Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

8 L’Oiseau Éternel

Plus de trois cents soldats fédéraux campèrent cette nuit-là dans le secteur de Compassion. Ils n’appartenaient pas aux forces régulières de Rayorah : c’était une compagnie qui venait d’arriver de la frontière avec les terres de Shjak au sud de la Fédération et, d’après ce qu’expliqua le héraut de l’avant-garde, elle avait été envoyée au nord pour « prendre du repos ». Plusieurs Xalyas, Dashvara y compris, avaient été incapables de réprimer des sourires ironiques en l’entendant.

— Prendre du repos, ça signifie être sanctionné, dans le jargon fédéral ? —s’enquit Zorvun d’une voix où ne perçait que le pur intérêt linguistique.

Le capitaine des Xalyas était toujours assis sur sa chaise, sur l’estrade, pâle mais conscient. Il affirmait que l’air nocturne l’avait revigoré, mais, comme tous, il avait les habits trempés et il claquait des dents, transi de froid. Maudite tête de mule, soupira Dashvara. Makarva et lui avaient insisté deux fois déjà pour l’emmener à l’intérieur et le faire changer de vêtements… Cependant, même s’il n’en avait pas l’air, des vingt-trois Compassifs, le capitaine était le plus têtu de tous et il avait voulu apprendre ce qui se passait en personne.

Le héraut fédéral était un humain, mais il était aussi inexpressif que Tsu, sinon plus.

— Pas du tout —répliqua-t-il—. Je vous assure que la frontière avec Shjak est un véritable enfer. Nous venons juste de remporter une victoire écrasante contre les drows.

Dashvara arqua un sourcil. Prétendait-il les impressionner ? Il regarda Tsu du coin de l’œil, mais il ne put lire aucun sentiment sur son visage : le drow, de toute façon, assurait qu’il n’appartenait à aucun peuple de sa race. Il avait toujours vécu dans la Fédération. Il avait toujours été un esclave. Maintenant, en plus d’un esclave, c’était aussi un Xalya, sourit Dashvara.

Un garçon s’approchait au pas de course. Il freina, patina dans la boue et Arvara le Géant tendit une main pour l’empêcher de tomber. Le jeune fédéré s’empourpra en bégayant :

— M-merci. Le capitaine Faag veut parler avec le chef de cette tour.

Sans attendre de réponse, il leur tourna le dos et repartit en courant ; ces fédérés étaient décidément toujours pressés. Avec une gravité impénétrable, le héraut fit un signe.

— Le chef, c’est toi, n’est-ce pas ? —demanda-t-il à Zorvun. Celui-ci acquiesça avec une extrême lenteur, comme un spectre—. Alors, lève-toi. Je te conduirai auprès du capitaine.

Zorvun acquiesça de nouveau et se leva sans l’aide de personne… Il chancela, mais repoussa les mains de Sédrios quand celui-ci voulut le soutenir. Exaspéré, Dashvara intervint avec audace :

— Attendez un moment. Notre capitaine a aussi besoin d’un temps de repos. Laissez-lui quelques minutes, d’accord ?

Zorvun avait froncé les sourcils, mais le héraut se contenta de donner son consentement.

— C’est bon, vous avez dix minutes.

— Incorrigible, Dash —soupira le capitaine en oy’vat tandis que le héraut s’éloignait.

— Tu vas changer ces vêtements —lui répliqua Dashvara, en ouvrant la porte de la baraque—. Tu ne veux tout de même pas avoir l’air d’un chien mouillé devant un ennemi ? Mais sincèrement il vaudrait mieux que tu nommes un porte-parole pour aller causer avec ce Faag. Tu ne peux même pas marcher.

— Bien sûr que je peux marcher —rétorqua Zorvun. Il entra dans la baraque avec l’aide d’Arvara et de Makarva ; tous le suivirent. Ils s’empressèrent de lui enlever la cape trempée et ils le vêtirent de haut en bas sans qu’il proteste. Quand Dashvara attacha son ceinturon blanc, Zorvun marmonna— : J’ai l’impression que vous me cajolez comme un gamin de cinq ans.

Dashvara lui adressa un large sourire.

— C’est que parfois tu en as un peu l’air —se moqua-t-il.

Le capitaine, loin de s’offusquer, découvrit ses dents, amusé.

— Au fait, mon garçon. Ton discours de Philosophe n’était pas aussi élaboré que d’autres fois, tu sais ?

Dashvara roula les yeux, dissimulant mal sa rougeur.

— Bon, de même que l’on dit que la première flèche n’atteint jamais sa cible, la dernière n’est généralement pas glorieuse non plus.

Zorvun lui donna une faible tape sur l’épaule, les yeux souriants.

— Cette flèche n’était pas la dernière, Dashvara. Je suis sûr que la dernière sera la meilleure. Et maintenant, change-toi, toi aussi. Tu vas m’accompagner.

Dashvara ouvrit grand les yeux mais ne fit pas de commentaire. Il se dépêcha de se changer avec les autres et il remettait ses bottes boueuses quand le héraut apparut par la porte. Zorvun et Dashvara sortirent, le premier soutenu discrètement par un bras. Dashvara ne s’y trompait pas : il voyait clairement que le capitaine était sur le point de s’effondrer à chaque pas.

— La fierté finira par te tuer —chuchota Dashvara tandis qu’ils marchaient entre les tentes et les lanternes.

— Et c’est toi qui me dis ça —répliqua Zorvun à voix basse.

