Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

10 Le Dragon Rouge

Malgré les questions des Xalyas, Tsu ne voulut pas dévoiler ce qu’il avait communiqué au capitaine Faag cette nuit-là. Il ne raconta pas non plus la vérité sur ce qui s’était passé. Il se limita à répéter qu’il était anxieux de quitter Compassion, de voyager jusqu’à Titiaka et de connaître ce nouveau maître qui leur était tombé du ciel. Quand Tsu adoptait une expression de pierre comme en cette occasion, même Makarva avait appris à le laisser en paix. Le drow leur rappelait alors à tous que, bien qu’il les considère comme ses frères, il avait eu une vie antérieure dans laquelle le silence avait été une de ses plus grandes occupations.

Combien de secrets as-tu dû garder après avoir torturé tes victimes, Tsu ?

Dashvara, lui-même, n’insista pas pour lui soutirer quoi que ce soit, fondamentalement pour deux raisons. D’un côté, si Tsu ne voulait pas parler, il avait tout le droit du monde de garder le silence ; ça, pour les Xalyas, c’était presque un lemme. D’un autre côté, il craignait que, s’il insistait pour savoir ce que lui avait dit cet Hakassu, Tsu ne finisse par le lui raconter. Et Dashvara n’était pas sûr de vouloir apprendre quoi que ce soit sur le sujet. Il considéra la question close et se mit à penser à Atasiag et au voyage qui les attendait.

Bientôt tu seras libre, Dashvara de Xalya.

Cette pensée le faisait exulter de bonheur intérieurement. Surtout parce qu’il allait revoir Fayrah, les Frères de la Perle… et peut-être Zaadma. Maintenant que la possibilité de revoir réellement sa déesse n’était pas si éloignée, Dashvara avait commencé à se moquer de lui-même et de ses chimères. Plus d’une fois, dans ces deux jours d’attente anxieuse, il se rappela une des phrases du shaard Maloven : “Si une personne se moque de ses fantaisies c’est parce qu’elle craint que la déception ne blesse son âme en découvrant que celles-ci sont fausses.” Bon… Dashvara avait presque la certitude que ces chimères ne pouvaient être rien d’autre que cela, des chimères. Tout compte fait, il les avait alimentées par excès de temps libre et manque de liberté. Quelle valeur pouvait avoir un sentiment surgi de l’ennui ?

Quand le nouveau peloton des Condamnés arriva au baraquement, une bonne partie de la compagnie de Faag s’était retirée à Rayorah. Visiblement, ils ne craignaient plus les attaques des drows et, de fait, ces deux derniers jours, les fédérés n’avaient eu à combattre que des milfides. Ils avaient aussi laissé passer un borwerg et les Xalyas n’avaient pas pu s’empêcher de se moquer aimablement d’eux en leur faisant remarquer avec diplomatie qu’en trois ans, il n’y avait jamais eu un travail aussi relâché à Compassion. Le borwerg, apparemment, avait atteint une grange, complètement démoli une clôture et fait fuir dans les prairies tout un troupeau de bovins affolés.

— Que va-t-il advenir de Compassion sans nous ? —soupira Dashvara, amusé.

Il était assis sur l’estrade, le sac rebondi de Tahisran près de lui et quelques cartes d’Hadriks à la main. Tandis qu’ils attendaient tous l’arrivée imminente de quelque envoyé d’Atasiag, le capitaine, déjà presque totalement remis, s’employait à donner des conseils au chef du nouveau peloton. Celui-ci ne paraissait pas très réceptif : de fait, il avait la tête de celui qui voit arriver la mort à pas lents, un peu comme tous ses compagnons Condamnés, à vrai dire. Dashvara secoua la tête avec compassion.

— Cela deviendra un enfer de plus de la Frontière, je suppose —répondit finalement Lumon, en jetant une carte.

— Tu crois que ces hommes sont tous des criminels ? —interrogea Kodarah le Chevelu avec une grimace concentrée : il était en train de réparer un trou de sa botte gauche et, pour le moment, le résultat laissait à désirer.

