Heureux et monte sur le Pont de la Joie pour faire son sermon au monde entier, tout Titiaka sans exception vient pour l’entendre.
Dashvara leva un regard pensif vers l’énorme pont qui traversait le quartier du Sacrifice et unissait le Mont Serein au Mont Courtois. Jusqu’à présent, la plupart des choses qu’il savait sur Cili et les Onze Grâces, il les avait apprises par Towder, le chef de la Tour de Dignité. À vrai dire, il n’éprouvait pas une grande curiosité pour le sujet, mais cela l’intriguait de savoir pourquoi Fayrah et Lessi avaient adopté cette religion. D’après elles, celle-ci enseignait une bonne morale… Dashvara en avait déduit que ses croyants n’étaient pas très pratiquants.
— Ce qu’il dit est si intéressant que ça ? —demanda-t-il alors.
Yira émit un souffle amusé.
— Bon. La moitié sont des anecdotes du Livre Sacré. Bien que je doive admettre que le Prêtre Suprême actuel a pas mal d’imagination. C’est un bon orateur. Il plaît bien à Atasiag. Comme à la majorité, en réalité. Les Korfu ont toujours eu bonne réputation en matière religieuse et artistique.
Elle se tut brusquement et Dashvara comprit rapidement pourquoi quand il leva la tête et vit deux fonctionnaires avec des masques dorés situés de chaque côté de la rue. Ils portaient la ceinture rouge des celmistes des registres. Quand ils les eurent dépassés d’un bon nombre de pas, Dashvara murmura :
— Ces mages pourraient vraiment… ? —Il ne termina pas la question, mais Yira comprit et répondit tout bas :
— Peut-être, s’ils lançaient des sortilèges perceptistes focalisés sur moi. Un risque peu probable —reconnut-elle—. Mais on n’est jamais assez prudent.
Dashvara ne put qu’approuver sa défiance.
Quand je pense que le seul fait d’enlever son voile la condamnerait à mort… Il frémit. Comment Yira parvenait-elle à réunir assez de courage ne serait-ce que pour sortir dans la rue ? Dashvara essaya de se mettre à sa place et il arriva à la conclusion qu’il serait probablement parti depuis longtemps à la recherche d’un peuple plus tolérant. Il sourit intérieurement. Mais, tout compte fait, ne l’a-t-elle pas déjà trouvé ? Il n’était pas aveugle : il connaissait la peur que la magie inspirait aux Xalyas, et pourtant… il espérait que ses frères feraient une petite exception et surmonteraient cette peur. Après tout, ils l’avaient déjà fait avec Tahisran.
Finalement, après une avancée d’une lenteur exaspérante, ils parvinrent à l’Arène. Toutes les entrées ouvertes étaient surveillées par la Garde Ragaïle. D’après ce que Dashvara savait, le corps permanent comptait environ six-cents hommes, mais ce jour-là d’autres citoyens auxiliaires, avec leurs propres armes et insignes, étaient venus leur prêter main forte. Autour de l’imposant édifice, flamboyaient toutes les couleurs imaginables.
Ils mirent une heure entière à pénétrer dans l’Arène bien que celle-ci ait de nombreuses entrées. Le tumulte était assourdissant. Les citoyens se saluaient, riaient, faisaient des paris, bavardaient et traînaient au lieu d’avancer. Dashvara tambourinait des doigts sur le pommeau de ses sabres, de plus en plus ennuyé. Zamoy et Makarva s’amusaient à un nouveau jeu qui consistait à être le premier à repérer un insigne d’une couleur donnée parmi la foule.
— Jaune ! —s’écria tout bas le Chauve en signalant une troupe de gardes. Ceux-ci portaient le trèfle doré des Kondister.
— Diables ! —jura Makarva—. Et pourtant, je les avais déjà vus avant.
— Franchement, on ne dirait pas que vous venez de la Frontière —commenta le contremaître Loxarios en passant près d’eux.
Loin de s’empourprer, tous deux sourirent.
— Justement —répondit Mak—. Cela fait trois ans que nous nous entraînons aux jeux les plus simples possibles.
