Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves
Cette fois, Dashvara n’y pensa pas à deux fois avant d’entrer dans la baraque pour s’assurer que tous avaient entendu l’alarme.
— Attends, attends —fit Lumon alors que tous, y compris les malades éveillés, s’agitaient—. Tu as dit trois cavaliers avec des capes noires ? Ce sont des envoyés du Conseil ?
Dashvara haussa les épaules.
— Je crois que nous ne tarderons pas à le savoir.
Durant quelques secondes, ils demeurèrent en suspens et plusieurs d’entre eux se tournèrent vers le corps allongé du capitaine. Celui-ci avait sombré dans un profond sommeil. Pour une fois qu’il avait l’air un peu moins moribond…
Personne ne le réveilla. Sashava se leva avec sa canne et lança :
— Soignez un peu votre tenue et sortons les recevoir. Pik, Arvara, mettez vos bottes, par tous les démons.
Ils furent sept à sortir : Maltagwa, Kaldaka et Tsu restèrent avec les malades. Les cavaliers étaient déjà sur le point d’arriver et Dashvara put les détailler avec plus de précision. Ils revêtaient des habits impeccables ; l’un était roux, un autre blond et l’autre avait des oreilles d’elfe. Ils portaient des masques de bronze sur le visage, à la manière des hauts fonctionnaires, et derrière eux avançait un cheval sans cavalier. Notre cheval, peut-être ?, hasarda Dashvara, étonné. Cela faisait plus d’un an qu’il ne voyait personne d’autre que l’inspecteur, les Condamnés de Dignité et de Sympathie et les habitants de Rayorah. Pour Dashvara, les forces fédérales du Canton de Titiaka avaient été pendant tout ce temps une simple menace qui demeure cachée comme un serpent. Il était vivifiant d’avoir, pour une fois, le véritable ennemi en face de soi.
— Ce sont des fonctionnaires de Titiaka ! —souffla Pik. Il était plus agité qu’une puce. Son frère Kaldaka ne le surnommait pas le Nerveux pour rien.
— Calme-toi, Pik —lui chuchota Arvara le Géant—. Peut-être qu’ils viennent juste nous laisser le cheval.
Trois hauts fonctionnaires venus de Titiaka pour nous laisser un cheval ? Dashvara continua à mâcher la feuille de dorcho, sceptique.
Une minute plus tard, les trois cavaliers s’arrêtèrent à quelques pas de l’estrade, insondables sous leurs masques de bronze. On aurait dit que la Fédération elle-même avec toute sa puissance s’était arrêtée ce jour pour contempler les Condamnés de la Frontière. Ce n’était pas une attention très réconfortante. Dashvara échangea un regard interrogateur avec Makarva et se retourna vers les fédérés quand celui du milieu, le blond, parla d’une voix claire.
— La Fédération vous salue, Condamnés de Compassion.
— Les Condamnés de Compassion saluent la Fédération —répondit Sashava avec un grognement qui exprimait tout le profond amour qu’il éprouvait pour celle-ci.
Le blond inclina cérémonieusement la tête, accueillant la salutation avec une grande solennité. Quelques secondes d’un silence embarrassant s’écoulèrent avant qu’il ne reprenne :
— Nous venons ici au nom d’un membre du Conseil pour vous informer que dans quelques jours un nouveau peloton de Condamnés viendra s’installer à Compassion.
Plusieurs Xalyas, Dashvara inclus, bondirent littéralement. Les protestations commencèrent à pleuvoir sur les visiteurs.
— Nous sommes déjà vingt-trois ! —s’altéra Sashava au milieu de l’agitation—. Il n’y a pas de place ici pour d’autres personnes. Qu’est-ce que vous croyez ?
— Ça suffit ! —brama le blond—. Il y aura de la place parce que, vous autres, vous allez quitter les lieux.
Un silence de stupéfaction tomba au milieu des Xalyas. C’est une plaisanterie ?, souffla Dashvara mentalement. Sashava s’étrangla.
— Quoi ? Comment ça, nous allons quitter les lieux ? Si vous prétendez nous envoyer à une autre tour, je vous avertis que nous ne bougerons pas d’ici —éclata-t-il—. Nous sommes des Xalyas et la patience des Xalyas a des limites pour supporter vos stupidités. Vous n’allez pas nous casser les pieds davantage, maudits bât…
Sédrios le Vieux donna un coup de coude à Sashava et siffla entre ses dents :
— Attention à ce que tu dis.
