Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

20 À mort

Dashvara comprit finalement pourquoi Atasiag Peykat l’avait questionné sur l’habileté des Xalyas comme cavaliers. À l’approche des élections citoyennes annuelles, les Légitimes et autres citoyens riches avaient prévu des fêtes quotidiennes et une des activités que finançaient les Yordark était le dénommé jeu du solfata, qui était fondamentalement une course de tir à l’arc à cheval.

— C’est notre spécialité —affirma Makarva quand Yira eut fini de leur expliquer les règles du solfata dans la cour de la maison—. Chevaucher, tirer, faire volte-face et disparaître comme l’éclair.

— Mm —confirma Orafe—. Mais nous ne pouvions pas toujours le faire. Avec les nadres rouges, c’était plus efficace de charger avec les lances et les sabres —expliqua-t-il à Yira.

— Et tu dis que seuls trois d’entre nous vont participer ? —interrogea le capitaine.

Yira acquiesça.

— La course se fait par groupe de trois. En plus, Son Éminence a loué dix d’entre vous aux Stéliar pour les duels de combat corps à corps. Si vous gagnez, les Stéliar remporteront le prix, mais le prestige sera aussi pour Atasiag. Et si vous perdez, les Stéliar auront perdu de l’argent et vous perdrez de la valeur —compléta-t-elle.

Elle ne demanda pas qui se portait volontaire pour le solfata ou les duels : ce furent les Légitimes en personne qui choisirent. En fin d’après-midi, Shaag Yordark arriva en litière chez Atasiag, accompagné de son escorte, de son intendant… et de son fils Faag. Quand Dashvara vit le capitaine de la compagnie de Compassion, il échangea un regard pensif avec Zorvun avant de s’aligner correctement dans la cour. Faag les reconnut tout de suite. Sans s’approcher, il leur adressa un petit sourire en guise de salut, auquel Dashvara répondit de la même manière. On dirait presque que ce citoyen nous a pris pour ses égaux, observa-t-il avec une certaine moquerie.

Shaag ne s’entretint pas longtemps avec Atasiag Peykat et s’intéressa rapidement aux Xalyas.

— Quels sont ceux les plus habiles avec l’arc ? —demanda-t-il à Atasiag.

Celui-ci jeta un regard incitatif à Yira.

— Nous n’avons pu faire une épreuve de tir à l’arc qu’une fois, Excellence —répondit celle-ci—, mais à mon avis les plus habiles sont celui-ci, celui-ci et celui-ci —elle signala du doigt Lumon, puis Makarva et finalement Dashvara. Ce dernier arqua un sourcil, surpris. Il n’était assurément pas un incapable avec l’arc, aucun patrouilleur xalya ne l’était, mais Alta ou Boron étaient sans aucun doute plus adroits que lui. De toutes façons, il ne protesta pas : c’était toujours un soulagement de savoir qu’au lieu de cogner des guerriers, il allait tirer des flèches.

Shaag Yordark approuva l’avis de Yira, prit un air satisfait, salua gravement Atasiag et remonta sur sa litière. Alors, de manière inattendue, l’intendant fit signe à Dashvara, Lumon et Makarva de les suivre.

— Quoi ? —murmura Dashvara. Ils allaient se rendre au château des Yordark à cette heure ? Après avoir levé un regard vers le ciel qui s’assombrissait, il jeta un coup d’œil déconcerté à Atasiag. Celui-ci lui sourit.

— Comportez-vous bien durant l’entraînement, Xalyas.

Il n’en dit pas davantage. Sans un mot, Dashvara, Lumon et Makarva suivirent la petite procession à travers Passereaux et montèrent le mont jusqu’au château noir des Yordark. Quand un adolescent encore imberbe leur indiqua un coin où passer la nuit, près des étables, Dashvara laissa échapper un soupir et rompit enfin le silence.

— Dis-moi, garçon. Sais-tu combien de jours va durer l’entraînement ? —s’enquit-il.