— Pas tous —assura Lumon—. Avant, j’ai parlé avec un des fédérés qui les a amenés. Apparemment, parmi ces vingt-cinq recrues, il y a deux esclaves qui viennent du Désert de Bladhy, un elfe qui a séduit un important financier de Titiaka…

— Quoi ? —s’exclamèrent à la fois Makarva et Zamoy.

— Non, pardon —rectifia Lumon avec un gros rire—. Je veux dire qu’il a séduit la fille d’un financier de Titiaka. Le financier, sinon, ne l’aurait pas envoyé à la Frontière ! —Ils s’esclaffèrent—. Et puis il y a un nain qui a gagné je ne sais pas combien de milliers de dragons dans un casino de la capitale en trichant. Vous ne l’avez pas vu ? Je crois que le pauvre ne sait même pas manier une arme… Ah ! —s’exclama-t-il brusquement en montrant ses cartes—. Escalier de Sénateurs !

L’Archer avait l’air enthousiaste. En réalité, comme tous. Ils laissaient vingt-cinq malheureux à Compassion et, eux, ils partaient vers l’inconnu. Bon, ce n’était pas tout à fait vrai : ils avaient déjà voyagé une fois de Titiaka à Rayorah, à pied et sous les pluies drues d’automne. Cette fois, Dashvara espérait que le voyage serait un peu plus clément. Et qu’une fois arrivés à Titiaka, ce dénommé Atasiag ne tarderait pas à les libérer. Après tout, si les Frères de la Perle connaissaient ce commerçant, celui-ci partageait peut-être leur honorable opinion sur l’esclavage, n’est-ce pas ?

— Il arrive, il arrive ! —hurla soudain Pik, en courant vers l’estrade. Il était tellement nerveux qu’il tremblait tout entier.

Tous jetèrent leurs cartes et Dashvara s’empressa de les ramasser avant de les ranger dans le sac avec Tahisran.

“Tu vas encore mettre beaucoup de choses là-dedans ?”, soupira l’ombre.

— C’est la dernière chose qu’il me restait à garder —lui assura Dashvara. Il avait déjà mis la figurine de Bashak, son bol et le morceau de bois des marécages ainsi que le dictionnaire de Rondouillard et une sculpture de loup sanfurient qu’il avait particulièrement bien réussie ; les autres, il les avait laissées aux nouveaux Condamnés comme compensation pour leur valeureux sacrifice.

Il mit son sac en bandoulière avec l’une des lanières qu’il avait utilisées pour ses sabres. Les armes, évidemment, revenaient aux remplaçants et Dashvara soupçonna que, de toute façon, ceux-ci allaient en avoir davantage besoin qu’eux dans un futur proche. Il regrettait seulement de ne pas pouvoir emporter un poignard pour sculpter son morceau de bois, mais les règles étaient claires : il n’était permis à aucun Condamné d’emporter d’objets tranchants hors de la Frontière.

Il descendit de l’estrade, jetant un regard ému alentour. Le baraquement était plus tumultueux que jamais, entre les vieux Condamnés qui brûlaient d’impatience de sortir de là, les nouveaux Condamnés qui s’agitaient, jetant des coups d’œil nerveux à leur futur foyer et les soldats fédéraux qui observaient le remue-ménage avec intérêt… Tant d’ébullition, c’était vivifiant, pensa-t-il.

Quand il se joignit à la troupe de Xalyas et regarda vers l’ouest, il aperçut au loin un cavalier qui s’approchait avec une lenteur exaspérante.

— Ah, voilà aussi Alta qui arrive —fit Lumon, en se tournant vers le sud.

Le Xalya arrivait au trot avec Tardif. Il était parti avec Grommelle avant que le nouveau peloton n’arrive et il avait remis l’ânesse à ceux de Dignité. À l’évidence, il ne pouvait faire confiance aux nouveaux pour soigner Grommelle avec le respect qu’elle méritait. Dashvara sourit tandis qu’Alta arrêtait Tardif devant eux.

— Juste à temps on dirait —se réjouit Alta en voyant le cavalier à l’ouest.

— Alors ? —s’enquit Arvara le Géant—. Grommelle va bien ?

Alta roula les yeux.

— Elle grommelle. Towder m’a promis qu’il en prendrait soin comme de sa propre fille.