Dashvara sut gré à Sédrios de sa prudence : on n’insultait pas un haut fonctionnaire de Titiaka si l’on voulait éviter des problèmes. Lumon intervint avec calme :
— Où prétendez-vous nous emmener alors, et dans quel but ?
Le blond esquissa un léger mouvement vers la gauche, vers l’elfe, mais il se retourna aussitôt vers eux.
— J’ai entendu dire que vous êtes des guerriers expérimentés. Dites-moi, vous êtes vraiment tous des Xalyas dans cette tour ?
Les Xalyas se contentèrent d’acquiescer en silence. Le blond secoua la tête et, soudain, il mit pied à terre.
— Sortez tous et mettez-vous en ligne. Je dois vous passer en revue. Où est le chef de la tour ?
Dashvara se sentit pâlir. Sédrios objecta posément :
— Nous avons huit malades qui ne peuvent pas bouger. Le capitaine inclus.
Les trois fonctionnaires montaient déjà sur l’estrade, mais ils s’arrêtèrent en l’entendant.
— Huit malades ? Sur vingt-trois ? —Le blond marqua un temps d’arrêt—. Montrez-les-moi.
Dashvara laissa échapper tout bas un petit rire ironique tandis que les hauts fonctionnaires se dirigeaient vers la porte de la baraque. Il murmura à Makarva :
— Qu’est-ce que tu paries qu’ils ne tiennent pas dix secondes à l’intérieur ?
Makarva prit une mine pensive.
— Je parie cent mille cheveux qu’ils tiennent davantage —affirma-t-il avec témérité.
— Les tiens ou ceux du Chauve ? —se moqua Dashvara.
Les yeux de Makarva scintillèrent et il murmura tout bas :
— Qu’est-ce que tu paries que la septième est proche ?
Dashvara n’eut pas besoin qu’il lui précise de quelle septième il parlait : s’ils allaient réellement sortir de la tour, cela signifiait qu’il y aurait de nouvelles possibilités d’échapper aux griffes des fédérés. Mais il n’arrivait pas encore à croire qu’on allait les sortir de là. Peut-être prétendaient-ils seulement les envoyer à une autre tour. Si c’était le cas, Dashvara souhaitait ardemment que ce soit à Courtoisie. C’était la tour située le plus au sud, près de la ville de Perle, et on disait que certains Condamnés parvenaient à traverser le territoire des Roches-Noires jusqu’aux montagnes de Duhaden.
Écartant ses pensées, il se mit à compter les secondes.
— Sept —chuchota Makarva—. Huit. Neuf.
Un sourire railleur se dessina sur ses lèvres et Dashvara soupira.
— C’est bon. J’ai perdu.
— C’est toi qui as commencé à parier —sourit Makarva—. Alors ? Ces cheveux ?
— Essaie seulement d’y toucher ! Et puis, tu sais, les dix secondes, c’était une façon de parler. Tu prends toujours les paris au pied de la lettre, Mak. Tu finiras par couper les cheveux du Chauve un de ces jours.
Makarva souffla, amusé. Ils étaient restés dehors, avec Boron ; les autres étaient tous à l’intérieur.
— En parlant du loup —dit soudain Makarva—, voilà Zamoy qui arrive. Je devine qu’il n’a pas pu résister à la curiosité.
Dashvara vit le chauve atterrir sur le sol en bas de l’échelle et s’éloigner de la tour au pas de course. Là-bas en haut, Miflin s’appuyait sur l’un des bords et Dashvara paria qu’il était en train de composer quelque ode… Il grogna mentalement. Diables, ce n’est pas possible, pourquoi faut-il toujours que je fasse des paris ?
Zamoy parvint à l’estrade au moment où l’un des fédérés masqués sortait de la baraque. C’était le roux.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda Zamoy. Il demeura comme figé en voyant le fonctionnaire et il ajouta dans un murmure— : Hein, Dash ? C’est qui ?
Dashvara cracha dans la boue la feuille de docho et répondit :
— Ils vont nous expulser de Compassion.
