Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves
— Qu’est-ce que c’est ? —chuchota Makarva, la voix tendue.
Immobiles, près de la palissade, ils entendaient des pas puissants, des éclaboussements et une respiration tonitruante au milieu du silence de la nuit. Un… brizzia, peut-être ? Dashvara préférait ne pas y penser. Ils étaient seulement six. Il n’était pas du tout évident qu’ils soient capables de renvoyer un grand golem fangeux dans les marécages. Avant que la nuit ne tombe tout à fait, Alta, qui était de garde à la tour, les avait avertis qu’il avait perçu des mouvements vers le sud. La patrouille de Lumon était partie vérifier ce qu’il se passait. Mais s’il s’avérait que la créature était un brizzia… Si c’est un brizzia, nous filons à toutes jambes et nous rentrons à Compassion chercher des renforts. Ça, Dashvara en était bien sûr.
— Le bruit s’éloigne —observa Arvara le Géant.
Zamoy et Miflin s’agitaient, inquiets. Kodarah était resté au baraquement parce qu’il s’était tordu la cheville ; des trois, il y en avait toujours un qui se tordait quelque chose : c’était presque une coutume. Dashvara savait que le capitaine n’aimait pas les laisser tous les trois dans une même patrouille… mais il y a certaines choses que l’on ne peut éviter. Des vingt-trois Xalyas, les Triplés étaient les plus jeunes, ils avaient vingt ans et, même s’ils étaient de bons guerriers, tous, même Dashvara, les considéraient… bon, comme les gamins de la Tour de Compassion.
Dashvara plissa les yeux. Arvara avait raison : les pas s’éloignaient vers le sud. Mais d’autres bruits inquiétants résonnaient. Et eux aussi s’éloignaient. Il scruta les ombres et tenta de voir quelque chose dans l’inextricable végétation des marécages. Il crut percevoir un mouvement, mais il ne l’aurait pas juré. C’est ce que je déteste le plus : ne pas pouvoir voir l’ennemi qui nous guette.
Dashvara continua à scruter les ombres tout en avançant avec les autres vers le sud, suivant les bruits de pas. Ils avaient éteint les torches et il n’était pas sûr que cela ait été une bonne idée. Cela faisait plus d’une semaine qu’ils n’avaient pas eu besoin de dégainer leurs armes, depuis la veille de cette matinée où l’inspecteur Rondouillard était parti leur promettant un cheval qui n’était pas encore arrivé. Ils avaient joui d’une paix bénie et même de quelques rayons de soleil. Et maintenant il avait le triste pressentiment que les choses allaient se gâter.
Cela faisait bien deux heures qu’ils pataugeaient dans la boue et dans le noir quand des cris retentirent, suivis d’un rugissement. Comme si les marécages eux-mêmes s’apprêtaient d’un coup à conquérir les prairies, une grande masse quadrupède et cornue jaillit à une centaine de pas vers le sud. Elle laissait derrière elle un amas de joncs et de troncs brisés et écrasés. Dashvara s’arrêta et soupira à nouveau, cette fois de soulagement. Ce n’était pas un brizzia, c’était un…
— BORWERG ! —s’époumona Lumon—. Il va droit sur la palissade !
Le Xalya partit en courant vers la créature et Dashvara, Arvara, Makarva et les deux Triplés le suivirent. Ils longèrent la palissade tout en jetant des coups d’œil craintifs vers l’orée des marécages. Le borwerg courait maintenant à toute allure, comme s’il fuyait quelque chose. Et ce qui pouvait faire fuir un borwerg était susceptible de les faire fuir eux aussi.
L’animal atteignit la palissade bien avant qu’ils ne le rattrapent. Il la heurta durement, comme un bélier, fit s’incliner les pieux… et les abattit du premier coup. Dashvara jura entre ses dents tout en courant. La palissade de la Frontière n’était qu’un maudit leurre : il avait l’impression qu’elle ne servait qu’à dissuader les habitants des prairies d’aller chercher des plantes ou de chasser illégalement. Elle ne servait pas pour les borwergs, ni pour les brizzias, ni pour… Un cri féroce déchira l’air de la nuit. Dashvara blêmit et ajouta mentalement : ni pour l’esprit tortueux des milfides.