— Dans les marais, nous parions sur quel monstre serait le suivant à mourir —intervint Dashvara—. Même à ce jeu, c’est presque toujours Makarva qui gagnait… —Il esquissa un sourire lugubre—. Oh, mes frères ! Pourquoi c’est toujours moi qui fais les commentaires les plus macabres ?
— Parce que tu es tordu dans ta tête ? —proposa Makarva.
Dashvara prit un air faussement songeur.
— Et en quoi je me distingue de toi alors, Mak ?
Son ami roula les yeux et lui donna une petite bourrade avant de reprendre sa place dans le rang sous les regards exaspérés de Loxarios et de son chien.
Ils entrèrent dans les tunnels de l’édifice où, pour ralentir encore davantage les choses, Atasiag rencontra plusieurs commerçants de sa compagnie ; il salua ensuite les Nelkantas, les Yordark et finalement les Korfu. Les conversations se prolongèrent. Dashvara ne vit pas le capitaine Faag et il supposa que celui-ci était reparti avec sa compagnie, peut-être à la frontière avec Shjak. Par contre, il vit Lanamiag Korfu et il sentit son cœur se serrer douloureusement quand le jeune Légitime baisa la main de Fayrah et lui murmura quelque chose qui la fit rougir.
Parviens-tu vraiment à éprouver de l’affection pour cet homme, sœur ?
De fait, il était évident qu’elle éprouvait davantage qu’une simple affection. Et à voir Lanamiag, il était aussi manifeste que le sentiment était sincèrement réciproque. Qui sait, peut-être qu’il n’était pas une si mauvaise personne… La vieille femme Korfu que Dashvara avait heurtée si intelligemment quelques semaines plus tôt vint alors saluer Fayrah et Lessi. Lanamiag s’écarta en s’inclinant courtoisement et, distraits, ses yeux se posèrent rapidement sur les Xalyas. Ils s’arrêtèrent quelques secondes sur Dashvara et ses paroles résonnèrent soudain dans la tête de celui-ci avec l’écho de ses coups :
“Un travailleur ne regarde pas un citoyen dans les yeux.”
Dashvara soupira en grimaçant mais détourna le regard. Comme il avait l’habitude de dire : téméraire si besoin est, imprudent jamais. De toute manière, l’expression de Lanamiag lui fit soupçonner qu’il ne l’avait même pas reconnu. Évidemment, comment allait-il le faire ? Pour lui, ce devait être comme essayer d’identifier une souris au milieu d’une vingtaine de souris identiques : laborieux… et inutile.
Il regretta presque d’avoir détourné les yeux quand ceux-ci tombèrent irrémédiablement sur les visages des Akinoas, postés derrière les Korfu. Il échangea un regard avec Raxifar. Et demeura de pierre. Cette fois, par compassion pour ses propres nerfs, il détourna de nouveau les yeux et les posa sur Atasiag. Aussitôt, il sentit que quelque chose n’allait pas. Le Diumcilien avait l’air inhabituellement inquiet et il écoutait Rayeshag Korfu, l’expression crispée. Finalement, il s’inclina et Dashvara l’entendit dire :
— Bien entendu. Je comprends, Excellence.
Il ajouta autre chose et s’inclina de nouveau vers le Légitime alors que celui-ci s’éloignait vers les gradins supérieurs avec sa suite. Comme Atasiag faisait demi-tour et passait près des Xalyas, Dashvara lui adressa une moue interrogative.
— Ne vous séparez pas de moi —leur demanda le magistrat d’un ton sec—. Dès que nous le pourrons, nous sortirons de l’Arène. Il y a quelque chose ici qui ne me plaît pas du tout.
Dashvara réalisa un bref signe de tête pour lui assurer qu’il l’avait compris. Nous sommes avertis, pensa-t-il. Même s’il ne savait pas très bien de quoi. Quelque tension avec les Korfu, peut-être ?
Il vit Atasiag murmurer quelque chose à Wassag. Le Loup acquiesça prestement et disparut aussitôt parmi la foule. Tout cela était de plus en plus étrange.
— Nous n’allons pas sur les gradins, Éminence ? —demanda le Licencié Nitakrios.
Atasiag lui sourit, mais ses yeux demeurèrent froids.