Le jeune haussa les épaules.

— Les courses de solfata commencent dans une semaine et demie. C’est-à-dire, dans neuf jours. Jusque là, vous resterez ici.

Il avait un accent du désert de Bladhy profondément marqué. Il n’ajouta rien d’autre et, quand il s’en fut, Makarva marmonna :

— Ils ne m’ont même pas donné le temps de prendre les cartes. Ils pourraient nous avoir avertis.

Dashvara s’assit sur un tas de paille et estima que le lit était plus douillet que sa paillasse chez Atasiag. Finalement il répliqua :

— Depuis quand avons-nous besoin de cartes pour jouer aux cartes, Mak ? —Il se tourna vers Lumon. L’Archer jouait avec le bracelet de fer du Licencié Nitakrios. Il semblait inhabituellement nerveux et Dashvara s’inquiéta—. Qu’est-ce qui se passe, Lumon ?

Celui-ci haussa les épaules et ne répondit pas immédiatement.

— Je ne sais pas, Dash. Dernièrement je tourne trop mes pensées dans ma tête.

Dashvara échangea un regard intrigué avec Makarva.

— Quelles pensées, Lumon ? —s’enquit-il.

— Boh. Tu veux vraiment le savoir ? —soupira l’Archer.

Dashvara haussa les sourcils.

— Je n’ai pas l’habitude de demander des choses que je ne veux pas savoir, frère —lui répliqua-t-il, moqueur.

Lumon esquissa un sourire mais l’effaça quand il expliqua :

— Je pensais à ce que les fédérés font de nous. À la Frontière, nous luttions contre les monstres. Nous faisions quelque chose d’utile. À Titiaka, nous luttons contre des esclaves comme nous. Simplement pour divertir. Qu’est-ce que cela fait de nous, Dash ?

Dashvara sourit avec ironie.

— Des bêtes de foire qui mordent pour ne pas être mordues ?

— C’est ce qu’on dirait —concéda Lumon.

Dashvara s’installa confortablement sur la paille et mit les mains derrière la tête.

— Bah, ne te tourmente pas. Le premier pas est d’accepter ce que nous sommes —considéra-t-il—. Le deuxième consiste à en profiter le plus possible. Et le troisième, à considérer la septième fuite. Pour le moment, j’en suis au deuxième pas —informa-t-il—. Et toi, Lumon ?

L’Archer rit doucement.

— Tu viens de me mettre au deuxième aussi, Philosophe. Et, à propos, je me demande si ces Yordark ont une cuisine quelque part.

Alors seulement, Dashvara se rendit compte qu’il était affamé après tout l’entraînement de l’après-midi. Ils sortirent du petit abri et croisèrent Durf et d’autres esclaves dans l’ample cour du château. Grâce à eux, ils trouvèrent du premier coup les cuisines, où douze gardes finissaient déjà de manger. Quand son regard se porta sur trois visages inconnus mais aux traits clairement steppiens, Dashvara s’arrêta une seconde, il alla prendre sa portion de pain et de fromage et s’assit enfin face aux trois hommes avec un large sourire.

— Voleurs de la Steppe —prononça-t-il—. Heureux de vous voir dans cette belle région.

Des trois Honyrs, seul l’un d’entre eux laissa transpercer la surprise dans son expression. Les deux autres froncèrent les sourcils. Ils portaient, sur le bras droit, la marque claire du scorpion vert des Yordark, accompagné de la croix noire des fugitifs capturés et pardonnés.

— Xalyas ? —demanda celui du milieu. Son visage hâlé était sillonné de rides, mais Dashvara paria qu’il ne devait pas avoir beaucoup plus de cinquante ans.

— Xalyas —confirma-t-il sur un ton amène—. Je suis Dashvara de Xalya. Et eux, c’est Lumon et Makarva. Apparemment, nous allons tous les six jouer au solfata pour les Yordark. —Il sourit—. Quelle glorieuse tâche, n’est-ce pas ?

