Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

11 Le Chemin de la Paix

Après les avoir marqués et les avoir rendus présentables, Rokuish et Kroon les abandonnèrent aux mains des gardes fédéraux qui s’occupaient des transferts des esclaves. De Rayorah à Akrès, ils voyagèrent dans deux roulottes, accompagnés par une patrouille de gardes qui retournait à la capitale du canton. Tandis que la roulotte avançait à bon rythme sur le chemin pavé, Dashvara se mit à penser à cet Atasiag Peykat. Il devait être sacrément riche pour pouvoir se permettre le luxe d’entretenir vingt-trois gardes personnels. Mais Kroon ne l’avait-il pas appelé « Son Éminence » ? À ce que lui avait dit l’inspecteur Rondouillard, la remise des Xalyas à Atasiag Peykat se devait à une faveur du Conseil… Dashvara secoua la tête.

Bah. Pourquoi faire des conjectures qui ne mènent nulle part ? À Titiaka, je le verrai bien. Et si jamais Rowyn et Azune pensent que je peux faire quelque chose pour eux, je suppose qu’ils m’expliqueront.

Comme il ne pleuvait pas et qu’il ne faisait pas non plus trop chaud, le conducteur de la roulotte leur avait proposé d’ôter le toit de toile et, à présent, sous les yeux de Dashvara, défilaient des champs entiers de céréales et des pâturages interrompus par des bosquets disséminés. Il n’y avait pas de milfides ni de brizzias ni d’orcs… Ceci était un jardin de paix et d’harmonie. Il sourit et il remarqua, alors, que Makarva souriait lui aussi. Il croisa son regard, leurs sourires s’élargirent et, soudain, tous deux commencèrent à rire, puis leurs éclats, s’intensifiant, se transmirent aux Triplés.

— Que diables vous arrive-t-il ? —articula Alta, perplexe.

Dashvara secoua la tête sans cesser de rire. Il n’arrivait pas à s’arrêter pour expliquer ce brusque accès. Le conducteur de la carriole leur jeta un regard apeuré et Atok souffla :

— Nos jeunes sont devenus fous ?

— On dirait —approuva Lumon, en se grattant le nez—. Enfin, ils l’étaient peut-être déjà.

Makarva souffla, essayant de se contrôler. Dashvara séchait ses larmes quand Miflin, se reprenant, fit :

— Vous êtes vraiment peu sensibles à ce qui vous entoure. Lumon, contemple autour de toi ! Dis-moi ce que tu vois.

L’Archer arqua un sourcil et échangea avec Alta un regard moqueur. Alors, Miflin récita d’une voix curieusement profonde :

La paix susurre dans chaque fleur éclose,
Chante à la vie son ode complaisante
Et dans la brise joyeuse et riante,
S’échappe une… une…

Il siffla.

— S’échappe une chose de trois syllabes qui repose —grogna-t-il—. Pourquoi juste en cet instant précis d’explosion de vie l’inspiration doit me manquer ? Au diable la poésie.

Les autres soufflèrent, amusés, sachant parfaitement que Miflin n’aurait pas envoyé la poésie au diable pour un troupeau entier de chevaux. Dashvara reprit enfin son souffle, se sentant beaucoup mieux. Il avait l’impression que ce fou rire l’avait libéré des chaînes infernales qu’il portait depuis trois ans. Néanmoins, il savait que ce qui l’attendait à Titiaka n’était ni des fleurs ni des poèmes sur la paix, mais… au moins il ne devrait pas passer les nuits à patrouiller dans la boue. S’il était vrai qu’un homme libre pouvait apprécier la liberté autant qu’un esclave libéré, il était également vrai qu’un esclave avide de liberté apprenait à se montrer optimiste pour peu que le vent souffle en sa faveur.

Ils arrivèrent à Akrès quand le soleil disparaissait déjà à l’horizon et, au lieu d’entendre les cris des milfides et des oiseaux nocturnes, Dashvara perçut la rumeur sourde d’une ville de plus de dix mille habitants. Akrès était aussi surnommée Ville-Silo, tout simplement parce que, de là, partaient vers Ruhuvah et Titiaka de nombreuses carrioles chargées de céréales, ainsi que de légumes, viande, laine, peaux et une infinité de produits. Si Titiaka était le nid du jeu et du commerce maritime, Atria était le grenier de la Fédération. Les Atriens se sentaient fiers d’être les plus travailleurs des trois cantons et se moquaient de ceux de Titiaka en les traitant de tire-tuniques : d’après eux, ceux-ci ne savaient faire autre chose que de tirer sur les tuniques des riches et de les aduler sans rien produire d’utile de toute leur vie. Les Titiakas, à leur tour, avaient élaboré un ample répertoire pour nommer les habitants des Communes : les provinciaux, les récolteurs, les terreux, les traîne-sabots… Même pour les Condamnés ils annotaient les différentes provenances. Mais ils avaient beau s’insulter, le commerce entre les trois cantons était un flux continu d’argent et de marchandises.

Dès qu’ils entrèrent dans la caserne d’Akrès, un fonctionnaire les accueillit et les envoya un par un voir un médecin pour « s’assurer qu’ils étaient bien-portants ». Pendant qu’il attendait son tour, Dashvara informa Tahisran qu’il pouvait sortir sans crainte, vu que le dortoir où on les avait fait entrer n’était éclairé que par la lumière extérieure des lanternes de la cour. L’ombre quitta son sac en s’étirant comme si ses muscles étaient engourdis.

— Fatigué d’être fourré dans un sac ? —demanda Dashvara en s’asseyant sur une paillasse.

Il crut voir Tahisran hausser les épaules.

“J’ai dormi toute l’après-midi. S’il n’y avait pas ce dictionnaire, je serais comme un prince là-dedans, je t’assure.”

Dashvara sourit. Il trouvait encore étrange que Tahisran ait décidé de le suivre, mais, à dire vrai, il commençait à l’accepter : pourquoi essayer de donner un sens aux actions d’une ombre ? Il était davantage troublé par la sympathie qu’il éprouvait pour cette créature. Même dans ses rêves les plus fous, il n’aurait pas imaginé qu’un jour il considèrerait un tas d’ombres comme un ami. Et cependant, ils étaient là, tous deux assis l’un à côté de l’autre, plongés dans leurs pensées. Dashvara se lissa la barbe sans cesser de sourire. Il ne parvenait pas très bien à comprendre pourquoi, mais la présence de Tahisran dans les casernes d’Akrès en compagnie d’esclaves xalyas le mettait de bonne humeur.

Pourtant, quand Arvara le Géant revint le premier de la visite médicale, une crainte sourde commença à tambouriner dans le cœur de Dashvara. Zamoy s’empressa de demander :

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Bah. —Arvara sourit—. Que je me lave plus souvent les dents et que, pour le reste, j’étais en pleine forme.

Dashvara s’agita tandis que les Xalyas défilaient par la porte et sa nervosité atteignit son paroxysme quand son tour arriva. Cela n’avait ni queue ni tête de se sentir aussi nerveux, il le savait, mais il ne pouvait s’en empêcher. Il entra dans le bureau contigu plus tendu que s’il chargeait contre une bande d’orcs. À celui-là, ne lui jette pas de cuvettes, hein ?, l’avertit une petite voix moqueuse dans sa tête.

Le docteur était un hobbit brun au visage affable. Il le salua avec amabilité et lui demanda de se dévêtir et de s’allonger. La visite fut rapide. Il l’ausculta, examina ses oreilles, ses yeux et sa bouche et il déclara enfin avec entrain :

— Bon, tout est plus ou moins en ordre, jeune homme. Rien de particulier à signaler ? Dis-moi, tu ne ressens pas parfois des difficultés respiratoires ?

— Non —répliqua Dashvara.

Il savait que, lorsqu’il était nerveux, sa poitrine se contractait parfois et les quintes de toux venaient plus facilement, aussi tenta-t-il de se détendre et il s’appliqua à boucler son ceinturon. Le hobbit s’abstint de prendre une mine sceptique : il se limita à lui tendre un petit sac en cuir.

— Ce sont des feuilles de belsadia. Mâches-en une ou deux par jour, pas plus de deux. Cela te fera du bien.

Dashvara haussa les sourcils, mais il prit le sac sans protester. Le hobbit lui adressa un sourire approbateur.

— S’il existe un remède, il serait absurde de ne pas le prendre, tu ne crois pas ?

Dashvara lui répondit par un rictus réservé.

— Tout à fait, docteur.

Il revint au dortoir, une belsadia entre les dents. La saveur était désagréable et, un instant, il fut tenté de jeter le petit sac à travers les barreaux d’une fenêtre qui donnait sur la cour de la garde. Cependant, il se ravisa et continua à mâcher la feuille en se dirigeant droit vers le drow.

— Dis-moi, Tsu, tu sais ce que c’est que la belsadia ? —Celui-ci fronça les sourcils et acquiesça silencieusement—. Le médecin m’a donné ces feuilles —expliqua-t-il, embarrassé, en lui tendant le sac—. Ce hobbit ne va pas m’empoisonner, n’est-ce pas ?

