Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves
Le suivant sur la liste fut un apprenti tapissier qu’ils durent secouer modérément pour lui soutirer douze deniers. Il ne leur en manquait plus que huit et l’impatience des trois Xalyas commençait à être palpable. Dashvara ne pouvait penser à rien d’autre qu’au soulagement qu’il allait ressentir quand le Licencié recevrait enfin ses quinze écus.
Le nom suivant était celui d’une couturière et, d’un accord tacite, le capitaine et Dashvara rayèrent la ligne mentalement : secouer un homme était une chose, mais une femme… Dashvara se sentait déjà trop écœuré par ce qu’ils faisaient cet après-midi pour faire empirer sa propre estime.
— Le suivant est un pêcheur —déclara le capitaine, la voix lasse.
Ils se dirigèrent vers le port d’Alfodyn et trouvèrent le pêcheur de la liste, seul, imbibé d’alcool et avachi dans un fauteuil moisi qui devait avoir connu des temps meilleurs. Le capitaine et Lumon durent pousser Dashvara pour qu’il entre dans la maison : celle-ci empestait autant qu’un morceau de viande abandonné au soleil durant une semaine. Une fois à l’intérieur de cet antre, Dashvara décida qu’il n’avait pas fait l’effort d’entrer là en vain et, malgré la réactivité presque nulle de l’ivrogne, il le menaça autant qu’il put. Il ne réussit qu’à obtenir des imprécations pataudes et quelques faibles coups de poings qu’il esquiva à moitié, trop déçu pour y prêter attention.
— Celui-ci, je le mettrais sur un cheval avec plusieurs outres d’eau et je le laisserais parcourir la steppe durant un mois —grogna-t-il—. Le suivant ?
— C’est un fonctionnaire de la Chambre de Commerce —dit le capitaine. Il n’eut même pas besoin de jeter un coup d’œil sur la liste : tous trois commençaient à la connaître par cœur.
— Oh, non —murmura Dashvara, contrarié—. Ça, c’est totalement au sud de la ville et il est déjà bientôt six heures…
— Peut-être qu’avec cent quarante-deux deniers, cela suffira —hasarda Lumon.
Dashvara jeta un regard mi-peiné mi-dégoûté à l’alcoolique perdu : celui-ci s’était profondément endormi. Oiseau Éternel, pensa-t-il. Qui diables pouvait bien avoir l’idée de prêter un seul detta à cet homme ? Le grand érudit Licencié Nitakrios, bien sûr. Le plus inquiétant était qu’Atasiag le considère comme un ami.
— Fais de beaux rêves —soupira-t-il en tapotant l’épaule de l’endormi—. Puisses-tu voir de meilleurs jours.
Ils laissèrent le pêcheur en paix et abandonnèrent le port. Le ciel s’était couvert et un vent froid fouettait tout Titiaka. Dashvara était en train de se demander si Atasiag avait pensé leur payer une cape avant que l’automne ne s’installe tout à fait quand une voix mentale le fit sursauter.
“Dash !”, s’écria joyeusement Tahisran. “Que fais-tu par ici ?”
Dashvara s’arrêta net et jeta un regard inquisiteur autour de lui. Il ne voyait que des carrosses et des silhouettes encapuchonnées parcourant d’un pas rapide l’avenue de l’Avaloir. En voyant que Lumon et le capitaine se tournaient vers lui, surpris, Dashvara comprit qu’ils n’avaient pas entendu l’ombre.
— Où diables es-tu ? —murmura-t-il.
“Dans la ruelle, sur ta droite.”
Sa voix avait un ton enthousiaste. Allez savoir ce qu’il avait fait pendant tout ce temps.
Adressant un signe au capitaine et à l’Archer, Dashvara se dirigea vers la ruelle.
— Dash —s’impatienta Zorvun—. Que fais-tu ? Je ne crois pas qu’il nous reste beaucoup plus de dix minutes avant six heures…
Dashvara le fit taire d’un geste. Il venait d’apercevoir l’ombre debout, dans un coin.
— Tah, on est pressés —murmura-t-il, en s’excusant—. On travaille, tout de suite.
“Fichtre”, s’étonna l’ombre. “Déjà ?”
— Déjà —confirma Dashvara—. Sais-tu où est la maison d’Atasiag ?
“Oui, je pensais précisément revenir cette nuit. Je me demandais comment tout s’était passé pour toi.”
— Magnifiquement. —Il eut un sourire gêné—. Dis-moi, Tah, tu n’aurais pas huit deniers sur toi, par hasard ?
L’ombre arqua mentalement les sourcils.
“Tu veux parler des grandes pièces d’argent ? Eh bien… non. Tu en as besoin ?”
Une silhouette leur jeta un coup d’œil curieux depuis l’Avaloir avant de continuer sa route. Dashvara s’agita.
— D’une certaine façon, oui —murmura-t-il entre ses dents—. Dis-moi, tu pourrais les obtenir en un temps record ?
Il y eut un silence et Dashvara crut un instant qu’il l’avait offensé. Eh bien, oui, qu’espérait-il ? Il savait que l’ombre avait certains principes. Il était sur le point de lui dire qu’il oublie cela et qu’ils se reverraient chez Atasiag, quand Tahisran affirma :
“Je peux. Attendez-moi devant le Beau-Casino. Dans cet établissement, les dragons coulent à flots. Je serai de retour dans quelques minutes.”
Béni sois-tu, pensa Dashvara. Aussitôt, il fit signe de sortir de la ruelle et c’est alors seulement qu’il vit l’expression étrange qu’avait adoptée le capitaine.
— Que se passe-t-il ?
Zorvun haussa les épaules.
— Il va commettre un vol ? —Il parlait en oy’vat, mais il chuchota malgré tout.
Dashvara arqua un sourcil et sourit avec sarcasme.
— De l’argent —grogna-t-il avec un mépris théâtral—. Ce sont de simples métaux précieux qui ne servent même pas à nourrir un écaille-néfande. Allons, capitaine —lança-t-il plus sérieusement— : je veux accomplir ce premier travail correctement. Nous n’allons pas en rester là, alors que nous pouvons obtenir quinze écus. En plus, comme ça, nous ferons une faveur au pêcheur : raye-le de la liste.
Le capitaine ne répliqua pas et, un peu plus loin dans l’avenue, tous trois s’installèrent sur un des bancs qui se trouvait devant le grand édifice du Beau-Casino. Des gens montaient et descendaient constamment le perron qui conduisait à l’entrée. Ils étaient tous habillés avec élégance, avec leurs perruques extravagantes et leurs chapeaux. Certains, y compris les dames, tenaient des bâtons de commandement et un bon nombre portaient des masques colorés. Dashvara écarquilla les yeux quand il aperçut aussi deux fonctionnaires cachés sous leurs masques de bronze. Quand je pense que tous ces gens sont là pour gagner de l’argent en jouant… Il n’essaya pas de chercher un sens à un tel comportement : cela faisait longtemps qu’il avait renoncé à comprendre les civilisés.
Les secondes et les minutes passèrent. Le capitaine se racla la gorge plusieurs fois, convaincu visiblement que Tahisran n’allait pas réussir à voler un écu en si peu de temps. Dashvara l’ignora. Finalement, ce fut Lumon qui perdit patience.
— Il va être six heures, Dash. Quelqu’un devrait au moins apporter les quatorze écus.
Dashvara eut une moue préoccupée et il allait approuver l’idée quand il sentit soudain quelque chose de froid dans la paume de sa main. Sursautant de frayeur, il s’en fallut de peu qu’il n’écrase l’ombre.
— M-merci, Tah —bégaya-t-il. Il ne lui avait pas apporté huit deniers mais un dragon d’or étincelant, avec sur une face l’image du grand Shikah, représentant de la Foi cilienne et, de l’autre côté, l’arbre à onze branches de la Fédération.
Il perçut un soupir. Tahisran s’était éloigné entre les ombres des maisons.
“Je ne sais pas jusqu’à quel point j’ai agi correctement”, se contenta-t-il de répondre avant de s’en aller pour de bon.
Dashvara déglutit, tout en gardant la pièce volée dans la bourse. Tu lui as trop demandé, Dash, chuchota une petite voix accusatrice dans sa tête. Tu as fait d’un ami un voleur. Je suppose que tu es fier de toi.
Le plus préoccupant, c’est que, malgré tout, il ne parvenait pas à se sentir coupable.
— Diables —siffla-t-il—. Vous vous rendez compte ? L’ombre est plus honnête que nous.
— Parle pour toi —répliqua le capitaine, en se levant—. Et maintenant, courez sinon vous arriverez en retard. Moi, je suis trop vieux pour ça, je vous suivrai de loin.