De façon inattendue, le roux laissa échapper un petit rire grinçant.
— Oui. Nous allons vous expulser, oui.
Dashvara fronça les sourcils sombrement tandis que Zamoy les regardait tous, la bouche ouverte.
— Ce serait bien de savoir où vous prétendez nous emmener —fit remarquer Makarva.
— Je confirme —appuya Dashvara, en essayant de garder son calme—. Ça serait bien de le savoir.
Le roux s’esclaffa. Son rire était celui d’un fou.
— Démons —lança une voix féminine depuis l’intérieur—. Attends encore une minute, tu veux bien ? D’abord, parlons au capitaine. —Une main gantée de noir sortit et entraîna le roux à l’intérieur. Dashvara observa le mouvement, perplexe… et alors il crut avoir compris. Le roux et son rire, cela lui rappelait tant Axef, le mage fou ! Et cette voix féminine… ne ressemblait-elle pas un peu à celle d’Azune ? Et le blond pouvait être Rowyn. Oui, oui, cela se pouvait. Dashvara laissa échapper un énorme éclat de rire.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? —s’inquiéta Makarva.
Dashvara secoua la tête sans cesser de rire tout bas comme un dément.
— Je suis complètement fou, Mak. Voilà ce qui m’arrive. Je commence à voir des fantômes.
— Ouille… —Makarva échangea un regard pensif avec Boron—. Je vois. Entrons voir ce qu’ils disent —proposa-t-il.
Dashvara fit non de la tête.
— Entrez, vous. Je crois que j’ai besoin de calme. Je vais tenir compagnie à Miflin. Vous me raconterez que diables disent ces fédérés.
Makarva haussa un sourcil, réellement surpris. Il est vrai que, normalement, chaque fois qu’il se passait quelque chose, Dashvara adorait être présent. Mais, là, Dashvara se sentait comme s’il avait vu une illusion et y avait cru un instant. Cette sensation, quand on est habitué à avoir l’esprit froid et clair, était franchement perturbante.
Dashvara descendit la pente jusqu’à la tour et, après avoir jeté un coup d’œil en arrière et avoir constaté que tous étaient entrés dans la baraque, il commença à monter l’échelle. Il faudra absolument prévenir les hommes du prochain peloton pour qu’ils fassent attention quand ils monteront ici, pensa-t-il. Le bois utilisé était bon, mais à l’évidence pas suffisamment résistant pour les marécages d’Ariltuan. Quelques barreaux avaient même commencé à se rompre tellement le bois était pourri.
Il trouva Miflin en haut, en train de disposer des graines sur le bord de la tour pour que les oiseaux viennent manger. Il le mit au courant de ce qu’il savait et, voyant que Miflin prenait la nouvelle avec une relative indifférence, il demanda :
— Alors ? Cet oiseau rouge, il est enfin venu ?
Cela faisait plusieurs semaines que Miflin essayait de domestiquer un grand oiseau aux plumes écarlates.
— Non. Écarlate vient quand l’envie lui vient —répondit le Poète—. Mais, le meilleur moment pour le voir, c’est le soir. Parce que le ciel, en s’empourprant, devient un miroir de sa beauté.
— Hum. Ça, si le ciel n’est pas couvert de nuages —objecta Dashvara.
Miflin sourit.
— Exact. —Il s’assit, regardant vers le nord. Peut-être voyait-il la steppe à travers ses yeux de poète, pensa Dashvara en s’approchant de la rambarde. Une brise soufflait, venant chasser la brume et rafraîchir l’air chaud et humide. Ce jour-là, on voyait avec clarté des milles entiers de la lisière ; on apercevait la tour de Sympathie et même celle d’Humilité—. Dash ? —fit soudain Miflin.
— Mm ?
Le Poète s’était mis à graver quelque chose sur la balustrade avec son poignard. Il ne lui restait que peu d’espace pour écrire ses fantaisies. Ses yeux songeurs luisaient doucement comme ceux d’un homme absorbé par des pensées de sage. Parfois, ses yeux semblent plus vieux que ceux de Sédrios, observa Dashvara. Et pourtant, il n’a que vingt ans. Comment aurait été Miflin si le donjon de Xalya n’avait pas été attaqué ? Comment, tous, auraient-ils été ? Ces questions, il le savait, renfermaient plus de venin qu’un serpent rouge. Mais il ne pouvait s’empêcher de se les poser de temps à autre.