Makarva souffla, moqueur.

— Towder a une fille ?

— Mmpf. Aucune idée, mais je fais confiance à Towder pour qu’il s’occupe bien de l’ânesse. Il a intérêt à être digne de ma confiance.

— Digne, ça il l’est, puisqu’il est de Dignité —plaisanta Miflin.

— Ouais. En tout cas, toute la troupe de Dignité nous souhaite un bon voyage et Towder m’a demandé de dire au capitaine que nous sommes les meilleurs voisins qu’il a jamais eus dans toute sa maudite vie de Condamné.

— Évidemment, nous leur amenons même une ânesse, comment vont-ils se plaindre ? —sourit Dashvara.

Alta partit laisser Tardif dans la remise et, quand il ressortit, Dashvara le vit se diriger vers les nouveaux Condamnés pour leur donner des leçons sur la manière de soigner un cheval.

— Je suis palefrenier —marmonna un homme, la mine lasse—. Je sais m’occuper d’un cheval.

Un mélange de méfiance et de soulagement se dessina sur le visage d’Alta. Près de Dashvara, Lumon commenta à voix basse :

— Celui-ci, je crois que c’était un voleur de chevaux.

Ils échangèrent des regards éloquents et se raclèrent la gorge.

— Il vaudra mieux ne pas le dire à Alta —conclut Zamoy, prudent.

Tous se montrèrent d’accord et Sashava appela le capitaine, exaspéré de voir que celui-ci continuait à causer avec le nouveau chef. Il agita avec impatience une des béquilles que Dashvara lui avait sculptées depuis que ce maudit brizzia lui avait écrasé la jambe.

— Il arrive, capitaine ! —brama-t-il.

— Je viens, je viens ! —répondit Zorvun. Il dit quelques mots de plus au Condamné, le salua et rejoignit enfin les Xalyas. Il regarda le cavalier avec une expression radieuse que l’on voyait rarement chez lui. Dashvara réprima à moitié un souffle impatient.

— On voit qu’il est pressé d’arriver —commenta-t-il. Le maudit cavalier avançait aussi vite qu’un hérisson sur deux pattes. Cependant, tout ce qui avance finit par arriver quelque part et le cavalier atteignit enfin Compassion.

— Tu le connais ? —demanda le capitaine à voix basse.

Dashvara fit non d’un geste déçu. Sa tête ne lui disait rien. L’homme était jeune, il avait une barbe naissante, des yeux marrons et un vieux chapeau. Il arrêta son cheval devant eux.

— C’est vous les Xalyas de Compassion ? —demanda-t-il.

Le capitaine s’avança en confirmant et le fédéré, après avoir jeté un rapide regard sur la zone, fit un geste de la main.

— Mettez-vous en marche. Nous vous passerons en revue à Rayorah.

Dashvara jeta un coup d’œil interrogateur à Makarva avant de se mettre en route vers l’ouest avec les autres. Visiblement, le hérisson bipède était tout à coup pressé. Il remarqua que son regard se posait sur chaque visage quand ils passaient devant lui. Il nous compte, comprit-il. Était-ce un envoyé d’Atasiag ou bien un simple employé qui s’occupait des convois d’esclaves ? Ne le sachant pas, ils ne pouvaient se risquer à poser des questions indiscrètes.

Ils étaient déjà à une centaine de pas du baraquement quand le cavalier demanda, surpris :

— Le drow aussi est un Xalya ?

— C’est un Xalya —affirma le capitaine Zorvun.

Le fédéré prit une mine sceptique mais ne fit pas d’autre commentaire durant tout le voyage à Rayorah. Sashava ouvrait la marche avec Sédrios le Vieux, maniant ses béquilles avec énergie. La journée n’était pas chaude, le ciel était nuageux et le moral des Xalyas était haut, de sorte qu’ils mirent bien moins de trois heures à arriver. Avant que les marécages d’Ariltuan ne disparaissent derrière une élévation du terrain, Dashvara leur jeta un rapide coup d’œil. Inexplicablement, il se demanda si quitter ce baraquement était vraiment une bonne chose. Mais bien sûr, tu devrais rester : quel esprit maladif peut bien avoir l’idée d’abandonner un endroit aussi bucolique et agréable ?