Tsu afficha un léger sourire.

— Rassure-toi, tous les médecins n’empoisonnent pas leurs patients. Prendre une feuille de belsadia par jour peut te faire un grand bien.

Dashvara cessa de mâcher, soupçonneux.

— Mais tu m’avais dit qu’il n’y avait pas de plantes qui puissent me guérir.

— Il y a certaines plantes que seuls les licenciés peuvent acheter, et la belsadia est l’une d’elles —expliqua Tsu—. De toute façon, ce n’est pas cela qui te guérira, mais le repos et un climat plus propice. La belsadia accélèrera simplement la guérison peut-être. C’est un puissant dépresseur.

Dashvara inspira par le nez.

— Épargne-moi la peine de chercher le mot dans le dictionnaire. Un dépresseur ?

— Une drogue qui calme les nerfs, fondamentalement. Dans ce cas, un somnifère.

Dashvara eut un sursaut.

— Tu veux dire que je suis en train de me droguer ?

— D’une certaine façon —acquiesça Tsu calmement—. La belsadia aide aussi à équilibrer les énergies… Dash —s’exaspéra-t-il—, ne crache pas la feuille —l’avertit-il en voyant que celui-ci allait la sortir de sa bouche. Dashvara avait la soudaine impression que cette maudite plante lui faisait déjà de l’effet. Le visage amusé, Tsu se leva et lui donna une tape sur l’épaule—. Continue à mâcher. De toute manière, il nous reste encore deux jours de voyage en carriole. Tu peux dormir sans craindre qu’un borwerg défonce la palissade. Je crois que c’est mon tour d’aller parler avec le docteur —ajouta-t-il.

Dashvara suivit le drow du regard tandis que celui-ci sortait de la pièce. Un profond engourdissement l’envahissait comme un essaim de moustiques silencieux. Il tituba jusqu’à sa paillasse.

— Tu vas dormir sans dîner, Dash ? —s’étonna Makarva en s’approchant—. Cette plante te fait tant d’effet que ça ?

Dashvara se contenta de cracher la belsadia et de dire :

— Je vais te dire une chose, Mak. La seule chose que je regrette, c’est que l’esclavagiste qui m’a jeté ce dard empoisonné n’ait pas souffert tout ce que peut souffrir un homme avant de mourir.

Quelques secondes après, son esprit flottait déjà sur une mer d’obscurité.

* * *

Le jour suivant, il se sentait en pleine forme. Il avait rêvé qu’il parlementait avec des orcs beaucoup plus sympathiques que les orcs réels ; ils se souriaient tous, satisfaits, et Makarva finissait par leur proposer de faire une partie de katutas comme cérémonie de paix. Dashvara ouvrit les yeux en riant aux éclats. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas aussi bien dormi. Il déjeuna avec appétit tout en racontant son rêve farfelu à Makarva, Boron, Lumon et les Triplés.

Zamoy proclama d’une voix d’orateur :

— Et alors Makarva tricha et la célèbre Guerre des Katutas contre les orcs se déchaîna dans Haréka tout entière.

Ils s’esclaffèrent, Makarva s’étouffa de rire et Dashvara en profita pour lui donner de bons coups dans le dos.

— Tu finiras par le tuer, Zamoy. Chaque fois que tu le fais rire, il s’étouffe.

— Ça, c’est parce qu’il rit la bouche pleine. Tu vois bien, il a tout craché.

— Les morceaux de pain sont arrivés jusqu’ici —informa Kodarah.

Dashvara cessa d’assener des coups à son ami quand celui-ci commença à protester.

— Merci, Mak. Ma main commençait à fatiguer —se moqua-t-il.

Dès qu’ils eurent déjeuné, les gardes les firent monter dans deux nouvelles carrioles, escortées cette fois par une patrouille du Canton de Ruhuvah. Face à l’insistance de Tsu, Dashvara continua à mâcher la belsadia et il passa le reste de la matinée à somnoler avec Tahisran. Il se réveilla en s’apercevant que la carriole s’arrêtait et il se rendit compte qu’ils venaient d’arriver à Swadix. C’était un petit village avec un poste de garde dont la tour se dressait au-dessus de la falaise à l’est du territoire brumeux des Murmures. Même là, la brume les atteignait.

— Halte ! —ordonna le chef de la patrouille ruhuvah qui les conduisait—. Une pause d’une demi-heure. Frilk, occupe-toi de faire manger les garçons. Ne les perdez pas de vue. Nous reprendrons la marche en suivant. Je veux être à Mélex avant la tombée de la nuit. —Dashvara capta sa grimace tendue avant de le voir se frotter le dos et s’éloigner vers la taverne, suivi de deux autres hommes. Son expression semblait dire « démons, je commence à me faire vieux pour ce genre de trottes… ». Si seulement tous pouvaient penser la même chose, songea Dashvara.

Avant de descendre de la carriole, il jeta un coup d’œil méfiant vers l’ouest. Là-bas, sous les brumes, le chemin des Murmures s’étendait sur environ quarante milles d’ouest en est. Il fallait deux jours pour les parcourir à pied, c’est pourquoi la plupart des voyageurs préféraient utiliser les diligences. Personne ne voulait être surpris là de nuit. Aux dires de certains Condamnés, dans les Murmures, les brumes étaient vivantes et vous collaient au corps comme des sangsues. Ils disaient qu’il ne fallait surtout pas ouvrir la bouche, parce que celui qui absorbait les brumes devenait fou. Trois ans auparavant, en y passant à pied, Dashvara n’avait pas trouvé cela si impressionnant. Ce jour-ci, cependant, il constata que la brume tourbillonnait de façon étrange : elle s’élevait avec ses griffes grisâtres s’agrippant aux roches, comme si elle souhaitait sortir de la dépression et envahir le Canton d’Atria. Le précipice devait mesurer plus de cent pieds de haut et, pourtant, la brume débordait de l’abîme, tournoyant et jouant sur l’herbe comme une lave spectrale.

Dashvara grogna intérieurement, chassa ses inquiétudes et se dégourdit les jambes. Toutes ces histoires sur les esprits de brume n’étaient que des légendes, se dit-il. Rien que des légendes.

Les Xalyas de même que les patrouilleurs mangèrent des garfias froides ce jour-là. Les Ruhuvahs ne se séparèrent pas d’un pouce de Dashvara et de ses compagnons ; visiblement, ils prenaient leur travail de convoyeurs d’esclaves au sérieux. Ils connaissaient leur métier. Il n’était pas rare qu’un des esclaves tente de s’enfuir durant les transferts, Dashvara le savait. Et il savait aussi que très peu y parvenaient. De toute manière, s’enfuir dans cette zone était impensable : que les histoires sur les brumes soient ou non des superstitions, les Murmures ne conduisaient nulle part ; Atria était pleine de granges et de patrouilles ; quant au sud… Bon, là se situait le territoire des Griffes, une terre désolée et pleine de rochers escarpés et d’énormes trous. Selon la croyance religieuse de Diumcili, ces trous s’étaient formés après une pluie de gigantesques flèches d’acier lancées par la Grâce de la Bravoure contre la Cité mythique des Déchus. Towder, le chef de la Tour de Dignité, avait participé à une expédition aux Griffes, vingt ans auparavant, quand il était encore un soldat fédéré, et Dashvara avait entendu ses récits. Il disait que la zone ressemblait à une immense mare d’argile desséchée et traîtresse dans laquelle une bande de brizzias aurait sauté et dansé une nuit de frénésie. “Skrat”, avait craché le vieux Condamné. “Une terre aussi maudite qu’Ariltuan”. Connaissant les nerfs d’acier de Towder, Dashvara était rapidement arrivé à la conclusion que les Griffes étaient plutôt un endroit à éviter.

Ne vous inquiétez pas, fédérés, nous n’allons pas agir de manière irréfléchie : j’ai donné ma parole d’honneur à Rowyn que je suivrais ses consignes et je les suivrai. Nous irons à Titiaka comme de bons esclaves et mieux vaudra pour les Frères de la Perle qu’ils ne nous aient pas trompés sur les intentions de cet Atasiag.

Il ne savait pas pourquoi, Dashvara avait une vision sombre de l’avenir. Peut-être étaient-ce les effets de la belsadia. Il ne pouvait pas croire que Tsu approuve la recommandation de ce docteur hobbit d’Akrès. Pensait-il vraiment que sa toux allait disparaître en dormant ?

Le chef de la patrouille ruhuvah ne tarda pas à ordonner d’entreprendre la descente : il ne voulait pas que la nuit les surprenne au milieu des Murmures.

— Étrangers —aboya-t-il aux Xalyas tandis que ceux-ci s’installaient de nouveau dans les carrioles—. Si j’entends un seul mot, même chuchoté, je vous bâillonne tous, c’est clair ?