— Si nous changeons de tour —dit enfin Miflin—, Maltagwa va devoir laisser son jardin.
Dashvara haussa les épaules.
— Il s’en fera un autre.
Miflin acquiesça et cessa d’écrire sur le bois pour regarder les marécages, là où s’enfonçait une infinité d’arbres et de joncs qui émergeaient çà et là sur des collines boisées.
— Je suppose que cela ne nous changera pas beaucoup —conclut le Poète.
— Je suppose aussi. Mais le bon côté, c’est que tu vas avoir une nouvelle tour pour sculpter —sourit-il.
Miflin esquissa un sourire, reprenant son labeur.
— Ça, si aucun poète n’est passé par là-bas avant moi.
Dashvara élargit son sourire et tourna son regard vers le sud. Tout était tranquille. La Tour de Dignité se dressait, beaucoup plus digne que ses habitants. Et la Tour du Sacrifice, une des rares qui était construite en pierre, s’apercevait après une courbe de la lisière, pointant la tête entre la cime des arbres. Qui sait où on allait les envoyer maintenant… À Patience ? On disait que là-bas ils avaient souffert de nombreuses pertes cette dernière année. Peut-être avaient-ils besoin de renforts un peu plus durables que la moyenne.
Dashvara soupira et baissa les yeux sur la balustrade. Là, entre ses mains, était écrit en langue commune : « Quand la boussole ne fonctionne pas, on peut toujours aller vers le haut ou vers le bas. Peu importe qu’il n’y ait pas de destination : l’Oiseau Éternel bat toujours des ailes ». Dashvara sourit. Miflin avait dû ajouter cela il y a peu parce qu’il ne se souvenait pas de l’avoir lu avant.
— Eh, tu es en train de me prendre mon rôle de philosophe, cousin ? —lança-t-il, en indiquant la balustrade.
Le Poète fronça les sourcils, se rappela ce qu’il avait écrit là sans même y jeter un coup d’œil et prit une mine amusée.
— Tu n’avais qu’à l’écrire.
— Bah, c’est comme si je l’avais fait. Tu as sûrement copié une de mes phrases. Je suis sûr de l’avoir déjà vue.
— Impossible, je ne copie pas, moi ! —s’indigna Miflin, moqueur.
— Vraiment ? Ah, c’est vrai —sourit Dashvara—. Toi, tu ne copies pas : tu t’inspires, pas vrai ? Mais, tout bien réfléchi, nous le faisons tous. Nous héritons des traditions et nous nous inspirons de nos sages. Nous nous imitons les uns les autres comme le poulain imite le cheval.
— Il y a une grande différence entre imitation et inspiration —fit remarquer Miflin. Il souffla sur la balustrade pour faire partir la sciure et expliqua— : L’inspiration se fait avec la tête. L’imitation… pas forcément.
Dashvara sourit, amusé.
— Il faudrait demander à Rondouillard pour qu’il nous donne la définition exacte. —Il caressa la balustrade sud de la main et ajouta— : Combien de guerres ont bien pu être déclarées faute de dictionnaire ?
— Faute de bon sens, surtout, je suppose —sourit Miflin, tout en continuant à écrire.
— Décidément, aujourd’hui tu es plus philosophe que moi —approuva Dashvara.
— Et toi plus poète que moi —répliqua Miflin. Il montra sa phrase inachevée d’un geste exaspéré—. Je ne trouve pas la rime. Je dis ici —il s’éclaircit la voix— : « Une douce mélopée me réveille le matin. C’est Écarlate qui dit : tu n’as pas encore chanté. » Horrible, n’est-ce pas ? Et en plus le « dit » devrait rimer avec « matin ». C’est affreux. Je ne suis pas du tout inspiré aujourd’hui.
Sa contrariété était évidente. Dashvara commenta en riant :
— Et pourtant, aujourd’hui le soleil devrait illuminer tes idées, cousin.
Soudain, on entendit une voix en bas. Dashvara pencha la tête. C’était Zamoy.
— Descends, Dash, descends ! —criait-il. Il était surexcité.