Dashvara le regarda avec étonnement. Cela faisait longtemps que sa propre fierté s’était consumée comme l’amadou et avait été transpercée par bon nombre de coups de poignards. Que voulait donc dire Zorvun avec ce « et c’est toi qui me dis ça » ? Certainement, de même que le temps répare les blessures physiques, il répare les blessures spirituelles et, de même que la plume éternelle se relève, la fierté peut voir ses blessures se refermer. Mais ces blessures laissent toujours une cicatrice. Peut-être autrefois aurait-il agi comme Zorvun, repoussant la maladie pour demeurer altier, mais maintenant cette attitude lui semblait relativement stupide. Évidemment, il n’allait pas le dire au capitaine : la fierté d’un Xalya est sacrée et chacun avait le droit de voir la vie comme il lui plaisait. En plus, il soupçonnait que, pour Zorvun, une blessure à sa fierté pouvait être plus grave que toute autre blessure.

Il cessa de divaguer sur le comportement du capitaine quand ils arrivèrent devant le haut pavillon de toile rouge.

— Les armes —dit un des soldats qui gardaient l’entrée—. Vous devez les laisser.

Dashvara acquiesça en silence et lâcha prudemment Zorvun ; celui-ci se maintint très droit, et Dashvara le désarma lui-même, devinant que, si le capitaine se baissait pour sortir la dague de sa botte, il était bien capable de s’étaler de tout son long. Tout de suite après, il retira la courroie avec les sabres, le poignard suspendu à son ceinturon et sa propre dague.

— Un seul peut entrer… —commença à dire le garde. Mais une voix énergique à l’intérieur le coupa :

— Qu’ils entrent tous les deux.

Dashvara haussa un sourcil quand il vit Zorvun avancer le premier. Il le suivit avec une certaine appréhension sur un sol qui semblait être fait dans un matériel imperméable à l’eau. Il fut presque chagriné de le salir avec ses bottes.

L’intérieur était intensément illuminé par les lanternes et Dashvara cligna des yeux quelques secondes, aveuglé. Le pavillon était simple, avec une table, des sièges, un lit de camp et un grand coffre fermé. Un homme en uniforme rouge et au visage carré d’humain leur faisait face. Il avait des yeux bleus et sa peau était aussi noire que celle des Akinoas.

— Capitaine Faag, de la Compagnie de Compassion —se présenta-t-il d’une voix affable—. Oui, nous portons la même Grâce comme nom —confirma-t-il—. C’est pourquoi je suis profondément curieux de vous connaître.

Il les regarda, éloquent, attendant les présentations d’usage. Zorvun croassa fièrement :

— Je suis le capitaine Zorvun de Xalya.

Dashvara blêmit. Il aurait eu la même impression si Zorvun avait déclaré au fédéré qu’il pensait s’enfuir et se rebeller contre Diumcili.

— Capitaine… —susurra-t-il entre ses dents. Alors, la fierté du capitaine Zorvun atteignit ses limites et l’homme s’écroula. Dashvara s’empressa de le soutenir avant qu’il ne s’affaisse complètement—. Maudite tête de mule. Je te l’avais bien dit —marmonna-t-il en s’agenouillant sur le sol de la tente. Si ton intention est de mourir, tu es sur la bonne voie en te comportant de la sorte, capitaine…

La voix de Faag résonna, surprise et inquiète derrière lui.

— Il s’est évanoui ?

Sans quitter Zorvun des yeux, Dashvara acquiesça. Il posa une main sur sa carotide, cherchant son pouls. Celui-ci battait toujours. Il soupira, plus tranquille et, quand il leva les yeux, il resta quelques secondes paralysé en constatant que Faag s’était accroupi auprès d’eux.

— Il a mauvaise mine —observa-t-il—. Aide-moi à l’étendre sur le lit.

Ce n’est que lorsqu’ils l’eurent installé sur le matelas que Dashvara pensa que l’attitude du fédéré était des plus étranges. Qui diables pouvait vouloir étendre dans son lit un Condamné ?

— Je devine qu’il s’agit de la même maladie qui a décimé ceux de la Tour de Sympathie —présuma Faag—. S’il te plaît, assieds-toi. Je vais appeler le médecin.

Dashvara ne fut pas spécialement enchanté de devoir remplacer le capitaine comme porte-parole, mais… qu’y faire.

— Ne te dérange pas, capitaine Faag —assura-t-il—. Nous avons notre propre médecin. Le capitaine s’est juste évanoui. Je vais appeler des compagnons et nous le ramènerons au baraquement… —Le sourire blanc de Faag lui fit oublier ce qu’il voulait ajouter.

— Assieds-toi —répéta le fédéré—. Je vais te poser quelques questions rapides, puis tu pourras ramener ton… capitaine —prononça-t-il.

Dashvara ne s’altéra pas. Après tout, qu’importaient aux fédérés les titres qu’ils pouvaient se donner entre eux, hein ? Zorvun était son capitaine, il l’avait toujours été ; pour lui, capitaine était presque synonyme de père.

Il inspira et s’assit sur un tabouret, devant la table. Il s’aperçut qu’une autre personne était présente dans la tente, installée derrière un paravent. Probablement un garde, supposa-t-il. Le capitaine Faag, sans s’asseoir, croisa les bras tout en prenant un air songeur.

— Bien —dit-il après un silence—. Les informateurs m’ont dit que votre peloton partira dans une semaine. Est-ce vrai ?

— Ça l’est —répondit Dashvara.

— Et où vous emmènent-ils ?

— Nous ne le savons pas.

— Mm. —Il fit un geste, comme se désintéressant du sujet—. On m’a aussi rapporté que l’un des vôtres a interrogé un orc des marais cet après-midi et que celui-ci lui a parlé d’êtres dénommés Malkraths qui auraient l’intention d’abattre la ligne défensive des Condamnés.

— Naskrah —le corrigea Dashvara—. L’orc a dit Naskrah. C’est moi qui l’ai interrogé —expliqua-t-il. Il ajouta pour lui-même, un peu soulagé, que, si ce fédéré était au courant pour l’orc, cela signifiait que le Condamné de Sympathie avait survécu.

Pour quelque raison, une intense satisfaction s’était dessinée sur le visage du capitaine Faag. De l’autre côté du paravent, la silhouette avait un peu bougé. Alors, Faag s’assit de l’autre côté de la table, joignit ses mains gantées et prit un ton suave :

— Tu es sûr qu’il a dit Naskrah ?