C’est ça. Trop vieux, qu’il dit, se moqua Dashvara avec scepticisme. Sans hésiter, il sortit les deux deniers en trop de la bourse et les mit dans une poche. S’il était sûr de quelque chose, c’était que, tant qu’il serait esclave, il n’allait pas donner plus que ce qu’on lui demandait. Enfin, il regarda Lumon et acquiesça. Sans un mot de plus, tous deux prirent une rue qui menait à la digue du fleuve et se mirent à courir. Le Licencié Nitakrios devait déjà avoir rongé tous ses ongles et commencé à dévorer ses doigts.
Ils longeaient le fleuve Sage quand le soleil réapparut à travers les nuages. À peine quelques enjambées plus loin, sans qu’il s’y attende, Dashvara sentit ses poumons se convulser, sa respiration se bloqua et une crise de toux particulièrement violente le jeta presque littéralement à terre.
Oh, non, Dash. Pas maintenant…
Lumon se pencha près de lui et Dashvara, essayant de reprendre son souffle entre convulsion et convulsion, détacha la bourse d’argent et la lui remit. Il fut incapable de parler et, quand Lumon hésita, il lui jeta un regard foudroyant et finalement il parvint à croasser :
— Va-t’en.
Les cloches du Temple Heureux sonnèrent six heures. L’Archer soupira sombrement mais abandonna Dashvara à son sort. Après tout, son seigneur lui ordonnait de s’en aller, n’est-ce pas ?
Dashvara mit plusieurs minutes à se remettre suffisamment pour calmer sa respiration. Il remarqua un passant qui semblait sur le point de lui proposer son aide et, comme un loup blessé, il lui lança un regard farouche d’avertissement avant de s’éloigner et de s’asseoir sur un banc, se raclant la gorge et crachant du sang.
Il grogna intérieurement. Un peu de repos et un climat plus propice, hein ? Tu te trompais, Tsu : le climat n’arrange rien. Je suis presque dans le même état pathétique que lorsque Rowyn et Azune m’ont trouvé à Rocavita.
Il inspira profondément et dut reconnaître :
Pas autant. Mais, démons, cela fait trois ans que cela dure. Trois ans ! C’est presque un miracle que j’aie survécu à la Frontière. Combien de fois mes frères ont dû me protéger à cause d’un de ces stupides accès de toux survenus en pleine bataille ?
— Ô grand seigneur de la steppe —marmonna-t-il— : tu n’es qu’une épave.
Il se gratta vigoureusement la marque du Dragon Rouge, la laissant encore plus rutilante, et il jura tout bas quand le tatouage commença à le brûler. Il croisa les bras.
Vas-y, allez, tu t’apitoies sur toi-même maintenant. Cela ne te suffit pas d’avoir de la compassion pour les autres, il faut en plus que tu te lamentes sur ta maladie. Rappelle-toi que tous tes frères ont leurs petits problèmes aussi. Zamoy avec ses rhumes, Miflin avec son asthme, Sashava avec sa jambe et Taw, qui est à moitié sourd… Tu peux t’estimer heureux d’être encore en vie et bien accompagné. Personne n’a dit qu’il fallait avoir une santé parfaite pour vivre.
Il se racla de nouveau la gorge, regarda les eaux troubles du fleuve Sage… et se leva d’un bond, irrité contre lui-même. Que faisait-il à fainéanter maintenant ? Lumon devait être arrivé chez le Licencié depuis un moment.
Il marcha vers le sud, directement vers le pont. Le soleil illuminait le Mont Serein, mais un nuage sombre glissait sur le reste de la ville, accompagné d’un vent infatigable qui entraînait les feuilles des arbres sur toute la promenade. Un volet mal attaché frappait rythmiquement contre un mur et Dashvara leva les yeux juste à l’instant où une femme robuste saisissait le battant pour le fermer. Le vent semblait avoir fait fuir les gens et les rares passants parcouraient la Promenade à pas rapides et en silence. Dashvara était arrivé au pont quand une pluie fine qui sentait la poussière commença à tomber. Il fut surpris de la sentir tiède et il sourit : il s’était déjà trop habitué à la pluie glaciale de Compassion.
Dans le silence relatif qu’avait laissé la pluie dans les rues, il entendit soudain quelqu’un crier son nom.
— Daaaash !
C’était Zamoy. Dashvara se retourna au beau milieu du pont pour le voir courir vers lui, avec Yorlen et Boron. Il fronça les sourcils, inquiet, en apercevant leurs visages altérés.
— Que se passe-t-il ? —demanda-t-il quand le triplé le rejoignit.
— Oh, Dash —croassa Zamoy—. C’est Morzif. Boron, Sashava et lui visitaient la ville avec Yorlen et, moi, je les ai accompagnés en me faisant passer pour Miflin parce que ce fainéant ne voulait pas bouger. —Yorlen ouvrit grand les yeux, éberlué, et il fixa le triplé tandis que celui-ci continuait— : Nous étions déjà en train de rentrer quand le Forgeron a crié quelque chose, comme ça, d’un coup, et il est parti en courant. Nous ne savons pas où il est passé.
Dashvara crut heurter un gong et mit quelques secondes à réagir.
— Morzif ? —répéta-t-il dans un murmure incrédule.
Ce n’était pas qu’il connaisse Zif à fond : il ne parlait pas souvent avec lui. C’était un des Xalyas les plus réservés et, excepté Ged, le maître armurier, personne ne réussissait à lui faire prononcer plus de quelques phrases par jour. Il avait été forgeron au Donjon de Xalya et il lui avait enseigné quelques techniques quand il était un jeune garçon… C’était un homme droit, manquant quelque peu d’assurance et sensible parfois, mais il était loin d’être stupide. Il n’avait pas pu s’enfuir, décida-t-il.
Il jeta un coup d’œil à Boron et à Zamoy et vit leurs expressions attentives. Il réagit enfin.
— Depuis combien de temps il a disparu ?
Le Chauve laissa tomber ses bras avec un soupir.
— Une heure ? —estima-t-il—. Nous avons arpenté toute la zone.
— Il faut le retrouver —marmonna Dashvara—. Morzif n’a pas pu s’enfuir.
— C’est ce que nous avons expliqué à Dafys —grogna Zamoy—. Mais il a dit que, s’il n’apparaissait pas dans deux heures, il appellerait la garde.
Dashvara eut un sursaut.
— Maudit sibilien… ! —jura-t-il. Il inspira pour se calmer—. Il a disparu dans cette zone ? —Tous les trois acquiescèrent—. Et vous êtes tous en train de le chercher ?
Yorlen grimaça et Zamoy émit un bruit guttural.
— Non —répondit-il—. Dafys a interdit aux autres de sortir de la maison sous peine d’en parler à Son Éminence. C’est plutôt bête. Il n’a laissé que Boron et moi pour continuer à le chercher.
Ceci ne disait rien qui vaille. Si Morzif n’apparaissait pas avant deux heures, cela allait donner de bonnes raisons à Atasiag pour tous les renvoyer à la Frontière. Le séjour à Titiaka commençait bien.
— Continuez à chercher —ordonna-t-il—. Je vous rejoins tout de suite. Je vais chercher l’Archer. Boron, Zamoy —ajouta-t-il en oy’vat alors qu’ils s’éloignaient déjà—. S’il s’est vraiment enfui et si vous le trouvez, faites croire au Muet qu’il ne l’a pas fait, d’accord ? Je ne sais pas, inventez une raison crédible. En général, tu es assez doué pour ce genre de chose —dit-il à Zamoy. Celui-ci esquissa un sourire et, sans répondre, il s’éloigna à grandes enjambées ; Yorlen jeta à Dashvara un regard intrigué avant de se retourner et de suivre les deux Xalyas comme le gardien silencieux qu’il était.
Ils s’enfoncèrent bientôt dans une rue et il les perdit de vue. Dashvara soupira bruyamment, il tenta de relativiser la disparition de Morzif et il allait se retourner pour partir chercher Lumon quand il aperçut le capitaine sur la Promenade. Il s’arrêta. Abrité sous les arbres, Zorvun marchait lentement, comme un vieux. Il ne semblait pas s’être rendu compte qu’il ne pleuvait plus. Dashvara leva les yeux au ciel.
On dirait que depuis ma nomination tu as pris un coup de vieux, capitaine…
Un bruit de pas résonna contre les pavés et Dashvara se retourna.
— Archer —soupira-t-il. Lumon le salua de la main et tous deux s’écartèrent sur le bord du pont pour laisser passer une carriole—. Tout s’est bien passé avec le Licencié ?
— Je suis arrivé juste à temps —avoua-t-il—. J’ai croisé les sbires en redescendant les escaliers. Le Licencié m’a donné ça —fit-il, en lui montrant un fin bracelet de fer qu’il portait au poignet—. Comme il a dit, lui, c’est un homme avec des principes et il considère que même les travailleurs doivent recevoir des récompenses pour leurs efforts. —Un sourire sardonique sillonna son visage alors qu’il lui tendait deux autres chaînes—. Tiens. D’après lui, nous avons gagné sa confiance. L’insigne de sa maison est accroché dessus. Flatteur, n’est-ce pas ?