Dashvara esquissa un sourire.

— Tu penses déjà aux mouches que tu as laissées en arrière, Dash ? —se moqua Makarva. Il marchait à ses côtés. Les autres Xalyas causaient avec animation tandis que le cavalier supervisait leur avancée.

Dashvara haussa les épaules avec désinvolture.

— La vérité, c’est que je ne les ai pas laissées en arrière. Les mouches m’accompagnent. Qu’est-ce que tu paries qu’à Titiaka, elles réapparaissent ?

Makarva sourit.

— Les mêmes ?

— Bon, prouve-moi que ce ne sont pas les mêmes —le défia Dashvara, amusé.

Rayorah était une ville fortifiée d’environ deux mille habitants. C’était la cité la moins peuplée des Communes : venait ensuite la ville de Perle, puis celle de Suhugan et celle d’Akrès. Des trois cantons de la Fédération, celui d’Atria était le moins bien disposé envers le Conseil. Celui de Ruhuvah menait depuis huit ans une guerre éternelle contre les drows de Shjak et celui de Titiaka s’enrichissait comme un trésor magique en faisant du commerce avec toute la côte de l’Océan Pèlerin. Presque tout ce que Dashvara savait de Diumcili, il l’avait appris en parlant avec Tsu et avec les Condamnés de Dignité, vu que les habitants de Rayorah évitaient de leur parler dans la mesure du possible.

Ils n’entrèrent pas très loin dans la ville : le fédéré leur fit traverser la muraille et les conduisit directement à la caserne contiguë. Plusieurs gardes les regardèrent passer avec des expressions méfiantes. Certainement, ce n’était pas tous les jours que l’on voyait ensemble vingt-trois Condamnés aguerris à Rayorah. En temps normal, le règlement des Condamnés leur interdisait d’entrer plus de trois à la fois.

Ils passèrent les portes de la caserne et Dashvara tendit l’oreille pour capter la vive rumeur de la ville. On entendait des crissements de roues et la voix lointaine d’un crieur. Et par-dessus, le bruit des bottes des Xalyas résonnait contre le pavé. Le fédéré au chapeau leur fit signe d’entrer dans une cour et leur demanda de laisser leurs sacs dans un coin. Quand Dashvara déposa le sien, il murmura :

— À ta place, je ne resterais pas dans le sac, Tah. Ils vont tout contrôler.

L’ombre ne répondit pas, mais s’agita légèrement.

— En rang, guerriers !

Dashvara se retourna, surpris face à ce puissant éclat, et il faillit rester bouche bée quand il vit un humain avec des espèces de grandes lunettes noires entrer dans la cour sur une chaise roulante. Celui-là, il le reconnaissait bien : c’était Kroon, le moine-dragon de Dazbon. Visiblement, il avait trouvé un système pour pouvoir voir sans que la lumière le gêne. Son aspect n’avait pas beaucoup changé… ni son caractère bourru, pressentit-il.

Échangeant des regards en coin, les Xalyas se mirent en rang avec empressement. Le capitaine se débrouilla pour se placer à côté de Dashvara.

— Et, celui-là, tu le connais ? —demanda-t-il dans un murmure.

Dashvara acquiesça.

— C’est…

— Silence dans le rang ! —brama Kroon, avançant sur sa chaise roulante.

Sacré moine…, pensa Dashvara avec un raclement de gorge.

— Tiens-toi droit, toi —aboya le moine s’adressant à Zamoy.

On perçut clairement plusieurs soupirs mécontents. Tous savaient qu’étant esclaves, ils ne pouvaient s’attendre à être traités que comme ce qu’ils étaient —une simple marchandise— mais, comme Condamnés, ils n’avaient jamais eu à subir un traitement direct avec les maîtres qui les maintenaient à la Frontière. Bienheureux nous autres les Condamnés, ironisa Dashvara pour lui-même.

L’arrivée des Xalyas avait attiré un certain nombre de gardes oisifs qui s’étaient installés de l’autre côté de la cour pour les observer. Dashvara leur rendit un regard las. N’avaient-ils donc rien de mieux à faire ?