Quand ils parvinrent à la brèche, le borwerg était déjà loin, courant vers les prairies.
— Enfer et damnation ! —se lamenta Lumon. En trois ans de patrouille, rares étaient les fois où des créatures étaient passées et ils avaient toujours réussi à les pister et à les tuer avant qu’elles ne parviennent à un village ou à une grange. Mais cette fois, ce borwerg courait comme un endiablé et les milfides continuaient à glapir dans les marais.
— Ne t’affole pas, cela aurait pu être pire —assura Makarva—. Cela aurait pu être un brizzia…
Dashvara, qui scrutait les marécages en essayant de reprendre sa respiration, aspira une bouffée d’air et rugit :
— Elles viennent vers nous !
Personne ne demanda qui venait : c’était trop évident. Les silhouettes bipèdes venaient de surgir des arbres et se précipitaient vers eux, poussant leurs cris de bêtes immondes. Avaient-elles l’intention de récupérer leur proie perdue ? Eh bien, elles allaient devoir s’en passer pour leur dîner.
Dashvara dégaina les sabres qu’il portait sur son dos ; Arvara saisit à deux mains sa hache avec laquelle il avait acquis une véritable habileté ; Lumon était en train de tendre son arc, cherchant une cible facile.
— Combien ? —demanda Makarva.
Dashvara tenta de les évaluer dans l’obscurité. Ce n’était pas facile. Normalement, les milfides portaient des bâtons et même des lances. Cette fois ne serait pas une exception.
— Neuf —estima alors Lumon.
Il lança la flèche. Un cri étouffé résonna entre les sifflements furieux des créatures et on vit un bref éclat de lumière. Dashvara avait toujours été émerveillé par l’adresse de Lumon : on aurait presque dit qu’il n’avait pas besoin de voir pour atteindre sa cible. Zamoy poussa un petit rire vengeur.
— Huit —rectifia Lumon.
— On peut en venir à bout —affirma Arvara.
Elles étaient presque sur eux et elles ne semblaient pas vouloir ralentir. Lumon décocha une autre flèche, mais il rata visiblement son tir parce qu’on n’entendit aucun cri de douleur.
— Terminons-en vite —lança-t-il, en sortant ses sabres— : après, nous poursuivrons le borwerg.
Ils approuvèrent. Et les milfides leur tombèrent dessus.
Dashvara en finit avec la première en un tournemain, il esquiva la lance d’une autre, désarma celle-ci, évita ses crocs, mais pas ses griffes, qui auraient déchiré tout son avant-bras jusqu’à l’os s’il n’avait pas eu une cotte de mailles sous l’uniforme. Il s’emporta. Maudite milfide, tu vas voir ce que vaut l’acier d’un Condamné… ! Il n’eut besoin que de quelques secondes pour lui planter un sabre entre les côtes. La peau bleue de la milfide étincela légèrement avant de s’éteindre. Elles étincelaient toujours avant de mourir. Une question d’énergies darsiques, d’après Tsu.
En quelques minutes, le silence revint, uniquement interrompu par des respirations précipitées.
— Bon, ça y est —pantela Miflin, nettoyant sa lame sur sa manche.
— Que l’Oiseau Éternel me garde ! —grogna Makarva—. Que fais-tu à nettoyer ça sur ta chemise, Miflin ?
Le Poète haussa les épaules.
— De toute manière, elle est bonne à jeter. Elle a tellement de trous qu’elle n’a presque plus d’étoffe.
— Tu parles de ta tête, mon frère ? —demanda Zamoy sur un ton mordant.
Les deux triplés se donnèrent des bourrades moqueuses. Dashvara secoua la tête et jeta un coup d’œil vers les prairies. Le borwerg n’avait pas été englouti par les milfides mais par les ombres. Lumon voulait-il vraiment le poursuivre ? Comme devinant ses pensées, Lumon soupira.