L’Honyr n’avait pas encore touché à son repas. Ses yeux gris détaillèrent les trois Xalyas, mais il ne desserra pas les lèvres. Dashvara n’attendit pas qu’ils se présentent par leurs noms : il savait, car il avait parlé une fois à un Voleur de la Steppe, que les noms étaient une chose sacrée pour eux. Aucun étranger au clan ne devait les connaître.

Il arracha une bouchée à son pain avant d’ajouter tout en mâchant :

— Apparemment, vous vous êtes enfuis et le capitaine Faag vous a capturés de nouveau. Une chance que vous soyez toujours en vie. Nous aussi, nous avons fui —observa-t-il—. Six fois. Mais ils n’ont pas eu besoin de nous capturer : nous sommes revenus à notre tour de la Frontière de notre plein gré. Certains appellent ça le sens de l’honneur, d’autres appellent ça le sens pratique —plaisanta-t-il. Alors il se rendit compte que, comme Zaadma, il ne laissait pas placer un mot et il ajouta— : Par curiosité, combien de Voleurs êtes-vous en Diumcili ?

— Des voleurs, aucun —lui répliqua le plus jeune—. Nous sommes des Honyrs.

Dashvara acquiesça.

— Très juste. Tu fais bien de le signaler. Excusez-moi si je vous ai offensés. Je vous ai toujours connus sous le nom de Voleurs de la Steppe, mais dorénavant je vous appellerai Honyrs. Et vous aussi —avertit-il en s’adressant à Makarva et à Lumon. Ceux-ci haussèrent les épaules et acquiescèrent tout en mangeant.

— Dashvara de Xalya —répéta le troisième Honyr. Il avait une énorme cicatrice sur le visage et, vu les marques, elle semblait avoir été provoquée par un animal avec des crocs. Ses yeux étudièrent intensément les traits de Dashvara avant de lancer— : Tu es le fils de Vifkan de Xalya.

Dashvara fit une moue méditative.

— Je vois que ma réputation me précède. Mais, à voir ta tête, j’ai l’impression qu’elle n’est pas très flatteuse.

L’Honyr esquissa un sourire torve.

— Ton père n’était pas un homme très respectab… —Le vieil Honyr dut lui donner un coup de pied sous la table parce que celui de la cicatrice eut un sursaut et se tut. Dashvara se demanda s’il devait se sentir indigné ou pas face à l’insulte. En tout cas, il n’y avait pas de doute que les Voleurs de la Steppe étaient au courant de la chute du clan xalya. Le vieil homme secoua la tête, rembruni.

— Cela ne sert à rien de dire du mal des morts, Nuage. —Et il prononça— : Pardonne, Xalya, l’exaltation de mon frère.

Dashvara arqua un sourcil.

— Pardonné. Alors comme ça, vous vous donnez des surnoms ?

Le vieil homme l’observa avec une certaine curiosité avant de répondre :

— C’est cela. Moi, je suis Ruade. Lui, c’est Sann et lui, Nuage. Alors, finalement, les zoks t’ont laissé la vie sauve.

Dashvara comprit que par « zoks » il faisait allusion aux Shalussis, Essiméens et Akinoas. Cela devait sûrement signifier quelque chose comme « sauvages » dans leur langue.

— Ils m’ont laissé en vie sans le vouloir —expliqua-t-il—. Je me suis fait passer pour un Shalussi.

Comme les Honyrs n’étaient pas très bavards et avaient l’air malgré tout intéressés, il se mit à leur raconter les péripéties des Xalyas, aidé par Makarva. Il terminait déjà sa dernière bouchée quand il acheva sa narration et demanda :

— Euh… vous ne mangez pas ?

Ruade, le vieux, esquissa un sourire. La conversation semblait l’avoir adouci un peu.

— Les Honyrs, nous ne mangeons pas quand quelqu’un nous parle. Et nous ne parlons pas la bouche pleine.