— Il a été piqué par une saravièse ou quoi ? —demanda Miflin, en s’approchant de la balustrade ouest.
Les saravièses étaient des insectes dont les piqûres provoquaient des spasmes nerveux impressionnants. Dashvara observa quelques instants Zamoy et conclut :
— Ça en a tout l’air. Il me rend nerveux d’ici. —Il marqua un temps d’arrêt—. Il vaudra mieux que je descende, sinon ton frère va avoir une attaque. Bonne chance avec ta rime.
Il commença à descendre et, malgré les cris pressants de Zamoy, il progressa avec précaution. Finalement, il atterrit dans la boue et demanda :
— Ce sont tes premiers essais pour devenir barde, Zamoy ? Laisse-moi deviner, c’est une milfide qui t’a donné des leçons, pas vrai ?
Le triplé grogna et le prit par la manche pour le traîner vers la baraque.
— Viens. Tu ne vas pas le croire. Ces trois personnes, ces fonctionnaires… ils te connaissent ! —Il laissa échapper un bruit guttural aigu—. Ils te cherchent, Dash. Et je crois qu’ils ont de bonnes intentions. C’est ceux dont tu nous as parlé. Ceux que… —il se tut et pâlit.
Dashvara n’eut pas de mal à compléter sa phrase et le fit d’une voix de moribond :
— Ceux que j’ai trahis.
Zamoy soupira bruyamment en le voyant s’arrêter.
— Allez, Dash. Je t’assure qu’ils ne sont pas venus à Compassion pour se venger de toi. Ce serait trop ridicule. Je crois qu’ils ont un plan pour nous sortir d’ici, mais ils ne veulent pas nous en parler. Daaash —répéta-t-il, exaspéré, le tirant cette fois par son ceinturon blanc—. Tu vas te décider à bouger ?
Dashvara avait l’impression qu’une bande de spectres venait de surgir autour de lui et le tiraillait cruellement pour l’écarteler. Ce sentiment, cet horrible sentiment de culpabilité qui l’avait oppressé durant des jours, trois ans auparavant, venait de s’emparer de nouveau de lui comme une sangsue assoiffée, comme une vague mortelle, comme un…
— Bon sang, Dash !
— Non, Zamoy —bredouilla Dashvara—. Je ne suis pas prêt. Ils doivent me haïr. Tu te rends compte, Zamoy ? —Il riva un regard désespéré dans les yeux de son cousin—. Ce jour-là, j’ai tout raconté aux esclavagistes. Je leur ai dit leurs noms… Oiseau Éternel, je croyais qu’ils étaient morts. Je le croyais vraiment.
— Tu aurais préféré qu’ils soient morts ? —grogna Zamoy, renonçant à le traîner—. Dashvara de Xalya —prononça-t-il. Il fit une moue et commenta— : Tu es en train de perdre ton sang-froid.
Dashvara souffla et tenta de contenir ses tremblements.
— Tu le perdrais, toi aussi, si tu te retrouvais face à trois personnes que tu as trahies et que tu croyais avoir condamnées à mort. Imagine-toi vingt milfides, tu te les imagines, Zamoy ? Eh bien, maintenant, imagine qu’elles sont à l’intérieur de toi. Imagine-les —insista Dashvara, les mots se bousculant dans sa bouche.
Zamoy le regarda, les yeux grands ouverts.
— Mais c’est répugnant ! —s’exclama-t-il—. Dash, arrête de divaguer. Je t’ai déjà dit que ça, c’est le rôle de Miflin. Et maintenant…
Dashvara crut mourir en voyant les trois masqués sortir de la baraque. Zamoy s’interrompit.
— Allez —lui dit-il, en lui donnant une bourrade amicale.
Dashvara secoua la tête, fit un pas en avant et soupira.
— Je croyais que je l’avais surmonté.
— Arrête de marmonner et avance —lui conseilla Zamoy.
Dashvara soupira, cette fois-ci pour finir d’apaiser sa crise de nerfs. Il était le premier à dire que perdre son sang-froid ne servait jamais à rien, n’est-ce pas ? Il ne lui manquait plus qu’à appliquer son propre conseil.