— Réparons ces dégâts —dit-il, en relevant un pieu de la palissade. Au moins les troncs ne s’étaient pas brisés : ils avaient juste été déracinés. Oui, Dashvara n’en avait jamais douté : cette palissade était vraiment un maudit leurre.
Ils allumèrent des torches et, aussitôt, ils se mirent à relever les pieux et à les replanter dans le sillon. Cela leur prit environ une heure et ils terminèrent plus boueux que la boue elle-même. Zamoy passa de l’autre côté pour remblayer le fossé de terre.
— Eh ! Ici il n’y en a que sept —observa alors Arvara. Son énorme silhouette penchée sur les cadavres se redressa—. C’est plutôt bizarre, non ?
Personne ne les avait donc comptées ?, hallucina Dashvara. Lui-même avait oublié de le faire. Il jeta un coup d’œil appréhensif alentour et arracha une torche qu’il avait plantée dans le sol. Les milfides étaient plus traîtresses qu’un démon. Il ne restait que deux pieux à replacer et Dashvara passa une tête préoccupée par la brèche.
— Zamoy ! Tiens-toi sur tes gardes. Arvara dit qu’il pourrait encore rester une milfide vivante.
— Quoi ? —s’alarma le Chauve. Il était en train de relever un des deux derniers pieux manquants.
— Miflin, passe avec lui, tu veux bien ? —fit Lumon. Les yeux de l’Archer scrutaient les marécages. Ils continuaient à entendre des cris de temps à autre, mais ceux-ci étaient plus lointains. Peut-être un accrochage entre milfides et orcs, hasarda Dashvara.
Le Poète, comme il était maigre comme un bâton, n’eut pas de problèmes pour se glisser à travers la palissade. Ils décidèrent que les deux Triplés reviendraient à Compassion de l’autre côté et ils replacèrent les deux pieux restants, en les fixant comme ils purent.
Alors, ils entendirent un autre fracas, plus au sud, dans la palissade. Makarva siffla.
— Que diables… ?
— Le borwerg ! —cria Zamoy de l’autre côté—. Il est repassé. Assez loin.
La palissade s’incurvait légèrement et Dashvara ne put voir l’endroit par où il était passé, mais, quelques secondes après, grâce à un timide rayon de Gemme, il distingua au loin une grande ombre qui pénétrait dans les marais à toute vitesse. La pauvre bête était plus terrifiée qu’eux.
Un cri d’horreur vint s’ajouter à tout cela et Dashvara sentit le sang se glacer dans ses veines. C’était Zamoy qui avait crié.
Lumon, Makarva et lui crièrent son nom et Arvara se précipita pour déterrer un des troncs.
— Ça va, ça va ! —brama Zamoy—. C’était la milfide. Nous l’avons achevée.
Arvara s’arrêta, en poussant un bruyant souffle de soulagement. Tendu, Dashvara épia de nouveau la lisière des marécages tandis que Lumon ordonnait par-dessus la palissade :
— Rentrez à Compassion !
— Et l’autre brèche dans la palissade ? —s’enquit Zamoy.
En silence, les quatre Xalyas du côté des marécages se consultèrent du regard. Dashvara comprit que tous pensaient la même chose.
— La frontière avec le secteur de ceux de la Dignité est juste là —répondit Lumon à voix haute—. Cette brèche doit être à eux. Pas à nous. —Il marqua une pause et, comme Zamoy ne répondait pas, il ajouta— : En marche !
Dashvara se tourna vers le nord avec un soulagement indéniable. Eux, ils avaient réparé leur palissade et le borwerg était rentré dans les marécages… Tout était en ordre.
Lumon alla récupérer ses flèches. Il en trouva une, celle qui s’était fichée dans la gorge de sa victime, mais, il eut beau passer et repasser la torche entre l’herbe et la boue, il ne trouva pas l’autre. Dashvara et Makarva échangèrent un regard impatient quand ils virent que l’Archer persistait à chercher.