— Allez vous installer. Je vais attendre un peu ici. J’ai un rendez-vous avec un homme de confiance. Des affaires —expliqua-t-il—. Mes filles, accompagnez nos amis —dit-il à Fayrah et à Lessi—. Yorlen, va avec elles. Je ne serai pas long —promit-il.
L’expression troublée, les partisans s’inclinèrent et s’éloignèrent avec leurs familles vers l’intérieur du tunnel. Escortées par le Muet, Fayrah et Lessi les suivirent avec des moues inquiètes, traînant leurs robes ridiculement longues. Elles laissèrent derrière elles un Atasiag entouré de Xalyas.
La main sur le pommeau de son sabre, Yira s’approcha de lui. Ses yeux étaient réduits à de simples fentes.
— Que se passe-t-il, père ? —demanda la sursha dans un murmure.
Atasiag avoua sans ambages :
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais quelque chose me dit que les Korfu ne requièrent plus mon appui. Le changement est subtil, mais… quand les Légitimes te lâchent de cette façon, cela n’augure rien de bon.
Dashvara perçut sa nervosité, même s’il dut reconnaître qu’il la dissimulait assez bien.
— Et qu’est-ce qu’on fait ? —demanda Loxarios.
Atasiag promena un regard dans le large tunnel bondé de monde avant de dire :
— On attend Wassag.
Le Loup mit une demi-heure à revenir et, quand il le fit, il était très pâle. Avant même que le magistrat lui demande de parler, il lança dans un murmure précipité :
— Éminence, ils viennent d’arrêter les Shiirs. Les gardes étaient masqués, mais… je jurerais que c’étaient les Telv.
Atasiag ne s’altéra pas. Dashvara savait que les Telv étaient une famille de Légitimes mais… les Shiirs ? Il n’en avait aucune idée. Wassag ajouta :
— Ils ne m’ont pas vu. Du moins, je ne crois pas —rectifia-t-il—. Je suppose que la majorité a réussi à fuir en bateau, mais…
Dashvara ne parvint pas à entendre ce qu’il ajouta ensuite et il échangea avec le capitaine Zorvun un regard froncé. En son for intérieur, il savait qu’il était totalement normal qu’il ne comprenne rien de ce qui se passait : personne ne leur avait jamais expliqué les affaires d’Atasiag, et ce probablement de façon délibérée. Le magistrat secoua la tête.
— Leurs intentions sont claires. Pour quelque raison, les Korfu nous ont trahis —conclut-il—. Loxarios, va à la maison et avertis Serl, Dafys et Léoshu. Tu sais ce que tu dois faire.
Le contremaître acquiesça, la mine sombre, néanmoins Dashvara crut reconnaître dans ses yeux un éclat d’excitation. Il le suivit du regard avant de se tourner vers Atasiag :
— On pourrait savoir un peu ce qu’il se passe ?
Atasiag semblait soudainement serein.
— Il vient d’arriver exactement ce que j’aurais aimé éviter —expliqua-t-il tout bas— : les Dikaksunora et les Korfu ont dû parvenir à un accord pour se répartir le butin des terres colonisées et les Korfu ne voient plus autant d’intérêt à garder de bonnes relations avec Agoskura. Ni avec moi. Je parierais tous mes biens qu’un des points de l’accord doit être d’éliminer la Confrérie du Songe. Ou du moins d’essayer de la faire fléchir. —Il eut un sourire torve—. Les Dikaksunora n’ont pas dû apprécier le scandale causé par les documents que les Frères de la Perle ont envoyés au Sénat de Dazbon. Et l’infiltration des Shiirs à Titiaka n’a pas dû beaucoup leur plaire non plus. Bah. Ils ont dû offrir des concessions avantageuses aux Korfu. Suffisamment avantageuses pour convaincre les Korfu de la nécessité d’en finir avec notre « bande de voleurs », comme ils nous considèrent sûrement. Wassag —appela-t-il calmement—. Tu as du papier et de l’encre ?
Le Loup pâlit.
— Non, Éminence.
Atasiag soupira et Miflin intervint en sortant son cahier et son crayon :
— Avec ça, ça ira ?
Le fédéré sourit.