— Regarde droit devant toi, soldat —croassa Kroon.

Comme l’on ne pouvait pas savoir dans quelle direction regardait le moine, Dashvara eut du mal à comprendre qu’il s’adressait à lui. Il soupira, se pliant à son ordre, et le Dazbonien se mit à interroger rapidement chacun d’entre eux sur un ton mordant particulièrement affable. Il était insupportable.

— Sashava, hein ? —lança Kroon vers le début du rang—. Redresse-toi comme un homme et réjouis-toi d’avoir encore l’autre jambe.

Dashvara souffla et, en voyant que le vieux Xalya serrait les poings sur ses béquilles et que son visage devenait cramoisi de colère, il craignit le pire. Contrôle-toi, Sashava… Par chance, quelques mots chuchotés par Lumon l’apaisèrent. Dashvara soupira. Bien. Par curiosité, combien de temps penses-tu allonger la séance, vieux grognon ? Jusqu’à ce qu’on te saute au cou pour t’étrangler peut-être ?

Quand il eut réprimandé Makarva sur l’état déplorable de son uniforme, le moine-dragon passa à Dashvara et fit :

— Tu n’as pas meilleure allure. Comment t’appelles-tu ?

Sans pouvoir voir ses yeux, il était difficile de deviner son expression.

— Dashvara de Xalya —répondit-il d’une voix renfrognée. Toute la joie qu’il avait pu ressentir en voyant apparaître Kroon s’était volatilisée après l’avoir entendu lancer tant de venin en quelques minutes à peine.

Le moine fit une moue.

— Son Éminence Atasiag Peykat m’a chargé de choisir ses nouveaux esclaves. Tu ne vois pas mon insigne ? Je suis officier et secrétaire administratif. Appelle-moi secrétaire.

Dashvara jeta un coup d’œil à son insigne, qui représentait une balance dorée. Il soupira de nouveau et lui adressa un regard d’avertissement avant de prononcer :

— Oui, secrétaire.

— Je n’aime pas ta tête —grogna Kroon—. Considère-toi chanceux qu’Atasiag Peykat t’ait sauvé de la Condamnation. Tu te sens reconnaissant, soldat, pas vrai ?

Une partie de Dashvara aurait volontiers donné un coup de poing en pleine figure de ce maudit « secrétaire ». Mais l’autre partie lui recommanda de ne pas le faire. Il répéta avec fermeté :

— Oui, secrétaire.

— Bien, bien. Bon barbare —dit Kroon en souriant, et il s’intéressa alors au capitaine.

Cette fois, Zorvun eut la prudence de ne pas ajouter le titre de « capitaine » devant son nom. Quand il eut terminé ses questions pernicieuses, Kroon lança au fédéré au chapeau :

— Garçon ! Emmène-les pour qu’on les marque.

— Le drow aussi, secrétaire ? —hésita le jeune homme.

Kroon ne répondit pas immédiatement et Dashvara comprit qu’il essayait de savoir si Tsu faisait vraiment partie du « lot ». Dashvara acquiesça discrètement et le moine l’imita avec vivacité.

— Le drow aussi.

Tandis que le jeune fédéré les guidait en rang vers une porte de la cour, Makarva siffla entre ses dents.

— Nous marquer ? —se plaignit-il à voix basse—. Eux aussi ils marquent ?

— Tous les maîtres ont une marque —chuchota Tsu.

— Silence ! —lança le jeune au chapeau—. Retroussez vos manches de chemise et entrez.