— Lumon… —fit Dashvara avec un raclement de gorge—. Ce ne sont pas les flèches qui nous manquent, tu sais ?
L’Archer soupira, acquiesça et ils se mirent finalement en marche.
Il leur fallut presque deux heures pour revenir à Compassion. Ils marchaient lourdement, ils étaient fatigués et ils continuaient à scruter de temps à autre la végétation, sans s’arrêter. À un moment, il se mit à bruiner, puis les rayons bleus de la Gemme reluisirent dans le ciel et disparurent à nouveau. Enfin, ils aperçurent la lumière de la tour et, inconsciemment, ils accélérèrent le rythme. On entendait des pas de l’autre côté des pieux et Dashvara se demanda que diables avaient fait Zamoy et Miflin pour s’être laissés rattraper alors que Lumon avait mis quand même du temps à retrouver ses flèches. Il devait rester une centaine de pas pour arriver à la porte de la palissade de la Compassion, située sous la tour, quand la voix de Zamoy retentit, de l’autre côté.
— Une course jusqu’au baraquement, frère !
— Tu es fou ? —lui répliqua Miflin avec un grognement fatigué.
Le visage de Dashvara s’illumina. Toute sa fatigue se volatilisa.
— Jusqu’à la tour, je suis partant !
— Ah ! C’est bien, cousin ! —se réjouit Zamoy.
— Pff, je vais vous battre, tous les deux, vous allez voir ! —lança Makarva.
— Bande d’écervelés —marmonna Miflin.
— Cela servirait à quelque chose de vous rappeler que vous avez des armes et des cottes de mailles ? —intervint Lumon sur un ton calme.
Dashvara se contenta de lui sourire largement.
— Un ! —lança Zamoy.
Le chauve devait être plus ou moins à la même hauteur, estima Dashvara.
— Deux ! —continua à compter Zamoy—. Tu te joins à nous, frère ?
— Pas question —répliqua le Poète.
— Et trois !
Zamoy cria et ils partirent en courant. Leurs bottes s’enfonçaient dans la boue à chaque pas. Makarva devança Dashvara et celui-ci tenta de le rattraper, mais le maudit était toujours plus agile que lui pour courir. Les pas précipités de l’autre côté indiquaient que Zamoy était devant lui aussi. Mmpf.
Il restait quelques pas à Makarva pour arriver à la porte quand celle-ci s’ouvrit et Zamoy sortit la mine triomphale. Makarva lui rentra presque dedans et le Chauve dut le prendre par le bras pour le freiner. Ils pouffèrent. Quelques pas en arrière, Dashvara grogna et cessa de courir, la respiration haletante.
— Allez, cousin, ne t’arrête pas ! —l’encouragea Zamoy.
Dashvara dissimula sa toux avec un raclement de gorge et ignora le goût du sang. Cela lui arrivait souvent quand il courait ou quand il se sentait nerveux. Tsu disait que son mal ne guérissait pas à cause du climat ; le drow avait essayé de le rétablir complètement, mais cela faisait bien deux ans que Dashvara avait renoncé à lui demander un remède miracle. Rassure-toi, je crois que tu as perdu plus de sang en combattant qu’en toussant, pensa-t-il. Il franchit enfin la porte et marmotta :
— Bah. Je vous ai laissés gagner. Qu’est-ce vous croyiez ? À Compassion je vis et avec compassion j’agis.
Makarva accueillit son affirmation avec un raclement de gorge sceptique et Zamoy assura :
— Je n’en crois pas un mot, cousin. —Il prit une pose fière—. Admets-le, Mak, allez, qui est le serpent rouge maintenant, hein ?