Dashvara acquiesça avec calme et étouffa un bâillement.

— Sûr. Il l’a répété plusieurs fois. Apparemment, ces Naskrahs ont trouvé une façon de faire pression sur les orcs pour les obliger à nous attaquer. Et ils utilisent des pièges.

— Des cordes de fumée ? —interrogea Faag.

Dashvara s’éveilla, alarmé. Visiblement, Faag en savait davantage que lui sur le sujet.

— Des cordes ? —répéta-t-il—. Nous ne le savons pas. En tout cas, un nuage de fumée verte a causé la maladie de huit des nôtres la nuit dernière. Un autre a attaqué ceux de Sympathie et un autre, ceux de Dignité. Je ne sais pas pour les autres tours. —Il plissa les yeux—. Cette nuit, trois Naskrahs se sont approchés de la palissade en tirant quelque chose. Peut-être était-ce une de ces cordes. Qui sont les Naskrahs, capitaine ?

Le capitaine Faag était resté méditatif et il répondit distraitement :

— C’est ainsi que les orcs des marais appellent les drows.

Dashvara leva un sourcil. Les Naskrahs étaient donc des drows. Mais que faisaient des drows à Ariltuan ? Ne vivaient-ils pas au sud, dans les terres de Shjak et dans les montagnes de Duhaden ?

Alors, Faag se leva et répéta comme s’il ne se rappelait pas avoir déjà répondu :

— Les Naskrahs sont des drows. Merci, soldat. Une dernière question. —Il marqua un temps d’arrêt tandis que Dashvara se mettait sur pied—. Si vous croyiez que ceux qui marchaient contre vous étaient les drows, que faisiez-vous devant le baraquement avec un drapeau blanc ?

Dashvara avala discrètement sa salive.

— Le blanc est la couleur de la guerre pour les Xalyas, capitaine —répondit-il d’une voix neutre.

Faag lui adressa de nouveau un sourire qui fit frissonner Dashvara.

— La couleur de la guerre, hein ? Une autre question, si ce n’est pas trop demander —se moqua le capitaine fédéral—. Qui diables sont les Xalyas ?

Si on le lui avait demandé trois ans auparavant, Dashvara aurait cru qu’on se moquait de lui. Mais trois années à la Frontière lui avaient appris que les Xalyas étaient sur le point de tomber dans l’oubli dans tout Haréka.

— Tu n’as jamais entendu parler des Xalyas de la steppe de Rocdinfer ? —demanda-t-il cependant, feignant la surprise—. Ceux de Compassion, nous venons de là-bas. Nous sommes les descendants des Anciens Rois. Une alliance de clans nous a détruits, nous avons été faits prisonniers et vendus comme esclaves.

Faag prit une mine songeuse sans se départir complètement de son sourire ; Dashvara se demanda s’il avait même jamais entendu parler des Anciens Rois.

— Je vois. Comme c’est curieux. Pour te consoler, je te dirai que vous n’êtes pas les seuls steppiens sur les terres de Diumcili. Même dans ma compagnie j’ai un… Shalussi —articula-t-il avec application, comme s’il s’agissait d’un mot terriblement exotique—. Peut-être que tu en connais quelques-uns.

Dashvara haussa les épaules.

— Cela m’étonnerait, capitaine Faag. La steppe est grande.

— J’ai un Namurek parmi les sapeurs —observa Faag après avoir réfléchi un peu—. Tu le connais ?

Dashvara fit non de la tête. Cela aurait été une grande coïncidence si je l’avais connu, fédéré.

— Je n’ai jamais connu aucun Namurek —répondit-il—. De toute manière, les Xalyas, nous n’avons jamais entretenu de très bonnes relations avec le clan des Shalussis.

De fait, depuis la chute de l’avant-dernier seigneur de la steppe, les Xalyas n’entretenaient de bonnes relations avec personne…

— Tu es un esclave —lança soudain d’une voix vibrante la silhouette derrière le paravent—. Mais tu peux cesser d’en être un.

La voix était étrange, bien qu’incontestablement féminine. Dashvara cligna des paupières, déconcerté, tandis que Faag inspirait comme pour s’armer de patience.

— Saazi —articula celui-ci—. Parfois tu pourrais changer un peu de discours, tu sais ?

Dashvara scruta le paravent et réprima l’envie de faire remarquer à cette femme que cesser d’être un esclave n’était pas une tâche si aisée. Soudain, il vit derrière le panneau un éclat accompagné d’un crépitement, suivi d’un bruit de chaînes et d’un sifflement de frustration. Il croisa le regard bleu du capitaine Faag juste quand la dénommée Saazi prononçait d’une voix grinçante :

— La Fédération tombera et sera écrasée par le peuple de Shaazra, qui est la véritable reine de ces terres…

— Ça suffit —l’interrompit Faag, exaspéré.

Mais la femme poursuivit avec ferveur :

— Et alors les esclaves seront expulsés et les citoyens emprisonnés…

— J’ai dit : ça suffit ! —tonna Faag—. Soldat, essaie de réveiller ton compagnon. S’il ne se réveille pas, je ferai mander un brancard.

Il avait adopté un ton froid et tendu. Il est temps de sortir d’ici, estima Dashvara. Toutefois, il ne put s’empêcher de jeter un regard curieux vers le paravent avant de s’approcher du capitaine Zorvun. Celui-ci s’agita juste à cet instant et il retrouva ses esprits en poussant un grognement de douleur ; il leva la tête et ses yeux brillèrent comme deux lanternes blessées.