Dashvara s’empourpra, déconcerté.

— Oh. —Il se racla la gorge, hésita et, finalement, se leva—. Alors, nous allons vous laisser manger. Ça a été un plaisir de parler avec vous. Nous nous verrons demain, je suppose. Bonne nuit, Honyrs.

— Bonne nuit, Xalyas —fit le vieux Ruade.

— Bonne nuit, zoks —murmura Nuage, celui de la cicatrice, alors que Dashvara s’éloignait déjà.

Zok toi-même, souffla Dashvara.

Il revint au tas de paille avec Lumon et Makarva. Cette nuit-là, il ne tarda pas à trouver le sommeil et il se réveilla le lendemain matin avec une étrange sensation de légèreté dans le cœur. Il mit quelques instants à comprendre d’où venait cette légèreté : il n’avait pas fait de cauchemars. Il venait tout juste de faire cette encourageante constatation quand quelqu’un lui jeta quelque chose sur les genoux. C’était un arc. Et celui qui le lui avait jeté était le capitaine Faag. Deux hommes portant l’uniforme de la Compagnie de Compassion l’escortaient.

— Debout, les dormeurs —fit le Légitime—. Une longue journée d’entraînement nous attend.

Dashvara secoua Makarva et se leva en saisissant l’arc. Celui-ci ressemblait beaucoup à ceux qu’ils utilisaient dans la steppe. Sans un mot de plus, Faag les conduisit dans la vaste cour, où les attendaient déjà les trois Honyrs. Les regards assassins que ceux-ci jetèrent au capitaine auguraient une ambiance paisible et conviviale…

— Bien —dit Faag en se positionnant face aux six steppiens—. Je crois que vous me connaissez tous déjà. Je suis le capitaine Faag, fils de Shaag Yordark, et puisque je vais rester durant quelques jours à Titiaka, j’ai décidé de m’occuper de vous pour commencer votre entraînement au solfata. —Il se tourna vers les Honyrs—. Si vous vous avérez habiles, après les jeux il est probable que je vous accueille dans ma compagnie comme auxiliaires. Selon votre service, vous pourrez aspirer à une émancipation beaucoup plus rapidement qu’en restant à Titiaka. Par conséquent, il vous convient de vous efforcer autant que possible. —Il leur adressa à tous un sourire satisfait—. Posez les arcs ici. Avant tout, je veux que vous fassiez quatre fois le tour de la cour pour vous échauffer. Ensuite vous placerez les cibles là-bas au fond. Allez, courez —les encouragea-t-il.

Les Honyrs grognèrent dans leur barbe et Dashvara leur adressa une moue amusée.

— Essayez de m’attraper, Honyrs —les défia-t-il. Et il se mit à courir, suivi de Lumon et Makarva. Tous deux le devancèrent rapidement puis ce furent les Honyrs. Quand il passa près de lui, Nuage lui jeta un regard moqueur avant d’accélérer. Dashvara lui répondit par un petit sourire. Il ne s’efforça pas le moins du monde et, quand il termina le quatrième tour, il reçut un regard contrarié de la part de Faag.

— La prochaine fois, efforce-toi davantage, tu veux bien ? —lui recommanda-t-il.

Dashvara acquiesça en silence et ramassa son arc tandis que les autres finissaient de placer les cibles. Faag approcha lui-même un chariot plein de flèches et il fut le premier à tirer : il atteignit le centre de la cible.

Tu ne t’attends tout de même pas à ce que nous admirions tes incroyables capacités, fédéré ?, se moqua Dashvara. Il jeta un regard éloquent à Lumon et tous tendirent leur arc. Ils tirèrent. Les six flèches allèrent se planter au centre de chaque cible. Ils tirèrent ainsi dix flèches d’affilée et, finalement, Dashvara perçut une lueur de respect dans les yeux de Faag. J’éprouverais davantage de respect pour quelqu’un qui n’a jamais tiré une flèche ni dégainé un sabre, raisonna-t-il. Tu fais preuve de peu de sagesse, brave homme.