Dashvara souffla.
— Fantastique —grommela-t-il. Il jeta à peine un coup d’œil au petit hibou bleu en bois suspendu à la chaîne avant de le mettre dans sa poche.
— Voilà le capitaine qui arrive —observa Lumon. Il regarda Dashvara du coin de l’œil—. Comment te sens-tu, Dash ?
Celui-ci souffla de nouveau.
— À merveille, Lumon. —L’Archer n’insista pas et Dashvara lui fut reconnaissant de son tact—. Tiens, capitaine —lança-t-il, quand celui-ci fut à quelques pas. Il lui tendit le troisième bracelet—. Cadeau du Licencié. Et maintenant, une nouvelle qui va vous enchanter tous les deux : nous avons perdu Morzif. Zamoy, Boron et le Muet le cherchent. Je viens de les rencontrer.
Le visage du capitaine se rembrunit.
— Impossible —siffla-t-il.
— Ne tire pas de conclusions trop hâtives —lui conseilla Dashvara—. Il a dû se perdre, c’est tout.
Du moins, ce sera la version officielle si tout se passe bien. Il se mit à marcher vers la rive ouest du fleuve, en suivant la rue qu’avaient prise Yorlen, Zamoy et Boron. Le capitaine feula derrière lui.
— Cela n’a aucun sens. Il n’a pas pu s’en aller sans raison.
— Apparemment, il a crié quelque chose avant de partir en courant —détailla Dashvara alors qu’ils avançaient dans une ruelle déserte.
Après quelques minutes à chercher inutilement, ils décidèrent de rentrer chez Atasiag, où Dafys les accueillit sur le seuil, une expression terrible sur son visage de sibilien.
— Entrez —fit-il—. On vient d’attraper votre compagnon.
Dashvara ouvrit grand les yeux et se précipita dans la cour, où se trouvait toute la troupe de Xalyas, ainsi que Wassag et Léoshu. Le ciel s’était éclairci et des rayons de soleil illuminaient les pavés.
— Où est Morzif ? —demanda Dashvara ne s’adressant à personne en particulier.
— Que diables s’est-il passé ? —exigea de savoir le capitaine sur un ton furieux.
Plusieurs Xalyas s’écartèrent et la question suivante de Dashvara resta nouée dans sa gorge. Morzif était debout, les mains liées, au fond de la cour. À quelques pas à peine, se tenaient deux hommes armés qui arboraient sur leurs uniformes noirs le dessin brodé d’une roue blanche.
— Des hommes de la maison Shyurd —murmura Tsu, se glissant auprès de Dashvara—. Ils sont en train de parler avec le bras droit d’Atasiag. Regarde, il porte un pendentif argenté en forme de triangle. C’est l’insigne des intendants et des contremaîtres. —La personne en question, un humain à la tunique d’un bleu intense et portant une perruque grise, souriait aux deux agents de Shyurd et conversait d’un air détendu, ignorant totalement la présence des Xalyas. Un énorme chien noir était assis à ses pieds, la langue pendante.
— Que s’est-il passé ? —chuchota Dashvara.
— Je ne connais pas les détails —admit Tsu—. Mais je crois que Morzif est entré dans la demeure des Shyurd pour aller chercher son fils.
Un instant, Dashvara ne comprit pas. Son fils ? Quel fils ? Comment… ? Alors, son cœur s’accéléra. Bien sûr. Morzif avait un fils. Enfin, avant, au Donjon de Xalya, il avait eu un fils. Et, d’après Azune, certains enfants xalyas avaient été adoptés par des familles diumciliennes… Il sentit le sang se glacer dans ses veines.
— Oh, diables —croassa-t-il—. Oh, diables…
Il reçut un petit coup de bâton sur la poitrine.
— Silence —exigea Wassag. Ses yeux suppliants plus que son ordre le convainquirent de se taire : le pauvre Diumcilien semblait terriblement angoissé par ce qu’il se passait. Avec une moue tendue, Dashvara se tourna vers Morzif : vu son aspect lamentable, il déduisit que le Xalya avait dû résister avant qu’on ne l’attrape. À présent, il avait le regard rivé sur ses pieds et son visage était extrêmement pâle. Allez savoir si ce qui l’atterrait le plus était les conséquences de ses actes ou le destin de son fils, adopté par des fédérés.
— Ça ne peut pas être son fils —marmonna Alta—. Il avait trois ans quand ils ont attaqué le Donjon. Comment a-t-il pu le reconnaître ?
Le Xalya se tut sous le regard suppliant de Wassag. Peu après, le contremaître s’écarta des agents de Shyurd et cria un ordre. Wassag et Dafys libérèrent les mains de Zif, lui ôtèrent sa tunique et le poussèrent contre une colonne avant de le rattacher à celle-ci.
— Wassag, installe les Xalyas —ordonna le contremaître, signalant la cour d’un ample geste.
Wassag les fit s’asseoir à une dizaine de pas de Morzif. Sous les rayons du soleil, le sol était déjà presque sec. Dashvara croisa les jambes sentant un air très froid parcourir son corps. Si j’étais déjà de mauvaise humeur cet après-midi, à soutirer des sous aux gens, maintenant, je ne sais pas comment je devrais me sentir… Il étouffa un grognement. Soulagé, peut-être, de savoir que nous n’avons pas perdu Morzif ?
Il remarqua alors que Zamoy, Boron et Yorlen venaient d’arriver. Le premier s’assit à côté de lui, la respiration précipitée.
— Que vont-ils faire, Dash ? —bredouilla-t-il, appréhensif.
Dashvara passa sa langue sur ses lèvres sèches avant de répondre :
— Le fouetter, je suppose.
Situés derrière les Xalyas, les deux hommes de Shyurd observaient la scène, l’air satisfait. Dashvara croisa le regard de l’un d’eux, plissa le nez et se retourna pour constater que le contremaître, suivi de son chien, venait de se positionner près de la colonne ; le fédéré avait une expression beaucoup moins affable qu’avant.
— Soldats ! —les apostropha-t-il sur le ton de celui qui est habitué à être écouté—. Je crois que vous ne me connaissez pas encore. Mon nom est Loxarios Ardel. Je suis le contremaître d’Atasiag Peykat et, depuis cet instant précis, je m’occuperai de votre intégration dans cette maison. —Ses yeux, d’un vert profond, se posèrent sur Morzif et son visage se durcit—. On m’a informé que cet homme est entré de force dans la propriété des Shyurd, qu’il a attaqué trois de leurs gardes et qu’il a tenté d’enlever le fils du seigneur Adifag Shyurd. —Il marqua un temps d’arrêt, affichant une grimace de pure répulsion—. La faute est impardonnable et mérite d’être punie de mort.
La… mort ? Dashvara se tendit comme la corde d’un arc et ses pensées commencèrent à tourner frénétiquement. Si ce fou condamnait Morzif à mort, il avait la totale certitude que plus d’un n’allait pas pouvoir demeurer à sa place, lui y compris. Il évalua les possibilités. Les deux hommes de Shyurd étaient armés avec des épées ; Wassag et Dafys avaient des bâtons et le contremaître, un chien énorme. Ils étaient six contre vingt-trois Xalyas dont les uniques armes étaient leurs poings… et deux béquilles de bois. Bien sûr que nous pouvons les vaincre, Dash, mais et après ? Tu mourras, et tes frères avec toi. Les fédérés t’écraseront comme une fourmi avant que tu aies fait dix pas.
Du coin de l’œil, il vit Zorvun tirer Sashava par la manche et lui murmurer quelque chose à l’oreille. Leurs yeux à tous deux brillaient d’une rage contenue.
— L’ordre —reprit alors Loxarios Ardel, après avoir rapidement sondé l’atmosphère— est un principe essentiel dans cette maison. Un manquement grave à la discipline est une trahison et le châtiment pour une telle faute est la mort.
Il croisa les bras.
— La loyauté est fondamentale dans cette maison. Le châtiment pour une insubordination grave est la mort.
Il promena de nouveau son regard sur tous les Xalyas avant de le porter au-delà, vers les hommes de Shyurd.
— Cependant, Adifag Shyurd m’a demandé de me montrer miséricordieux pour cette fois. Étant donné que c’est lui, l’offensé, sa sollicitude mérite la considération d’Atasiag Peykat et celui-ci a décidé de commuer la peine de mort en celle de quarante coups de fouet. Wassag ! —tonna-t-il.
Le gardien frémit comme si on l’avait frappé.
— Oui, sieur ?
— Apporte le fouet.
Dashvara perçut clairement les soupirs de soulagement des Xalyas ; cependant, plusieurs d’entre eux n’auraient eu besoin que d’une petite incitation pour se ruer sur le contremaître et l’étrangler. Quarante coups de fouet, c’était une sauvagerie.