— Je me suis évanoui ? Où diables sommes-nous, Dash ? Qu’est-ce que… ? —Il cligna des yeux et sembla se souvenir. Dashvara l’aida à se mettre debout tandis que le capitaine s’éclaircissait la voix et déclarait avec une grande dignité— : Oiseau Éternel. Je te prie de m’excuser, capitaine…

— Faag —compléta le fédéré, plus tranquille—. Ne t’inquiète pas, Condamné. Cela ne m’a causé aucun désagrément. Ton compagnon a répondu à mes questions comme si tu lui avais dicté les réponses —exagéra-t-il—. Mes hommes resteront ici jusqu’à ce que vous vous rétablissiez tous. À vrai dire, ils ont ordre de patrouiller ces terres durant au moins quelques semaines. Je crois que nous sommes arrivés à temps pour éviter un massacre à la Frontière. Ne souhaites-tu pas un brancard pour que l’on te ramène… ? —Il s’interrompit sous le regard foudroyant de Zorvun et il sourit— : Bonne nuit et merci de m’avoir accordé votre temps.

Décidément, ce capitaine était bien courtois, observa Dashvara. Était-ce un cas à part ou bien s’était-il juste trop habitué au traitement bourru des Condamnés voisins ?

Ils le saluèrent d’un bref hochement de tête et, quand ils sortirent du pavillon, Dashvara se détendit un peu. Ce n’était pas le capitaine Faag qui l’avait rendu aussi nerveux, mais cette mystérieuse femme et sa menace prophétique contre la Fédération. Elle avait parlé d’une reine. Mais de quelle reine ? Il secoua la tête. Quelle importance ? Cela semblait presque drôle qu’elle ait voulu lui rappeler que sa condition d’esclave était imposée et non intrinsèque. Comme si je ne le savais pas déjà…

Ils récupérèrent leurs armes et revinrent au baraquement pas à pas.

— Que t’a raconté ce fédéré ? —demanda posément Zorvun alors qu’ils arrivaient déjà près de l’estrade.

— Rien d’important —avoua Dashvara—. Mais… —il sourit— maintenant je peux t’assurer que nous allons sortir de là en vie, capitaine. Et toi le premier.

Zorvun soupira.

— Oui, on dirait. Tu sais, Dash ? Je crois que le jour où la mort viendra nous prendre pour de bon, nous ne la verrons pas venir.

Dashvara souffla, amusé.

— Il y a quelques jours, je me suis levé avec une question en tête —lui révéla-t-il— : quel intérêt aurait le temps si nous connaissions ses mystères ? J’ai même gravé la question sur la table de la baraque, tu ne l’as pas vue ? Un sage de la steppe disait qu’une des pires choses que puisse faire quelqu’un dans sa vie, c’est de prévoir sa mort. Et il disait aussi que la conscience que nous avons de la mort nous rend plus vivants. Bien sûr, cette affirmation dépend de…

— Dash —l’interrompit Zorvun.

Dashvara s’empourpra. Parfois, tu es pire que les Triplés, se morigéna-t-il.

— Oui, capitaine ?

— Ne parle pas aux autres de ce qu’il s’est passé dans la tente, c’est clair ?

Dashvara secoua la tête. Comme un gamin de cinq ans, lui confirma mentalement une petite voix. Cependant, il se contenta d’assurer avec une solennité moqueuse :

— C’est très clair, capitaine. Pas un mot, je te le jure.

Il bâilla et Zorvun soupira.

— J’ai l’impression que tu utilises le mot « capitaine » plus que d’habitude.

Dashvara sourit largement et lui donna une tape affectueuse sur l’épaule.

— C’est que tu es le capitaine. Et tu vas l’être encore pendant de nombreuses années, sois-en sûr.

* * *

Les fédérés semblaient avoir apporté le beau temps avec eux. Assis sur l’estrade, au soleil, Dashvara sculptait un morceau de bois, tout en écoutant distraitement la flûte de Tsu et en faisant abstraction du bourdonnement des mouches. Il ne savait pas encore quelle forme donner à sa nouvelle créature, il n’y avait pas pensé, mais, comme disait souvent Maltagwa : “Toute plante a besoin de temps pour grandir”. Avec les idées, c’était la même chose. Cela ne l’empêchait pas de faire sauter des éclats avec son poignard.

Il était là depuis trois heures, oisif. À vrai dire, cela faisait quatre jours qu’ils étaient dans le baraquement sans rien faire. Ils étaient entourés de tentes et de soldats fédéraux qui allaient et venaient régulièrement. Le capitaine Faag avait même envoyé des patrouilles dans les marécages ; et une équipe d’experts avait passé tout une journée à travailler pour retirer la corde de fumée déposée par les drows.

— Six et six ! —hurla Makarva avec un gros rire triomphal.

Le jeune Xalya était assis un peu plus loin, jouant aux katutas avec Zamoy, Boron et Lumon. Miflin était spectateur, mais ses yeux s’étaient égarés vers les nuages blancs qui glissaient dans le ciel. Un bon nombre des autres Xalyas étaient assis sur l’estrade, profitant du soleil. Logiquement, personne n’aimait voir les allées et venues de tant de fédérés, mais tous préféraient mille fois cela à demeurer enfermés durant une semaine dans une baraque sombre.

Les malades allaient mieux. Ils étaient encore faibles, mais ils commençaient déjà à ingurgiter autre chose que de la purée de carottes et à mâcher autre chose que des feuilles de docho. Néanmoins, quand Zorvun avait réclamé un peu de lait de Grommelle, Tsu le lui avait interdit catégoriquement ; d’après lui, cela ne leur convenait pas. Son refus avait fait grommeler Zorvun un bon moment : tous savaient que le capitaine adorait le lait.

Dashvara sourit. Ses yeux suivirent la démarche pesante d’un escadron de soldats qui passait, s’enfonçant dans la boue. Il les entendit grogner quelque chose dans le dialecte de Diumcili et il crut comprendre qu’ils regrettaient les terres de Shjak.

Ces fédérés étaient étonnamment respectueux : ils ne leur avaient ôté ni le baraquement, ni l’ânesse, ni le cheval. Et ils ne leur donnaient aucun travail à faire.