Ils continuèrent à tirer jusqu’à ce que les deux compagnons de Faag s’absentent quelques minutes avant de revenir avec des garçons d’écurie et six chevaux blancs magnifiques. Dashvara accepta les rênes d’un cheval et lui caressa le front d’une main tremblante. Ses yeux étaient dociles et d’une étrange couleur bleutée.

— Ce sont des juments d’Agoskura —dit le capitaine Faag—. Ce sont les plus rapides que j’aie jamais connues. Allez, montez.

Les Xalyas ne tardèrent pas à monter en selle, mais les Honyrs, suivant leur rituel, se mirent à murmurer à leurs chevaux et Faag dut intervenir pour couper court aux présentations.

— Hum, désolé, mais nous n’avons pas toute la journée —fit-il avec impatience.

Les Honyrs se rembrunirent, chacun s’inclina respectueusement devant son cheval et ils montèrent en selle.

Durant les heures suivantes, ils chevauchèrent dans la cour en visant les cibles et en variant la vitesse de leurs montures. Quand le capitaine Faag leur ordonna de mettre pied à terre, il avait l’air satisfait. Il leur distribua de grands casse-croûtes de légumes, viande et œufs et, tandis qu’il s’installait avec les autres, Dashvara fut surpris de le voir s’asseoir à son tour sur un banc avec ses deux soldats pour manger la même chose.

— Ce type me fait penser à une phrase qu’un milicien a dite au Nadre Joyeux —commenta-t-il soudain—. Il a dit plus ou moins : il y a des maîtres qui frappent, des maîtres qui menacent, des maîtres qui respectent et veulent être comme des pères, et puis des maîtres qui se font passer pour des frères. Mais, au bout du compte, tous restent des maîtres.

Il s’aperçut alors que les Honyrs avaient cessé de manger et il roula les yeux.

— Pardon, je n’ai rien dit.

Les voleurs de la Steppe continuèrent à manger et les Xalyas respectèrent le silence jusqu’à ce que tous aient terminé leur casse-croûte.

— Merci —murmura Ruade, le vieux, sur un ton grave—. Vous êtes bien les premiers à respecter nos traditions sur ces terres.

Dashvara sourit et Makarva déclara :

— C’est que nous, les Xalyas, nous avons toujours été très tolérants. Vous avez observé les chevaux ? Je n’avais jamais vu de créatures aussi étranges.

— Ils courent vite —apprécia Ruade—. Mais je parie qu’ils ont moins de résistance que les chevaux de la steppe.

Ils évoquèrent alors avec nostalgie la steppe, les chevaux et leur ancienne vie. Dashvara écouta Ruade raconter comment des Essiméens traîtres avaient capturé sept des leurs et les avaient vendus aux Diumciliens. L’un était mort dans l’Arène, deux avaient été vendus à un prince d’Agoskura et le quatrième avait disparu à la frontière avec Shjak.

— Je ne crois pas qu’il soit encore en vie —avoua Ruade—. Mais, si je considère la fin des Xalyas, je me console en pensant que la majorité des Honyrs vit encore dans la steppe.

Dashvara inspira lentement et, sans répondre, il tourna son regard vers le capitaine Faag. Celui-ci se dirigeait vers eux d’une démarche tranquille.

— Nous étions en train de commenter… —commença-t-il—. Apparemment, les Xalyas, vous êtes d’aussi bons lutteurs que les Honyrs. Est-ce vrai ?

Dashvara réprima un raclement de gorge.

— Je ne peux pas l’affirmer. Je n’ai jamais lutté contre un Honyr et j’aime autant ne pas avoir à le faire. Mais je dirais qu’ils ont un avantage sur nous.

— Un avantage ?

