Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

14 Tâches

Nitakrios s’avéra être un de ces hommes qui, ayant passé leur vie à apprendre la scolastique des Grâces et à s’imprégner d’érudition, continuait malgré tout à commettre une des plus graves erreurs que peut commettre une personne dans la capitale fédérale : fréquenter le Beau-Casino.

Installé sur un sofa de première classe, il leur expliqua rapidement l’affaire en leur faisant un dénombrement de ses dettes. Il pleura presque en leur jurant qu’il avait toujours été un prêteur patient avec ses débiteurs et qu’il ne comprenait pas les menaces qu’il recevait d’un certain Licencié Roniego pour qu’il lui paye à son tour une somme exorbitante de non moins de cent quatre-vingt trois deniers et quatre dettas.

— Il va venir à six heures avec ses frères, il me l’a dit —soupira-t-il, abattu—. Je ne peux pas payer cette quantité. Atasiag m’a proposé de me faire une avance, mais, par la Dignité !, on ne demande pas de l’argent à un ami. Je suis un homme avec des principes. Aussi, je n’ai pas d’autre option que de serrer la vis à mes débiteurs. J’ai un tavernier têtu qui me doit presque cent deniers. Je crois que vous pourrez lui en tirer soixante, au moins. Il y en a un autre qui est cordonnier et je crois que, cet été, ses affaires ont très bien marché, mais la dernière fois que j’ai été le voir, il ne voulait pas payer sa dette et je lui ai dit que, bon, qu’il me payerait une autre fois, parce que c’est un type sympathique. Vous voyez, je suis le prêteur le plus désastreux de Titiaka ! Vous, n’ayez pas de scrupules : prenez tout ce qu’il me doit jusqu’à ce jour. Tenez, voici leurs noms et leurs adresses. Son Éminence m’a dit que vous saviez lire… N’est-ce pas ? Commencez par ces deux personnes, en tête de liste. Les autres ont des dettes minimes.

Dashvara avait les mains moites quand il saisit le parchemin. C’est donc à cela que nous jouons, Cobra ? Il étouffa un grognement.

— Tu nous demandes, Licencié, d’obliger ces gens à payer ta dette, c’est cela ?

Le Licencié Nitakrios ne sembla pas percevoir les réserves dans sa voix.

— Je crois que vous avez compris. Je dois payer cette dette et Atasiag m’a conseillé de ne pas m’endetter avec n’importe qui pour la payer. Votre maître donne des conseils très sages et, en général, je l’écoute mais… Le Licencié Roniego est un maudit fou. S’il arrive ici avec ses frères et que je n’aie pas dix-huit écus…

Dans la Fédération, on appelait « écus » les pièces d’or et, d’après ce que Dashvara avait cru comprendre, ils avaient le même poids et valeur que les dragons républicains. Il passa sa main sur son front, troublé. Comment diables cet homme avait-il pu s’endetter à un tel point ? Le capitaine intervint :

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures passées, je crois —répondit Nitakrios sur un ton de moribond. Brusquement, il revint à la vie et se leva d’un bond de son sofa—. Quatre heures, par la Dignité ! Vous devez vous dépêcher. Je ne veux pas que vous reveniez ici sans avoir obtenu au moins quinze écus. Le reste, à la rigueur, peut-être que je pourrais le couvrir. Surtout, ne perdez pas ce parchemin. Ce sont des informations confidentielles.

Il les mettait déjà à la porte.

— Et si nous n’obtenons pas ces quinze écus ? —protesta Dashvara, sur le seuil.

Le Licencié feignit de ne pas l’entendre : il leur ferma la porte au nez. Génial, grommela Dashvara. Il eut envie d’enfoncer la porte et peut-être l’aurait-il fait si Lumon ne l’avait pas pris par le bras et tiré vers les escaliers.

— Magnifique —marmonna Dashvara une fois dans la rue—. Et maintenant ?

— Maintenant, on va chercher ces quinze écus —grogna Zorvun. Il était d’aussi mauvaise humeur que lui, mais, visiblement, il était arrivé avant lui à la conclusion évidente : ils n’avaient pas d’autre solution que d’aider ce stupide érudit.

— Et c’est pour ça qu’Atasiag a besoin de guerriers xalyas ? —croassa Dashvara grincheux.

Ni l’Archer ni le capitaine ne lui répondirent et Dashvara détourna le regard pour sonder la rue. Il ne vit pas Wassag et supposa qu’il était parti accomplir d’autres tâches.