Tandis que Makarva roulait les yeux, Dashvara leva le regard vers la tour de guet. Il vit une silhouette appuyée sur le bord, de dos à la lanterne, mais il ne parvint pas à l’identifier. C’était probablement Pik ou Kaldaka. En principe, c’était leur tour de garde. Comme si la poigne de la fatigue les avait soudain saisis, une attaque de bâillements les prit à l’improviste. Ils grimpèrent la pente en silence jusqu’à la baraque, souhaitant se débarrasser de la boue, se glisser sous les couvertures et dormir à poings fermés durant le reste de la nuit. Ceci était un des meilleurs moments de la vie des Condamnés. Bercés entre les bras du Sommeil, ils se voyaient soudain libérés de toutes chaînes et leurs esprits s’envolaient loin de la Frontière d’Ariltuan, libres comme l’Oiseau Éternel.
Libres comme nous devrions l’être.
Dashvara ôta son casque tout en avançant et se gratta la tête. Parfois il enviait presque Zamoy et sa calvitie. Il allait finir par devoir tondre ses cheveux pour venir à bout des poux.
Boron était assis à l’entrée, sur l’estrade. Quand il vit l’expression de son visage, Dashvara s’alarma aussitôt. Il était arrivé quelque chose : Boron le Placide n’était pas placide.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Boron ? —se préoccupa Dashvara.
Boron fit un geste vague vers le nord.
— La patrouille du capitaine —expliqua-t-il, concis—. Elle est rentrée. Il leur est arrivé quelque chose de bizarre.
— Quelque chose de bizarre ? —répéta Zamoy, ôtant son heaume.
— C’est ceux de Sympathie ? —demanda immédiatement Dashvara. Ils avaient toujours eu de mauvais rapports avec les Condamnés du nord…
Boron fit non de la tête.
— Ils ont une diarrhée monstre. Tsu dit que cela pourrait venir de l’eau. Mais le capitaine dit que c’était un nuage de fumée verte étrange. Il dit que cela leur a fait de l’effet en quelques heures. Mais ils ne savent pas très bien d’où sortait ce nuage.
Un nuage de fumée verte qui produisait des diarrhées ? Dashvara n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Entretemps, Lumon, Arvara et Miflin arrivèrent.
— Ils sont à l’intérieur —ajouta Boron après avoir répété l’histoire—. Tsu est débordé.
— Qui est à la tour ? —demanda Lumon ; il se dirigea vers l’entrée tandis que le Placide répondait :
— Pik et Kaldaka.
L’Archer poussa la porte et ils entrèrent dans ce qui, au premier abord, sembla à Dashvara un antre de rats morts. Cela empestait comme mille démons. Ne t’inquiète pas, Lumon, je crois que même les milfides ne seraient pas capables d’entrer ici…, pensa-t-il, horrifié.
La scène qui se déroulait devant ses yeux était impressionnante. Pâles comme des spectres, huit Xalyas étaient prostrés sur leurs paillasses tandis que Tsu courait d’un côté à l’autre avec des bols d’eau bouillie.
— Faites en sorte que tous continuent à boire ! —répétait le médecin.
Jamais Dashvara ne l’avait vu affolé à ce point. Alta, Maltagwa, Atok et Kodarah s’affairaient, donnant à boire aux malades et vidant les pots. Le teint aussi grisâtre que celui des sibiliens, Sédrios le Vieux et Sashava observaient le remue-ménage assis à la table ; ce dernier leva des yeux exténués vers la patrouille qui venait d’arriver.
— Quelle nuit —laissa-t-il échapper dans un murmure.
Ça, tu l’as dit… Dashvara chercha parmi les visages blêmes la figure du capitaine. Celui-ci, gémissant et grommelant, se pliait en deux au niveau du ventre, comme s’il tentait de retenir ses entrailles. Morzif, Maef, Ged et Orafe n’avaient pas meilleure mine. Taw et son neveu, Shurta, étaient plus calmes, appuyés contre un mur, mais Tsu ne cessait d’insister pour qu’ils continuent à boire. Ce n’était pas la première fois qu’ils attrapaient une maladie de ce genre, mais Dashvara dut reconnaître que jamais aucune n’avait été aussi… aiguë.