Il rejoignit l’estrade avec la terrible conviction que, si l’un des trois prétendait se venger, il ne se défendrait pas. Après tout, il n’était pas comme ces Shalussis, Akinoas ou Essiméens. Il savait reconnaître ses erreurs et il savait quand il méritait d’être châtié.
— Par le Dragon Blanc —murmura l’un d’eux.
L’un après l’autre, ils retirèrent leurs masques. D’abord ce fut Rowyn. Ensuite Axef. Puis Azune. Le Duc le regardait, un pli profond sur le front, le mage avec un petit sourire moqueur et Azune, Azune l’Empoisonnée, le perçait de ses yeux durs comme la pierre. Ils restèrent silencieux ainsi durant de longues secondes. Dashvara ne trouvait rien à dire. Un craquement de bois lui fit tourner la tête et il tomba sur les yeux justiciers de Sashava.
— Cette fois, mon garçon —dit celui-ci en oy’vat—, tu vas pouvoir réparer ton erreur.
En son for intérieur, Dashvara avait toujours soupçonné que sa faiblesse face à la torture avait inspiré à Sashava plus de mépris que de compassion. Ce n’était pas un homme mauvais, mais il était aussi digne et honorable que le seigneur Vifkan et sa conscience ne lui permettait pas de pardonner les faux pas des Xalyas. Et encore moins ceux du fils d’un seigneur de la steppe.
Dashvara acquiesça sans hésiter et s’éclaircit la voix.
— Axef… Azune… Duc. —Il frappa son cœur avec le poing et s’inclina avec décision—. Ma vie vous appartient.
Après un silence, il leva les yeux et vit Rowyn s’approcher avec une apparente timidité. Le kampraw tendit le bras et, quand il posa la main sur son épaule, Dashvara s’aperçut qu’elle tremblait légèrement. Ses yeux bleus brillaient d’émotion.
— Tu m’as manqué, steppien.
Sa voix était chaude, bonne et paisible comme autrefois. Dashvara sourit, les yeux humides.
— Tu vas me faire pleurer, républicain.
Rowyn sourit à son tour et Dashvara se rendit compte alors que bon nombre de ses compagnons xalyas les regardaient avec de petits sourires. Il s’empourpra.
— Euh… Bon. Dites-moi, que diables faites-vous avec des masques de hauts fonctionnaires de Titiaka ?
Azune et Rowyn échangèrent un regard moqueur. La première croisa les bras et répondit avec une voix beaucoup plus cordiale que celle à laquelle Dashvara s’attendait :
— Eh bien, figure-toi que nous sommes réellement des fonctionnaires de Titiaka depuis un an, quoique pas aussi importants que tu sembles le penser. Nous sommes des secrétaires de la police fédérale. Et nous sommes venus te rendre visite. —Elle lui jeta un regard inquisiteur avant d’ajouter— : Vous allez partir d’ici, steppien, toi et tes gens.
Dashvara regarda les trois Dazboniens, les sourcils arqués. Il sourit et, brusquement, s’esclaffa. Il donna une tape sur l’épaule de Rowyn.
— Pour être franc avec vous, Diumcili est le dernier endroit où j’aurais espéré vous trouver. Je croyais que vous ne portiez pas précisément les esclavagistes dans votre cœur. —Il perçut leurs moues et songea que justement le choix de s’installer dans la Fédération ne devait pas être étranger à leurs activités comme Frères de la Perle. Il haussa les épaules et affirma joyeusement— : Je suis diablement heureux de vous revoir. Et bénis soyez-vous si vous réussissez à nous sortir de là. Comment avez-vous fait pour qu’un Diumcilien vous donne ce travail ?
— Euh… Nous vous sortirons tous de là —assura le Duc sans répondre à la question—. Mais… —il remit son masque de bronze tout en parlant—, pour le moment, j’ai seulement besoin que vous suiviez les consignes qu’on vous donnera sans rien faire de votre propre chef. Préparez-vous pour dans une semaine. On vous emmènera à Rayorah. Je ne peux pas vous en dire plus. Officiellement, nous ne sommes ici que pour nous assurer que vous êtes tous en vie et relativement bien portants… —Il se racla la gorge—. Probablement, un garde de Rayorah ou un inspecteur vous avertira aussi du transfert.