— N’est-ce pas merveilleux, Tahisran ? —murmura-t-il, en baissant de nouveau les yeux sur sa sculpture.

L’ombre se trouvait cachée dans le sac, près de lui. Elle passait ses nuits à fouiner dans le campement et ses journées dissimulée dans ce sac. Les Xalyas avaient commencé à s’y habituer.

“Qu’est-ce qui est merveilleux, Dash ?”, demanda Tahisran. L’ombre n’était avec les Xalyas que depuis quelques jours et elle était déjà capable de comprendre l’oy’vat. Allez savoir combien de langues elle avait apprises au cours de ses pérégrinations.

Dashvara s’attaqua à un nœud dans le bois, les sourcils froncés.

— Je ne sais pas, Tah, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.

Un petit rire mental se fit entendre.

“Bon. Alors, maintenant, tu m’appelles Tah ?”

Dashvara esquissa un sourire.

— Tu m’appelles bien Dash, toi. En plus, j’ai l’habitude d’écourter les noms. Mais si tu veux, je te donne un surnom.

Il y eut un silence pensif puis un refus.

“Non, merci. J’aime bien Tahisran comme nom.”

— Ça fait majestueux —approuva Dashvara.

“Ça fait comme ça doit faire”, répliqua l’ombre. “En caeldrique, la langue ancienne des terres de l’est, cela signifie Pluie de Lumière. Si tu m’appelais Tah, tu ne m’appellerais que Lumière.”

Le sourire de Dashvara s’élargit.

— Ça te va à merveille, Tah. Après tout, il n’y a pas d’ombre sans lumière.

Zamoy poussa un rugissement quand ses dés lui donnèrent deux uns.

— Tricheurs ! —se lamenta-t-il.

— Tu parles aux dés, Chauve ? —s’enquit Makarva avec curiosité.

— Dash parle avec une ombre, ce n’est pas mieux —répliqua Zamoy.

— Exact —concéda Makarva et, se tournant vers Dashvara, il demanda— : Au fait, Tahisran a-t-il appris quelque chose sur cette mystérieuse femme qui te passionne tant, Dash ?

Dashvara fit une moue. Il avait voulu le demander à l’ombre, mais pas devant tout le monde. Il s’interrogeait encore sur ce qui s’était passé dans le pavillon de Faag et sur cet éclat étrange et magique qui avait enveloppé Saazi un bref instant avant de disparaître. Sashava avait commenté quelque chose sur les effets hallucinogènes provoqués par la fatigue et les nerfs, ce qui n’était pas étonnant vu que le Grincheux méprisait la magie plus que tout autre Xalya. Dashvara, cependant, savait ce qu’il avait vu : Saazi avait essayé de lancer un sortilège et quelque chose, probablement ces chaînes qu’elle portait, l’en avait empêchée. De toute manière, le plus étrange, c’était que le capitaine Faag consente à avoir sous sa tente une prisonnière qui parlait avec tant d’audace contre le système que lui et ses hommes défendaient.

— N’importe quoi —fit-il à voix haute après de nouvelles méditations. Et bien que Makarva se soit reconcentré sur le jeu, il interrogea— : Tahisran ?

“Je ne sais pas…”, dit l’ombre, hésitante. “J’ai entendu des voix. Et j’ai entendu une conversation sur les drows. Cette femme a tout l’air d’être une esclave, Dash. Et je crois qu’elle a quelque chose à voir avec les drows. Disons qu’elle pourrait être une drow”, expliqua-t-il.

Il ne lui apprenait rien qu’il n’ait déjà supposé. Dashvara jeta un coup d’œil vers Tsu, assis avec sa flûte. Le premier jour, des fédérés avaient « confondu » le drow avec un ennemi et ils avaient menacé de le tuer. Par chance, ils s’étaient arrêtés à temps lorsqu’une dizaine de Xalyas s’étaient interposés sur leur chemin. Personne ne s’en était pris de nouveau à Tsu, mais Dashvara n’était pas très rassuré par les regards méfiants que les fédérés jetaient en passant.

Bah, se dit-il. Ils se méfient de nous tous, pas seulement de Tsu. Après tout, nous sommes des Condamnés et, parmi les Condamnés, il y a souvent des criminels. Mais ces soldats n’en sont-ils pas eux aussi ? Ne le sommes-nous pas tous ? Moi, j’ai tué des orcs des marais pour les empêcher de tuer le bétail et je les ai tués pour empêcher les fédérés de me tuer, moi. C’est un cercle absurde dont je serais heureux de sortir si je le pouvais.

Les paroles de la drow dans le pavillon de Faag lui revinrent à l’esprit : “Tu es un esclave, mais tu peux cesser d’en être un”. Existait-il une affirmation plus évidente ? Dashvara planta le poignard dans le bois. Oui, je peux me tuer ici même et cesser d’être l’esclave de quiconque. Je cesserais même d’être esclave de moi-même. Mais la solution laisse beaucoup à désirer.

Il éprouvait de la compassion pour cette drow. Elle avait l’air d’être si seule…

Il fronça soudain les sourcils. Et qu’en était-il de ces Naskrahs, ces drows ? Peut-être étaient-ils là pour une bonne raison. Peut-être que leur intention n’était pas de conquérir le Canton d’Atria, mais de récupérer l’une des leurs. Cela expliquerait pourquoi ils étaient apparus peu de temps avant l’arrivée de la Compagnie de Compassion.

Dashvara secoua la tête.

Te voilà encore en train de fabuler. En plus, que t’importe ce qui se passe réellement ? Cette drow n’est pas la seule esclave en Diumcili et, dans deux jours, tu t’en iras. Tu ne vas pas gâcher la première opportunité sérieuse de fuite en un an en faisant des choses absurdes, n’est-ce pas ?