— Avec ça, ça ira —affirma-t-il—. Merci, Miflin.
Il s’assit sur un banc de l’entrée et écrivit lui-même une note rapide. Il arracha la feuille, la plia et la tendit à Wassag en disant :
— Apporte-la aux Shyurd.
Il baissa de nouveau la tête sur le cahier avant même que le Loup ait pris le message. Il tendit la note suivante à Yira.
— Celle-ci est pour Shéroda. Attends —dit-il. Il griffonna une phrase—. Ça, c’est pour toi.
Yira jeta un coup d’œil au message et secoua la tête.
— Je ne peux pas, Éminence —sa voix sonna étouffée derrière le voile.
— Bien sûr que tu peux, ma fille. Il suffit que tu relises cette phrase quand le moment sera venu. Va —ordonna-t-il et, tandis que Yira s’éloignait, il ajouta— : Dash. Va chercher Fayrah et Lessi. Dis à mes clients que j’ai souffert un petit malaise et que je rentre à la maison mais qu’ils ne s’inquiètent pas. Essaie de paraître calme.
Dashvara esquissa un sourire sardonique.
— Mais je suis très calme, Éminence. Pourquoi ne devrais-je pas l’être ? —Il marqua un temps d’arrêt—. Qui sont les Shiirs ?
Atasiag ôta sa perruque pour la remettre avec un soupir. Il répondit :
— Ce sont des pirates, Dash. Et des amis à moi depuis des décennies. Et maintenant va.
Pensif, Dashvara laissa ses frères et s’éloigna vers les escaliers qui menaient aux gradins. Alors comme ça, les Korfu savaient déjà depuis longtemps qu’Atasiag Peykat était le meneur de la Confrérie du Songe. Et, visiblement, ils avaient fait courir le bruit. À moins qu’Atasiag n’ait tiré des conclusions hâtives. Restait à savoir ce que prétendait faire Atasiag et quelles seraient les conséquences pour les Xalyas.
Quand il atteignit les gradins, les jeux avaient déjà commencé : un grand orchestre jouait une musique joyeuse et, dans l’Arène proprement dite, ils avaient lâché une vingtaine d’orcs des marais contre cinq loups sanfurients. Les premiers semblaient avoir des problèmes pour agripper leurs armes, comme si leurs mains les brûlaient. On les avait probablement enduits d’un produit pour qu’ils ne puissent même pas essayer d’escalader les murs. Le combat était… lamentable. Dashvara le regarda un instant, le cœur battant de répulsion. C’étaient des monstres, oui, mais ceux qui étaient capables de faire un spectacle de leur mort l’étaient encore plus.
Bah, Dash, arrête donc d’évaluer les degrés de monstruosités : ce sont tous des étrangers. Comme dit le capitaine, ce sont leurs coutumes. Et maintenant, va chercher Fayrah.
Avec une moue ironique, il se désintéressa du combat chaotique interrompu par des hurlements et des salves d’applaudissements et il chercha sa sœur du regard. Il n’avait aucune idée d’où elle avait pu s’installer. Après quelques minutes à déambuler dans les gradins bondés de monde, il aperçut le Licencié Nitakrios assis au milieu d’étudiants exaltés. Vêtu de sa longue tunique noire d’académicien, il affichait une expression profondément ennuyée.
— Licencié —le salua-t-il—. Sais-tu où sont installées les demoiselles Peykat ?
Nitakrios fronça les sourcils.
— Elles ont de nouveau rencontré le jeune Korfu et elles sont restées à parler avec lui —répondit-il—. Mais, maintenant, elles sont peut-être au huitième gradin. —Il se leva—. Je vais t’accompagner. Je regrette, les amis, le devoir m’appelle —lança-t-il gravement aux étudiants. Ceux-ci ne l’écoutèrent même pas.
Dashvara s’arma de patience et suivit le Licencié jusqu’au huitième gradin. Il y trouva trois des partisans d’Atasiag. Ni Fayrah ni Lessi n’étaient là. Il se chargea de parler du supposé malaise d’Atasiag, et Vorxag, sans prendre son habituel ton servile, lança :
— Ça alors, quelle malchance ! Dafosag et Lurdag aussi se sont retirés chez eux, pour indisposition. Communique à Son Éminence mes plus sincères vœux de prompt rétablissement.