Une vague de frustration envahit Dashvara et celui-ci tenta de l’étouffer, en vain. Il poursuivit les trois Frères de la Perle alors que ceux-ci remontaient sur leurs chevaux.
— Attendez un moment —protesta-t-il—. Ce n’est pas comme si une bande de trolls vous poursuivait ! Où nous emmenez-vous ? À Titiaka ?
Il perçut le soupir embarrassé de Rowyn et entendit la réponse réservée d’Azune :
— Faites-nous confiance et tout se passera bien.
En les voyant tirer sur leurs rênes, Dashvara ne put se contenir : il feula et s’interposa sur leur chemin.
— Une minute, républicains ! Et Fayrah ? Et Lessi et Aligra et les autres Xalyas ? Vous n’allez même pas me dire si vous avez des nouvelles d’elles ?
— Nous l’avons dit aux autres. Toutes vont bien —s’empressa de répondre Rowyn—. Rokuish et Zaadma aussi, d’ailleurs. Ils sont tous à Titiaka. Je t’assure que tu vas avoir une bonne surprise quand… on vous mènera où on doit vous mener. —Il se racla la gorge et se justifia— : Tu comprends, Dash, on n’explique pas à un esclave où il va. Moins vous en saurez, moins vous aurez à cacher.
Sa réponse fit à Dashvara l’effet d’un coup de poignard. Mais il la méritait. En fin de compte, comment Rowyn aurait pu lui faire confiance alors qu’il les avait trahis, hein ? Il inspira profondément.
— C’est bon. Quel que soit votre plan, je suivrai vos consignes.
Rowyn approuva d’un geste de la tête.
— Merci. Ne t’inquiète pas, il n’y a pas de raison pour que tout ne se passe pas bien tant que vous jouez notre jeu et que vous ne perdez pas votre sang-froid. Dans moins de deux semaines, nous nous reverrons, je te le promets.
À son ton, on aurait dit qu’il essayait de consoler un enfant abandonné. Rowyn le salua de la main et Dashvara le vit mettre le cheval au pas, l’âme plus sombre que la nuit. Sur sa gauche, une voix blagueuse résonna :
— Fais confiance à un mage fou et tu obtiendras ta liberté.
Il tourna son regard vers le roux. Axef avait relevé son masque pour lui adresser un de ses sourires narquois. Vraiment, on aurait dit qu’il se moquait de lui. Dashvara souffla d’exaspération et se contenta de répliquer :
— Il y a un bout de ta tunique orange qui dépasse sous l’uniforme, mage. —Et en voyant que les trois s’éloignaient, il leur cria— : Merci de ne pas nous avoir oubliés !
Ils méritaient vraiment sa reconnaissance : qui se compliquerait la vie pour sauver vingt-trois Xalyas pratiquement inconnus à part des héros ? Dashvara regarda les trois cavaliers s’éloigner vers l’ouest et une moue de déception déforma peu à peu son visage.
Magnifique. Trois ans sans nouvelles du monde extérieur et, d’un coup, les héros arrivent, surgis du néant comme les spectres, et ils promettent de nous sortir de la Frontière comme par magie. Apparemment, ils n’estiment pas nécessaire d’expliquer les détails au sympathique steppien qui les a trahis. Ils ne m’ont même pas dit où est-ce qu’on prétend envoyer maintenant mon peuple…
À la Frontière, Dashvara avait appris à être patient. Pour sculpter des figures. Pas pour supporter trois républicains se donnant des airs de mystère.
Il feula. Il siffla entre ses dents. Et il expira bruyamment.
Bon, calme-toi, Dash. Regarde le côté positif : ils nous ont laissé un cheval.
En réalité, ils avaient laissé à Compassion beaucoup plus que cela. Tandis que Dashvara saisissait les rênes du cheval brun, il sentit clairement fleurir dans le cœur de tous les Xalyas un profond espoir de liberté. Ce n’est pas qu’au bout de trois ans ils se soient résignés à être esclaves, ça jamais, mais… Bon. Il n’était pas toujours facile de désirer constamment une chose qui plus on la souhaitait plus elle semblait s’éloigner. Dashvara sourit, les yeux rivés vers l’ouest. Makarva avait raison : la septième évasion était arrivée. Et cette fois, il fallait espérer qu’ils n’auraient pas besoin d’une huitième.