Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves
Le soleil brillait encore dans le ciel quand Dashvara et Tsu se dirigèrent vers la porte de la palissade.
Avant toutes choses, tous deux avaient résolu que, quel que soit le plan, ce qu’allait faire Tsu ne devait porter tort à aucun des Xalyas. Aussi, la première chose que tous deux décidèrent fut de ne pas leur dire un mot sur l’évasion. Ensuite, ils pensèrent que, puisque Tsu ne pouvait tromper facilement la vigilance des patrouilles fédérales, le mieux était d’inventer une histoire crédible et d’essayer de sortir par la grande porte. Si ça marchait, ça marchait. Si ça ne marchait pas, Tsu avait promis qu’il se contenterait de s’imaginer qu’il avait parlé avec ces drows. L’imagination était parfois un substitut assez prudent aux actions téméraires.
Les Xalyas, bien sûr, soupçonnaient quelque chose. Dashvara leur avait dit qu’il allait dans les marécages ramasser un dernier morceau de bon bois pour le sculpter une fois arrivé à Titiaka et qu’il reviendrait avant la tombée de la nuit. Il ne leur avait pas menti : c’était exactement ce qu’il pensait faire. Mais quand Makarva, inquiet, avait proposé de les accompagner, Dashvara avait refusé et son refus avait confirmé les soupçons de tous. D’un commun accord, le drow et lui avaient abandonné le baraquement avant que personne ne commence vraiment à poser des questions. Zorvun s’était contenté de froncer les sourcils. Allez savoir ce qu’il pensait de tout cela…
Dashvara soupira silencieusement tandis qu’ils parcouraient les derniers pas jusqu’à la porte récemment réparée. Il tendit une main et l’ouvrit sans que personne ne l’interpelle. Deux fédérés qui montaient la garde de l’autre côté sursautèrent quand ils les virent sortir d’une démarche tranquille mais ferme.
— Bonjour, fédérés —fit Dashvara—. Y a-t-il du mouvement à la lisière ?
Les gardes se consultèrent, déconcertés.
— Vous allez sortir ? —demanda l’un.
Dashvara arqua un sourcil.
— Je vous rappelle que nous sommes les Condamnés de Compassion. Avant que vous veniez, nous sortions patrouiller tous les jours.
Tsu et lui avancèrent de quelques pas sur l’herbe sans qu’ils ne les retiennent. Parfait. Dashvara se retourna pour ajouter :
— Au fait, vous ne m’avez pas répondu. Vous avez perçu des mouvements à la lisière ? Dans le baraquement, nous ne sommes au courant de rien de ce qui se passe dans les marais dernièrement. Ces Naskrahs sont enfin partis ?
— Ces quoi ? —répéta l’un des gardes, nerveux.
L’autre haussa les épaules.
— Ces quatre derniers jours ont été très tranquilles, Condamné. Je crois que vous ne courez aucun danger si vous ne vous éloignez pas trop de la lisière. Vous allez chercher du bois pour le feu ?
Dashvara roula les yeux.
— Du bois à sculpter, fédéré. Essayer de faire du feu avec le bois de ces arbres, c’est plus ou moins comme essayer de faire du feu avec de l’eau. Salut, fédéré.
— Salut, Condamnés. —Face au regard interrogatif de son compagnon, le garde murmura— : Ils savent sûrement ce qu’ils font.
Suivant Tsu, Dashvara descendit vers la lisière en se demandant pourquoi diables ils avaient imaginé que les fédérés allaient les empêcher de sortir. Après tout, Compassion était leur secteur et, en principe, c’était le seul endroit où ils pouvaient circuler librement.
Bon, soupira-t-il. Nous avons réussi le plus facile et maintenant il nous reste le pire : trouver ces damnés drows sans qu’ils ne nous tuent avant.