— Eh bien, on dit qu’ils ont du sang bélarque dans les veines. —Il jeta aux Honyrs un regard interrogateur et il les vit sourire railleusement.

— Il n’y a rien de moins vrai —répliqua Ruade—. Nous sommes des humains à part entière et tous nos ancêtres l’étaient. Historiquement, nous aussi, nous descendons des Anciens Rois, même s’il en coûte de l’admettre —murmura-t-il.

Son assertion ne sembla scandaliser personne ; seul Dashvara en resta bouche bée.

— Quoi ? —souffla-t-il—. Impossible. Les Anciens Rois vous ont toujours poursuivis.

— Et pour une bonne raison —sourit Ruade avec une certaine amertume—. Selon notre histoire, un certain Sifiara, fils de rois, trahit son frère et tenta de le tuer pour hériter ses terres. Il n’y parvint pas, mais au lieu d’être décapité, il fut banni au nord avec ses fils et les épouses de ceux-ci. Nous sommes les descendants d’un traître.

Dashvara le contempla, abasourdi. Il avait toujours cru la théorie de Maloven selon laquelle les Voleurs de la Steppe étaient un peuple venu du nord, comme les Akinoas. Finalement, il observa :

— C’est étrange que vous vous souveniez d’un événement aussi peu… favorable de votre histoire.

Ruade sourit découvrant ses dents.

— Nous sommes des Honyrs. Et les Honyrs sont toujours fidèles à l’histoire et à tout ce qui leur arrive. Ils ne mentent pas, ils ne fabulent pas et ne dissimulent pas les vérités. Notre provenance honteuse joue un rôle moralisateur.

En écoutant sa voix posée et sage, Dashvara eut l’impression de se trouver devant le shaard des Voleurs de la Steppe. Le capitaine Faag intervint :

— Tout cela est très intéressant, mais je vous suggère de vous lever et de continuer à vous entraîner. Le passé appartient au passé. Allez —les pressa-t-il.

Dashvara se leva mais ne put s’empêcher de demander :

— Et l’Oiseau Éternel ? Vous aussi… ?

— Xalya —l’interrompit Faag sèchement.

Le ton de voix du capitaine lui rappela alors qu’il parlait devant un Légitime de Titiaka. Il se tut prudemment mais, pendant qu’il remontait sur son beau cheval blanc, il continua à réfléchir à tout cela. Le Voleur de la Steppe auquel il avait laissé son cheval Lusombre, plus de trois ans auparavant, lui avait parlé de techniques de combat, il lui avait parlé de leur philosophie et de leurs principes, mais il n’avait à aucun moment employé les mots « Oiseau Éternel » et il n’avait pas non plus eu l’air de connaître l’oy’vat. En tout cas, si ce que Ruade disait était vrai, cela signifiait que les anciens clans n’étaient pas complètement morts. Il restait les Honyrs.

Des fils de traîtres, mais des frères tout compte fait, considéra-t-il.

Il était si ému par la nouvelle qu’il ne put se concentrer sur ce qu’il faisait. Il commença à tirer les flèches si mal que le capitaine Faag lui ordonna de s’arrêter. Dashvara, irrité, mit pied à terre.

— Que se passe-t-il ?

Faag le regarda dans les yeux.

— Ce qu’il se passe ? Il se passe que tu n’es pas concentré, soldat. D’abord tu cours comme une tortue, puis tu tires des flèches comme un débutant après avoir prouvé que tu étais un bon archer. Que t’arrive-t-il ? —conclut-il.

Sa question exigeait une réponse. Dashvara ne lui en donna aucune.

— Par la Compassion —soupira Faag. Il se tourna vers un de ses hommes—. Apporte des sabres.

Dashvara blêmit, s’imaginant déjà qu’on allait l’exécuter sans qu’Atasiag ne l’apprenne. Puis il raisonna plus logiquement, mais il ne se détendit vraiment que lorsqu’il vit le soldat lui tendre les deux armes. Il allait combattre en duel. Mais contre qui ?