Le contremaître Lox se maintint droit, regardant les Xalyas comme celui qui observe un arrivage de marchandise de qualité douteuse. Il a la peau maquillée comme celle d’une femme diumcilienne, siffla Dashvara. Quand il croisa son regard émeraude, il le soutint, désirant lui faire comprendre par son attitude à quel point il appréciait sa personne. Loxarios demeura totalement impassible, mais son molosse noir grogna sourdement.
Quand Wassag revint avec le fouet, il était plus pâle qu’une voile blanche. Lox, sans décroiser les bras, effectua un mouvement de tête.
— Charge-t’en, Wassag.
Le gardien déplia le fouet, les mains tremblantes. Un sentiment où se mêlaient la crainte, la colère et la frustration s’empara de Dashvara. Ce fédéré allait fouetter un homme xalya et, lui, il allait l’accepter si placidement ?
Plutôt mourir, feula-t-il.
Avant même de comprendre ce qu’il faisait, il se leva brusquement et prononça à voix haute :
— En tant que seigneur des Xalyas, je réclame le droit d’appliquer moi-même le châtiment à cet homme. Sieur —ajouta-t-il, espérant qu’une pointe de soumission pourrait réparer quelque peu son éclat.
Seul un léger mouvement de sourcils l’informa que Loxarios avait entendu et écouté ses paroles. Après quelques secondes d’un silence tendu, Wassag siffla nerveusement.
— Rassieds-toi, Dashvara de Xalya.
Dashvara ne s’assit pas et ne détourna pas les yeux du contremaître. Lentement, celui-ci acquiesça de la tête.
— Intéressante proposition. Wassag ? Donne-lui le fouet et compte les coups. Ensuite, donne-lui cinq coups de fouet pour son insolence. Dans cette maison, soldat, l’unique seigneur est Son Éminence. Toi, tu n’es rien d’autre qu’un serviteur.
Dashvara déglutit, surpris, non tant par l’annonce des cinq coups de fouet que parce que le contremaître avait accédé à son souhait.
Satisfait ?, ironisa-t-il tandis que Wassag lui donnait le fouet. Il savait dans un recoin de sa tête qu’il agissait correctement : si quelqu’un devait appliquer la justice entre Xalyas, ce devait être un autre Xalya, ainsi qu’il en avait toujours été, et pas un étranger ; cependant, malgré tout, il lui en coûtait de devoir châtier un homme dont le seul délit avait été de croire reconnaître son fils et de tenter de le récupérer.
Mais Morzif savait que, pour le bien de ses frères, il ne devait pas agir de manière impulsive, raisonna Dashvara. En y réfléchissant bien, plus tôt les Xalyas comprendront qu’Atasiag ne va pas mieux nous traiter que l’on ne traite des esclaves, moins nous aurons de problèmes. Ce serpent n’hésitera pas à nous châtier comme bon lui semble s’il croit que nous mettons en danger ses intérêts.
Assurément, Dashvara aurait préféré lui faire un sermon plutôt que de lui donner quarante coups de fouet. Soupirant intérieurement, il tourna la tête vers le capitaine et celui-ci lui répondit par un imperceptible mouvement d’approbation. On délègue une nouvelle fois les sales besognes, capitaine ?
Le visage lugubre, il avança de quelques pas et s’approcha de Morzif. Le Xalya avait les dents serrées et les yeux rouges d’avoir pleuré.
— Je regrette, mon seigneur —balbutia le Forgeron—. J’ai perdu la tête.
Dashvara n’eut pas besoin qu’il lui explique pourquoi il le regrettait : tous étaient conscients que sa petite escapade avait laissé les Xalyas dans une position critique. Il lui donna une tape sur l’épaule.
— Tu vas être courageux, mon frère ? —lui dit-il en langue commune.
Morzif le regarda du coin de l’œil et, alors, il lui sourit et ses yeux étincelèrent de vie.
— Par l’Oiseau Éternel, je le serai —promit-il.
— Essaye de ne pas t’évanouir —ajouta Dashvara la voix tremblante. Il se racla la gorge et fit un pas en arrière.
Il agita le fouet. Il était plus léger que celui qu’il avait utilisé contre les bandits, dans la steppe, mais la lanière n’était pas moins rigide. Sans même jeter un coup d’œil vers le contremaître, qui s’était réuni avec les hommes de Shyurd, il leva son fouet, l’essaya une, deux fois contre le sol et, finalement, il clama en oy’vat :
— Frères ! Ne laissons pas ces chiens altérer notre Oiseau Éternel. Maintenant, la survie est notre priorité, mais je vous jure que je ferai tout mon possible pour sauver notre fierté, en plus de notre vie. —Il inspira profondément et se prépara à donner le premier coup de fouet—. Soyez certains que du moins j’essaierai.
Le claquement résonna contre la peau nue de Morzif sans lui arracher aucun cri. Dashvara compta les coups, donnant au Xalya des répits de quelques secondes entre chaque impact. Il s’était rarement senti aussi en colère et il prit garde de ne pas lever les yeux vers le contremaître ; autrement, la main du fouet aurait bien pu dévier par inadvertance.
Le ciel s’assombrit et s’éclaircit de nouveau. Dashvara haletait et Morzif appuyait la tête contre la colonne, luttant pour rester conscient.
Vingt-quatre.
Il continua sans relâche, essayant de ne pas frapper trop de fois au même endroit, mais cela commençait à devenir relativement impossible : le dos de Zif était déjà tout ensanglanté et il était difficile de savoir où il pouvait fouetter en causant le moins de dommage. Tsu allait avoir du travail pour réparer ces dégâts. Dashvara donna un autre coup de fouet, cligna des paupières et regarda de nouveau Morzif. Son cœur chavira.
— Oiseau Éternel, que suis-je en train de faire ? —murmura-t-il. Ses paroles se perdirent, étouffées dans sa gorge.
Il en était à trente-et-un quand des bruits de sabots et des crissements de roue se firent entendre. Étourdi, Dashvara tourna la tête pour voir entrer dans la cour un carrosse avec un cercle bleu dessiné sur une des portières. C’est alors seulement qu’il constata que les hommes de Shyurd et le contremaître étaient déjà partis. Au moins, ils n’étaient pas sadiques au point de rester à regarder, se réjouit-il. Il allait continuer avec son obligation quand il vit Atasiag sortir de la maison, suivi de Loxarios. Le serpent se dirigea directement vers le carrosse, où le vieux Léoshu aidait déjà à faire descendre une belle et jeune Diumcilienne parée de la robe la plus sophistiquée que Dashvara ait jamais vue de sa vie. Il éprouva aussitôt du mépris pour une telle exhibition de richesse et, avec froideur, il lui tourna le dos.
Finissons-en.
Il leva le fouet. Il y eut un soudain cri horrifié et Dashvara s’arrêta net.
— Mes chères filles ! —s’écria Atasiag—. Excusez cet accueil si peu convenable. Il y a eu certains problèmes de discipline, c’est tout. Allons, entrez. Entrez toutes les deux. Je ne vous attendais pas avant demain. Ne me dites pas que Lanamiag Korfu vous a mises à la porte de sa maison de campagne ? —plaisanta-t-il.
Sortant lentement de sa stupeur, Dashvara tourna la tête et regarda de nouveau la jeune fille. Elles étaient deux, toutes deux maquillées et vêtues avec autant de luxe que les filles d’un roi. Sans le moindre doute, il sut qu’il ne les aurait jamais reconnues. Fayrah et Lessi étaient devenues deux femmes d’une incroyable beauté. La seule chose qu’il fut capable de penser fut : elles ont l’air d’être en bonne santé.
Dashvara déglutit tandis qu’Atasiag les prenait chacune par un bras pour les conduire à l’intérieur. Malgré une certaine raideur, toutes deux marchaient avec l’élégance naturelle des demoiselles habituées à la vie mondaine. Aucune ne se retourna pour les regarder.
— Eh, toi —lança soudain le contremaître Loxarios—. Continue ton travail.
Dashvara détourna les yeux de sa sœur presque avec soulagement : il ne savait pas très bien comment interpréter l’éclat de peur qu’il avait cru reconnaître dans ses yeux. L’état de Morzif l’avait-il effrayée ? Cela se pouvait : à ce qu’il savait, au Donjon de Xalya, Fayrah n’avait jamais assisté aux corrections contre les délits graves. Dashvara grogna intérieurement. Jamais il n’aurait imaginé revoir Fayrah dans des circonstances aussi pénibles. Alors qu’Atasiag disparaissait avec ses filles, il releva le fouet et frappa inconsciemment avec plus de force. Morzif laissa échapper un gémissement étouffé.
Oiseau Éternel… tu es idiot, Dash ? Il ne manque plus maintenant que tu te défoules sur tes frères.
Il inspira et murmura :
— Trente-deux.