Ils se contentèrent d’acquiescer en silence. Dashvara surprit l’échange de regards espiègles entre Zamoy et Makarva et il leur jeta à tous deux un coup d’œil d’avertissement. Ce n’était pas le moment de jouer de mauvais tours aux Ruhuvahs. Garder le silence dans les Murmures était un sujet très sérieux pour eux.

Peu après, ils avançaient au milieu du brouillard sur un chemin que l’on voyait à peine. Des volutes de brume tournoyaient autour des cavaliers patrouilleurs et des Xalyas. Même le visage de Makarva, assis juste en face de Dashvara, devenait diffus.

Il régnait un silence de mort. D’après ce qu’affirmait un Condamné de la Tour de Dignité, quand les murmures se taisaient, c’était précisément quand il fallait trembler. Dashvara roula les yeux. Comment les fédérés pouvaient-ils croire que de simples brumes étaient capables de troubler leur esprit ? Démons, des dizaines de carrioles passaient tous les jours par ce chemin ! Si cela avait été un passage réellement dangereux et que beaucoup aient perdu la tête, Dashvara se doutait que plus d’un aurait choisi de remonter le fleuve Hab et de redescendre depuis Suhugan au lieu de passer par les Murmures… De toute façon, les Condamnés adoraient se convaincre qu’il y avait des lieux plus dangereux et horribles que les marécages d’Ariltuan : cela les réconfortait.

Après avoir longuement scruté la brume, il se lassa et, imitant les autres, il essaya de se rendormir ; cependant, bien que la belsadia l’étourdisse encore un peu, il se sentait crispé. À l’aller, poussé par les convoyeurs d’esclaves, il avait été plus occupé à mettre un pied devant l’autre et c’était à peine s’il se souvenait de la nuit qu’il avait passée là, dans un petit poste de vigie au milieu des brumes ; à présent, cependant, il avait tout le temps du monde de tendre l’oreille pour écouter ce profond silence, interrompu uniquement par le grincement des roues, les sabots des chevaux et plusieurs dizaines de respirations. Quelques murmures s’élevaient par moments. Peut-être n’était-ce que la brise entre les feuilles des arbres qu’il ne voyait pas… Mais il n’y a pas de brise, Dash, tu n’as pas remarqué ? De fait, l’air était totalement stagnant et, inexplicablement, les brumes continuaient à se tordre autour des carrioles.

Il lui fallut bien deux heures pour que ses appréhensions se relâchent. Laissant ses pensées vagabonder loin des brumes, il se surprit à se rappeler le peu qu’il avait vu de Titiaka, trois ans auparavant. Ce qui l’avait le plus marqué, c’était cet énorme pont qui survolait la ville, reliant le Mont Serein au Mont Courtois. Puis, il se souvint d’avoir pensé qu’à Titiaka, il n’avait pas perçu cette odeur nauséabonde qui flottait sur Dazbon. Et pourtant, d’après Tsu, la capitale fédérale avait autant d’habitants que la capitale républicaine, mais elle était fouettée par les vents de l’Océan Pèlerin presque tous les jours.

Il se prit à bâiller, la bouche grande ouverte, et il sourit en repensant aux brumes. Nous, les Xalyas, nous croyons peut-être beaucoup de sottises, mais les fédérés ne font pas mieux. Les brumes formaient maintenant des cercles autour de la tête des chevaux, comme de sombres serpents volants. Les murmures s’étaient de nouveau éteints.

“Ils sont proches”, dit soudain Tahisran. Sa voix avait l’air inquiète.

— Qui ? —demanda Dashvara dans un murmure. Il se raidit quand un des cavaliers le transperça du regard. Il détourna les yeux sur son sac, à ses pieds.

“Je crois que ce sont des spectres-miroir”, répondit l’ombre. “Tu n’en as jamais entendu parler ? Ce sont des créatures des plus effroyables. Je suis tombé sur l’un d’eux une fois, dans les Souterrains. C’est un miracle que j’aie pu m’enfuir avant qu’il me crible d’énergies. Comme tu dois le savoir, nous, les ombres, nous n’avons pas beaucoup de résistance contre les attaques énergétiques et ces êtres sont de l’énergie à l’état pur. Ils ne sont pas carnivores, ils mangent des minéraux”, précisa-t-il, comme devançant une question de Dashvara, “mais cela ne les empêche pas d’être très dangereux. À l’École de Gon, j’ai lu une fois qu’ils prennent plaisir à tourmenter ceux qui pénètrent sur leur territoire jusqu’à leur faire perdre totalement la raison. Oh”, murmura-t-il alors. “Je crois que l’un d’eux approche.”

Dashvara jeta des regards nerveux alentour. Makarva, Zamoy, Miflin et Lumon semblaient avoir entendu les paroles de l’ombre parce qu’ils s’agitèrent eux aussi, inquiets.

Des spectres-miroir, se répéta Dashvara avec un frisson. Finalement, les créatures qui vivaient en Ariltuan n’étaient peut-être pas si terribles. Au moins, quand elles attaquaient, on savait que c’était parce qu’elles avaient faim…

Soudain, Zamoy éternua violemment.

L’éternuement retentit dans tout l’abîme et se prolongea. On aurait dit que la brume avait repris son écho.

La réaction des Ruhuvahs fut digne de mémoire. Les fédérés devinrent aussi blancs que des linceuls et leurs chevaux se mirent à s’ébrouer comme envahis par la panique. Un homme fit un geste grossier au Chauve et Dashvara foudroya des yeux le triplé au cas où l’idée le prendrait de se mettre en colère. Mais le jeune Xalya ne s’en aperçut même pas : il était trop occupé à prévenir un autre éternuement. Démons, il ne manquerait plus que je me mette à tousser… Brusquement, Dashvara discerna un mouvement au milieu des brumes. Puis… il crut se voir lui-même. Il cligna des paupières, confus, et il fut certain de voir alors les carrioles et les chevaux reflétés dans la brume avant que la vision ne se défasse. Il haleta.

Oh, diables… Maintenant je comprends. Les spectres-miroir sont comme des miroirs ambulants, n’est-ce pas ?

Il ne posa pas la question à Tahisran, bien sûr : il se contenta de serrer les lèvres et de foudroyer les alentours du regard. Comme l’avait dit l’ombre quelques jours auparavant, il n’y avait rien de plus déconcertant que quelque chose qui n’avait pas de sens. Et pour Dashvara, ces créatures magiques qui le guettaient derrière les brumes n’avaient aucun sens. Magie, cracha-t-il mentalement. La tension de ses nerfs s’exacerba d’un coup et c’est à peine s’il éprouva du soulagement quand il vit Zamoy se maîtriser en silence.

Plus tard, Tahisran annonça qu’il ne percevait plus les créatures. Dashvara se détendit tant bien que mal et il se demanda comment diables de simples sortilèges perceptistes pouvaient permettre à l’ombre de savoir tant de choses sans même qu’elle ait besoin de sortir de son sac.

La nuit commençait déjà à tomber quand ils parvinrent à la falaise ouest des Murmures, mais les Ruhuvahs n’allumèrent les torches que lorsqu’ils entreprirent l’ascension du versant. Ils étaient déjà presque en haut quand un des patrouilleurs entonna :

Hey, hey, hey ! Silence, tel est mon nom.
Hey, hey ! J’ suis l’ plus bavard d’ la région.
Hey, hey… !

Dashvara ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu quelqu’un chanter aussi mal. Le Ruhuvah continua à crier tandis que ses compagnons riaient face à ce brusque éclat. Après quelques longues secondes de dissonances comiques, le chef de patrouille intervint :

— Silence !

— Oui, m’sieur ? —lui répliqua le soldat avec un petit sourire innocent.

Le chef soupira.

— Ne nous torture pas davantage, tu veux bien ? L’ouïe est le peu qui me reste encore en bon état.

Quelques-uns des patrouilleurs finirent la phrase en même temps que lui, comme si ce n’était pas la première fois qu’il le disait. De petits rires moqueurs se firent entendre. Après un silence, un autre lança :

— Nous n’allons pas nous arrêter un instant à Mélex ?

Mélex était le village jumeau de Swadix, mais du côté ouest. Le chef secoua la tête.

— Non, en deux heures nous arriverons à Séraldia, je ne veux pas m’attarder. Les garçons doivent arriver à Titiaka demain d’après ce qu’on m’a dit.

Visiblement, le Ruhuvah avait pour habitude d’appeler les esclaves « les garçons », observa Dashvara. Il esquissa un sourire. Des vingt-trois Xalyas, seuls douze avaient moins de quarante ans. Il aurait aimé savoir ce que pensait Sashava de l’appellation.

Ils passèrent par Mélex sans s’arrêter davantage que pour saluer une patrouille de gardes. Ils pénétrèrent dans les terres de Ruhuvah alors que, dans le ciel, la Lune s’élevait déjà à l’horizon et que les premiers rayons rougeoyants de la Bougie pointaient au nord.

— Oiseau Éternel —marmonna Zamoy en langue commune, s’agitant sur son banc. Il tenta d’étirer ses jambes et Miflin poussa un grognement.

— Arrête de bouger, frère. Une saravièse t’a piqué ou quoi ?