Petit à petit, Shurta raconta ce qui était arrivé.
— Nous étions près de la limite de Sympathie —disait-il—. Le nuage de fumée verte s’est formé autour de nous presque d’un coup. Puis il a disparu mais, quand Ged a commencé à se plaindre de mal de ventre, le capitaine a soupçonné quelque chose et, heureusement, nous avons fait demi-tour. La dernière heure avant d’arriver ici a été abominable —reconnut-il dans un filet de voix.
Dashvara aurait aimé faire davantage que de vider des pots et de donner de l’eau, mais ce fut la seule chose qu’il fit durant les heures suivantes. Le ciel commençait déjà à bleuir quand, mort de fatigue, il se laissa tomber jusqu’au sol. Il avait passé des nuits horribles, mais celle-ci les surpassait toutes largement. Ou du moins, c’était l’impression qu’il avait à ce moment-là.
— Je n’avais jamais vu une chose pareille —se désespéra Alta, s’affalant sur une chaise.
À présent, les huit malheureux dormaient grâce à un breuvage que leur avait donné Tsu pour faire baisser la fièvre. Dashvara se doutait, cependant, qu’ils se réveilleraient bientôt. À moins qu’ils ne meurent avant. De fait, le capitaine paraissait plus mort que vivant. Et Dashvara se sentait mourir avec lui.
Oiseau Éternel, fais qu’aucun ne meure, d’accord ?
Il savait qu’il était inutile d’adresser de tels souhaits à un Oiseau Éternel. Ce n’était pas un dieu, ce n’était pas un être supérieur capable de faire des miracles. L’Oiseau Éternel se limitait à ce que pouvait faire un homme. Et un homme ne pouvait pas faire de miracles.
— Maltagwa —fit soudain Tsu, avançant en chancelant entre les paillasses. Son visage de drow, naturellement rigide, était la vive image de la Mort.
Dashvara le vit, tremblant, appuyer ses deux mains sur la table. Il craignit qu’il ne s’effondre d’un moment à l’autre. Toi non, Tsu. Toi, tu ne t’effondres jamais, n’est-ce pas ? Comme le drow n’ajoutait rien d’autre, Maltagwa le Jardinier, l’encouragea :
— Oui, Tsu ?
Celui-ci secoua la tête pour se ranimer.
— Toi et Boron, allez à Rayorah —croassa-t-il—. Ramenez un médecin.
Dashvara crut entendre son propre cœur se briser en mille morceaux.
— Un médecin ? —bégaya-t-il—. Mais toi, tu es médecin, Tsu.
Le drow lui jeta un regard sombre.
— Maltagwa, fais ce qu’il te demande —intervint Sashava, en ouvrant les yeux—. Va avec Boron. Sédrios, Alta, remplacez Pik et Kaldaka à la tour. Atok et Kodarah, montez la garde dehors. Et vous autres —ajouta-t-il en s’adressant à la patrouille de Dashvara—, dormez autant que vous pourrez. Vous n’avez pas bien meilleure mine que le capitaine.
Toi non plus, soupira mentalement Dashvara, mais il ne protesta pas. Même s’il avait voulu demeurer plus longtemps éveillé, il n’aurait pas pu de toute façon. Makarva et lui titubèrent jusqu’à leurs paillasses et, déjà à moitié endormis, ils se donnèrent quelques tapes sur l’épaule pour se souhaiter bonne nuit. Dashvara ne pensa même pas aux beaux yeux de sa déesse. Dès qu’il eut remonté sur lui ses couvertures, il tomba comme une enclume.
* * *
Il se réveilla quelques heures après, quand un médecin de Rayorah arriva. Il venait seul parce que, naturellement, il venait à cheval et Maltagwa et Boron, à pied. Vu son expression, il s’était déplacé à contrecœur et, un instant, Dashvara craignit que l’odeur de la baraque ne le dissuade complètement de les aider.
— Par la Sérénité… —haleta le docteur. Il se reprit cependant avec une rapidité louable.