— Le tavernier… —médita Zorvun, en consultant le parchemin—. C’est un certain Sotag, propriétaire de la Tornade de Fer. Avenue du Sacrifice…

— Il faut retraverser le pont —soupira Dashvara.

Avec des têtes d’enterrement, ils se mirent en marche et passèrent devant peut-être cinq tavernes avant d’arriver à la bonne. La porte était ouverte et ils entrèrent dans la Tornade de Fer sans avoir prononcé un seul mot. Dashvara plissa aussitôt le nez, écœuré.

— Ça sent pareil qu’à la Main Blanche, dans le village de Nanda —commenta-t-il.

— Des herbes diumciliennes ? —s’enquit Zorvun, renfrogné.

Dashvara acquiesça.

— Mais ici, ce n’est pas aussi exagéré. Essayez de ne pas trop respirer, quand même.

Ils acquiescèrent et tous trois se dirigèrent directement vers le comptoir. Dotés de quelque sixième sens divinatoire, plusieurs joueurs et buveurs détournèrent le regard de leurs tables pour les voir passer. Dashvara perçut que l’ambiance changeait subtilement. Le tavernier, un petit homme à l’aspect sympathique, rondelet et souriant, servait un verre à un client. Le cœur lourd, Dashvara s’appuya sur le comptoir.

— Que vous dit votre Oiseau Éternel ? —murmura-t-il en oy’vat.

Sombre, Lumon répondit d’une voix rauque :

— Que nous ne devrions pas être ici.

Le capitaine Zorvun secoua la tête.

— Il faut réfléchir, voyons. Si nous commençons à mal nous comporter depuis le début, Atasiag nous prendra en grippe et finira par nous convaincre de toute façon. Rappelez-vous le Contrat.

Dashvara s’étonna du sang-froid de Zorvun. Il avait raison, bien sûr, mais cela n’empêchait pas Dashvara de souhaiter que les choses soient autrement.

— Si au moins il avait l’air d’une crapule —soupira-t-il, le regard fixé sur le tavernier.

Le petit homme s’approcha d’eux.

— Qui est-ce qui lui parle ? —murmura Dashvara entre ses dents.

Le capitaine se contenta de lui répondre par un sourire malicieux. Maudit soit-il…

— Bonjour, messieurs —lança le tavernier sur un ton jovial—. Que désirez-vous boire ?

Dashvara inspira.

— Rien, brave homme. Nous venons de la part du Licencié Nitakrios. Il considère qu’il est temps que tu lui rendes une partie de son argent.

La transformation qui s’opéra sur le visage du tavernier fut mémorable : son sourire disparut, ses pommettes s’affaissèrent lentement et ses yeux commencèrent à papilloter comme une lanterne d’alarme.

— Senshag ! —s’écria-t-il soudain—. Viens t’occuper du comptoir. Messieurs —murmura-t-il—, suivez-moi, s’il vous plaît.

Dashvara le vit frotter nerveusement ses mains sur son tablier et laisser la charge de la taverne à un adolescent qui, vu la ressemblance, devait être son fils. Il en eut la confirmation quand celui-ci lui chuchota :

— Des problèmes, papa ?

Le tavernier se contenta de tapoter son épaule en lui souriant et il conduisit les trois Xalyas hors de la taverne, par un couloir qui déboucha dans une petite pièce mal éclairée.

— Eh bien —dit le tavernier—, voici la part que je devais depuis longtemps… —Il sortit dix deniers d’un petit sac—. Mais si… je veux dire, si vous me les laissiez un peu plus longtemps, peut-être que…

Dashvara lui retira d’un geste les pièces de la main.

— Il nous en faut davantage, Sotag. Tu dois dix écus au Licencié Nitakrios. Et il considère que tu peux lui en payer six.

Le tavernier devint cramoisi.

— S-six ? —s’étouffa-t-il—. Oh… Par les Onze Grâces, vous plaisantez ?

Dashvara haussa les épaules.

— J’aimerais bien. Mais non, je ne plaisante pas.

— Qui êtes-vous ? —protesta le tavernier, en jetant un coup d’œil sur les broches de leurs ceintures—. Nitakrios vous a engagés ?

— Pas exactement. Nous sommes des travailleurs de Son Éminence Atasiag Peykat et nous aidons son ami Licencié à résoudre ses problèmes.