— Pire. C’est quatorze heures assis qui m’ont piqué —grommela le Chauve—. J’ai l’impression d’avoir quatre milfides qui me mordent le derrière et un brizzia qui m’écrase le dos —déclara-t-il sur un ton dramatique.

Il essaya de se lever pour mieux s’étirer, mais le mouvement de la carriole lui fit perdre l’équilibre et Dashvara et Miflin le retinrent, l’obligeant à s’asseoir avec force grognements.

— Si tu veux un peu de belsadia, tu me le dis —marmonna Dashvara.

— Beuh, garde tes remèdes pour toi. Le médecin d’Akrès m’a dit que j’étais en parfaite santé. Et pourtant, je lui ai parlé de mes rhumes.

Dashvara roula les yeux et se massa le cou. Tous s’agitaient dans la carriole, anxieux d’abandonner enfin ces bancs. Même Tahisran commença à se plaindre et à se rappeler ses années passées dans sa caisse sur le bateau pirate. Ses observations n’aidèrent en rien à calmer les nerfs des Xalyas les plus proches qui l’entendaient. Miflin se mit à délirer en déclamant des rimes, Kodarah émit une série d’imprécations quand Atok bougea son sac et il s’ensuivit une discussion stupide à laquelle Lumon mit fin avec un simple « ça suffit ». Makarva et Dashvara venaient de sortir les cartes marinières quand l’Archer ajouta doucement :

— Vous feriez bien de vous calmer un peu. Nous allons vite arriver maintenant.

Cependant le « vite » n’arriva pas aussi vite que Dashvara l’aurait voulu. La Lune eut le temps de s’élever de quelques degrés avant qu’ils n’aperçoivent les lumières de Séraldia dans l’obscurité. La plus grande partie de la ville était sur la rive sud du fleuve Satil. La partie nord, cependant, regorgeait d’activités même la nuit. Séraldia était devenue un point de rencontre commercial et prospérait de jour en jour sans que l’interminable guerre contre les drows de Shjak ne semble la perturber. Dashvara leva les yeux quand ils traversèrent la porte de l’épaisse muraille, puis il les rabaissa pour observer les visages des habitants de Séraldia qui se promenaient sur l’avenue. Les Xalyas tout comme les patrouilleurs ruhuvahs étaient exténués, mais Dashvara devina que ceux-ci n’en surveillaient pas moins efficacement leurs protégés.

Dès que la carriole s’arrêta dans la cour de la caserne, la fatigue s’abattit sur eux comme une enclume. Au lieu de sortir en cohue comme ils l’auraient probablement fait deux heures plus tôt, ils mirent pied à terre lentement, les muscles endoloris et engourdis. J’aurais presque préféré voyager à pied, grommela Dashvara intérieurement, alors qu’un responsable les menait à l’intérieur.

— S’il vous plaît —leur dit celui-ci, en leur indiquant une porte ouverte dans un large couloir.

Il les introduisit dans un grand réfectoire bruyant bondé de gardes en train de dîner. Quand ils s’assirent à la table indiquée, Makarva s’installa près de Dashvara et commenta :

— J’ai l’impression qu’ils sont plus aimables que la dernière fois. Pas toi ?

Avec une moue de travers, Dashvara observa les soldats qui mangeaient aux autres tables. Il lui sembla reconnaître certains visages de leur visite précédente.

— La dernière fois, nous n’avons pas été aussi dociles, si tu te rappelles —répliqua-t-il.

Plutôt tout le contraire : nous avons même bien failli tous nous faire pendre, tu te rappelles, Mak ?

Makarva se racla la gorge. Oui, pensa Dashvara avec un rictus. Comment son ami n’allait-il pas se souvenir de l’altercation : c’était un de ceux qui l’avaient déclenchée, avec Maef, Atok, Shurta et Orafe. Les Triplés n’avaient pas tardé à se mêler à la bataille, bien sûr, et Dashvara aurait sûrement fini par s’y joindre par solidarité si le capitaine Zorvun n’avait pas eu la suffisante présence d’esprit pour calmer les choses.

— Exact —murmura Makarva—. Il y a certaines têtes qui me disent quelque chose. Regarde, là-bas !, on dirait qu’ils se moquent de nous —il indiqua une table en fronçant les sourcils.

Dashvara suivit la direction et constata qu’effectivement un groupe de trois gardes les regardaient avec effronterie. L’un d’eux, le nez tordu, souriait en parlant ; un autre mâchait quelque chose et le troisième passait une main pensive sur sa barbe tout en examinant les Xalyas. Brusquement, le premier se leva.

— Oh, oh… —murmura Dashvara. Trois gardes n’allaient pas s’en prendre à vingt-trois Xalyas, n’est-ce pas ? Il les vit s’approcher de leur table et Makarva et lui échangèrent un regard indéfinissable.

— Dash !, réveille-toi —s’exaspéra Zamoy. Assis en face de lui, tournant le dos aux Ruhuvahs, il lui tendait la louche pour qu’il se serve sa part de soupe de la marmite. Dashvara n’avait même pas encore sorti son bol. Il prit la louche et se pencha sous la table en chuchotant :

— Tah ? Le bol, s’il te plaît.

L’ombre le lui donna aussitôt. Il connaissait sa maison par cœur, sourit Dashvara.

“Tu es inquiet”, observa-t-il. “Des problèmes ?”

— Ça se peut.

Dashvara releva la tête et commença tranquillement à se servir. Ce n’était pas qu’il soit vraiment nerveux : il craignait simplement qu’un de ses frères au tempérament plus fougueux ne perde de nouveau les nerfs. D’habitude, Makarva n’était pas spécialement susceptible, et Shurta ne s’emporterait pas tant qu’on ne l’insultait pas directement, mais Maef… Il jeta un coup d’œil au Xalya qui engloutissait sa soupe. L’homme était spécial, sympathique à sa façon, il jugeait les gens en leur donnant l’étiquette de « bon » ou de « mauvais » et il agissait en conséquence sans lésiner sur les coups de poing. En définitive, Maef se maîtrisait aussi bien qu’une plume volant au vent. C’est précisément pour cette raison que le capitaine Zorvun l’avait pris dans sa propre patrouille à Compassion, avec ce grognon d’Orafe.

Les trois Ruhuvahs se plantèrent devant leur table alors que Dashvara venait de goûter sa première cuillerée. Les conversations moururent sur les lèvres des Xalyas.

— Eh, Xalyas. Vous ne vous souvenez pas de nous ? —demanda celui au nez tordu. Sa voix indiquait clairement qu’il cherchait la bagarre.

Dashvara siffla entre ses dents.

— Zamoy, passe-moi le sel, veux-tu ?

Le Chauve le lui passa sans regarder la salière et faillit la renverser. Dashvara grogna tout en la prenant et l’agita au-dessus de son bol tandis qu’Arvara, qui était le plus près des Ruhuvahs, répondait :

— À vrai dire, je ne m’en souviens pas. Je devrais ?

Le Géant leur adressait une de ses expressions prévenantes et railleuses. Dashvara siffla de nouveau.

— Malédiction…

Il avait mis trop de sel. La soupe allait être imbuvable. Il la goûta et fit une grimace dégoûtée, mais il continua néanmoins à la boire tandis que celui au nez tordu disait :

— Toi peut-être pas, nordien. Mais le chauve, là, à coup sûr. Il n’a qu’à voir comment il m’a fracturé le nez.

Zamoy se tourna vers Miflin, mais il se rendit compte ensuite que c’était à lui qu’il parlait. Il fit une moue désinvolte.

— Tu es sûr que c’était moi ? Eh bien, tu sais, ça te va bien.

Dashvara faillit cracher sa soupe. Étonnamment, le Ruhuvah se contenta de sourire.

— Ma promise pense la même chose. Comment ça s’est passé ces années à la Frontière ?

— Édifiantes —répondit Zamoy.

— Très didactiques —appuya Makarva.

Dashvara s’esclaffa et les deux autres Ruhuvahs demeurèrent perplexes, mais celui au nez cassé se contenta de mettre les mains dans ses poches.

— Je vous envie presque. J’ai passé deux ans en première file à lutter contre les drows. Il y avait tout le temps de maudites escarmouches avec des pièges tordus. Au fait, je vois que vous avez toujours votre médecin.

Sa voix se fit dédaigneuse. Tsu, assis auprès de Boron, ne leva pas les yeux de son bol. Le capitaine intervint :

— Cela fait huit ans que la guerre dure sur vos terres. Vous ne pensez donc jamais arriver à un accord ?

Le Ruhuvah souffla.

— Ha ! C’est à moi que tu le demandes ? Aucune idée. Oui, il y a des rumeurs qui disent qu’il va y avoir des négociations, mais ils sont toujours en train de négocier de toute façon. Moi, cela ne me préoccupe plus : maintenant j’ai un poste fixe dans la garde de la ville. Et vous ? Où allez-vous maintenant ?

— À Titiaka —répondit Zorvun.

— Et qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Balayer le Pont ? —fit-il en souriant.