Quand Dashvara constata que Tsu était profondément endormi sur sa paillasse, il se redressa et s’empressa de le réveiller avec quelques secousses.
— Quoi… ? —gémit le drow.
— Le médecin, Tsu.
— Mm ?
— Le médecin ! —répéta Dashvara, plus fort.
Les yeux rouges apparurent, totalement éveillés.
— Oh… —dit-il. Et il se leva aussitôt. Quelques minutes après, le docteur et le drow causaient au-dessus d’un patient, l’expression très concentrée. Les malades ne semblaient pas aller mieux, mais tous étaient encore en vie. Dashvara se sentit un peu soulagé. Soignés par deux médecins, comment n’allaient-ils pas s’en tirer ?
La première chose qu’il fit après avoir bu de l’eau de son outre fut de sortir de cet enfer. Bien que la porte et la fenêtre soient ouvertes, l’air du baraquement aurait fait fuir même un nadre rouge. Il trouva le Chevelu et Atok en train de jouer aux cartes sur l’estrade… Ils étaient illuminés par le soleil. Dashvara poussa une exclamation de jubilation. Il ne pouvait pas le croire :
— Le ciel est bleu !
Kodarah sourit malgré la fatigue, détournant le regard de ses cartes.
— Il est bleu depuis quelques heures.
Dashvara secoua la tête, incrédule.
— Mais il est bleu !
Cette fois, Kodarah laissa échapper un petit rire.
— Il l’est, cousin. Il l’est. Dis-moi, Dash, cette histoire de fumée, qu’est-ce que tu en penses ?
Atok et lui le regardaient avec curiosité, croyant peut-être qu’il avait une réponse intelligente à donner. Dashvara haussa les épaules.
— Depuis que nous sommes là, je n’ai jamais entendu une chose pareille. —Il observa les cartes de Kodarah et se racla la gorge—. Un jeu terrible, cousin. Comment va ta cheville ?
— Mieux —assura le Chevelu—. Même si Tsu m’a demandé de ne pas bouger pendant une semaine.
Sa voix semblait soulagée. Kodarah souhaitait des vacances, observa Dashvara, amusé. Il le taquina :
— Alors, c’est toi qui t’occuperas de la cuisine, n’est-ce pas ? —Il joignit vivement les mains malgré le soupir plaintif de Kodarah—. Oh, allez, je t’ai déjà dit que tu cuisinais beaucoup mieux que Zamoy ?
— Comme si c’était un exploit…
Dashvara sourit mais cessa de plaisanter.
— Il vaudra mieux que vous alliez dormir —leur conseilla-t-il—. Je vais prendre la relève.
Tous deux se levèrent avec un évident soulagement. Dès qu’il fut seul, Dashvara s’installa sur la chaise et il l’avança pour bien profiter du soleil et respirer l’air pur. On n’entendait que les gazouillements joyeux d’oiseaux dans les marécages et des murmures de voix dans le baraquement. Quelques minutes plus tard, il perçut un bruit dans la tour de guet. Celle-ci mesurait environ soixante pieds et le bois de l’échelle commençait à être vraiment vieux. Dashvara se demandait si le Conseil de Titiaka s’en souciait ne serait-ce qu’un peu. Bah, je ne suis qu’une mauvaise langue, n’est-ce pas ? Je parierais même que ces messieurs pensent tous les jours à nous. Ils nous ont même mis un nouveau et très joli drapeau fédéral au sommet de la tour de guet. Par Compassion, sûrement. Ils nous aiment comme leurs propres fils et nous habillent avec leurs uniformes. Que diables ! J’entends d’ici leurs louanges à notre honorable travail. Il effaça son sourire torve tout en regardant Alta et Sédrios descendre de la tour et remonter la côte herbeuse et boueuse jusqu’au baraquement. Quelqu’un devrait les remplacer. Le Vieux entra directement dans la baraque pour dormir, tandis qu’Alta fit un détour par la remise pour vérifier que l’ânesse, Grommelle, se portait bien. Quand il passa par l’estrade, Dashvara lui lança la question rituelle :
— Grommelle va bien ?