L’idée d’aller lui-même épier le pavillon de Faag avait pris forme dans son esprit… Il la rejeta brusquement. Il ferait mieux de garder sa curiosité pour des occasions plus pertinentes.

— Oh —dit soudain Boron.

Son ton de voix attira l’attention de Dashvara et tous suivirent le regard du Placide. Entre les tentes, un cheval blanc avançait, guidé par un homme blond qui marchait devant. Dashvara venait juste de l’apercevoir quand Zamoy laissa échapper un petit rire :

— Le Rondouillard ! —murmura-t-il.

Lumon se tourna aussitôt vers Miflin.

— Cela fait déjà quinze jours ? —demanda-t-il.

C’était le Poète qui comptait les jours. Miflin passa une main sur sa tête chauve et acquiesça.

— Quinze jours exactement.

Makarva et Dashvara échangèrent un sourire espiègle.

— Nous lui demandons de chercher quel mot cette fois ? —demanda le premier.

Ils avaient repassé les mots les plus étranges qu’ils connaissaient, mais ils n’étaient pas encore tombés d’accord.

— Moi, je crois qu’ilawatelk, ce ne serait pas mal —insista Dashvara.

Tandis que Makarva se mordait la lèvre, pas tout à fait convaincu, Tsu cessa de jouer de la flûte.

— Ilawatelk ? —s’enquit-il, curieux—. Qu’est-ce que c’est ?

— Un animal de la steppe —expliqua Dashvara—. C’est une sorte de gazelle, mais en plus petit. Les plus grands mesurent à peine deux pieds. Allez, Mak, il arrive, là. Si tu ne trouves pas de meilleur mot qu’ilawatelk…

— Bah, il ne va même pas se donner la peine de chercher dans son dictionnaire —objecta Makarva.

Dashvara attendit patiemment qu’il suggère un meilleur mot et, finalement, Makarva grommela.

— Va pour ilawatelk —céda-t-il alors que le capitaine se levait pour accueillir l’inspecteur.

Le Rondouillard avait beaucoup changé. Il avait maigri, il avait une apparence moins soignée et les yeux assombris par de profonds cernes. Dashvara se mordit la lèvre, compatissant. Sa première tournée à la Frontière ne semblait pas s’être très bien passée.

Démons, Dash, tu as toujours fait preuve d’autant de compassion ou c’est la tour qui déteint ?

— Bonjour, inspecteur —fit le capitaine sur un ton affable.

— Bonjour —fit l’inspecteur en s’arrêtant.

Concentré de nouveau sur son morceau de bois, Dashvara écouta tout d’abord à moitié la conversation que tous deux engagèrent, mais ensuite les paroles du Rondouillard retinrent soudain son attention :

— Je viens aussi vous faire mes adieux vu qu’à partir de demain je cesse d’être inspecteur frontalier. Un autre inspecteur a été nommé, bien entendu, mais, de toute façon, vous ne le verrez pas s’il est vrai que l’on vous envoie à Titiaka.

Tous sursautèrent.

— À Titiaka ? —répéta le capitaine—. Comment sais-tu que nous allons à Titiaka, inspecteur ?

Le Rondouillard ouvrit la bouche puis la referma.

— Eh bien —il hésita et baissa la voix comme un comploteur— : C’est du moins ce que l’on m’a raconté. Visiblement, vous avez attiré l’attention d’un puissant commerçant de la capitale. Un certain Atasiag Peykat. Si j’ai bien compris, le Conseil lui devait une faveur et ils lui ont proposé de lui offrir une garde personnelle. Certains doivent sûrement penser que le choix d’Atasiag est risqué, mais je crois qu’il a fait une bonne affaire. En fin de compte, vous avez une très bonne réputation parmi les Condamnés.

Il s’interrompit, s’apercevant peut-être qu’il enfreignait le silence professionnel des inspecteurs. Atasiag, pensa Dashvara, surpris. N’était-ce pas le même homme que celui qui avait sauvé Tahisran du bateau pirate ?

— Je vois —dit le capitaine Zorvun—. Merci pour l’information. Bon, tu veux inspecter les lieux plus en détail ou tu es juste venu nous dire adieu ? —demanda-t-il.

Ces derniers jours, ils avaient profité de leur temps libre pour réaliser un nettoyage à fond de la baraque. L’inspecteur allait être impressionné, sourit Dashvara. Cependant, le Rondouillard fit non de la tête.

— Non. Je vous fais confiance pour maintenir cet endroit en bon état jusqu’à l’arrivée de l’autre peloton. Je ne veux pas m’attarder.

Le capitaine acquiesça.

— Et, moi, je ne voudrais pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais… ta démission a quelque chose à voir avec l’accueil qu’ils t’ont fait dans les autres tours ? —demanda-t-il affablement.

Le Rondouillard se raidit un peu.

— Certainement, je crois que ce métier ne me convient pas —se contenta-t-il de répondre—. Je vous souhaite un bon voyage jusqu’à Titiaka, soldats.

— Et, moi, je te souhaite de trouver ta véritable vocation, fédéré —fit le capitaine avec franchise.

Dashvara sourit et, voyant que le Rondouillard tirait la bride du cheval pour s’éloigner entre les tentes, il se tourna vers le sac.

— Tah, tu peux me donner la sculpture qu’il y a à l’intérieur ? —Il vit le sac s’agiter et s’ouvrir un peu pour présenter la sculpture de Bashak. Dashvara soupira—. Non, pas celle-là, celle que j’ai terminée il y a quelques jours.

Oh, dit l’ombre, en fouillant. Celle-ci ?

Dashvara sourit quand il vit apparaître une figurine de bois en forme d’aigle.

— Merci, Tah.

La sculpture dans une main, il se mit à courir vers le Rondouillard sous les regards étonnés des Xalyas et des fédérés. Il l’avait presque rejoint quand il l’appela :

— Eh, inspecteur !

Le Rondouillard se retourna et s’arrêta, surpris.