Le capitaine avala une cuillerée avant de répondre.

— Probablement servir comme gardes du corps.

— Ouah. —Le Ruhuvah siffla entre ses dents—. Ça a l’air intéressant. Enfin, moi, je n’irais pas dans cette ville de cinglés même si on me donnait un salaire à vie. Bonne chance, nordiens. En particulier au chauve, qui m’a rendu si attractif. Quel est ton nom, au fait ?

Dashvara n’en revenait pas. Ce Ruhuvah les traitait comme s’ils étaient de vieux amis. Visiblement, les coups lui avaient troublé la tête. Le Chauve passa une main sur son cou, aussi étonné que les autres.

— Mon nom, hein ? Hum. Zamoy.

Le Ruhuvah lui tendit la main.

— Moi, c’est Mithan. Heureux de te connaître.

Après une brève hésitation, Zamoy lui serra la main avec méfiance comme s’il craignait que ce dénommé Mithan lui rende le coup sur le nez, mais celui-ci n’en fit rien.

— Euh… Pareillement.

Mithan roula les yeux face aux expressions surprises des Xalyas. Il adressa un salut à tous avant de s’éloigner avec ses deux compagnons.

— Un type curieux —souffla Zamoy—. Je lui casse la figure et il me serre la main. Si seulement les orcs pouvaient faire la même chose à la Frontière. Enfin…, vous avez goûté la soupe ? Elle est imbuvable comparée à celle que je prépare, n’est-ce pas ?

— Goûte la mienne —grogna Dashvara—. J’y ai mis plus de sel qu’à la viande faisandée. Je pourrais manger de la terre, je ne verrais pas la différence.

Zamoy eut l’air de penser « ce n’est pas une mauvaise idée » et il demanda qu’on lui passe le sel. Après avoir agité plusieurs fois la salière, il but une gorgée et recracha ce qu’il avait avalé sans aucune élégance, soulevant les rires et les protestations de toute la table.

— Oiseau Éternel ! —marmonna Alta—. Qu’est-ce que tu fais ?

— Une approche stratégique —répondit Zamoy sur un ton d’expert. Il leva son bol et jeta tout le contenu dans la marmite. Il mélangea le tout et se resservit—. Exquise —approuva-t-il.

Dashvara arqua un sourcil et l’imita, se servant de nouveau. Si la soupe était encore salée, au moins elle était buvable.

— Diables ! C’est impossible de manger avec vous à table —soupira Alta—. Eh, frère —s’écria-t-il soudain—. C’est du pain ce que tu manges ?

Arvara le Géant leva la tête, surpris.

— Eh bien oui. Un garçon est passé par là et il a laissé un pain entier.

— Un pain pour vingt-trois ? —s’indigna Taw. L’oncle de Shurta ne parlait pas souvent mais, quand il le faisait, c’était presque en criant : il était à moitié sourd.

— Eh bien, va en demander d’autres, étranger —lui répliqua un soldat d’une table voisine—. On ne donne rien à qui ne demande rien.

Ceci laissa tous les Xalyas à la fois perplexes et pleins d’espoir. Quelques minutes après, Pik et Kaldaka revenaient des cuisines avec trois pains.

— On ne peut pas en avoir plus —s’excusa Pikava.

Personne ne protesta cette fois et chacun sauçait son bol avec les dernières miettes de pain quand un elfe avec un chapeau rouge et un uniforme de garde s’arrêta devant leur table en annonçant qu’il avait ordre de les conduire aux dortoirs. Il était tard et le réfectoire était déjà presque vide. Ils allèrent laver leurs bols et les rangèrent dans leurs sacs avant de suivre l’elfe jusqu’à la même salle où ils avaient dormi trois ans auparavant. Rien n’avait changé, constata Dashvara.

— Nous avons de la compagnie —observa Lumon.

De fait, plusieurs esclaves dormaient déjà dans des lits superposés au fond de la salle. Sans les réveiller, ils s’installèrent et, dès qu’il eut ôté ses bottes, Dashvara tapota le sac de Tahisran en murmurant :

— Fais attention si tu sors.

Un sourire mental lui répondit.

“Cela fait des années que je m’entraîne à passer inaperçu, ne t’inquiète pas.” Il se glissa hors du sac. Dashvara le distingua à peine : le guide était sorti, fermant la clé de l’entrée, et il les avait laissés dans le noir. “Je vais aller visiter la ville. Je trouverai sûrement des choses intéressantes.”

— Quel genre de choses intéressantes ? —interrogea Dashvara.

L’ombre s’éloignait déjà vers la petite fenêtre fermée avec des barreaux, au fond de la pièce. Dashvara perçut un haussement d’épaules.

“Des choses.”

Mmpf. Dashvara n’insista pas et s’allongea. Les Triplés parlaient sur leurs paillasses voisines et, vu qu’ils étaient incapables de chuchoter, Dashvara fut presque étonné que les hommes qui étaient endormis ne se réveillent pas. Installé sur le lit du dessus, Makarva fit claquer sa langue.

— Eh, Dash, nous n’avons pas encore terminé la partie —lui rappela-t-il.

Dashvara avait ses cartes dans une de ses poches. Makarva avait gardé le reste.

— On n’y voit rien —objecta Dashvara.

Makarva émit un petit rire.

— Et alors ? Toutes les cartes sont marquées, de toute façon.

Dashvara roula les yeux.

— C’était à qui, le tour ?

— À toi.

Dashvara vérifia ses cartes au toucher et tenta de se rappeler la dernière carte jouée.

— Dragon bleu ? —demanda-t-il.

— Ouaip. Et j’ai parié sur les Intendants.

Dashvara grogna tout en repassant ses cartes et les paris qu’ils avaient déjà passés. Le bruit d’une clé le sortit de ses pensées. Bientôt, une lanterne éclaira ses cartes. Il les ferma comme un éventail et cligna des yeux vers la lumière. C’était l’elfe.

— Excusez-moi de vous déranger —murmura-t-il—. Qui est Dashvara de Xalya ?

Dashvara sentit son estomac se retourner. En voyant qu’il ne répondait pas, Makarva le signala :

— C’est lui.

— Que lui voulez-vous ? —s’enquit le capitaine Zorvun, en s’asseyant sur son lit avec un soupir fatigué.

— Une dame veut le voir. À ce qu’elle a dit, Dashvara de Xalya est votre chef.

Dashvara réprima un hoquet de surprise qui se transforma en un petit rire sarcastique.

— Le chef, hein ? —répéta-t-il.

Zorvun avait froncé les sourcils.

— Mets tes bottes, Dashvara. Ne fais pas attendre cette dame.

Dashvara obéit à contrecœur même si, alors qu’il se rhabillait, la perspective d’obtenir enfin une réponse à ses questions l’anima un peu.

— En avant, seigneur de la steppe —se moqua Makarva en oy’vat.

Dashvara lui jeta un regard noir et marmonna :

— N’en profite pas pour toucher aux cartes, hein ? Je me souviens de chacun des tours. —Makarva lui sourit : pour quelque mystérieuse raison, ses compagnons souriaient chaque fois qu’ils se rappelaient que Dashvara était le fils de Vifkan, seigneur des Xalyas de la steppe de Rocdinfer. Bon, disons qu’ils souriaient parce qu’ils voyaient que cela ne plaisait pas du tout à Dashvara qu’on l’appelle ainsi.

— Je n’oserais pas faire de makarveries avec toi, mon seigneur —chuchota le maudit brigand.

— Va au diable —grogna Dashvara.

Il attacha son ceinturon et suivit l’elfe au-dehors. Dès que celui-ci ferma la porte derrière lui, une pensée le traversa comme un éclair. Qui pouvait être cette dame ? Un instant, il avait pensé que ce pouvait être Azune. Ou Fayrah. Ou bien quelqu’un d’inconnu. Ou Zaadma. Des yeux aussi noirs que le scarabée qu’il portait sur le bras lui vinrent à l’esprit et il secoua la tête, se moquant de lui-même. Pourquoi ne cessait-il pas de s’imaginer des choses et ne se contentait-il pas tout simplement de suivre l’elfe et de voir qui c’était ? Souviens-toi que, parfois, être philosophe signifie cesser de penser. Aussi cessa-t-il de penser jusqu’à ce que l’elfe l’invite à entrer dans une pièce qui avait tout l’air d’être un bureau administratif vu comme il était chargé de papiers, de tiroirs et de dossiers. Assise derrière une ample table, il vit une silhouette au masque de bronze. Azune, comprit-il. Il se sentit étrangement soulagé.

— Merci, Falfir —fit la semi-elfe d’un ton ferme—. Tu peux te retirer.

L’elfe s’inclina et s’en fut. Sans s’approcher, Dashvara détailla le masque. On aurait bien dit Azune, mais il ne pouvait en être sûr si elle ne… La fonctionnaire ôta son masque et dévoila le visage de la Sœur de la Perle. Ses yeux bruns l’étudièrent à leur tour.

— Assieds-toi, steppien —lui demanda-t-elle.