Dashvara retroussa la manche de son bras droit, là où figurait déjà le scarabée noir des Condamnés. À côté de celui-ci, il y avait une rune d’identification presque invisible qui permettait à certains inspecteurs celmistes d’identifier individuellement chaque esclave. Et, juste en dessous du scarabée, étaient inscrits les chiffres 547, année où le sceau avait été appliqué selon le calendrier de Cili. Quand Tsu remonta à son tour sa manche, Dashvara vit les sourcils de Kroon apparaître au-dessus de ses lunettes. La vérité, c’est qu’il avait beau les avoir vues d’innombrables fois, il ne cessait de se sentir impressionné par la quantité de marques que portait le drow sur le bras. Étant petit, il avait servi dans une propriété à la campagne, puis il avait été acheté par un bourgeois qui l’avait envoyé étudier à Titiaka avec son propre fils pour « aider » ce dernier dans ses études —à ce qu’avait avoué Tsu, durant les six ans qu’avait duré son service, il avait fait tous les devoirs à la place de son jeune maître— ; plus tard, il avait été acheté par un riche docteur, puis par un chef mercenaire avant de tomber entre les mains d’Arviyag. En tout, il avait cinq marques entourées du contre-sceau du « serf loyal ». Pour un médecin aussi habile que Tsu, que ne donnerait pas un riche commerçant ? Un jour, Dashvara avait demandé à Tsu comment il avait réussi à obliger Arviyag à se défaire de lui. Pour toute réponse, le drow avait haussé les épaules et l’avait regardé avec un éclat amusé dans ses yeux rouges. Alors qu’il avançait derrière Makarva, Dashvara esquissa un sourire. Si quelqu’un lui avait appris à respecter les secrets des autres, c’était bien Tsu.

Les verrières de la pièce dans laquelle ils pénétrèrent laissaient passer une lumière diffuse. Deux hommes les attendaient là, soutenant chacun un grand sceau orné entre leurs mains. Dashvara savait qu’à certains endroits on marquait les esclaves au fer rouge. Les Essiméens opéraient de la sorte dans la steppe. Cependant, comme l’avait signalé l’homme qui les avait marqués du sceau du scarabée noir à Titiaka, les fédérés étaient plus avancés dans ce domaine : ils utilisaient des produits colorés qui s’infiltraient profondément sous la peau comme de véritables parasites. Ils étaient impossibles à enlever. Dashvara avait déjà essayé de nombreuses fois et il était arrivé à la conclusion que, pour se débarrasser de la marque du Condamné, il lui aurait fallu se couper l’avant-bras. À la longue, il avait même fini par apprécier ce scarabée, car, s’il fallait reconnaître une qualité aux Diumciliens, c’était leur goût artistique : pour ce qui était des blasons et des marques des esclaves, c’étaient de vrais experts.

Pendant qu’un des hommes commençait à appliquer un contre-sceau sur le scarabée noir, l’autre passa devant tous les anciens Condamnés, les scrutant avec intensité. Quand il croisa le regard de Dashvara, il devint blanc comme un linceul et le Xalya le reconnut immédiatement.

— Dash ? —murmura Rokuish. Dashvara acquiesça imperceptiblement avec un petit sourire complice. Le Shalussi déglutit et, se rendant compte que, si les gardes de Rayorah le surprenaient à reconnaître un esclave, les choses pouvaient se gâter, il détourna aussitôt les yeux et se dirigea directement au début de la file. L’autre avait déjà apposé quatre sceaux—. Tends le bras —demanda-t-il à Sédrios le Vieux.

La voix du Shalussi n’était pas très autoritaire, mais ceci, précisément, apporta un soulagement évident entre les Xalyas. Le comportement de Kroon les avait fait douter qu’ils soient réellement sur la voie de la liberté, mais les yeux aimables et expressifs de Rokuish reflétaient toute la vérité dont ils avaient besoin pour continuer à aller de l’avant.

— Le Shalussi ? —s’enquit le capitaine Zorvun dans un murmure.

Dashvara acquiesça sans quitter Rokuish des yeux.

— Lui-même.

Le jeune steppien n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Soigneusement rasé, il était vêtu avec élégance. Il avait beau essayer de dissimuler sa nervosité et son émotion, tous ses mouvements le trahissaient.

Brave Shalussi, que diables fais-tu en Diumcili ?

Dashvara effaça son sourire quand l’homme de Rayorah arriva devant lui avec son sceau. Il tendit le bras et, avec efficacité, le garde appliqua le moule avec le produit. Il le maintint ainsi durant trente secondes et Dashvara sentit le contact abrasif et froid du liquide. Quand le fédéré retira le moule, un cercle noir orné d’épines et d’un entrelacement complexe de lianes entourait le scarabée.

Je vais finir par devenir une œuvre d’art ambulante, pensa Dashvara, détournant les yeux de la marque.