Le tavernier devint livide et Dashvara craignit qu’il ne s’évanouisse. Le serpent était donc connu… À moins que ce ne soit que le titre qui l’ait impressionné.

— Soixante deniers, c’est trop —bégaya Sotag—. Je ne sais pas si je vais pouvoir…

— Tu les as ? —le coupa Dashvara.

— Je ne… —Il inspira profondément—. Oui, je crois que je les ai. Mais c’est presque la moitié de mes économies et je dois aussi de l’argent à d’autres personnes… —sa voix se brisa et Dashvara crut entendre son propre cœur se rompre avec elle.

Il lança en oy’vat :

— Capitaine, je ne peux pas faire ça.

— Mais si, tu peux —répliqua Zorvun tandis que le tavernier les regardait tour à tour, perplexe—. Cet homme a besoin d’une leçon. La prochaine fois, il ne prendra peut-être pas le risque de s’endetter sans réfléchir. Et la prochaine fois, peut-être qu’il ne parlera pas de fausses « économies » alors qu’en réalité, il vit de l’argent des autres.

Dashvara le regarda, l’expression incrédule.

— Il ne te fait vraiment pas de la peine ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Pense que c’est un étranger, Dash. Ce n’est pas un des nôtres et, vu la situation, nous ne pouvons pas être bons avec tout le monde. Agissons pour la famille, d’accord ?

Dashvara souffla intérieurement. Tu me surprends, capitaine. Je crois que je ne comprendrai jamais comment fonctionne ton Oiseau Éternel. Parfois tu es aussi fier qu’un dragon et, d’autres fois… Il reposa son regard sur le tavernier, le cœur glacé.

— Il manque cinquante deniers, Sotag. Nous n’avons pas toute la journée. Le Licencié Nitakrios est pressé.

Alors, le tavernier eut recours à un truc prévisible : il se mit à pleurer et à supplier, parlant de sa famille, de ses enfants, des études qu’il devait payer, des impôts et de je ne sais quel dangereux créancier auquel il devait dix écus. Au bout de quelques minutes, Dashvara crut avoir devant lui l’homme le plus malheureux et maltraité du monde.

— Vous ne pouvez pas me faire ça —sanglotait-il—. Vous seriez sans pitié et les Grâces punissent la cruauté. Je vous en prie —fit-il, s’agenouillant littéralement devant Dashvara—. Ma femme est malade. Et j’ai un neveu aveugle que je dois entretenir. Vous ne pouvez pas me faire ça —répéta-t-il.

Un instant, Dashvara fut sur le point de se mettre à pleurer avec lui. Puis il réfléchit, croisa le regard du capitaine et soupira. C’est bon… Il saisit le tavernier par le col de sa chemise et le releva de force.

— Ne nous rends pas les choses difficiles, Sotag. Nous sommes venus chercher soixante deniers et tu vas nous les donner, de gré ou de force. Et maintenant va les chercher —grogna-t-il, en le lâchant.

Cette fois, le tavernier prit une mine abattue tout à fait sincère. Devinant peut-être qu’ils étaient nouveaux dans le métier, il insista :

— Je vous en donnerai vingt-cinq de plus. Avec trente-cinq peut-être que ce sera suffisant, n’est-ce pas ? Vingt-cinq —répéta-t-il en suppliant—. S’il vous plaît.

Dashvara poussa une série de grognements et de feulements, puis se tourna vers Lumon et le capitaine. Les maudits lâches suivaient la scène comme de simples spectateurs. Il siffla et céda :

— C’est bon. Donne-moi ces vingt-cinq deniers.

— Dash ! —s’étonna Zorvun, tandis que le tavernier sortait précipitamment de la pièce pour aller chercher l’argent. Il marmonna en oy’vat— : Avec ça, il nous manquerait cent quinze deniers. D’après le parchemin, le cordonnier en doit soixante-dix. En admettant qu’on lui soutire ces soixante-dix, d’où allons-nous sortir les quarante-cinq restants ? Les autres ont des dettes qui ne vont pas au-delà de dix deniers et nous n’avons pas toute l’après-midi. Oiseau Éternel, tires-en soixante. Secoue-le un peu. Laisse tes principes de côté un moment.

Dashvara expira comme si on lui avait donné un coup de poing dans le ventre. Je n’en crois pas mes oreilles. Laisser mes principes de côté ?