Ils pénétrèrent dans les marécages. Ils y étaient entrés un nombre incalculable de fois durant ces trois dernières années et Dashvara doutait que beaucoup de Condamnés aient passé plus d’une semaine à errer à travers Ariltuan comme ils l’avaient fait. Tous deux connaissaient parfaitement la zone, mais ceci ne les empêcha pas de se rembrunir quand leurs bottes s’enfoncèrent d’un empan dans la fange. La végétation dense les dissimula très vite de Compassion. Ils marchèrent quelque temps, s’engouffrant dans le marécage tout en écoutant les sifflements irréguliers des oiseaux et des insectes. Un grand oiseau au plumage rouge battit bruyamment des ailes, voletant au-delà des cimes et Dashvara sourit, pensant que c’était peut-être Écarlate, l’oiseau de Miflin. À un moment, il crut percevoir des pas suspects et des clapotements. Il s’arrêta un instant et leva la main vers l’un de ses sabres, inquiet. Normalement, les milfides ne se risquaient pas aussi près de la lisière avant la tombée de la nuit. Mais cela pouvait parfaitement être une expédition d’orcs.
— Si ces drows viennent de Shjak, ils doivent être enchantés avec ce terrain —commenta Dashvara avec ironie, et il reprit la marche. On disait que les terres de Shjak étaient une zone boisée de pins, au sol relativement sec.
— Autant que nous, je devine —approuva Tsu. Finalement, ils débouchèrent sur une petite clairière et le drow s’arrêta— : Dash, je crois que tu t’es éloigné suffisamment.
Dashvara secoua la tête, troublé.
— Non, Tsu. Je ne peux pas te laisser continuer seul.
Les yeux sanglants du drow se rivèrent dans les siens.
— Et moi, je ne vais pas te laisser prendre davantage de risques pour moi. C’est déjà bien assez que tu m’aies accompagné jusqu’ici. Maintenant, s’il te plaît, coupe ce sacré morceau de bois et retourne à Compassion. Dis que tu m’as perdu de vue.
Dashvara fit un geste exaspéré vers l’épée que portait Tsu à sa ceinture.
— Tu ne sais même pas la manier. Et si une milfide t’attaque avant que tu ne trouves les drows ?
— Je me défendrai —répliqua Tsu, le visage de pierre—. Dash, rappelle-toi que les drows de Shjak sont en guerre avec Diumcili. S’ils te voient avec moi, ils te tueront. —Ils se défièrent du regard et le drow murmura— : Je t’ai déjà vu souffrir assez comme ça.
Dashvara savait parfaitement à quoi il faisait allusion. Des deux, il avait l’impression que Tsu était celui qui était sorti le plus traumatisé de ces interminables heures de torture à laquelle il l’avait soumis sous les ordres d’Arviyag, trois ans auparavant. Il soupira, lui jetant un regard lugubre.
— Si tu ne les trouves pas, reviens à Compassion —dit-il enfin, le cœur serré. Il ne pouvait pas croire qu’il soit en train d’abandonner le drow au milieu de ce nid de carnivores…
Tsu esquissa un sourire.
— Si je ne les trouve pas, la dernière chose qui me viendrait à l’idée serait de rester ici pour passer la nuit avec les orcs. —Il hésita—. Dash, si nous ne nous revoyons pas…
Il ne continua pas ; sachant qu’il était difficile pour le drow de parler de sentiments, Dashvara compléta :
— Si nous ne nous revoyons pas, nous nous manquerons comme deux vieux amis. J’espère que tu pourras enfin jouir de la liberté, Tsu.
Le drow inclina la tête et ses yeux étincelèrent, émus.
— J’espère que, toi, tu la retrouveras bientôt, mon ami.
Souriant, Dashvara lui donna une accolade fraternelle d’adieu. Le drow était petit, même plus que Shurta, et, contrairement à ce dernier, il n’était même pas corpulent. On aurait presque dit un enfant. Mais, bien sûr, Dashvara savait parfaitement qu’il était loin d’en être un. Il recomposa une expression plus sereine avant de s’écarter et de prononcer solennellement :
— Que l’Oiseau Éternel te guide, mon frère.
Le drow sourit avec franchise et, sans un mot de plus, il s’éloigna, traversa la clairière et se faufila entre les lianes, les arbres et la boue. Dashvara le vit disparaître, immobile, se sentant presque coupable de ce qu’il allait faire. Presque.
Dès qu’il perdit Tsu de vue, il le suivit. Son ami avait l’intention de parvenir en vie au campement des siens et Dashvara allait tout faire pour qu’il en soit ainsi. Et s’ils le surprenaient… il s’en occuperait en temps voulu.