Dashvara réprima un souffle.
Indisposition ? Et puis quoi d’autre…, rit-il intérieurement, de plus en plus nerveux. Dis-moi plutôt que vous avez du flair et que vous vous doutez que votre gentil magistrat ne va plus pouvoir vous entretenir aussi facilement… Il se demanda combien de temps il faudrait aux autres adulateurs pour abandonner Atasiag. Parasites, cracha-t-il avec dédain.
Il s’inclina néanmoins et il allait s’éloigner quand le Licencié le retint.
— Dis-moi, que se passe-t-il ? —lui murmura-t-il.
Dashvara lui jeta un regard abasourdi.
— C’est à moi que tu le demandes, Licencié ? —Il esquissa un sourire en coin—. Eh bien, pour être franc, je n’en ai aucune idée.
— Son Éminence a des problèmes, n’est-ce pas ? —interrogea le citoyen.
Dashvara leva les yeux au ciel.
— Il a eu un malaise. Je suppose que l’on peut appeler ça un problème.
— Conduis-moi auprès de lui —ordonna le Licencié.
Dashvara lui lança un regard agacé.
— Je cherche les jeunes filles Peykat, Licencié. Je ne peux pas faire vingt mille choses à la fois. Son Éminence doit être chez lui à présent. Mais je doute qu’il ait envie de recevoir des visites. Bonne journée à toi.
Il lui tourna le dos et continua à chercher. L’Arène était pleine à craquer. Comment diables allait-il trouver Fayrah au milieu de cette foule ? Il marchait en grognant dans un couloir intérieur, ignorant les cris tonitruants du public quand il rencontra la personne à laquelle il s’attendait le moins : le Duc. Il était habillé d’un uniforme de milicien civil et il portait le masque doré des fonctionnaires à la main. Il avançait à pas rapides et, si Dashvara ne lui avait pas barré le passage, il ne l’aurait probablement pas remarqué.
— Eh, républicain —fit-il—. Que deviens-tu ?
Rowyn s’arrêta net et cligna des yeux comme s’il venait de sortir d’un tourbillon de pensées particulièrement absorbantes. Alors, le blond sourit.
— Steppien. —Il hésita—. Comment vas-tu ?
— Je suis vivant —dit Dashvara, enjoué—. Et toi ?
Le Frère de la Perle jeta un coup d’œil dans le couloir plein de gens avant de répondre à voix basse :
— Eh bien, en ce moment précis, je ne saurais pas te dire. La Suprême m’a envoyé un message en me demandant de chercher Atasiag. Tu sais où il est ?
— Chez lui —affirma Dashvara.
Rowyn souffla.
— Que s’est-il passé ? Ils ont tenté de l’assassiner ?
Dashvara fronça les sourcils, surpris.
— Non. Pas que je sache. Les Korfu se sont simplement retournés contre lui et toute la troupe Légitime avec eux, je suppose. Et forcément Atasiag est effrayé. —Il secoua la tête. Il ne parvenait pas à se sentir très affecté par ce qui se passait quoiqu’il sache que, dans la pratique, tout cela pouvait causer de graves problèmes—. Tu crois vraiment qu’ils peuvent essayer de le tuer ?
Rowyn grimaça et s’agita, comme s’il souhaitait partir en courant quelque part.
— Mauvaises nouvelles, mauvaises nouvelles —marmonna-t-il.
— C’est ce qui arrive quand on dépend de gens peu fiables —commenta tranquillement Dashvara.
Le Duc le regarda dans les yeux.
— Rends-toi compte, steppien, que, si Atasiag meurt par ordre des Légitimes, la situation de ton peuple ne pourra qu’empirer.
Dashvara se sentit irrité.
— Et si Atasiag avait tiré des conclusions précipitées, Duc ? Peut-être que les Telv n’ont attaqué ces Shiirs que par pur hasard…
Rowyn haleta.
— Ils ont attaqué les Shiirs ? Par le Dragon. Maintenant j’y vois clair. Tu vas chez Atasiag maintenant ? —demanda-t-il rapidement.