Le garde rayorah termina bien avant Rokuish et, sans attendre que celui-ci finisse, il s’en alla, les laissant seuls. Aussitôt, les murmures s’élevèrent.

— C’est une vraie marque ? —demanda Zamoy au Shalussi.

Rokuish s’empourpra.

— Eh bien… Je crois que oui.

— Alors, nous sommes toujours des esclaves ? —marmonna Sashava.

Rokuish s’agita, mal à l’aise.

— Écoutez, il n’y a pas d’autre solution…

— Shalussi —le coupa soudain une voix menaçante. Tous sursautèrent et Dashvara vit entrer Kroon sur sa chaise, seul. Le moine-dragon fixa Rokuish de ses lunettes noires quand il dit— : Poursuis ton travail. Et les autres, taisez-vous.

Rokuish se racla la gorge, acquiesça et continua à appliquer son moule. Quand il en arriva à Makarva, Dashvara examina avec curiosité la marque rouge : c’était un sceau écarlate et argenté compliqué dans lequel se courbait le corps allongé d’un dragon.

Impressionnant. Combien de temps ont-ils dû passer à fabriquer cette merveille ? Nous sommes peut-être des esclaves, mais qu’est-ce qu’ils nous décorent bien.

Quand Rokuish approcha le sceau du bras de Dashvara, sa main tremblait.

— Ne t’inquiète pas, Rok —sourit Dashvara—. Je suis encore loin d’être aussi tatoué que les prêtres essiméens. Il te reste encore assez de place pour faire des dessins sur mon bras. Vas-y.

Les yeux du Shalussi exprimèrent toute l’émotion que lui produisaient leurs retrouvailles et le sourire de Dashvara s’élargit. Moi aussi, je suis heureux de te revoir, Shalussi…

Kroon siffla discrètement :

— Barbares, coopérez un peu ! Gardez les sentiments pour plus tard.

Dashvara reprit à demi son sérieux et, plus tranquille, Rokuish apposa le sceau contre sa peau. Sous l’effet du produit, il sentit ses muscles se contracter, mais ensuite il ne lui resta qu’une démangeaison gênante. Il se rappelait que, trois ans auparavant, cette sensation avait duré une semaine entière, aussi, la première chose qu’il fit fut de s’habituer et d’ignorer la brûlure des deux sceaux.

— Il a l’air sympathique —murmura le capitaine alors que Rokuish s’occupait déjà d’Alta, le dernier de la file.

Dashvara lui adressa une moue ironique et compléta la pensée de Zorvun :

— Pour un Shalussi. C’est ce que tu pensais, pas vrai, capitaine ?

Zorvun roula les yeux mais ne le nia pas.

— De toute façon —ajouta Dashvara—, notre niveau de sympathie requis vis-à-vis des autres a sensiblement baissé ces trois dernières années, tu ne crois pas, capitaine ? Moi, j’ai même réussi à éprouver de la sympathie pour un orc qui venait me tuer.

Zorvun esquissa un sourire qui disparut aussitôt.

— Et cet estropié ? —chuchota-t-il.

Dashvara haussa les épaules.

— Un brave homme —assura-t-il—. Bien qu’il ait un problème avec la boisson.

Kroon grogna et Dashvara pâlit en se rendant compte qu’ils avaient parlé en langue commune.

— Tu te trompes, barbare. Je n’ai pas bu une goutte de vin depuis trois ans —lui révéla-t-il.

Dashvara arqua un sourcil et il allait déclarer qu’un tel exploit devait être fêté avec une bouteille de vin quand le jeune au chapeau qui les avait conduits jusqu’à Rayorah entra dans la salle ; le moine-dragon poussa un feulement.

— Redressez-vous, soldats ! Maintenant, vous appartenez à un nouveau maître du nom d’Atasiag Peykat. Vous allez voyager à Titiaka et là-bas on vous informera de vos nouvelles occupations. Toi, mon garçon, conduis-les au réfectoire, qu’ils mangent quelque chose. Ensuite, envoie-les aux bains, ils empestent comme les canaux de Dazbon. Une fois cela fait, fais-les monter dans les roulottes avant que les cloches ne sonnent deux coups, compris ? Je veux qu’ils arrivent à Akrès cette nuit.