Il n’était pas aisé de suivre une personne au milieu d’un marécage sans se faire voir. Les orcs y parvenaient facilement parce qu’ils grimpaient aux arbres et leurs mains assuraient leurs prises pour ne pas tomber, même si les troncs étaient humides et glissants. Dashvara se contenta d’avancer dans la boue avec toute la discrétion dont il fut capable.
Tu es un homme de la steppe et tu essaies d’être discret en pataugeant dans la boue… Qu’est-ce que tu paries que Tsu finit par te découvrir ?
Cependant, le drow semblait absorbé par ses pensées. Se rendrait-il seulement compte si une milfide se dressait sur son chemin ? Dashvara réprima un soupir incrédule quand il vit que Tsu ralentissait l’allure. Soudain, le drow s’arrêta au milieu d’arbustes aux énormes feuilles ; il secouait la tête. Était-il plongé dans quelque monologue intérieur ? Il en avait tout l’air.
“Tu épies un ami, Dash ?”
Dashvara faillit laisser échapper un grognement de surprise. Il se contrôla et jeta un regard en coin à Tahisran, tapi à côté de lui. Comment avait-il réussi à suivre leur piste ? Dashvara savait que les traces se défaisaient rapidement dans cette fange… mais peut-être que l’eau trouble avait pu le guider, estima-t-il.
Évidemment, il ne répondit pas à sa question : l’ouïe d’un drow est plus fine que celle d’un humain et il ne pouvait savoir avec certitude si Tsu aurait pu entendre un chuchotement. Aussi se contenta-t-il de lui montrer ses sabres du pouce, de faire un geste vague alentour et de lui indiquer ses yeux puis Tsu. L’ombre sembla comprendre et demeura immobile, dans l’expectative.
Tu vas rester ici sans bouger jusqu’à ce que les milfides se réveillent, drow ?, grogna Dashvara intérieurement.
Presque immédiatement, Tsu reprit sa marche. Pour s’arrêter de nouveau une vingtaine de pas plus loin. Que diables lui arrivait-il maintenant ?
“Il a l’air indécis”, observa Tahisran.
C’était évident, mais Dashvara ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Y avait-il quelque chose qu’il ne voyait pas depuis sa position ? C’était probable, vu que, ramassé comme il l’était entre les arbustes, il ne pouvait pas voir grand-chose.
Tsu venait de faire un pas de plus quand il poussa un cri étouffé de surprise, dégaina son sabre et… laissa échapper un petit rire nerveux. Il murmura quelque chose pour lui-même, comme pour se tranquilliser, et aspira une bouffée d’air. Alors, à la stupéfaction de Dashvara, il fit demi-tour et se mit à marcher avec vivacité. Le Xalya échangea avec Tahisran un regard déconcerté. Ce que faisait le drow avait-il une logique ou avait-il perdu la tête ?
C’est à ce moment que Dashvara entendit le chuintement caractéristique d’une arme que l’on retire de son fourreau. Un drow svelte, encapuchonné et au visage moins sévère que celui de Tsu s’interposa sur le chemin de ce dernier, la tête penchée de côté.
— Peut-on savoir d’où diables tu sors ? —lui demanda-t-il en langue commune. La voix rappelait celle d’un enfant surpris. Cependant, la taille de cet être n’était pas celle d’un enfant, mais plutôt celle d’un adolescent.
Dashvara demeura immobile comme une pierre. S’il y avait là un drow… il devait y en avoir d’autres aux alentours. Il jeta des coups d’œil discrets dans toutes les directions et, malgré ses efforts pour garder la tête froide, il crut voir des silhouettes suspectes un peu partout.
“Ne t’inquiète pas, je t’avertirai s’ils t’attaquent par-derrière”, promit Tahisran.
Dashvara acquiesça très légèrement tandis que Tsu, qui ne paraissait pas moins crispé que lui, répondait :
— Je m’appelle Tsu. Je viens de la Tour de Compassion et je suis un esclave depuis que je suis né. Je suis venu pour…
Il s’interrompit quand l’autre drow rengaina son sabre et ôta sa capuche, découvrant une longue chevelure blanche et lisse. Dashvara ne parvenait pas à bien voir son expression, mais elle ne semblait pas hostile. Cependant, Tsu avait tressailli et Dashvara s’inquiéta.