Au moins, il avait maintenant l’assurance que Fayrah et Lessi allaient bien. Trente-trois. Il devait reconnaître qu’Atasiag semblait les traiter comme elles le méritaient. Trente-quatre. Mais, d’un autre côté, il craignait que Fayrah ait changé durant ces trois années. Et si elle portait toutes ces parures par pur plaisir ? Une telle exhibition de luxe le répugnait. Pour lui, les filles d’Atasiag étaient la vive image du fossé sanglant et profond qui séparait les classes sociales dans la Fédération.
Il en était à trente-huit. Courage, Morzif. Deux de plus et je te laisse en paix. Deux de plus et après, ce sera mon tour. Une voix vindicative ajouta dans sa tête : Et un jour, ton tour viendra, Atasiag Peykat. Ta cruauté a beau être justifiée, ton tour viendra.
Il donna un autre coup de fouet, clairement moins fort que l’antérieur, mais l’aimable Wassag ne fit aucun commentaire. Dashvara donna le dernier coup et laissa tomber le fouet sur le sol comme celui qui lâche un serpent. Au milieu d’un silence de mort, il souffla sans énergie :
— Je ne me suis jamais senti aussi ridicule. Ou plutôt —rectifia-t-il, se tournant en chancelant vers les Xalyas— : jamais je ne me suis senti aussi injuste.
Aucun de ses frères ne répondit. Il s’empressa de libérer Morzif. Le Forgeron était toujours conscient, mais tout juste.
— Arvara, Maef : aidez-moi à le transporter à l’intérieur —fit Dashvara—. Wassag, donne à Tsu ce dont il a besoin pour réparer tout cela.
Arvara et Maef se levèrent rapidement pour l’aider et, pas à pas, ils avancèrent jusqu’à déposer Morzif dans le dortoir.
— Comment te sens-tu, Forgeron ? —demanda Maef, la voix rauque.
Morzif tremblait et son dos saignait encore abondamment.
— C’était mon fils —se limita-t-il à murmurer—. C’était mon fils.
Dashvara s’agenouilla pesamment auprès du Xalya.
— Moi aussi, je regrette, Morzif —chuchota-t-il en oy’vat—. Mais tu ne peux pas sauver ton fils en le sortant d’une maison de fédérés de force. Si c’était vraiment lui…
— C’était lui —affirma Morzif, faiblement.
Dashvara acquiesça tristement.
— Alors, je t’aiderai à le sortir de là, Morzif. Mais pas maintenant. Avant nous devons gagner notre liberté.
Morzif ouvrit des yeux brillants de lucidité.
— La liberté ne se gagne pas, mon seigneur : elle se prend.
Dashvara crut presque entendre Maloven lui donner une leçon de morale. Il se sentit ému.
— Tu as raison. —Il se redressa—. Tu as tout à fait raison. Mais, avant de la prendre, il faut s’assurer que ni toi ni aucun de nos frères ne mourra en la prenant.
Maef souffla par le nez.
— Si les Shyurd n’étaient pas intervenus, ils auraient essayé de tuer Morzif. Qu’aurais-tu fait alors, seigneur des Xalyas ?
Dashvara croisa son regard amer, ignora le doute qui brillait dans ses yeux et secoua la tête.
— J’aurais probablement envoyé le Contrat survoler les océans et j’aurais tranché la gorge de ce Loxarios.
Maef arqua un sourcil tout en le scrutant.
— Probablement ?
Un sourire sauvage étira les lèvres de Dashvara.
— Eh bien, disons que j’aurais hésité entre ça et trancher celle d’Atasiag.
Maef lui répondit par le même sourire animal : il n’y avait rien de mieux qu’une réponse bien catégorique pour gagner l’estime de ce Xalya. Le sourire de Dashvara prit un trait plus humain.
— L’affaire est close —conclut-il—. À l’avenir, il vaudra mieux ne pas entrer dans des maisons étrangères, hein, Forgeron ?
Tsu arriva avec tout le nécessaire médical et, pendant que le drow s’affairait avec l’expression impassible qu’il adoptait dans ces circonstances, Dashvara vit Wassag passer sa main sur son front plusieurs fois. Il s’approcha.
— Ça va, Wassag ?
Le Diumcilien souffla, altéré, et détourna enfin le regard du dos de Morzif.
— Disons que je n’avais plus assisté à ces châtiments depuis longtemps —expliqua-t-il dans un murmure.
Dashvara le regarda éloquemment.
— Eh bien, tu vas devoir faire davantage que d’y assister. Tu me dois cinq coups de fouets, tu te souviens ? J’ai été insolent —lui rappela-t-il avec un sourire amusé.
Wassag le regarda comme s’il était devenu fou.
— On dirait que tu souhaites recevoir ton châtiment —observa-t-il.
Dashvara roula les yeux.
— Je rêve toutes les nuits qu’on me fouette pour insolence. C’est récréatif. Allons, Wassag —reprit-il avec plus de sérieux en voyant que le gardien captait l’ironie seulement à moitié—. Je t’assure que, si je pouvais l’éviter par des moyens raisonnables, je l’éviterais. Mais ce ne se sont que cinq coups de fouet. En quelques minutes, tu auras terminé.
Une lueur étrange passa dans les yeux de Wassag.
— Alors, réjouis-toi —dit-il— : le contremaître m’a ordonné d’annuler ton châtiment. Ordres de Son Éminence.
Dashvara ne sut comment réagir à cela. Il ouvrit la bouche, la referma, souffla et sortit du dortoir pour aller dîner avec les autres. Ce dîner fut beaucoup moins gai que celui de la veille, et aussi beaucoup plus bref : après avoir pris congé de l’oncle Serl, ils revinrent au dortoir, anxieux de savoir comment allait Morzif. Ils trouvèrent Tsu en train de bander ses blessures.
— Il gardera des cicatrices —informa-t-il face à une pluie confuse de questions—. Mais il se remettra.
L’ambiance s’améliora considérablement. De toutes façons, les anciens Compassifs étaient trop habitués aux coups durs pour rester longtemps à ruminer de sombres pensées. Découvrant toutes ses dents, Orafe le Grognon fit remarquer :
— Le Forgeron était le seul à n’avoir presque aucune cicatrice. Maintenant il se sentira moins seul.
Plusieurs lui jetèrent des regards dubitatifs, mais on ne commenta plus rien sur le sujet. Le capitaine se limita à ajouter :
— Dorénavant, nous savons à qui nous avons affaire, les gars. Faisons-nous à l’idée qu’Atasiag Peykat est un simple esclavagiste qui agit comme tel.
— Eh bien, moi, je préférais presque Compassion —marmonna Sashava, en laissant ses béquilles pour s’asseoir sur sa paillasse.
À son tour, Dashvara s’assit à côté de Morzif et suivit quelques secondes le travail de Tsu avec intérêt. Il suffisait de voir l’efficacité avec laquelle il travaillait pour savoir que ce n’était pas la première fois que le drow soignait des blessures provoquées par le fouet. Alors, il posa près de lui le bol de soupe qu’il avait rempli à la cuisine.
— Tu n’as pas encore dîné, Tsu. Je t’ai apporté ça.
Le drow secoua la tête.
— J’ai presque terminé.
Dashvara fronça les sourcils en reconnaissant un des sacs que le drow avait posés près du blessé. C’était le petit sac de belsadia que lui avait donné le médecin d’Akrès, trois jours auparavant. Visiblement, Tsu n’avait pas jeté les feuilles et en avait donné une à Morzif ; aussi, le visage de celui-ci semblait relativement placide malgré son état.
Avec un soupir, Dashvara s’appuya contre le mur et, d’un coup, il se sentit exténué. Durant un long moment, il demeura totalement étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Absurdement, il se surprit soudain à penser à la vie tranquille des Shalussis du peuple de Nanda. À la vie paisible de la steppe. Aux troupeaux d’ilawatelks qui traversaient librement la steppe du sud au nord et du nord au sud, parcourant les horizons. Puis ses pensées tourbillonnèrent chaotiquement : il se rappela les leçons des anciens sages, il se souvint de tout ce pour quoi avaient lutté les seigneurs de la steppe et leurs sujets. Dignité, confiance et fraternité, ceci était le lemme des véritables clans de la steppe. En cet instant, les préceptes de l’Oiseau Éternel prenaient pour lui plus de sens que jamais.
Ce fut Tahisran qui le tira de son égarement nostalgique.
“Dash ? À quoi penses-tu ?”
Dashvara s’aperçut que l’ombre était assise près de lui. Il promena un regard alentour. Tsu n’était visible nulle part, Makarva et les Triplés jouaient aux katutas avec plus de calme qu’à l’accoutumée et Zorvun faisait des conjectures avec d’autres sur le rôle que tenaient Lessi et Fayrah dans les projets d’Atasiag Peykat et au sein de la Confrérie de la Perle.