— Oui ?

Dashvara lui adressa un sourire amical.

— Je crois que tu oublies quelque chose. Tu te souviens de cette figurine que je sculptais la dernière fois ?

Le Rondouillard arqua un sourcil.

— Je m’en souviens, oui. Tu l’as déjà terminée ?

Dashvara acquiesça avec fermeté et lui tendit l’aigle.

— Quand je l’ai commencée, je ne savais pas encore quelle forme lui donner, mais quand tu es apparu tu m’as donné une idée. Et j’ai sculpté ça pour toi, inspecteur.

Le fédéré prit une mine réellement stupéfaite et prit le cadeau dans sa main libre. Il l’examina avant de relever les yeux.

— C’est un aigle ?

Dashvara haussa les épaules, souriant.

— À ton avis ?

— Cela en a tout l’air. Il est très bien fait. —Il jeta un coup d’œil à la sculpture, se troubla et se racla la gorge—. Tu veux vraiment me l’offrir ?

Il semblait incrédule. Dashvara haussa brièvement les sourcils.

— Cela te semble-t-il si étrange que quelqu’un t’offre quelque chose, inspecteur ?

Le Rondouillard le regarda dans les yeux quelques secondes et un léger sourire étira alors ses lèvres.

— Merci, Dash.

Dashvara réprima un sursaut. Le Rondouillard se souvenait donc de son nom…

— De rien —répliqua-t-il avec désinvolture—. Au fait, ce que tu as dans la main est beaucoup plus qu’un aigle, inspecteur. C’est le miroir de ton Oiseau Éternel. Quand tu regarderas la sculpture, toi seul pourra voir le reflet, et j’espère que celui-ci guidera tes pas comme l’a fait la sculpture qu’un vieux sage m’a offerte, un jour.

Le Rondouillard était manifestement ému. Un brave homme, décida Dashvara.

— Merci —répéta le fédéré—. J’ai entendu parler de cet Oiseau Éternel une fois quand j’étudiais à la Citadelle de Dazbon et… je crois comprendre ce que tu veux dire. —Il marqua un temps d’arrêt et, soudain, il mit la sculpture dans sa poche et retira de son sac le fameux dictionnaire—. Je sais que ce n’est pas la même chose d’offrir un objet qui a été fabriqué avec ses propres mains que d’offrir quelque chose qui a été acheté, mais… j’aimerais que tu le gardes. Ma grand-mère disait qu’il est toujours bon d’avoir un dictionnaire sous la main. Elle était traductrice.

Dashvara sourit de toutes ses dents et prit le dictionnaire presque avec révérence.

— Si tu insistes, je le garderai. Merci, inspecteur.

Ils échangèrent un regard de mutuelle reconnaissance et le Rondouillard inclina la tête.

— Bonne chance, soldat.

— Bonne chance ! —lui souhaita Dashvara.

Il observa le fédéré tandis que celui-ci tirait de nouveau la bride du cheval. Quand il le perdit de vue, il s’intéressa à la couverture du livre. Elle était en cuir vieux et usé, mais les pages étaient en papier de lamitril et en bon état. Ce dictionnaire devait valoir plusieurs dragons, estima Dashvara. Il fallait espérer que personne ne le lui volerait.

Bien, aujourd’hui j’ai donné un morceau de bois à un fédéré et je lui ai parlé de l’Oiseau Éternel. Il eut un sourire moqueur. J’ai toujours su qu’un jour le seigneur de la steppe accomplirait quelque exploit digne d’être conté.

Quand il revint au baraquement, Makarva releva aussitôt les yeux du damier de katutas.

— Tu es un romantique, Dash —le railla-t-il—. Tu lui as demandé pour l’ilawatelk ?

Dashvara leva le dictionnaire avec un large sourire.

— Non, mais j’ai mieux. Et, maintenant que j’y pense, j’ai un autre mot à chercher. —Il s’éclaircit la voix, ouvrit le dictionnaire au hasard et lut— : « Roublardise : stratagème inventé par Makarva de Xalya pour berner ses adversaires, en particulier ses frères. Synonyme : makarverie. Antonyme… »

Makarva se précipita sur lui avec un grand éclat de rire et lui prit le dictionnaire des mains.

— Ne sois pas makarveur ! —le prévint-il—. Alors comme ça le Rondouillard t’a offert ça ?

— Antonyme ? —s’enquit Zamoy, avec une intense curiosité—. Quel peut être l’antonyme d’une makarverie ?

Tandis qu’il s’asseyait de nouveau sur l’estrade, près de Tahisran, Dashvara réfléchit.

— Une boronerie, peut-être ? Boron, toi, tu ne nous joues jamais de mauvais tours, n’est-ce pas ?

Les yeux innocents de Boron le Placide brillèrent, moqueurs.

— Je n’en suis pas si sûr, Dash —avoua-t-il.

— Comment ? —s’indigna Makarva—. Tu nous as trompés pendant tout ce temps ?

Les joueurs de katutas protestèrent feignant une profonde déception. Miflin les interrompit en récitant :

Placidement le Placide confesse :
Sans roublardise, le jeu peu intéresse.

Makarva, Dashvara et Zamoy se raclèrent la gorge et échangèrent des regards éloquents. Le premier feuilleta le dictionnaire avec application.

— Voyons… Trouble du Poète —il chercha, en passant les pages—. Non, ça ne vient pas. À démence poétique, peut-être ?

— Cherche à miflinisme —lui conseilla Zamoy.

Devant les sourires irrépressibles de ses compagnons, Miflin soupira en commentant :

En cherchant dans un dictionnaire des mots imaginaires,
Vous ne pourrez faire, mes frères, que des makarveries.

Ils éclatèrent de rire, y compris le Poète. Lorsqu’il reprit son morceau de bois et son poignard, Dashvara aperçut l’expression moqueuse du capitaine Zorvun. Il secoua la tête, riant intérieurement.