— Tu es venu pour connaître ton peuple —compléta le drow aux cheveux blancs. Sa voix s’était faite plus profonde et sereine.
Tsu, par contre, semblait de plus en plus altéré. Il passa une main sur son front, comme pour essuyer la sueur.
— Tu es… ? —bredouilla-t-il—. Tu es un Hakassu ?
— Oui —sourit le Naskrah—. Cela ne devrait pas te surprendre, mon fils. Je suppose que tu sais déjà dans quel but mon peuple est venu jusqu’ici.
Il ajouta quelque chose dans une langue inconnue et, après une hésitation, Tsu fit non de la tête et lui répondit, prononçant chaque syllabe avec indécision. Dashvara retint un soupir contrarié. Que pouvaient-ils bien se dire maintenant ?
Bon, qu’importe du moment qu’ils s’entendent bien, pensa-t-il. Reste à espérer que ces deux-là vont rapidement s’éloigner d’ici. Il est grand temps de rentrer à Compassion. De fait, la lumière commençait déjà à manquer dans le sous-bois et, si la nuit le surprenait à mi-chemin, il préférait ne pas penser à ce qui pourrait se passer.
Blotti près de son arbuste, il osait tout juste cligner des paupières. Il entendit un bruit d’éclaboussement et vit du coin de l’œil un amphibien s’approcher de lui. C’était un satriton, constata-t-il en se détendant. Il n’était pas dangereux tant que l’on ne touchait pas sa peau urticante. Le satriton passa à quelques empans à peine sans lui prêter attention et plongea dans la boue comme une taupe. Bientôt les moustiques commencèrent à bourdonner à ses oreilles et sa patience finit de se consumer. Comme si c’était l’endroit idéal pour des conciliabules… Ces deux-là ne pouvaient-ils donc pas s’en aller là où s’étaient installés les drows ?
Les bruits de la nuit s’éveillaient, lugubres et inquiétants comme des augures de mort. Dashvara frissonna quand, cherchant l’ombre du regard, il fut incapable de la trouver. Tahisran aurait pu sans aller sans qu’il ne s’en aperçoive, mais son intuition lui disait qu’il était encore assis près de lui. Et il le vérifia quand celui-ci commenta :
“C’est dommage que je ne me sois jamais intéressé à cette langue. La vérité, c’est que je n’ai jamais été très doué pour les langues des Souterrains. Et pourtant, j’en ai étudié pas mal à l’École de Gon.”
Il marqua une pause alors que l’on entendait encore les chuchotements des drows. Ceux-ci s’étaient éloignés et, avec l’obscurité croissante, leurs voix s’étaient réduites à de simples murmures. Et ils parlaient toujours…
“C’est la langue des drows de Shjak”, observa Tahisran. “Dis-moi, Dash, tu sais qui sont les Hakassu ? Non, vraiment ?” Dashvara se demanda comment l’ombre l’avait vu secouer la tête dans cette obscurité. “Eh bien, moi, je le sais”, confessa Tahisran sur un ton modeste. “Les Hakassu sont la famille royale qui gouvernait autrefois les terres de Shjak. J’y suis passé il y a des années, bien avant même de m’enfermer dans cette tour, dans les Souterrains, mais, quand je suis repassé par là en cherchant les parents de la fillette, les Hakassu ne gouvernaient plus et étaient devenus une sorte de famille royale sacrée. Ce drow aux cheveux blancs est donc un membre de cette famille sacrée. Ce que je me demande, c’est combien ils sont. Peut-être encore beaucoup. J’ai connu des endroits où les familles comptaient des centaines de membres. C’est-à-dire, c’étaient des familles avec des cousins au cinquième degré et ce genre de choses…” Il sourit mentalement. “J’espère que je ne t’ennuie pas. De toute façon, tu n’as pas grand-chose à faire à part m’écouter, n’est-ce pas ? C’est un peu comme moi, quand j’étais dans cette caisse : je ne pouvais pas bouger et je n’avais pas d’autre solution que d’écouter les bavardages des pirates. Il n’y a rien de pire que d’être confondu avec quelque chose de sacré, crois-moi. Ces Hakassu doivent en avoir assez d’être des idoles pour leur peuple.”