— À quoi je pense ? —répéta Dashvara un peu tardivement. Il haussa les épaules—. Je ne sais pas, Tah. J’ai bien peur qu’aujourd’hui mon Oiseau Éternel soit trop fatigué pour penser.
Tahisran se balança doucement.
“Je crois que je te comprends”, admit-il.
Dashvara haussa un sourcil.
— Vraiment ? T’est-il arrivé de fouetter un frère injustement, Tah ?
L’ombre ne répondit pas. À l’évidence, elle ne l’avait pas fait. Dashvara laissa échapper un soupir.
— Tu sais ce que je crains le plus, Tahisran ? —chuchota-t-il—. C’est de recevoir un de ces coups qui t’empêchent de te relever. De voir les Oiseaux Éternels de mes frères vaincus et de ne rien pouvoir faire pour les sauver. —Il esquissa un sourire sardonique—. Et j’ai peur de moi-même, Tah. Je pense à mes principes et je me demande si je suis capable de les respecter et, en même temps, je crains que certains de ces principes soient erronés et me mènent à commettre des folies par pure obstination. —Il hésita—. Je t’embrouille, n’est-ce pas ?
Tahisran sourit mentalement.
“Un peu”, avoua-t-il. “De quels principes parles-tu ?”
Dashvara inspira.
— De principes fondamentaux, c’est ça le pire. Je me demande jusqu’à quel point l’on peut renoncer à son honneur pour conserver sa vie. Je sais que, contrairement au seigneur Vifkan, je renoncerais à tout pour sauver la vie d’un de mes frères. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point un seigneur des Xalyas peut ou doit renoncer à sa dignité pour sauver sa propre vie. Et, cependant, mon arrogance me demande de la sauver pour le bien de mes frères. Comme si je pouvais les sauver mieux qu’ils ne pourraient eux-mêmes le faire. Ah. Parfois je suis plus orgueilleux que le seigneur mon père. —Il sourit—. Tu vois, on dirait que ces quarante coups de fouets m’ont embrouillé la tête. Je me pose des questions stupides au lieu de prendre des décisions. Je devrais aller voir Atasiag et exiger de lui qu’il m’explique quelles sont ses véritables intentions. Il lutte contre l’esclavage, soi-disant. Quel genre de personne peut lutter contre l’esclavage et avoir des esclaves ? C’est un comportement absurde. Oui —affirma-t-il dans un murmure—. Je devrais aller lui demander des explications tout de suite. Je suis prêt à le supplier de me les donner. Et s’il se produit de nouveau quelque chose comme aujourd’hui, je vais lui demander de me punir moi et uniquement moi pour ne pas avoir su maintenir mes hommes à leur place.
Sans attendre la réponse de Tahisran, il se leva et se dirigea vers la porte avec décision.
— Où vas-tu, Dash ? —s’étonna Makarva.
— Mettre les choses au clair avec le serpent —répliqua Dashvara sur le seuil.
Il sortit avant que personne n’ait pu lui répondre. Le ciel s’était déjà assombri et des lumières avaient été allumées à l’entrée principale de la maison. Dehors, il aperçut Lumon et Tsu murmurant tout bas.
— Dash ? —l’appela l’Archer, s’éloignant du drow, les sourcils arqués—. Que se passe-t-il ?
— Pour le moment, rien —assura Dashvara sans s’arrêter.
Il se dirigea vers la porte principale qui menait au grand salon d’Atasiag. Quelques pas le séparaient des colonnes quand, brusquement, une petite silhouette encapuchonnée lui barra le passage. Dashvara s’arrêta net, en sursautant. Oiseau Éternel, d’où sortait-il celui-là ?
— Arrière, Xalya —prononça une voix féminine—. Tu ne peux entrer ici que si Son Éminence te convoque.
Dashvara regarda la silhouette de haut en bas sans perdre son calme.
— Je vois. Par curiosité, combien de gens travaillent pour Atasiag Peykat ? —s’enquit-il.
L’encapuchonnée demeura silencieuse.
— Tu es une esclave ? —Elle ne répondit pas non plus. Dashvara la scruta de nouveau—. Tu es une femme, n’est-ce pas ? Je pourrais voir ton visage ? Vois-tu, c’est embarrassant de parler avec une personne encapuchonnée. —Il ferma la bouche et la rouvrit—. Enfin parler, parler, c’est beaucoup dire. J’ai l’impression de discourir tout seul face à un mur.
Le silence de l’encapuchonnée commença à l’exaspérer.
— Écoute, fédérée. Cela m’arrive rarement, mais aujourd’hui je suis d’une humeur exécrable. Je veux voir Son Éminence. J’ai besoin de lui parler de quelque chose d’important.
Il entendit un bruit semblable à un halètement de stupéfaction.
— Mais pour qui te prends-tu ? —fulmina la silhouette—. Tu es un travailleur. Tu ne peux pas demander à Son Éminence de parler avec toi. Fais demi-tour et rentre dans ton dortoir sur-le-champ si tu veux que j’oublie tes paroles.
Dashvara était en train de se demander quel châtiment lui serait réservé s’il neutralisait la gardienne et entrait dans les appartements d’Atasiag de force quand la voix douce de Lumon résonna derrière lui.
— Fais ce qu’elle te dit, Dash. Atasiag te convoquera bien un jour et, alors, tu pourras lui dire ce que tu veux lui dire, mais, pour le moment, rentrons au dortoir.
Dashvara poussa un feulement.
— C’est bon. Dis-moi, femme, tu surveilles toujours cette porte ?
— Parle-moi avec plus de respect, Xalya, et peut-être que je te répondrai —siffla l’encapuchonnée.
Dashvara arqua un sourcil.
— Je parle avec tout le respect dont je suis capable, vu les circonstances. Bonne nuit.
Il lui tourna le dos et repartit avec Tsu et Lumon vers les dortoirs en silence. Zamoy avait pointé la tête pour les épier et Dashvara le poussa fraternellement à l’intérieur.
— Tu es plus curieux qu’un chat, Chauve.
— Je vois que tu as mis les choses au clair avec notre maître —sourit Zamoy railleur.
Dashvara soupira et fit des aller-retours dans le dortoir, absorbé dans ses pensées, avant de se rendre compte que plus d’un Xalya observait ses allées et venues d’un œil amusé. Il se laissa tomber sur le sol et tambourina contre le plancher de bois.
— Tu es de mauvaise humeur, mon garçon —observa Sashava.
Dashvara croisa le regard inquisiteur du vieux Xalya et confirma :
— Je suis de mauvaise humeur.
— Eh bien, va dormir —lui conseilla sagement Maltagwa le Jardinier—. Aujourd’hui, ça a été un jour trop chargé. Je crois que nous méritons tous un bon repos.
Dashvara acquiesça pesamment et se traîna jusqu’à sa paillasse avant de prononcer :
— Que l’Oiseau Éternel veille sur vos rêves, frères.
Ils se souhaitèrent bonne nuit en désordre, Atok éteignit le candélabre et la pièce sombra dans le noir. Presque immédiatement Zamoy éternua violemment et marmonna quelque chose sur les rhumes et sa mort prochaine… Miflin et Kodarah grognèrent pour toute réponse et Dashvara sourit. En fermant les yeux, il pouvait presque croire qu’il se trouvait de retour dans le baraquement de Compassion. Entourés d’herbe et de marécages, sans maître à l’horizon et libres presque de faire ce qu’ils voulaient… Avant même que ne meurent les derniers murmures, Dashvara s’endormit.
Il se réveilla en pleine nuit croyant émerger de quelque cauchemar mais, une seconde après, il ne s’en rappelait déjà plus. À dire vrai, il n’essaya pas de s’en souvenir. À moitié somnambule, il se leva pour aller vérifier le pouls de Morzif. Il battait.
Hum. Évidemment qu’il bat, Dash, se moqua-t-il patiemment. Tsu l’a soigné et Morzif n’est pas un gamin fragile. Il a plus de cinquante ans et c’est un Xalya coriace. Un robuste forgeron qui a passé plus de la moitié de sa vie à battre l’acier. Rendors-toi, va, et cesse de te préoccuper.
Il allait retourner sur sa paillasse, mais quelque chose le poussa en direction de la porte et il sortit en silence dans la nuit sans savoir très bien pourquoi. Il se promena dans la cour pavée quelques minutes, scruta les ombres des colonnes puis les barreaux du portail. Il n’y avait personne ou, du moins, il ne voyait personne. Il reprit son parcours en cercles, non comme un loup en cage, mais un peu comme le faisait Maloven quand il était plongé dans de profondes réflexions. La différence, c’était que Dashvara, contrairement au shaard, ne parvenait à aucune conclusion déterminante.
Haha, rit-il mentalement avec sarcasme. Tu veux dire que Maloven arrivait à des conclusions déterminantes ? Mais, voyons, ce vieillard est l’homme le plus dubitatif que tu aies connu de ta vie !