— Non, je…
Le républicain le coupa avec agitation :
— S’il essaie de s’enfuir, dis à Atasiag de ne pas le faire par le port d’Alfodyn, mais par celui de Xendag. Ils doivent sûrement avoir réquisitionné tous les bateaux des Shiirs. Je vais chercher Azune et Axef. Cela devait arriver un jour —affirma-t-il comme pour lui-même—. C’est l’heure du repli général. Nous, nous n’avons plus rien à faire ici sans l’appui d’Atasiag.
Il partit dans le couloir presque en courant et Dashvara le vit s’éloigner avec un soupir frustré. C’était plutôt exaspérant de devoir agir en ne connaissant que la dixième partie des raisons qui altéraient tant Atasiag et Rowyn. Malgré tout, il se remit aussitôt en marche et il maudit sa sœur de ne pas s’être trouvée là où elle était censée attendre. Puis il tenta à nouveau de se calmer et une subite inquiétude s’empara de lui. La possibilité qu’il soit arrivé un malheur aux deux Xalyas devint oppressante.
Finalement, il arriva aux plus hauts gradins et la Garde Ragaïle lui barra le passage. L’un d’eux était le sergent qui assistait toujours aux entraînements dans l’Arène.
— Que cherches-tu, Xalya ? —l’interrogea celui-ci. Dashvara le lui expliqua et le sergent secoua la tête avec dans les yeux une lueur triste—. Elles sont venues ici, mais elles sont redescendues il y a un bon moment.
Dashvara réprima un grognement, le remercia et tourna le dos aux Ragaïls. Ce fut une erreur. Plusieurs Ragaïls venaient de sortir leurs épées. Sur le ton de celui qui donne un ordre à contrecœur, le sergent lança :
— Tuez-le.
Dashvara rugit et commit sa deuxième erreur : il voulut dégainer ses sabres. Une seconde après, il comprit qu’il n’en avait pas le temps.
“Attaque au lieu de te défendre. Surprends tes adversaires.”
Il suivit le vieux conseil de Zorvun, fit volte-face et fonça contre le sergent avec un cri de guerre. Tous deux tombèrent sur le sol. Dashvara se releva d’un bond et partit en courant dans le couloir qui conduisait aux derniers gradins. Il n’avait aucune possibilité de sortir de là vivant, il le savait, mais, s’il devait mourir, au moins, il mourrait en tuant des gens qui méritaient réellement de mourir.
Ignorant les cris derrière lui, il dégaina les sabres et sortit à la lumière du jour. Il vit les Korfu, il vit les Akinoas et il vit Lanamiag. Il se précipita vers eux provoquant le chaos sur son passage. Les citoyens se jetaient par terre en poussant des cris de terreur et imploraient la grâce de Cili.
Tremblez, mortels, pensa Dashvara. Une grimace terrible se dessina sur son visage, semblable à un sourire. Vous m’avez poussé à bout.
Il ne comprit pas comment il réussit à arriver jusqu’aux Korfu sans qu’aucune épée ne le transperce. Il fit un bond sur le petit gradin qui le séparait de la famille de Légitimes et, à la stupéfaction des Akinoas, il les contourna. Il esquiva le coup d’épée de Lanamiag. Celui-ci cria quelque chose. Assourdi par la furie qui vibrait dans son cœur, Dashvara ne l’entendit pas. Il le repoussa de côté, planta son sabre dans la jambe d’un homme qui s’interposait sur son chemin, et oublia tout sauf son objectif. Et il finit par l’atteindre. Il blessa au bras Rayeshag Korfu, ce traître chien, puis en finit avec lui, l’achevant d’un autre coup de sabre et, sans attendre de voir le résultat, il poursuivit son chemin jusqu’aux Dikaksunora.
Les paroles de Morzif résonnaient comme un tambour dans son esprit : La liberté ne se gagne pas, mon seigneur : elle se prend.
Il était à mi-chemin quand il reçut un coup d’épée contre son armure, dans le dos.
Lâches sans honneur…, cracha-t-il mentalement.