Il marqua une autre longue pause. Alors il l’informa :
“Ils sont partis.”
Dashvara écarquilla les yeux. Il n’y voyait rien. Il voulut lui demander : « Tu en es sûr ? ». Mais il n’osa même pas soupirer. Cependant, il ne pouvait demeurer là plus longtemps : ses jambes tremblaient de fatigue et il avait l’impression que, s’il restait tapi là une minute de plus, il allait commencer à lui sortir de la boue par les oreilles.
Il se leva lentement, sortant de sa cachette, et ses bottes émirent un bruit de succion en se dégageant de la fange comme d’un moule.
— Je n’y vois rien, Tah —murmura-t-il.
“Donne-moi la main. Je te guiderai.”
Dashvara retint un éclat de rire incrédule. Oiseau Éternel, il parle sérieusement ?
“Dash ? Tu m’as entendu ?”, demanda l’ombre, inquiète.
Dashvara sourit dans le noir et il n’eut pas de meilleure idée que de suivre le conseil de Tahisran. Il tendit la main à l’aveuglette et sentit que l’ombre la lui prenait avec la sienne, froide mais ferme.
En silence, ils commencèrent à avancer. Un cri de milfide s’entendit dans le lointain. Il fut remplacé par le croassement, plus proche, des grenouilles. Dashvara étouffa un autre éclat de rire nerveux.
— Tah… C’est de la folie. Tu y vois vraiment quelque chose, toi ?
“Voir, à proprement parler, pas vraiment. Mais je suis perceptiste”, dit-il, comme si cela expliquait tout.
Dashvara savait, par Tsu, que le perceptisme était un art celmiste capable de sonder les alentours par des sortilèges. Ce qu’il ne savait pas, c’est jusqu’à quel point ceux-ci étaient fiables.
Bah, se dit-il. Fais confiance à Tah et contente-toi de ne pas faire de bruit.
Quelques instants après, comme si un esprit malin avait voulu le contrarier, sa poitrine se contracta et une toux rauque le secoua. Tah cessa de le tirer.
“Ça alors”, murmura-t-il, peiné. “Tu es encore malade, après tout ce temps.”
— Ce sont ces marécages —expliqua Dashvara, en reprenant son souffle—. Tsu dit que cela ne me fait pas de bien. Ça a été bien pire pendant la sixième évasion, crois-moi. Si Tsu n’avait pas été là avec sa potion, je n’aurais probablement pas survécu.
“Dash…”, toussota Tahisran.
— Ne t’inquiète pas, je suppose qu’à Titiaka, je me remettrai —affirma Dashvara—. Si seulement nous arrivons à sortir d’ici.
“Dash”, répéta l’ombre.
Alors, Dashvara remarqua le ton troublé qui vibrait dans la voix mentale de Tahisran et il fut pris d’une sueur froide.
— Quoi ?
“Nous sommes encerclés.”
Évidemment, on ne peut pas dire que j’ai été spécialement discret en toussant comme un énergumène… Une étrange résignation envahit Dashvara, ce qui n’empêcha pas son cœur de se mettre à battre comme un cheval emballé.
— Alors, fuis, Tah —murmura-t-il—. Au pire, je te rejoindrai dans la tombe.
On entendit plusieurs clapotements précipités et un grognement.
— Dash, que diables fais-tu ici ?
Il faillit avaler de travers en reconnaissant la voix de Tsu. Le soulagement le rendit muet quelques secondes.
— Tsu ! —Il savait que les drows possédaient une étrange vision nocturne et il aurait parié que le médecin pouvait le voir. Il siffla entre ses dents, la voix mal assurée—. Qu’est-ce que je fais ici, tu dis ? Eh bien, hé, tu vois bien : je coupe des morceaux de bois.
Une main le saisit par le bras et il se raidit.
— C’est toi, Tsu ?
— Oui, c’est moi —marmonna le drow—. Tu m’as suivi ?
— Je t’ai suivi —confirma Dashvara.
Il l’entendit énoncer des mots dans la langue de Shjak. Ceci, sans aucun doute, signifiait, comme l’avait dit Tahisran, qu’il y avait d’autres drows qui les encerclaient. Lorsque Tsu se tut, une autre voix lui répondit. Et une autre, du côté opposé, intervint. On aurait dit une chorale.