Lui parlait-elle comme à un esclave ou était-ce seulement une impression ? Dashvara s’assit néanmoins devant l’écritoire et, au lieu de cribler de questions la semi-elfe, il attendit dans un silence serein. Comme disait Sashava, parfois le silence vaut mieux que n’importe quelle question.

Azune plissa les yeux.

— L’entrevue sera brève, rassure-toi. Tu pourras rapidement retourner dormir avec les autres. Je suppose que tu aimerais connaître quelques détails sur Atasiag Peykat.

Tambourinant avec ses doigts, Dashvara adopta une expression qui signifiait plus ou moins « puisque tu le proposes, parle ». Azune fronça le nez.

— Bien. Ce que je vais te dire, tu devras le garder pour toi. N’en parle pas à tes compagnons. Atasiag Peykat n’est autre que Cobra. J’ai pensé qu’il valait mieux t’avertir. Atasiag ne doit en aucune façon être identifié comme le chef de la Confrérie du Songe.

Déconcerté, Dashvara cessa de tambouriner et leva un sourcil. Cobra, hein ? Le voleur de Dazbon qui lui avait donné deux deniers après l’avoir envoyé récupérer une dague dans un canal dégoûtant ? Ah. Fantastique. Merveilleux. Les Xalyas avaient trouvé comme nouveau maître un maudit voleur. Il rompit enfin le silence.

— Qu’est-ce que Cobra a à voir avec les Frères de la Perle ?

— C’est notre nouveau mécène. Nous avons fondé une alliance entre les deux confréries peu de jours après ton embarquement à Dazbon. C’est la Suprême qui en a décidé ainsi. —Azune demeura inexpressive en prononçant ces mots. Cette alliance ne semblait pas pleinement la satisfaire, devina Dashvara.

Il s’appuya contre le dossier de sa chaise qui, d’ailleurs, était sacrément confortable.

— Hum. Une alliance intéressante si l’on considère que les Frères de la Perle ont de bons principes contrairement à Cobra.

— En cela, tu te trompes —le contredit Azune—. Atasiag lutte lui aussi contre le trafic d’esclaves.

— C’est un voleur.

Azune ne contesta pas. Après quelques secondes de silence, elle se leva.

— Vois-tu, steppien. Il se trouve que Cobra et nous, nous avons des intérêts communs : nous agissons contre le trafic du Maître qui est celui qui détient tout le commerce d’esclaves sur toute la côte est de l’Océan Pèlerin.

— Mm. Vraiment ? Ce Maître est si puissant que ça ?

Les yeux d’Azune se firent froids, fixant un point invisible que Dashvara ne pouvait voir.

— Il est puissant, jusqu’à un certain point. Pour le moment, il a l’appui officiel de la majeure partie des Conseillers, mais quelques grandes familles lui mettent des bâtons dans les roues depuis des années déjà et, maintenant, le vent commence à souffler en notre faveur. —Elle fit une pause et avoua— : Quoique, pas seulement en notre faveur. À première vue, Titiaka semble être la ville la plus unie et stable de toute la Fédération mais, en réalité, elle est loin de l’être. Il y a des mouvements divergents de tous côtés. Les Unitaires, les Fédéraux, les Indulgents… Moi-même, je m’y perds encore un peu au bout de deux ans passés au cœur de l’administration.

Dashvara haussa les épaules.

— Bon, et cela fait trois ans que vous poursuivez cet homme sans avoir réussi à le tuer ?

Il la vit esquisser un sourire presque imperceptible.

— Avant toutes choses, j’aimerais que les choses soient claires pour toi, Dash : ici, tu n’es pas dans la steppe. Le Maître est entouré de quelques amis et de sujets tout à fait capables de le substituer et d’agir comme lui. Le tuer ne résoudrait rien. Notre idée est celle de trouver tous les documents possibles qui prouvent l’activité illégale de ces esclavagistes à Dazbon. Avec ces documents, le Sénat de Dazbon ne pourra plus fermer les yeux.

Dashvara haussa les épaules.

— Je comprends. Pourquoi me racontes-tu tout cela, Azune ? Tu veux que je vous aide dans vos affaires, c’est ça ?

— Mmpf. —Azune eut un sourire sans joie et se rassit avec l’agilité d’un félin—. Non, steppien. Nous sommes des enquêteurs et, toi, tu es un guerrier. Pour le moment, nous n’avons pas besoin de ton aide. Vous êtes des travailleurs d’Atasiag. Et Atasiag Peykat est un citoyen de Titiaka et, malgré nos objectifs communs, il n’a pas le même… point de vue que nous sur l’esclavage. Tu peux t’estimer heureux que nous ayons pu le convaincre de s’occuper de vous.

Dashvara réprima un sourire. Qu’une républicaine qui luttait contre les injustices utilise le terme de « travailleurs » pour parler des esclaves lui laissait un curieux arrière-goût.

— Bon —dit-il sur un ton dégagé—. Pour parler de sujets plus… personnels, eh bien, puisque tu sembles plus bavarde cette nuit, j’aimerais te demander plus de détails sur ce qu’il s’est passé ces trois dernières années. Je veux parler de mon peuple —expliqua-t-il—. Je sais que d’autres Xalyas ont survécu à l’attaque du Donjon. Par conséquent, soit les survivants sont encore dans la steppe, soit ils ont été vendus comme esclaves comme nous. Que leur est-il arrivé ?

Azune s’assombrit.

— Certains ont été vendus —admit-elle—. Plusieurs enfants et un vieillard. Nous n’avons pas suivi leur piste à temps. Nous avons appris trop tard que les enfants avaient été adoptés et, à partir de là, il a été impossible de les localiser. Le vieil homme, c’est l’Université de Titiaka qui l’a pris. D’après ce que m’a expliqué Fayrah, c’était une sorte de maître spirituel de votre peuple.

Le shaard Maloven, comprit Dashvara, saisi. Il ne savait pas s’il devait se sentir soulagé de savoir qu’il était toujours en vie ou s’il devait se mettre à pleurer en se rendant compte à quel point le peuple des Xalyas était proche de l’abîme. Et depuis quand ne l’est-il pas, Dash, depuis quand ? Notre peuple s’est réduit depuis des générations. Il y a un siècle, nous étions plus de deux mille. Puis nous ne sommes restés guère plus que cinq cents. Et aujourd’hui moins de cinquante survivent encore. Voici ton peuple, seigneur de la steppe. Maintenant, fais un miracle et ressuscite-le.

Azune secoua la tête, l’air peinée.

— Nous ne savons pas s’il y en a d’autres. Quant aux dix Xalyas que tu as sauvées dans ces catacombes… Deux ont disparu. Et cinq ont été de nouveau capturées par Arviyag chez un dénommé Shizur. Nous… n’avons pas eu le temps d’aller les chercher avant. —Un éclair de culpabilité passa dans ses yeux—. Des pirates les ont sauvées. Maintenant, elles vivent sur l’île de Matswad. D’après ce que je sais, toutes vont bien. Et, comme tu le sais, Aligra, Fayrah et Lessi sont avec nous.

La nouvelle des cinq Xalyas vendues et perdues sur une île de pirates le laissa sans réaction durant de longues secondes, la gorge nouée. Des sept, deux étaient des cousines d’Alta, une autre était la petite sœur de Boron, une autre était la fille de Ged… Toutes étaient des sœurs des Xalyas. Et lui, leur seigneur, les avait trahies, elles et Shizur. Il les avait sauvées et il les avait trahies. Il ne se souvenait même pas de l’avoir fait. Le cœur étouffé par la honte, il expira lentement et articula :

— Merci de vous être occupés d’Aligra, de Fayrah et Lessi.

L’expression d’Azune vacilla.

— Personnellement, je ne me suis pas beaucoup occupée d’elles —avoua-t-elle—. Enfin, Aligra appartient à la Confrérie de la Perle. Shéroda l’apprécie beaucoup. —Elle se racla la gorge en reprenant— : Par contre, Fayrah et Lessi sont maintenant des pupilles d’Atasiag Peykat. Il les a adoptées comme ses filles.

Dashvara fit un bond sur sa chaise.

— Quoi ?

Azune lui lança un regard d’avertissement.

— Baisse le ton, Dash. —Elle se redressa sur sa chaise—. Rappelle-toi que tu vas vivre à Titiaka en qualité de travailleur, pas d’homme libre, et encore moins de citoyen. Ton statut est infiniment inférieur à celui de Fayrah et de Lessi. Ta propre sœur m’a demandé de te dire que tu sois patient et que tu ne te laisses pas emporter par ta… dignité xalya —elle esquissa un sourire moqueur, mais elle reprit aussitôt une expression sévère quand elle ajouta— : Si je dois le répéter, je le répèterai autant de fois qu’il le faudra : Atasiag Peykat est un propriétaire et, toi et les tiens, vous êtes sous sa dépendance. Vous n’êtes pas encore libres, mais vous le serez. Et la seule chose que vous devez faire, c’est d’accomplir votre travail sans vous en écarter d’un pouce. Aucun écart qui puisse porter tort au prestige de votre maître. Aucun scandale d’aucune sorte. Sinon, Atasiag Peykat vous renverra à la Frontière, compris ? Aucune tentative d’évasion —ajouta-t-elle—. Et aucune trahison. Sinon, vous pourrez rêver de votre liberté jusqu’à votre mort. Rowyn et moi, nous t’avons peut-être pardonné ce que tu as fait, Dash, mais ni Shéroda ni Atasiag ne sont aussi compréhensifs. Cette fois, tu ne peux pas nous trahir.