— Mille tonnerres, capitaine —marmonna-t-il—. Les principes sont constants : on ne les « laisse pas de côté un moment », sinon ils perdent toute leur valeur. Que diables t’arrive-t-il ?

— Je te pose la même question. Nous sommes des Xalyas, Dashvara. Pour moi, cette histoire de dettes est si ridicule que j’aurais envie de flanquer quelques bonnes gifles à cet homme pour lui apprendre à ne pas commettre les mêmes erreurs. De l’argent —cracha-t-il—. Si sa femme est malade, j’irai moi-même la soigner s’il le faut, mais arrête avec tes scrupules absurdes. Atasiag veut que nous aidions ses alliés et nous les aiderons. Pense que nous agissons pour obtenir ce que nous sommes venus chercher : notre liberté. Et maintenant, fils, soutire-lui ces six écus.

Durant quelques secondes, Dashvara se sentit comme un berger perdu au milieu d’une montagne emplie de chemins absurdes. Puis il effaça toutes ses pensées, acquiesça et, dès que Sotag revint, il le prit de nouveau par le col de la chemise et l’accula brusquement contre un mur.

— Les vingt-cinq deniers ? —croassa-t-il.

— Ils sont là, ils sont là ! —cria le tavernier, terrifié.

Lumon s’empara du sac qu’il tenait à la main et le vida pour compter les pièces. Finalement, l’Archer réalisa un petit signe affirmatif. Dashvara insista :

— Les vingt-cinq deniers restants ?

— Quoi ? —s’indigna Sotag—. Mais vous aviez dit… !

Il poussa un gémissement de chien effrayé quand Dashvara le secoua.

— Vingt-cinq de plus, Sotag. Va les chercher.

Cette fois, le tavernier ne pleura ni ne supplia : il sortit simplement de la pièce, les jambes flageolantes. Il tarda à revenir et Dashvara craignit un instant qu’il ne se soit enfui. Auquel cas, ils allaient avoir du mal à réunir quinze dragons en à peine plus d’une heure… Enfin, la porte s’ouvrit de nouveau et Sotag entra, escorté par son fils, qui avait l’air de vouloir chercher la bagarre.

— Voici les vingt-cinq deniers —toussota le tavernier, plus digne.

Dashvara les prit avec soulagement.

— Merci, Sotag. Pense que, maintenant, il ne t’en manque que quarante pour solder ta dette avec le Licencié Nitakrios. Et, en tant qu’ami, laisse-moi t’informer que tes économies n’en sont pas si tu es un homme endetté. Tu vivras beaucoup plus heureux quand tu auras payé toutes tes dettes.

Le tavernier haussa un sourcil tremblant face au ton subitement aimable de Dashvara. Son fils bondit soudain :

— Eh bien, sortez maintenant que vous avez l’argent et vous n’avez pas intérêt à vous en prendre à nouveau à mon père, crapules !

Dashvara fit un geste vague.

— Bien entendu. Nous partons tout de suite.

Quand il passa près d’eux, il crut un instant que le fils allait essayer de le frapper ou de sortir cette dague qu’il portait à la ceinture, mais le garçon se retint. Un garçon prudent.

Ils sortirent tous trois de la taverne suivis par des yeux méfiants et marchèrent en silence pendant plusieurs minutes sans même se regarder. Finalement, Dashvara lança un souffle contrarié.

— Si Atasiag prétend que nous fassions ce genre de travail durant les mois prochains, je renonce à mon poste de seigneur des Xalyas.

— Qu’est-ce qu’une chose a à voir avec l’autre ? —répliqua le capitaine, sortant le parchemin du Licencié.

— Qu’est-ce que cela a à voir ? —feula Dashvara—. Tous les deux, vous m’avez laissé faire le sale travail. Ce tavernier, maintenant, aura des problèmes pour payer ses autres dettes et je me sentirai responsable.

— Tu ne devrais pas —soupira le capitaine—. Allons, pense avec optimisme comme tu le fais d’habitude. Ils lui donneront une bonne rossée, puis sa plume se relèvera avec peut-être un peu plus de sagesse.

— Ils le plongeront dans la misère.

— Qu’il aille se présenter chez Atasiag. Je demanderai moi-même à notre maître d’avoir pitié de lui et de l’associer à notre statut solidaire de travailleurs.

Dashvara laissa échapper une exclamation exaspérée.

— Je vois qu’aujourd’hui est un de ces jours où ton humour est plus noir que celui de Sashava.