Quand il vit le capitaine Faag prendre son bouclier et sortir son épée, il crut sentir la vie l’abandonner peu à peu.

— Ne fais pas cette tête, Condamné —sourit le Yordark—. Je t’assure que, si tu me blesses, je ne formulerai aucune plainte. Vous luttez avec deux sabres, n’est-ce pas ? Ceci est un duel loyal. Je l’ai emporté sur un Honyr il y a un an. Je suis curieux de voir jusqu’à quel point les Xalyas sont de bons lutteurs.

Eh bien, personnellement, je n’éprouve aucune curiosité, fédéré. Mais je suppose que mon opinion t’importe peu.

Faag cria aux autres d’arrêter leurs chevaux, il leur ordonna de s’asseoir à quelques pas d’où Dashvara et lui se trouvaient et, finalement, il dit :

— Cette fois, concentre-toi, soldat.

Dashvara lui adressa une moue lasse et, un instant, il pensa lui dire quelque chose du style « désolé, mais je me suis tordu la cheville » ou « je suis désolé, je serai attentif maintenant, je ne raterai plus la cible », mais il comprit que la première excuse n’allait pas être crédible et la deuxième n’allait pas empêcher le duel si désiré par le Yordark. Avec un soupir, il attendit que Faag réalise le premier mouvement.

Ils s’évaluèrent pendant un bon moment quand, finalement, impatient, souhaitant mettre fin au combat sans que lui importe qui gagnerait, Dashvara se rua. Quelques secondes plus tard, il reculait sous les coups.

Il est fort, dut-il reconnaître.

Ceci fut pour lui un motif de soulagement : si le fédéré avait vraiment réussi à battre un Honyr, il ne voyait pas pourquoi il ne pourrait pas perdre, lui aussi.

— Concentre-toi —siffla Faag. Ses yeux bleus brillaient de frustration—. Concentre-toi ou je t’embroche ici même et je renvoie à ton maître ton cadavre.

Dashvara ne sut s’il parlait sérieusement, mais la simple menace l’empêcha de tenter de précipiter sa défaite. Il bougea vers la gauche, attaqua et recula de nouveau en jurant entre ses dents. À un moment, il vit une brèche, fonça et fit une petite entaille au bras du fédéré. Il aurait peut-être pu mieux tirer parti de l’attaque, mais il n’en fit rien : il recula, pâle comme la mort. Cette fois, il avait vraiment gaffé. Faag sourit.

— Voilà, c’est bien. Attaque sans hésiter.

Un instant, Dashvara crut qu’il allait déclarer le duel terminé et sans vainqueur, mais non : le fédéré attaqua de nouveau et Dashvara souffla, évitant les coups d’épée et les coups de bouclier, se mouvant comme le bon Prince du Sable qu’il était. Cependant, quand les Xalyas lui avaient donné ce surnom, il était plus jeune et il était en parfaite forme. Après un moment passé à se déplacer comme un serpent rouge pour éviter les coups de Faag, il sentit sa respiration s’interrompre et ses poumons se remplir de sang. Il para un autre coup, réalisa une feinte, se pencha, déséquilibra le fédéré et lui donna un coup de pied à l’entre-jambe juste avant de se rappeler la phrase « ceci est un duel loyal ». Trop tard. Faag haleta, se pliant en deux, et Dashvara fit un pas en arrière, désemparé. Il ouvrit la bouche pour s’excuser, mais il n’émit qu’un gargouillement sanguinolent. Il essaya de libérer ses poumons, la tête lui tourna et il chancela.

— Que… diables… ? —souffla le capitaine Faag. À moitié remis, il observait, stupéfait, le sang que crachait son adversaire.

L’accès de toux fut brutal. Dashvara jura intérieurement tout en expectorant comme un damné. Il s’était trop efforcé. Maudit fédéré. Il laissa échapper les sabres parce qu’avec une telle quinte de toux, il aurait été capable de se blesser tout seul. Il s’affaissa en tremblant sur le sol, tentant de se baisser lentement.