Tahisran ne lui tenait plus la main et Dashvara se demanda où il était passé. Peut-être qu’une ombre pouvait vivre de nombreuses années, mais il doutait qu’il survive si un drow le transperçait d’un coup d’épée. Lorsque Tsu reprit la parole, il semblait calme et Dashvara décida que, si le drow était calme, il pouvait l’être aussi. Il se détendit donc et, quand le drow se tut, il demanda :
— Dis-moi, Tsu, puisque tu as ici des amis qui t’accompagnent, est-ce que tu pourrais leur demander de me donner une lanterne pour rentrer à Compassion ? À moins qu’ils ne prétendent me tuer, bien sûr. Dans ce cas, j’aime autant qu’ils n’allument aucune lanterne.
— Nous n’allons revenir avec aucune lanterne, Dash. Nous sommes partis sans, nous reviendrons sans.
Dashvara eut un sursaut.
— Nous reviendrons ? —répéta-t-il, confus. Tsu le tirait déjà par le bras—. Attends un moment, Tsu. Tu vas revenir avec moi ?
— Je vais revenir avec toi —confirma le drow—. Allez, ne t’inquiète pas. Nous avons une escorte, il ne nous arrivera rien.
Dashvara le suivit, totalement perdu. Tandis qu’il se hâtait, il entendit des rumeurs de pas très légers et des éclaboussures. Pour quelque raison, les drows allaient lui laisser la vie sauve. Il ne parvenait vraiment pas à comprendre pourquoi. Oiseau Éternel, comme il désirait sortir de ce marécage !
— Tsu… Je ne comprends pas —murmura-t-il—. Tu ne voulais pas être un homme libre ?
— Oui. Mais il y a des choses plus importantes. Cesse de parler et avance.
Dashvara arqua un sourcil et continua d’avancer, espérant que Tahisran ne se perdrait pas. Ils arrivaient presque à la lisière quand ils commencèrent à entendre des voix.
— Dash ! —tonnait une voix.
— Tsu ! —criait une autre.
C’étaient les Xalyas. Dashvara perçut les lumières de plusieurs lanternes entre les troncs tortueux et il rougit de honte. Tsu murmura :
— Bien. Prends ça. —Il déposa dans sa main un bloc irrégulier. C’était un morceau de bois, dur et résistant. D’où diables l’avait sorti Tsu ?—. Je vais te donner la version officielle —reprit le drow— : pendant que tu coupais ton morceau de bois, je me suis éloigné pour chercher des plantes médicinales. Je me suis perdu et je suis tombé sur un orc qui m’a donné un message privé de la part des drows pour le capitaine Faag et… tu m’as trouvé et c’est tout. Nous n’avons vu aucun drow, n’est-ce pas ?
Dashvara n’hésita pas une seconde avant d’acquiescer. Quel que soit l’accord auquel Tsu était arrivé avec les Naskrahs, il ne souhaitait pas l’entendre à cet instant.
— Ta liberté a été de courte durée, Tsu. C’est la dernière fois que je te fais mes adieux si c’est pour que tu reviennes si vite. —Il lui adressa un rictus moqueur et souffla avec impatience— : Sortons d’ici.
Il se dirigea directement vers les lumières, traînant des bottes plus lourdes que deux enclumes.
— Dash —dit Tsu, le retenant. Sa voix tremblait un peu—. Tu m’as vu faire demi-tour ? Tu m’as vu, n’est-ce pas ?
La Gemme s’infiltrait doucement entre les branches et Dashvara perçut un éclat intense dans les yeux rouges du drow. Il comprit que, dans sa question, ce « demi-tour » avait un sens plus profond. Il sourit.
— Je t’ai vu, Tsu. Et, même si je me comporte peut-être comme un égoïste en disant cela, je suis heureux que tu reviennes avec nous.
— Oui… —murmura le drow, tout en le suivant—. Moi aussi.
Dashvara entendit un long soupir silencieux, mais il ne sut pas très bien comment l’interpréter.
Ne t’inquiète pas, mon frère. Les décisions de ce genre ne sont ni bonnes ni mauvaises… Elles sont, tout simplement.