Il ne se retourna pas et, incroyablement, il ne reçut aucun autre coup avant de parvenir jusqu’aux Dikaksunora. Il vit le jeune Kuriag, assis et paralysé sur son siège, les yeux désorbités rivés sur son « Roi de l’Oiseau Éternel ». Et il vit aussi, plus près, une troupe de gardes pointant leurs épées sur lui. Il s’arrêta, les foudroya du regard et leur cria :
— Écartez-vous ! —Et il tonna— : Menfag Dikaksunora ! Toi qu’on appelle le Maître, montre-toi ! Je vais te tuer. Tu vas regretter d’avoir asservi mon peuple.
Il sursauta à peine quand il vit Raxifar se poster à ses côtés, sa hache levée, brandie vers les Dikaksunora. L’Akinoa ne dit rien, mais il poussa un rugissement suffisamment explicite. Jetant un rapide coup d’œil en arrière, Dashvara constata que, pour quelque raison, les sauvages noirs s’étaient laissés emporter par son déchaînement de rage et combattaient à présent contre les Ragaïls.
— Nous allons mourir —murmura-t-il.
Raxifar lui montra un sourire féroce.
— Je mourrai avec toi, Xalya. Et pas contre toi.
Dashvara grimaça avec un sourire, adressa une dernière pensée à Yira, à ses frères et à son Oiseau Éternel et cria :
— Mort aux assassins !
— Liberté ! —vociféra Raxifar.
Ils se ruèrent contre les gardes. Comme il fallait s’y attendre, ils se retrouvèrent bientôt à reculer sous les coups.
À peine quelques instants après, un tumulte de voix surgit des gradins inférieurs et prit de l’ampleur. Dashvara eut du mal à saisir ce qui se passait, mais il finit par comprendre quand il entendit un citoyen crier à une distance assez proche : « Pour l’Union, à bas les Légitimes, à bas les privilèges ! ». Pour une raison ou une autre, l’assaut avait entraîné avec lui les Unitaires de l’Arène et celle-ci s’était à présent transformée en un véritable chaos. Comme une vague, les cris montèrent. Le dernier gradin ne tarda pas à s’emplir de citoyens exaltés et armés de leurs propres armes. On avait si bien préparé les citoyens pour contrer les révoltes d’esclaves, et pourquoi finalement ? Pour les voir se déchirer entre eux. Oh grande Titiaka unie…
Devant lui, un garde mourut étouffé par son sang sous la hache de Raxifar. Dashvara esquiva un bouclier et donna un coup de pied dans un panier qui entravait son chemin. Il blessa le bras du soldat le plus proche, fit un pas en arrière et cria :
— Raxifar, replie-toi ! Ne nous séparons pas du reste.
Le « reste », c’était une quinzaine d’Akinoas qui provoquaient un véritable carnage sur leur passage. Mais eux, ils reculaient sagement vers l’un des tunnels menant aux galeries intérieures, contrairement à Raxifar.
Maudit imprudent. Maintenant que les Ragaïls se focalisent sur les Unitaires, voilà que ce sauvage se fourre au beau milieu du combat ?
— Raxifar ! —vociféra un des Akinoas en l’appelant.
L’idiot ne l’écouta pas et fonça de nouveau contre les gardes qui entouraient les Dikaksunora.
— Il est fou —haleta Dashvara. Il se trouvait trop loin pour rejoindre les autres Akinoas et s’ouvrir avec eux un passage dans les galeries au milieu de la foule qui fuyait. Les gardes l’auraient tout de suite cerné. Il ne lui restait pas d’autre option que de suivre Raxifar et de couvrir ses arrières. Cette fois, nous sommes morts…
Il perdit le compte des fois où il faillit être embroché par la garde. Il avait l’impression de manier les sabres avec trop de lenteur. Il arriverait un moment où il ne réussirait plus à parer toutes les attaques. Il arriverait un moment où une épée le transpercerait et, finalement, il mourrait. Et cette fois, il ne ressusciterait pas. Et il n’aurait pas de cercueil. Il espérait seulement qu’Atasiag avait prévu une bonne échappatoire. Et qu’il n’abandonnerait pas ses frères aux mains des Titiakas.
Il esquiva un coup d’épée qui se dirigeait droit sur sa figure et il chargea.
Maudite, maudite vie de fous…, pensa-t-il.