Le ciel était dégagé et les étoiles brillaient doucement, solitaires dans leur puits sans fond. La Lune était à peine visible et la Bougie montrait un timide arc rougeoyant au nord ; seule une demie Gemme parvenait à éclairer un peu la nuit. C’était assez réconfortant de penser que le ciel était toujours le même, que l’on soit à la Frontière, à Titiaka ou dans la steppe. Quelques centaines de milles seulement le séparaient de son ancien foyer. Son ancien foyer détruit par les sauvages.
Diables, Dash, aujourd’hui tu es particulièrement nostalgique. Ne croyais-tu pas la steppe perdue depuis des années déjà ?
Mu par un sentiment indéfinissable, il s’assit au milieu de la cour, près de la fontaine, et s’allongea pour regarder les étoiles. Là, légèrement plus au nord, se situait la constellation du Scorpion. D’après Towder, le chef de Dignité, quand la dernière étoile de la queue s’alignerait avec les autres, le monde tel que le connaissaient les saïjits arriverait à sa fin. Qui sait si c’était vrai ou faux : il ne pourrait probablement pas le vérifier dans cette vie de toute façon. En tout cas, Towder croyait inconditionnellement aux présages du Livre Sacré. Il était le fils d’une prêtresse de Cili et croyait aux Onze Grâces avec la même fermeté avec laquelle les Xalyas défendaient leur Oiseau Éternel. Il était curieux de constater comment, pour certaines personnes, l’intensité d’une croyance s’accroissait proportionnellement aux épreuves endurées.
Parfois, je souhaiterais avoir mon Oiseau Éternel écrit comme les Diumciliens dans leur Livre Sacré, médita Dashvara, les mains derrière la tête. Ce serait plus facile de le suivre. Bien entendu, dans ce cas, je ne lirais pas mon véritable Oiseau Éternel, mais celui d’une autre personne. Il fronça les sourcils, frustré. Mais pourquoi tant d’hésitation, tout d’un coup ? Autrefois, dans la steppe, je ne doutais pas autant et je ne me souviens pas d’avoir jamais agi erronément. Sans doute, tant de Frontière m’a rendu plus indécis ?
Il tarda à entendre le murmure de pas s’approchant. Quand il vit la silhouette encapuchonnée apparaître dans son champ de vision, il ne bougea pas.
— Tu es ici depuis plus d’une demi-heure à regarder le néant —observa l’encapuchonnée—. Peut-on savoir ce que tu fais ?
Elle semblait intriguée. Dashvara esquissa un sourire.
— Je regarde les étoiles —répondit-il calmement.
Il y eut un silence. L’encapuchonnée se tenait à quelques pas sur sa droite, raide comme un corbeau. Elle ne semblait pas disposée à parler, mais elle ne se décidait pas non plus à s’en aller. Au moins, elle avait été suffisamment curieuse pour s’approcher. Dashvara se racla la gorge.
— Je regrette d’avoir été un peu brusque avant. Je ne prétendais pas t’offenser. Je m’appelle Dashvara —se présenta-t-il.
Il attendit patiemment et sa patience fut récompensée par une brève mais satisfaisante réponse :
— Moi, c’est Yira.
Dashvara tourna de nouveau la tête vers l’encapuchonnée, surpris de la note presque timide qu’il perçut dans sa voix.
— Enchanté —murmura-t-il sur un ton sincère.
Il contempla de nouveau les étoiles croyant que Yira finirait peut-être par dire quelque chose, mais celle-ci se contenta de rester là, aussi immobile que les colonnes qui entouraient la cour. Finalement, Dashvara décida de rompre de nouveau le silence.
— Dans la steppe, certains pensent que les étoiles sont les yeux de l’Oiseau Éternel. —Il marqua un temps d’arrêt—. Tu sais ce qu’est l’Oiseau Éternel, Yira ?
Elle eut un léger haussement d’épaules et Dashvara continua :
— Il s’agit d’un des piliers de la philosophie des Anciens Sages. Il a plus de deux mille ans d’ancienneté et, nous, les Xalyas, nous le défendons depuis des siècles. Tu comprends, l’Oiseau Éternel est ce qui maintient la conscience unie avec les actes. Il maintient la cohésion. La somme des Oiseaux Éternels de mes frères maintient mon clan uni. Tous se respectent, comme se respectent les plumes d’un même oiseau entre elles. L’Oiseau Éternel xalya est notre Dahars. C’est ce qui nous oriente dans nos actions et notre pensée. Comme vous diriez, vous les Diumciliens, c’est la boussole qui nous montre le bon chemin.
À sa surprise, Yira se baissa et s’accroupit sur le sol pavé à quelques pas à peine de distance. Elle joignit ses mains gantées sur ses genoux avant de murmurer :
— Mais une personne mauvaise peut maintenir unie sa conscience avec ses actes en agissant mal. D’après ce que tu expliques, cette personne aussi respecte son Oiseau Éternel, n’est-ce pas ?
Dashvara arqua un sourcil. Mis à part le Rondouillard, cela faisait longtemps qu’il ne parlait de l’Oiseau Éternel à personne d’autre qu’à ses frères et, même ainsi, peu parmi ceux-ci étaient disposés à tenir de grandes conversations sur le sujet. Par tous les démons, Dash… que fais-tu à divaguer sur l’Oiseau Éternel devant une fédérée inconnue ? Il sourit, amusé. Elle doit penser que tu es fou à lier… Mais qu’importe. Il inspira et affirma :
— Toutes les personnes ont un Oiseau Éternel. Même les étrangers. Un Xalya qui, pour quelque raison, serait pervers et agirait mal serait cohérent avec son Oiseau Éternel, mais pas avec celui de son clan. Par conséquent, ce serait un paria et il cesserait d’être un Xalya.
Yira arracha une herbe qui poussait entre les pierres avant de jeter un coup d’œil vers le ciel. Dashvara crut apercevoir l’éclat de ses yeux avant que l’encapuchonnée ne les rabaisse.
— Toi, tu as fouetté l’un des tiens et tu l’as laissé à moitié mort.
Dashvara perçut une légère hésitation dans sa voix, comme si elle craignait de le mettre en colère avec son commentaire et de mettre fin à la conversation. Il observa les étoiles du Scorpion avant de répondre avec fermeté :
— J’ai respecté sa dignité et la dignité des Xalyas. Et j’ai épargné à Wassag un mauvais moment. Cependant —ajouta-t-il après un silence—, j’avoue qu’Atasiag est en train de réussir à faire vaciller mon Oiseau Éternel comme celui-ci ne l’avait jamais fait en trois ans.
Il ferma les yeux et s’attacha à écouter les rumeurs nocturnes de Titiaka. La brise s’était levée et tournoyait doucement dans la cour. Pour quelque raison, il ne parvenait pas à se sentir crispé en compagnie de cette inconnue. Il était déjà à moitié endormi quand Yira dit soudain :
— Je ne suis pas une travailleuse.
Dashvara sursauta légèrement et ouvrit les yeux pour constater que l’encapuchonnée n’avait pas bougé.
— Je l’ai été —reprit-elle—, mais je ne le suis plus. Son Éminence m’a libérée il y a deux ans.
Dashvara fronça les sourcils, décroisa et recroisa les jambes. Le pavé de la cour n’était pas particulièrement confortable.
— Tu as donc été esclave d’Atasiag.
— Il m’a recueillie quand j’étais une enfant.
— Oh —ironisa-t-il—. De sorte que Son Éminence a mis des années à se décider à te libérer.
— Ma liberté ne m’aurait servi à rien —répliqua l’encapuchonnée sans s’altérer—. En plus, Son Éminence s’est occupée de moi comme un père.
— Un père, hein ? Et pourquoi l’appelles-tu Éminence, alors ? —Aussitôt après, Dashvara pensa que, tout compte fait, lui, il appelait souvent son père « mon seigneur » comme les autres Xalyas. Il reprit la parole avant que Yira ne réponde— : Eh bien, si tu es comme une fille pour lui, tu devrais pouvoir répondre à certaines questions que j’ai en tête. À moins que l’on ne te l’interdise ?
— Mm. Je suis peut-être comme sa fille, mais je ne connais pas tous les secrets de Son Éminence. —Yira hésita et soupira—. Que veux-tu savoir ?
Dashvara se tourna vers elle, stupéfait. Il s’anima aussitôt.
— Tu vas vraiment me répondre ? —fit-il.
Il s’assit et, une seconde, il craignit que l’encapuchonnée ne s’envole comme un oiseau, mais celle-ci, malgré un léger mouvement de recul, resta à sa place. Bien.
— D’abord, toutes les personnes de cette maison savent-elles qui est en réalité Atasiag Peykat ?
Yira émit un bruit semblable à un rire contenu.