Si le capitaine se comporte comme un gamin de cinq ans… que dire de nous ? Mais, comme disait un sage, un homme doit rejeter de l’enfance le mauvais et conserver le bon. Celui qui rejette tout est assommant et celui qui garde tout… eh bien, il finit par être une canaille hypocrite comme tant d’autres.

Au bout de quelques minutes, Dashvara souffla sur son morceau de bois pour faire partir la sciure et il leva les yeux vers la cime des arbres tortueux des marécages. La brume ne partait jamais complètement en Ariltuan.

— Tahisran ? —demanda-t-il soudain.

“Mm ?”

Il tarda à parler et oublia ce qu’il voulait demander. Il haussa les épaules.

— Quel âge as-tu ?

Le silence se prolongea. Dashvara commençait à penser que la question était peut-être un peu indiscrète quand Tah répondit :

“Je ne sais pas, Dash. Un bon nombre d’années. Cela fait longtemps que j’ai arrêté de les compter. De toute façon, je ne vieillis pas.”

Dashvara écarquilla les yeux.

— Tu es immortel ?

Il perçut un sourire mental.

“Non”, avoua tranquillement l’ombre. “J’aime à penser que rien n’est immortel. Pourtant, si tu me demandes si je suis capable de mourir de vieillesse, je serais incapable de te répondre. Je ne connais pas la réponse. Pour être franc avec toi, c’est une question à laquelle j’essaie de ne pas trop penser. Quand le temps n’a pas de limites, il n’a plus de sens. Et il n’y a rien de plus déconcertant que quelque chose qui n’a pas de sens.”

Dashvara demeura immobile un instant. Ce que disait l’ombre donnait à réfléchir. Qui pouvait être effrayé par l’immortalité ? Pas un mortel, en tout cas, mais quelle peur était la plus terrible, celle qu’éprouvait un mortel face à la mort ou celle qu’éprouvait un immortel face à l’éternité ? Il sourit, éberlué par ses propres pensées.

Finalement, tu n’es pas le véritable philosophe du groupe, Dash : l’ombre te bat de beaucoup.

Il laissa son poignard sur une planche pour se gratter le cou. Sa main trouva une sorte de bosse et Dashvara sursauta, alarmé.

— Tsu ! —s’écria-t-il—. Je crois que j’ai une autre tique.

Le drow cessa de jouer de la flûte et acquiesça sans s’altérer.

— Entrons. Je vais te l’enlever.

Avec l’arrivée de l’inspecteur, les Xalyas étaient tous sortis et, à présent, la baraque était totalement déserte. En un rien de temps, Tsu lui ôta le maudit parasite.

— Qu’est-ce que nous ferions sans toi, Tsu ? —sourit Dashvara—. Parfois je t’envie —avoua-t-il tout en se servant un bol d’eau—. Les parasites ne t’affectent pas, toi. Et en trois ans, tu n’as jamais été malade.

— J’ai eu un rhume l’hiver dernier —lui rappela le médecin avec un petit sourire de drow—. La chaleur me fatigue, mais le pire, c’est le froid.

Il marqua un temps d’arrêt et ses yeux rouges scrutèrent Dashvara pendant que celui-ci buvait. L’eau était agréablement fraîche : ils l’avaient récupérée cette nuit même, pendant une averse.

— Dash —dit soudain Tsu—. Je voulais te parler de quelque chose.

Le ton bas et hésitant alarma Dashvara et l’intrigua. Il vit le drow s’asseoir à la table, tripotant sa flûte. Il était nerveux, et ceci était plutôt inhabituel. Dashvara s’assit en face de lui, attentif.

— De quoi s’agit-il ?

Tsu tarda à répondre, mais ceci, en réalité, n’était pas si étrange : le drow avait toujours été quelqu’un qui cherchait à ordonner ses phrases avant de les prononcer. Dehors, on entendait les voix des Xalyas et les rumeurs plus lointaines du campement des fédérés. Une mouche se posa à quelques centimètres de la main de Dashvara, mais celui-ci demeura calmement assis et attendit patiemment. Enfin, Tsu laissa sa flûte sur la table, chassant la mouche.

— Je sais que cela va te paraître une folie —dit-il— mais, dans toute ma vie d’esclave, je n’ai jamais connu un drow libre et je voulais t’avertir que je vais essayer de parler avec un de ces Naskrahs cette nuit.

Dashvara resta sans voix. Tsu tordit la bouche en un sourire d’excuse.

— Je crois que je devais t’avertir —insista-t-il—. Au moins toi.

Dashvara essaya de se reprendre.

— Tsu —souffla-t-il à voix basse—. Toute la palissade est surveillée par des fédérés. Comment vas-tu passer sans qu’ils te voient ? Et même si tu y parvenais, qui te dit que les drows vont t’accueillir à bras ouverts ? Dans la steppe, nous étions tous humains, et regarde comme nous nous battions toujours les uns contre les autres. Que tu sois un drow ne signifie pas que tous les drows vont t’accueillir comme un… —il s’interrompit, se rendant compte qu’il dérivait. Tu lui donnes des arguments stupides parce que tu as peur de le perdre, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas l’aider à retrouver sa liberté. Toi, ce que tu veux, c’est qu’il reste avec toi pour qu’il continue à jouer de la flûte et à t’enlever les tiques. Avoue-le, Dash. Tu te comportes comme un égoïste. Pour une fois que Tsu trouve la possibilité de fuir et de retourner avec son peuple, voilà que tu essaies de le convaincre pour qu’il ne s’en aille pas. Difficile d’être plus infâme.

Il soupira.

— Désolé, Tsu. Tu as raison. Tu devrais essayer. Ces drows t’accueilleront très bien, sûrement. C’est la chance de ta vie. Tu ne dois pas la laisser passer. —Il croisa ses yeux rouges et les soutint avec décision—. Tu as un plan ?