— Ce n’est pas de l’humour noir, Dash. —Il s’arrêta et riva son regard dans le sien—. Je veux simplement te faire comprendre que notre situation n’a pas beaucoup changé depuis que nous sommes ici, par rapport à Compassion…

— Je m’en suis rendu compte.

— Et même, je dirais que, d’une certaine façon, elle a empiré. Avant, nous étions au pied du dragon et, maintenant, nous sommes sous ses crocs.

— Je sais —soupira Dashvara.

— Et, corrige-moi si je me trompe, Atasiag Peykat, cet homme que tu sembles tant apprécier, n’hésitera pas à se débarrasser de nous s’il commence à douter de notre utilité. Je me trompe ?

Dashvara détourna les yeux vers nulle part. Et il se rendit.

— Pas du tout. Tu as raison, capitaine. Je ne dois pas seulement lutter pour mon Oiseau Éternel, mais aussi pour celui de chacun d’entre vous. Par conséquent, en prenant cela en compte et en considérant que l’objectif de la majorité est de rester en vie, je suis arrivé à une conclusion brillante : nous ne sommes que de misérables esclaves.

Lumon sourit et le capitaine toussa pour étouffer un éclat de rire moqueur.

— Je suis heureux de voir qu’au bout de trois ans, tu t’en rends compte, mon fils. J’ai toujours su qu’un jour, nous aurions le seigneur de la steppe le plus perspicace et le plus intelligent de tous les clans steppiens.

Dashvara roula les yeux.

— Dis-moi, capitaine, Makarva ou l’un des Triplés t’a prêté sa langue ce matin ?

Zorvun secoua la tête.

— Moi, je n’emprunte rien. Bon, Rue de la Réjouissance —déclara-t-il—. Le cordonnier s’appelle Foshag.

— Toujours ces « ag » partout —marmonna Dashvara en se mettant en marche—. En route pour la Réjouissance, alors. Avant, nous l’avons parcourue avec Yorlen : c’est au nord, près de l’Avaloir. Les rues aussi, elles ont de sacrés noms —soupira-t-il, songeur—. En tout cas, la journée du cordonnier ne va pas être aussi réjouissante que sa rue, j’en ai bien peur. À moins que nous ayons de la chance et qu’il coure nous donner les soixante-dix deniers sans protester. Il doit presque être cinq heures déjà —murmura-t-il—. Le Licencié doit être plus nerveux que Pik. Et puis il nous reste encore deux ou trois visites, n’est-ce pas ? —Il ferma la bouche et s’empourpra soudain—. Pardon. Je parle trop ?

Lumon sourit de nouveau, avec ce petit sourire bien à lui mystérieux et sibyllin. Que pouvait bien penser l’Archer de tout ça ? Le connaissant, son Oiseau Éternel devait sûrement souffrir en silence.

— Pas de souci, ne t’inquiète pas, Dash. Continue à parler, va —dit-il.

— Tu peux aussi penser à la façon la plus efficace de soutirer les soixante-dix deniers au cordonnier —suggéra le capitaine. Dashvara le foudroya du regard, et il ajouta— : Pas mal comme technique. Si tu le regardes comme ça, peut-être qu’il se rendra du premier coup et qu’il ne nous fera pas la même scène que l’autre.

— Nous jouerons les durs —approuva Dashvara.

— On en a déjà l’air —assura le capitaine—. Il suffit de savoir en tirer parti et de ne pas regarder les gens avec une expression compatissante.

— Bah. Tout le monde sait que les Tours de la Frontière déteignent sur le caractère des Condamnés, capitaine. On ne peut rien y faire.

— J’ai toujours su que, dans le fond, les Sympathiques étaient sympathiques —sourit le capitaine.

— Lumon, tu ne trouves pas qu’il est particulièrement de bonne humeur ? —railla Dashvara—. Quiconque croirait qu’il aime vider la bourse des gens.

— Si seulement je pouvais toutes les vider —affirma Zorvun, méditatif—. Pensez-y : sur quoi se fonde l’existence de l’argent ? Ce sont de simples métaux précieux qui ne servent même pas à nourrir un écaille-néfande. Et pour ces métaux, un joyeux tavernier est capable de s’agenouiller en pleurant comme un condamné… —Il secoua la tête—. Celui qui ne voit pas là un grave problème est aveugle. —Dashvara le vit observer deux gardes qui passaient dans l’Avenue du Sacrifice. Le capitaine ajouta— : On dirait que, pour une poignée de pièces, les civilisés sont capables d’accepter n’importe quoi.