— Dash ! —s’écria la voix de Makarva.

Dashvara vit son ami se lever d’un bond et Lumon le tirer sagement par le bras pour le retenir. Contrairement aux autres fois, il n’avait pas l’impression que l’hémorragie de ses poumons aille s’arrêter et il continuait toujours à expulser du sang. Une crainte sans nom l’envahit. Il avait beau avoir expérimenté l’imminence de la mort d’innombrables fois, il n’avait jamais cessé de la craindre.

— Je suppose que ceci laisse le duel sans vainqueur —dit le capitaine Faag—. Forisag, appelle le médecin.

Faag se pencha auprès de Dashvara et demanda doucement :

— Ce n’est pas la première fois que cela t’arrive, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu ne forçais pas trop l’allure ce matin.

Dashvara ne répondit pas et c’est Lumon qui le fit tout en s’approchant.

— Cela fait trois ans qu’il est malade, capitaine. C’est à cause d’un dard avec du venin de serpent rouge.

Le sang commença à se coaguler dans la gorge de Dashvara et celui-ci toussa et cracha de nouveau. Quand il se remit un peu, il croisa le regard attristé du vieil Honyr, il inspira autant qu’il put et croassa :

— Tiens ta parole, fédéré, et embroche-moi avec ton épée. Si tuer t’amuse tant, au moins, tue par compass…

L’air lui manqua, il s’étouffa et tenta de nouveau de creuser un espace pour respirer. Faag se leva, mais ce ne fut pas pour mieux l’embrocher : il ne fit que s’écarter. Cette fois, Lumon ne retint pas Makarva. Le jeune Xalya s’agenouilla auprès de Dashvara, l’expression bouleversée.

— Dash, tu vas te remettre. Tu n’es pas en train de mourir…

Sa voix était tremblante et mal assurée. Dashvara leva les yeux vers Lumon. Il le vit là, debout, la mine sombre, et il sut que lui non plus n’aurait pas parié un vieux cheval sur son espérance de vie. Depuis des semaines, sa santé n’avait fait qu’empirer. Quand il récupéra son souffle, il leur adressa à tous deux un léger sourire et donna une tape sur l’épaule de Makarva sans rien dire. Il se souvint des paroles que lui avait dites le capitaine Zorvun à Compassion : “Cette flèche n’était pas la dernière, Dashvara. Je suis sûr que la dernière sera la meilleure.” Sacrément meilleure, oui.

— Dash —souffla Makarva—. Le docteur arrive. Ne t’étouffe pas, frère. Tu vas voir, tu vas sûrement guérir.

Même toi, tu n’y crois pas.

Le médecin était un individu énorme et fort, au visage humain, qui le souleva comme une plume et l’emporta dans ses bras comme un nouveau-né.

— Nous allons te guérir, petit —lui dit le géant avec un grand sourire apaisant.

Un instant, Dashvara se sentit soulagé, mais ensuite il fut pris d’une panique irrationnelle quand il se rendit compte qu’il allait peut-être mourir loin des Xalyas, de ses gens, de son peuple. Atterré, il s’agita, tentant de s’échapper.

— Frères ! —brama-t-il. Il laissa échapper un flot de sang et sa vision s’obscurcit. Il gémit, appela de nouveau ses frères et ajouta en oy’vat— : Père… Mère… Nandrivá… —Il s’étouffa. Il toussa violemment et employa les dernières forces qui lui restaient pour exclamer avec ferveur— : Liadirlá, kayástaram, aswuri fasrinur gat… ! Munda, Xalya, sizana hunaskam, kay fadula dundat, Liadirlá… !

Oiseau Éternel ne m’abandonne pas, jusqu’à la mort je te serai fidèle. Tu m’as fait seigneur, Xalya et frère et je te donne ma vie, Liadirlá…