— Atasiag Peykat a toujours été Atasiag Peykat. Fais attention à tes questions, Xalya. Mon père dit qu’une question peut trahir davantage que n’importe quelle réponse.
— Ton père est très sage —répliqua Dashvara—. Il a donc toujours été un Titiaka. Et où est le reste de sa famille ?
Yira mit quelques secondes à répondre.
— Je ne le sais pas avec exactitude —admit-elle enfin—. Je sais qu’il a deux fils en Agoskura. À moins que ce ne soient de simples pupilles. Je crois que l’un est commerçant et, l’autre, je ne sais pas très bien. Il ne parle jamais ni de son épouse ni de ses parents, mais il est possible qu’ils aient eu quelque… quelque malheur il y a longtemps. L’oncle Serl est le seul à connaître son passé. Il a travaillé pour lui comme espion. Je crois qu’ils se connaissent depuis l’enfance. Mais je ne suis jamais parvenue à lui soutirer quoi que ce soit et je te conseille de ne pas essayer, sinon mon père se mettra en colère. Il n’aime pas que l’on fouine dans sa vie personnelle.
Dashvara finit par relâcher l’air qu’il retenait dans ses poumons. Le souriant et généreux elfocane, un espion ? Intérieurement, il ne put que se sentir déçu. Puis il secoua la tête.
— Pourquoi me racontes-tu tout cela ?
Yira rit doucement.
— Tu me demandes de répondre à tes questions et après tu t’étonnes que j’y réponde ? Bon. —Elle haussa les épaules—. Pourquoi ne devrais-je pas te le raconter ? Après tout, c’est un peu comme si je te connaissais déjà. Tu es le frère d’une de mes meilleures amies.
Dashvara fixa la capuche noire, abasourdi.
— Tu es l’amie de Fayrah ?
— Tout juste. Je crois que je suis la seule avec Atasiag à connaître votre relation, même si, officiellement, Fayrah et Lessi sont reconnues comme princesses de la steppe de Rocdinfer. Alors je suppose que Wassag et les autres ne tarderont pas à comprendre que vous venez du même clan.
Dashvara expira bruyamment. Les questions vrombissaient dans sa tête.
— Des princesses de la steppe ? —répéta-t-il—. Cela fait deux-cents ans qu’il n’y a ni rois ni princes ni princesses en Rocdinfer, fédérée.
Yira haussa les épaules.
— D’après Fayrah, elle est héritière des seigneurs des Xalyas.
— Mmpf. —Dashvara roula les yeux—. Ça, c’est différent. Je suppose alors qu’Atasiag ne les traite pas de la même manière qu’il nous traite mes frères et moi.
Bien qu’il ne puisse voir son visage, il crut percevoir un mouvement de surprise.
— Tu l’as bien vue sortir du carrosse, non ? Elle vit comme une parfaite princesse.
Il remarqua une pointe de moquerie affectueuse dans sa voix.
— De fait, c’est l’impression qu’elle m’a donnée —avoua Dashvara—. Mais, et pour le reste ? Je veux dire, est-elle heureuse ? Est-elle réellement libre ?
Yira pencha la tête de côté.
— Eh bien… Cela fait deux semaines que je ne parle pas avec elle. Lanamiag Korfu les avait invitées, elle et Lessi, dans une de ses demeures au nord de la capitale, pour les Fêtes des Masques. Fayrah est… —Elle se racla la gorge—. Je veux dire, elle a l’air assez heureuse, à mon avis. Et Lessi aussi. Elles sont aussi libres que peuvent l’être des citoyens. Crois-moi, mon père a beaucoup d’affection pour elles et les traite comme si c’étaient ses propres filles. À moi, il ne m’a jamais offert de vêtements aussi luxueux, mais il faut dire que, s’il l’avait fait, je les lui aurais certainement jetés à la figure.
Dashvara devina son sourire et sourit à son tour. Puis il secoua la tête, soupçonneux.
— Si Fayrah est ton amie, je ne peux pas croire que tu n’aies pas su ce qu’était l’Oiseau Éternel.
L’encapuchonnée lâcha une poignée d’herbe sur le sol d’un geste désinvolte.
— Fayrah a mentionné plus d’une fois l’Oiseau Éternel —admit-elle—. Mais… quand j’ai voulu savoir ce que c’était, elle ne m’a pas répondu. En cela, elle est comme mon père : elle n’aime pas parler du passé. Elle m’a pourtant parlé un peu de toi.
Dashvara demeura déconcerté.
— Le passé ? —répéta-t-il—. L’Oiseau Éternel n’est jamais du passé. Je ne comprends pas comment… Bah. —Il fit un geste impatient—. Qu’importe. Dis-moi, aujourd’hui j’ai appris que le Maître contre lequel lutte Atasiag est un certain Dikaksunora. C’est une famille Légitime, n’est-ce pas ?
Yira ne répondit pas immédiatement, comme si le changement de sujet l’avait prise au dépourvu. Finalement, elle dit :
— Menfag Dikaksunora est un Légitime puissant. Atasiag ne lutte pas contre lui. Il ne pourrait pas. Simplement, il négocie et travaille pour les intérêts des Korfu et des Yordark. Écoute, il vaudra mieux que tu ne demandes pas plus de détails. Moi, je ne les connais pas et, en plus, ce sont des affaires pour les citoyens. C’est déjà assez de travailler pour eux, tu ne crois pas ? Ils doivent sûrement savoir ce qu’ils font. Moi, je me contente de savoir que je dois protéger Son Éminence. Et tu devrais t’en contenter toi aussi.
Dashvara observa l’encapuchonnée avec étonnement. Finalement, il sourit.
— Un bon conseil —approuva-t-il—. Dis-moi, Yira, tu ne penses jamais enlever cette capuche ?
Yira demeura immobile quelques secondes et, brusquement, elle se leva.
— Tu devrais rentrer.
Perplexe, Dashvara s’empressa de se lever quand il la vit s’éloigner.
— Attends ! —protesta-t-il—. Je ne voulais pas t’offenser. S’il te plaît.
Sans le vouloir, il employa un ton légèrement suppliant et l’encapuchonnée s’arrêta. Sa pose était de nouveau aussi rigide que celle d’un animal aux aguets, prêt à s’enfuir… ou à attaquer.
Diables, et tout cela parce que je lui ai demandé de me montrer son visage ?, s’étonna Dashvara. Il joignit les mains et prononça avec cérémonie :
— Je ne sais pas quand Son Éminence m’accordera le privilège de parler avec l’une de ses filles, alors, si tu peux parler à l’une d’elles, dis-lui qu’elles nous ont beaucoup manqué, autant à moi qu’au capitaine Zorvun, et que nous sommes prêts à être patients pourvu qu’elles et surtout leur… père —il se racla la gorge— le soient aussi avec nous.
Yira acquiesça de la tête et sa voix fut amicale quand elle répondit :
— Je le lui dirai.
— Attends —insista Dashvara en voyant qu’elle lui tournait de nouveau le dos—. Je te serais aussi très reconnaissant si tu réussissais à dire à Son Éminence que, dorénavant, il n’aura plus à s’inquiéter de la discipline des Xalyas.
Yira hésita avant d’acquiescer de nouveau.
— Je le lui dirai. Mais, sincèrement, je ne crois pas que votre discipline l’inquiète beaucoup. Mon père a des intérêts et il les protègera, par tous les moyens. Si vous lui causez d’autres problèmes, il vous châtiera ou vous vendra tout simplement. —Elle marqua un temps d’arrêt—. Il est dans votre intérêt de l’aider, non ?
Dashvara acquiesça sèchement.
— Et nous l’aiderons. Mais ce serait plus simple s’il nous rendait la liberté.
— Mmpf. —Yira sembla amusée—. Crois-moi, la liberté est relative. Avec la marque du Dragon Rouge, le prestige d’Atasiag Peykat vous protège. À Titiaka, vous êtes bien plus en sécurité avec que sans. Bonne nuit, Dashvara de Xalya.
Dashvara soupira et la salua d’un geste de la tête.
— Bonne nuit, Yira, et merci de m’avoir tenu compagnie. Je crois que je suis un peu de meilleure humeur —sourit-il.
Il lui tourna le dos et retourna au dortoir. Tâtonnant dans l’obscurité, il passa près de Morzif et ne put s’empêcher de contrôler une autre fois son pouls… Tu deviens hystérique, Dash. Comme s’il allait mourir maintenant, en dormant.
Quand il s’allongea sur sa paillasse, il constata que Tah n’était plus dans le sac. Il n’en fut pas surpris : après tout, Tahisran était une ombre. Il pouvait vagabonder librement dans Titiaka sans craindre qu’on ne l’interpelle. Sans avoir à se préoccuper ni de nourriture, ni d’argent, ni de liberté s’il était suffisamment prudent. L’espace d’un instant, il l’envia. Seulement l’espace d’un instant.