Dashvara sentit son Oiseau Éternel frémir. Il fut incapable de soutenir le regard d’Azune. Il haussa les épaules.

— J’ai dit que ma vie vous appartenait : je ferai tout ce que vous me direz jusqu’à ce que vous considériez que j’aie payé ma faute. Je ne réponds pas de mes frères.

— Si, tu en réponds —lui répliqua Azune vivement—. Tu es leur seigneur, non ? Et tu sais qu’il leur convient de nous aider. Nous avons aidé leur peuple et, s’ils sont patients, ils obtiendront leur liberté quand Atasiag le jugera faisable. Dis-le-leur.

Elle posa des papiers sur la table. Dashvara secoua la tête sans répondre. Comme s’il était le seigneur de qui que ce soit. Obliger ses frères à renoncer à la fuite, c’était se comporter comme un esclavagiste à son tour. De toute manière, il n’avait aucun pouvoir sur eux pour les obliger à quoi que ce soit.

— Mets une croix dans chaque case.

La voix de la semi-elfe le tira de ses sombres pensées. Il jeta un regard curieux sur la feuille qu’elle lui tendait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les règles essentielles que vous devrez respecter. C’est un contrat. Atasiag m’a demandé de te le donner. Il veut s’assurer que tu vas collaborer volontairement comme travailleur. Il éprouve certaines… appréhensions à introduire des guerriers steppiens chez lui.

Dashvara poussa un souffle empli de sarcasme.

— C’est ridicule. Je suis déjà marqué. Que je le veuille ou non, je suis son esclave et, si je m’enfuis, toute la garde fédérale sera à mes trousses.

— Non, Dash. Si tu t’enfuis, je t’assure que le plus grand danger ne sera pas la garde fédérale. —Les yeux d’Azune reflétaient clairement sa menace. Dashvara haussa de nouveau les épaules.

— Ça ne m’étonne pas.

— Mets une croix dans chaque case —insista Azune—. Mais avant, lis ce qui est écrit et mémorise-le bien. Tu réciteras le contrat aux autres pour qu’ils l’apprennent par cœur aussi. Ordres d’Atasiag.

Dashvara jeta un coup d’œil sur la feuille. Il y avait quatre phrases. La première disait : « Je prête volontairement mes services à l’homme qui m’engage et je jure de ne jamais agir contre les désirs de celui-ci. » Il souffla.

— Moi, j’ai donné ma vie aux Frères de la Perle, pas à ce serpent qui…

— Les choses sont ce qu’elles sont —l’interrompit Azune. On la sentait de plus en plus exaspérée—. Ne sois pas têtu, steppien. Les deux confréries sont alliées et, nous, nous n’avons pas le pouvoir de nous offrir vingt-trois Xalyas. Atasiag, si.

— Je me demande comment il a obtenu tant de pouvoir —ironisa Dashvara. Il détourna le regard des yeux foudroyants d’Azune et lut la phrase suivante.

« Je ne trahirai pas mon maître ni les alliés de mon maître et je traiterai toute personne que je côtoierai en respectant strictement les conditions sociales, que cette personne me soit connue ou non. »

— Plus ou moins la même chanson —soupira-t-il. Il continua à lire :

« En cas de trahison, faute ou manque de ma part ou de la part d’un de mes compagnons, je demande et exige que soit appliqué le châtiment dû, quelle qu’en soit la nature, et je jure de ne pas tenter de me soustraire au susdit ni de m’interposer dans le cas où la faute ne m’incomberait pas. »

La dernière phrase venait couronner le tout :

« Je reconnais n’agir sous aucune contrainte, chantage ou pression en apportant mon accord à ce contrat. »

Dashvara laissa échapper un petit rire nerveux.

— Ce serpent est fou. Non seulement il nous prend comme esclaves, mais en plus il veut que nous lui donnions notre consentement.

— Sottises —répliqua la semi-elfe—. Il prend seulement des précautions et il te fait savoir comment fonctionnent les choses. Il craint que vous deveniez plus une gêne qu’un appui, ce qui pourrait gravement nuire à nos intérêts. Nous marchons sur des fils, Dash. Certains secrets pourraient nous anéantir. Par exemple, qu’Atasiag Peykat et Cobra sont la même personne. —Elle le regarda avec insistance—. Alors… quand tu vas te lever de ce siège, je veux que tu commences à agir comme un esclave guerrier qui se rend à Titiaka pour rejoindre un maître qu’il ne connaît pas. Après tout, c’est la pure vérité. —Elle signala une plume près d’un encrier—. Les croix.

Dashvara l’observa quelques secondes. La tension brillait dans ses yeux. Il était clair que ces trois années n’avaient pas été salutaires pour ses nerfs. En y réfléchissant bien, qu’est-ce qui était plus éprouvant, lutter contre des monstres aux intentions claires pour protéger des gens innocents, ou bien lutter contre des esclavagistes cupides qui semaient des guerres sur toute la côte pour acheter des prisonniers et les réduire en esclavage ?

Et quand je pense que ma sœur est mêlée à toute cette histoire… En tant que fille de Cobra, en plus. Dashvara expira bruyamment et prit la plume s’exécrant lui-même pour cela, mais que pouvait-il faire d’autre ?

— Simple curiosité… Et si je refusais de mettre ces croix ? —s’enquit-il.

Elle répliqua sans hésiter :

— Alors, nous vous renverrons à la Frontière, très probablement. Atasiag a besoin d’un groupe de mercenaires loyaux, pas d’un groupe d’insurgés.

— Des mercenaires, hein ? Et où est l’or dans tout ça ?

Azune roula les yeux.

— Vous ne manquerez de rien. Un mercenaire travaille pour une récompense. La récompense, dans ce cas, sera la liberté. Tu peux déjà t’estimer heureux que nous t’ayons sorti de la Frontière. En plus —ajouta-t-elle, en voyant peut-être que Dashvara hésitait encore—, quel sens cela aurait de se retourner contre un allié, Dash ? Je parie qu’il n’a écrit ce contrat que pour tranquilliser sa conscience en cas de trahison. Je crois qu’il fait un contrat semblable avec tous les membres de sa Confrérie du Songe. Je t’assure que, le moment venu, il ne refusera pas de vous rendre la liberté. Tu choisis : le Contrat ou la Frontière.

Dashvara apposait déjà des croix avant qu’elle n’ait terminé sa dernière phrase. Il laissa la plume sur l’écritoire comme on lâche un tison ardent. Quand il leva les yeux, Azune souriait et, sur son visage jusque là tendu, on lisait maintenant une expression de soulagement. Il la vit se lever, contourner l’écritoire et s’incliner vers lui, en lui murmurant :

— J’ajouterai une dernière clause rien que pour toi : puisque tu vas vivre chez Atasiag, je veux que tu observes ses agissements et que tu m’avertisses si tu vois quelque chose de louche. Juste au cas où.

Dashvara acquiesça de la tête. L’Empoisonnée ne se fiait donc pas au serpent. C’était prévisible.

— Assure-toi que tous tes compagnons connaissent le contrat comme leur propre main —ajouta la semi-elfe—. Une erreur grave peut provoquer votre perte. Et aussi bien Rowyn que moi, nous le regretterions beaucoup.

Dashvara lui rendit un regard pensif. Ses menaces le laissaient perplexe plus qu’elles ne l’effrayaient.

— Je te crois —affirma-t-il—. Je peux te poser une question ? Où est passé cet humour caustique que tu avais ? Tu l’as perdu dans quelque canal de Dazbon ?

Azune arqua un sourcil.

— Il te manque ?

— Eh bien, oui —avoua Dashvara.

Azune sourit et ses yeux bruns scintillèrent, moqueurs.

— Je t’assure que je ne l’ai pas perdu. Tu sais ? Je reconnais qu’au début, je n’étais pas très convaincue de te sortir de la Frontière. Tu as failli tous nous faire tuer et… —Elle inspira et son visage s’assombrit—. Ce jour maudit, les acolytes d’Arviyag ont tué les deux amis les plus fidèles de la Suprême et il s’en est fallu de peu qu’ils ne la tuent, elle aussi. —Elle tourna un regard brillant vers lui—. Je te préviens que je ne vais pas te donner une nouvelle chance. J’ai bon cœur, mais je suis comme je suis. Je ne pardonne pas non plus facilement. Et si une chose m’inspire autant d’aversion que les assassins, ce sont les traîtres.

Dashvara secoua la tête, incrédule.