Le jeune homme au chapeau acquiesça énergiquement et accomplit son devoir avec efficacité : Dashvara sortit du réfectoire repu et il quitta les bains décrassé et savonné. Quand, en sortant de ces derniers, le jeune homme leur tendit des bottes neuves et des tuniques et pantalons récemment lavés et secs, Zamoy pouffa.

— Dites donc, être esclave commence à me paraître moins terrible —avoua-t-il à ses deux frères.

— Je vais même avoir des bottes sans trous ! —se réjouit Kodarah.

— C’est bien ce que je disais —confirma Dashvara à voix haute tout en attachant les lacets d’une botte— : envoie un homme dans un puits noir et il se réjouira d’un rayon de lumière.

— Bah, eh bien, justement —intervint Miflin, assis sur un banc—. Celui qui vit en pouvant toujours voir le soleil n’en profite pas autant que celui qui ne peut le voir que rarement.

Dashvara leva les yeux au plafond en prenant une mine sceptique.

— En suivant ton raisonnement, quelqu’un ne pourrait jouir de sa liberté s’il ne l’avait pas perdue avant. Ou du moins il ne l’apprécierait pas autant. C’est ça que tu veux m’expliquer ?

Miflin secoua énergiquement la tête tandis que ses frères et Makarva soufflaient, amusés.

— À l’évidence, oui. Un esclave qui retrouve sa liberté l’apprécie vraiment.

— De sorte que tout le monde devrait être réduit en esclavage pour ensuite être libéré —raisonna Dashvara avec un petit sourire—. Et tout le monde devrait mourir pour vivre ensuite. Comme ça, nous serions tous beaucoup plus heureux, nous réjouissant de tout ce que nous avons perdu et récupéré. Désolé, Poète, mais ton raisonnement ne me convainc pas. Il n’est pas nécessaire d’avoir souffert pour se réjouir. Moi, il me suffit de savoir que je peux perdre le peu de liberté qu’il me reste pour l’apprécier. Et je jouis même consciemment de la liberté de pensée, même si je sais que celle-ci je la conserverai jusqu’à ma mort.

Il finit de nouer ses lacets pendant que Miflin oscillait de la tête. Makarva, Kodarah et Zamoy avaient suivi l’échange comme de parfaits spectateurs, mais ils ne tardèrent pas à éclater de rire quand Dashvara se tut. Makarva s’éclaircit la voix.

— Cette fois, celui qui a commencé à divaguer, c’est Dash, tu n’as pas eu cette impression, Zamoy ?

— L’impression, oui —approuva celui-ci—. Mais, comme dirait Dash, une impression ne reflète pas forcément la réalité.

Alors que ses amis riaient, Dashvara haussa les épaules, soupirant et feignant la résignation. Il s’aperçut que le jeune homme au vieux chapeau les observait avec curiosité depuis la porte des bains. Il ne pouvait pas avoir compris ce qu’ils avaient dit, ils parlaient en oy’vat, mais peut-être était-il simplement surpris de voir des Condamnés si joyeux… À cet instant, deux coups de cloches retentirent et le visage du fédéré s’altéra.

— Dépêchez-vous, soldats ! —aboya-t-il.

Dashvara échangea avec le capitaine un regard las, mais, imitant les autres, il s’empressa de laisser tous les vieux habits dans un grand panier et, comme on ne leur avait pas apporté de ceintures et que les habits étaient très amples, il remit son ceinturon blanc de Condamné avant de suivre le fonctionnaire dans les couloirs de la caserne. Il souffla intérieurement. Voir des visages familiers l’avait profondément réjoui mais, malgré tout, il avait l’inquiétante impression que ni Rokuish ni Kroon n’avaient une idée très claire de ce qui attendait les Xalyas. Ils participaient au transfert, c’est vrai, mais ce n’étaient pas eux qui l’avaient impulsé. Celui qui tenait réellement les fils de ce transfert semblait être cet Atasiag Peykat. Un acheteur d’esclaves et un inconnu qui, pour quelque raison, les avait choisis, eux.