Dashvara esquissa un sourire.

— Et le plus préoccupant, c’est que nous leur ressemblons de plus en plus —observa-t-il—. Tu sais ? Tu discours même plus que moi, capitaine. Ne serait-ce pas, par hasard, l’imminente rencontre avec le cordonnier qui te rend nerveux ? Parce que cela n’aurait pas de sens : tout compte fait, je suppose que c’est moi qui vais avoir le privilège de parler à ce Foshag —ironisa-t-il.

Zorvun se limita à marmonner quelque chose dans sa barbe. Quand ils parvinrent à la Rue de la Réjouissance, ils mirent un bon moment à trouver la bonne cordonnerie. L’homme était un petit elfe qui vint aussitôt les accueillir en parlant de semelles, du dernier modèle de chaussures et des meilleures bottes qu’il avait dans son magasin. Dashvara le contempla un instant, stupéfait. Les avait-il pris pour des clients fortunés ? Zorvun se racla discrètement la gorge, invitant Dashvara à intervenir. Et voilà le seigneur des esclaves qui vient saigner les pauvres gens… Interrompant l’elfe, Dashvara expliqua sa présence et parla du Licencié Nitakrios. Aussitôt, Foshag se montra plus réservé, mais il ne s’abandonna pas à l’hystérie de Sotag.

— Comment va le Licencié ? —demanda le cordonnier—. Se porte-t-il bien ?

— Il se porte à merveille —assura Dashvara—. Excuse notre précipitation, mais nous devons lui remettre cet argent tout de suite.

— Bien entendu —affirma Foshag—. Bien entendu.

Prestement, il alla fermer le magasin et leur demanda d’attendre un moment :

— Je reviens tout de suite.

Quand Dashvara le vit disparaître dans l’arrière-boutique, il tambourina des doigts sur ses coudes, inquiet.

— Et s’il s’enfuit et nous laisse tomber ?

— Il ne s’enfuira pas —le tranquillisa Zorvun—. Je crois qu’il a compris que nous étions prêts à tout pour qu’il paye.

Dashvara arqua un sourcil.

— À tout, capitaine ?

Zorvun hésita et haussa les épaules.

— À tout ce qui peut être effectif sans porter tort à l’image d’Atasiag.

— De Son Éminence —rectifia Dashvara avec raillerie.

Le capitaine soupira bruyamment.

— Exact.

Oiseau Éternel, quelqu’un s’est-il donc emparé de l’âme du capitaine pendant la nuit ? Dashvara le contempla, incrédule.

— Je n’en crois pas mes oreilles. Comment prends-tu si bien les choses, Zorvun ? Où est passée ta fierté ?

— Ma fierté ? Où elle a toujours été, mon fils. Écoutez —reprit-il. Il s’appuya sur le comptoir de la cordonnerie et, tout en examinant distraitement une étrange machine en métal posée là, il poursuivit— : Je vais vous dire à tous les deux quelque chose que je pense n’avoir jamais raconté à personne. Mon père, qui était capitaine avant moi, m’a dit un jour : fils, comme capitaine, fais toujours passer le pragmatisme avant ta fierté et toujours, toujours, demeure loyal à ton clan. Tu me demandes où est passée ma fierté, Dash ? Eh bien, tout de suite, elle est piétinée par le pragmatisme et la loyauté.

Dashvara se sentit ému, et pourtant il mit quelques secondes à croire tout à fait ces paroles. Zorvun était un homme si fier… Comment pouvait-il accepter son impuissance avec autant de facilité ? Une réponse simple s’imposa finalement. Le capitaine était un homme entêté, mais pas inflexible comme l’était le seigneur Vifkan. Comme Dashvara avait pu le vérifier ces trois dernières années, le capitaine faisait passer la survie des Xalyas avant son amour-propre. Ça oui, dès que son clan n’était pas en danger, il se transformait en un mur inexpugnable de fierté.

C’est aussi pour ça que je t’apprécie davantage, capitaine, sourit mentalement Dashvara. Il n’y a rien de plus effrayant qu’un homme sans défauts.