— Tu crois vraiment que, si tu avais été à ma place, tu n’aurais pas parlé ?

Les yeux bridés d’Azune se réduisirent à de simples fentes. Sa voix résonna très froide quand elle siffla :

— Je ne l’aurais pas fait quand bien même on m’aurait arraché les yeux, steppien.

Hum. Valeureuse républicaine. Répète-moi ça quand tout ton corps sera convulsé sous les dés de torture… Dashvara dissimula son scepticisme et abandonna son siège.

— Je suppose que tu m’as dit tout ce que tu voulais me dire.

Azune ouvrit la bouche et, soudain, son masque de froideur se brisa.

— Dash, je voudrais… —Elle se mordit la lèvre et, à la surprise de Dashvara, elle murmura posément— : Pardon. Rowyn a raison. Ce n’est pas juste que je t’accuse de tout. C’est simplement que parfois je… Démons, qu’importe. —Elle s’interrompit en grommelant et esquissa un geste brusque de la main sous le regard perplexe de Dashvara. Avant que ce dernier n’ait le temps de répondre, elle reprit avec fermeté— : Juste une question de plus, steppien, et je te laisse tranquille. Qui est ce drow qui vous accompagne ?

Dashvara la détailla du regard. La question était-elle fortuite ou bien savait-elle qui était Tsu ? Il paria pour la première option : cela n’avait pas de sens qu’Azune connaisse le rôle que Tsu avait tenu à Dazbon. Il répondit donc tout simplement :

— C’est un ami.

— Fiable ?

Dashvara eut un demi-sourire.

— Je déposerai mon cœur entre ses mains pour qu’il le garde.

— Oh. —Azune prit une mine amusée—. Alors, parfait. Que lui non plus ne s’égare pas. —Elle remit le masque de bronze et indiqua la porte d’un geste autoritaire de secrétaire de police— : Falfir te reconduira. Bonne nuit, soldat.

Dashvara inclina sèchement la tête.

— Bonne nuit.

— Votre Honneur —lança Azune sur un ton suave. Dashvara souffla mais répéta civilement :

— Bonne nuit, Votre Honneur.

Il se dirigeait déjà vers la porte quand Azune observa avec franchise :

— Tu devrais être un peu plus servile. Ça t’épargnera des ennuis.

Dashvara feula sans se retourner.

— Un Xalya n’est servile que lorsqu’il en a envie. Votre Honneur.

Il ouvrit la porte et trouva Falfir appuyé contre le mur au bout du couloir. L’elfe semblait être une connaissance d’Azune et, visiblement, il n’avait pas cédé à la tentation d’écouter aux portes. Il le reconduisit aux dortoirs sans prononcer un mot et, dès que Dashvara rejoignit son lit, il le laissa de nouveau dans le noir. Dashvara commença à se dévêtir avec des mouvements lents. À peine se fut-il allongé que Zorvun se glissa hors de son lit et s’approcha.

— Alors ? —murmura-t-il en oy’vat.

Dashvara avait vu que la majorité des Xalyas dormait profondément mais, bien sûr, le capitaine n’avait pas pu résister et avait voulu demeurer éveillé jusqu’à son retour. Remontant les couvertures, il appuya la tête contre l’oreiller et, fatigué, il ferma les yeux.

— Eh bien, capitaine, le seigneur de la steppe vient d’accepter volontairement son propre esclavage.

Il y eut un silence.

— Qui était la dame ?

— La fonctionnaire. Ne prononce pas son nom —le prévint-il, en ouvrant les yeux—. Dorénavant, elle s’appelle « Votre Honneur » —cracha-t-il en langue commune.

Zorvun, agenouillé près du lit, secoua la tête dans l’obscurité.

— Ils n’ont donc pas l’intention de nous libérer ?

— Bien sûr que oui. Mais, comme dans tout contrat digne des pires serpents de ce monde, ce n’est pas spécifié.

— Mmpf. Que dit ce contrat ?

La voix de Zorvun trahissait son inquiétude. Dashvara leva une main et lui donna de petites tapes sur l’épaule.

— Il n’y a rien que nous ne sachions déjà. Je vous le dirai à tous demain au déjeuner. Comme ça, tu dormiras plus tranquillement.

Le capitaine feula sourdement.

— Au diable la tranquillité. Que dit ce contrat ?

Tu l’auras voulu… Dashvara expira doucement, résuma la rencontre et répéta les quatre phrases en les traduisant en oy’vat. Il avait l’impression de les avoir gravées dans sa rétine. Zorvun demeura silencieux durant une minute entière. Que pouvait-il bien penser ?

— Bon —chuchota-t-il alors—. Reste à savoir ce qu’Atasiag prétend faire de nous et ce qu’il veut qu’on fasse pour gagner cette maudite liberté. Nous reviendrons dans la steppe, Dash. Je le pressens. Je pressens que nous y reviendrons. Et nous nous vengerons de ces maudits assassins —murmura-t-il—. Nous ne sommes déjà plus qu’une poignée de Xalyas perdus en Haréka. Mais nous avons encore de la dignité, fils. Nous pouvons encore faire justice.

Dashvara se sentit glacé. Après s’être demandé pendant trois ans si le capitaine Zorvun était au courant de la vengeance de Vifkan, Zorvun en personne venait de le lui confirmer. Ou du moins, cela ressemblait beaucoup à une confirmation.

Il tendit l’oreille pour écouter les respirations régulières dans la pièce. Certains ne dormaient pas.

Faire justice, Zorvun ? Qui sait si finalement tu n’es pas tout comme mon père. Il inspira puis expira.

— Tu as peut-être raison, capitaine —admit-il—. Il faut juste espérer qu’Atasiag ne nous demandera pas de soulever une montagne pour gagner notre liberté.

— Bah, ne sois pas pessimiste —rit discrètement le capitaine—. Même s’il nous demandait de soulever une montagne, les Xalyas sont capables de tout. N’en doute pas.

Dashvara acquiesça et sourit.

— Je n’en doute pas, capitaine. Je tends simplement à me méfier des étrangers et de leurs promesses.

— Mm. —Il lui sembla que le capitaine souriait à son tour—. Tu fais bien de te méfier, fils. Comme disait ce vieux shaard, fie-toi davantage à un sauvage qu’à un civilisé. Le sauvage t’attaque de face et le civilisé dans le dos.

Dashvara sourit.

— Maloven est à Titiaka, Zorvun. Il a été vendu comme esclave et il est maintenant à l’Université de Titiaka.

Zorvun releva la tête.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment.

Il secoua la tête, riant tout bas.

— Ce vieux shaard. Plus d’une fois je l’ai cru mort tellement il est vieux. Il a presque deux fois mon âge —murmura-t-il pour lui-même—. Il doit avoir plus de cent trente ans, si je ne me trompe.

— Cent trente et un —affirma Dashvara—. Il est revenu de Dazbon à cent huit ans. L’année où je suis né.

— Et il me donnait déjà des leçons quand j’étais un gamin —rit Zorvun—. Cet homme nous enterrera tous.

Il l’a presque déjà fait, pensa Dashvara. Il esquissa un sourire sinistre. Et peut-être bien qu’il le fera.

Le capitaine lui tapota l’épaule avant de retourner dans son lit. Il entendit que quelqu’un se raclait la gorge et se retournait sur son matelas. C’était Zamoy. Après un silence, Dashvara pensa à la partie de cartes à moitié achevée. Si elle n’avait pas été aussi intéressante, ils l’auraient probablement oubliée, mais avec des paris si bien montés… Il sourit. Demain, ils la termineraient, se dit-il.

Une petite voix traîtresse s’infiltra alors dans sa tête et lui chuchota : Je prête volontairement mes services… Je ne trahirai pas mon maître ni les alliés de mon maître… En cas de trahison, faute ou manque… je demande et exige que soit appliqué le châtiment dû… Il rit intérieurement. Cette pantomime était une des choses les plus comiques et les plus absurdes qu’il ait vues de toute sa vie. Cobra avait-il vraiment besoin de lui demander son consentement pour faire ce qu’il voulait de sa vie ? Il l’avait fait pour tranquilliser sa conscience, selon Azune. Allons donc. Mais quelle conscience pouvait avoir un voleur ?

Certes, Cobra luttait également contre l’esclavage. Ou du moins contre le trafic de prisonniers de guerre. Quelque chose lui échappait dans cette histoire. Tous les bandits qu’il avait connus dans la steppe, en plus d’être voleurs, n’hésitaient pas à tuer si besoin était et, en tout cas, ils n’auraient jamais eu l’idée de participer à un projet aussi altruiste que celui d’en finir avec une canaille esclavagiste. Soit il n’est pas aussi bandit qu’il m’a semblé, soit il nous trompe tous pour quelque raison, conclut-il.

Après plusieurs heures passées à tourner dans sa tête les mêmes pensées, il se lassa, se redressa, prit le ceinturon qu’il avait laissé tomber par terre, sortit des feuilles de belsadia et se mit à les mâcher. Quelques minutes plus tard, il sombrait dans le sommeil comme un vieux chien.