Curieusement, en cet instant, il remarqua que la chevelure sombre du Xalya était saupoudrée de mèches blanches. Quel âge pouvait bien avoir le capitaine ? Il avait vécu plus de la moitié de sa vie, certainement, mais il n’était pas aussi vieux que Sédrios. Et, cependant, il était vieilli. Les dernières années n’avaient pas été clémentes avec lui.

— J’essayerai de suivre le conseil, capitaine —promit-il.

— Oh. Tu le suis déjà —assura Zorvun, amusé.

Des bruits de pas se firent entendre et Dashvara se tourna pour voir le cordonnier revenir avec les soixante-dix deniers.

— Les voici ! —dit Foshag—. Je ne peux pas nier que ceci porte un bon coup de sabre dans mes économies, mais c’est toujours un plaisir de payer sa dernière dette. Je me sentirai un homme complètement libre le jour où ils apposeront le contre-sceau —ajouta-t-il, en se tapotant le bras.

Dashvara arqua un sourcil tout en ramassant et comptant les deniers, dettas et sildettas.

— Alors, tu n’es pas un homme libre ?

Foshag sourit.

— Non. Mais je travaille dur pour l’être. Dorénavant, j’essaierai d’économiser suffisamment pour acheter ma liberté. Voyez —dit-il. Remontant sa manche, il montra la marque d’un aigle bleu entouré de petites runes—. Il me manque trois services spéciaux pour compléter le cercle. Quand je l’aurai complété, le Maître me libérera.

Dashvara crut avoir avalé un bloc de glace.

— Cet aigle… ? —bégaya-t-il—. Je veux dire… Par maître, tu veux seulement parler de ton patron, n’est-ce pas ?

Foshag haussa un sourcil.

— Sieur Dikaksunora —affirma-t-il—. Tous le surnomment le Maître. Vous êtes nouveaux dans la ville, hein ? —Il jeta un coup d’œil sur le bras légèrement découvert de Dashvara et fronça imperceptiblement les sourcils—. Je ne reconnais pas cette marque noire. Vous venez d’un autre canton ?

— Oui. De la Frontière —spécifia Dashvara, en lui montrant le scarabée.

Au lieu d’exprimer de l’admiration ou de la peur, l’elfe prit un air compatissant.

— Alors, vous devez vous sentir heureux d’être de retour à Titiaka, malgré…

Il se tut et Dashvara termina la phrase pour lui :

— Malgré notre honorable travail ? —Il haussa les épaules—. Disons que c’est différent. —Il jeta un coup d’œil pensif sur l’aigle bleu. Ironiquement, celui-ci ressemblait beaucoup aux représentations de l’Oiseau Éternel qui figuraient dans certains livres du Donjon de Xalya. Il se racla la gorge pour dissimuler son trouble—. Bon. Merci de nous avoir accordé ton temps, Foshag. Bonne fin de journée.

— Pareillement —répliqua l’elfe, souriant.

Ils sortirent de la cordonnerie avec cent trente deniers. Dashvara traîna les pieds sur les pavés de la Réjouissance.

— Bien —soupira-t-il—. Si seulement tous étaient aussi coopératifs. Il nous manque vingt deniers. Qui est le prochain sur la liste ?

Le capitaine consulta le parchemin et lut :

— Rushek. Douze deniers et une detta. Fortin de Mastrabor. Milicien mercenaire. Rushek —répéta-t-il comme s’il mâchait de la viande faisandée—. Ce n’est pas un nom shalussi, ça ?

Dashvara acquiesça, les sourcils froncés.

— Si.

Zorvun sourit et Dashvara secoua la tête, exaspéré.

— Ce n’est pas parce que c’est un Shalussi qu’il mérite moins notre compassion —déclama-t-il solennellement.

Le capitaine fit une moue incrédule.

— Bien sûr que non. Je compatirai à sa peine et je ne le transpercerai pas de mon épée… parce que je n’en ai pas.

Les yeux de Zorvun étincelèrent. Dashvara déglutit.

— Quel est le suivant sur la liste ?

Le capitaine s’esclaffa discrètement.

— Dash, allons voir ce Rushek. Je ne lui ferai rien, rassure-toi.

— Non, capitaine. Je ne veux pas que tu fasses un scandale et que tu gâches tout.

— Je ne suis pas idiot. Je ne vais rien gâcher.

Dashvara le regarda avec insistance.

— Je suis le seigneur des Xalyas, tu te rappelles ? Et je ne veux pas de problèmes de ce genre. Quel est le suivant sur la liste ?