— Elle grommelle —sourit Alta. Posant un regard las sur les marécages, il ajouta— : Comme j’aimerais m’envoler et sortir de cet abîme. Pas toi, Dash ?
Il n’attendit même pas qu’il lui réponde : Alta lui donna une tape sur l’épaule et, traînant les pieds, il disparut à l’intérieur de la baraque. Dashvara soupira.
S’envoler, hein ? Si seulement les plumes de l’Oiseau Éternel pouvaient être de vraies plumes. Si seulement nous pouvions avoir des ailes.
Après quelques instants, il arriva de nouveau à une conclusion :
Tant de monotonie commence à nous faire perdre espoir. Il va falloir penser à un nouveau plan pour s’évader de cet endroit. Il secoua la tête. Mais lequel ?
Il était ironique de penser à cela juste quand toute une patrouille se trouvait incapable de faire quatre pas sans vider ses entrailles. Tout de suite, nous ne sommes pas précisément en condition de fuir où que ce soit, soupira-t-il.
— Pourquoi tu soupires ? —demanda Makarva. Il venait de s’adosser au mur, derrière lui, pour échapper à la puanteur.
— J’ai soupiré ?
— Tu as soupiré —confirma Makarva. Il prit le balai et commença à nettoyer l’estrade—. Ah —il sourit—. Tu viens encore de soupirer.
Dashvara lui rendit son sourire.
— J’étais en train de penser à l’évasion. C’est-à-dire, à la septième évasion.
Makarva s’arrêta, s’appuyant sur son balai.
— Moi aussi, j’y ai pensé —admit-il—. À vrai dire, comme nous tous, sûrement. Tu sais ? Nous devrions penser à la huitième. Les fédérés disent que le nombre sept porte malchance.
Dashvara rit, étonné.
— Tu es superstitieux maintenant, Mak ?
— Moi ? —Ses yeux sombres scintillèrent—. Un joueur de katutas professionnel n’est jamais superstitieux.
Dashvara roula les yeux et, pendant que Makarva reprenait son balayage avec une moue amusée, il reposa son regard sur la cime des arbres, loin en contrebas. Une subite pensée lui arracha un sourire moqueur.
— Mak, as-tu pensé que, le jour où nous quitterons cet endroit, il pourrait nous manquer ?
Makarva donna un, deux coups de balai de plus avant de se tourner vers lui, franchement surpris.
— Nous manquer ? —répéta-t-il—. Tu veux dire, la boue, les orcs, les milfides et les diarrhées ? —Dashvara avait croisé les bras, absorbé dans ses pensées. Makarva s’esclaffa—. C’était une de tes questions philosophiques, pas vrai ?
Dashvara se leva et contempla les marécages. Oui, ils étaient beaux, impressionnants, magnifiques, gigantesques. Et dégoûtants.
— Penses-y —dit-il cependant—. La vie est emplie de mystères. Nous avons beaucoup appris pendant ces trois ans. Si autrefois nous étions frères, maintenant nous sommes presque comme un seul homme. Nous nous supportons tous avec une impressionnante facilité. Tu as remarqué que je ne me plains plus quand tu joues n’importe comment ?
— Parce que, toi aussi, tu joues n’importe comment.
— Oh. Vraiment ? —Dashvara rit—. Mais je parle sérieusement. Malgré tous les malheurs qui peuvent arriver, les bonnes choses sont toujours plus importantes et, par conséquent, elles doivent retenir davantage notre attention. C’est pourquoi, quand nous nous en irons, je penserai aux marécages d’Ariltuan en me souvenant de nos conversations, de nos courses, de nos jeux, de nos… Maudites mouches ! —s’exclama-t-il ; il claqua sa main sur son front.
Makarva s’esclaffa d’un rire bruyant.
— Tu te rappelleras sûrement des mouches. Et moi, je me rappellerai comment tu as appris à te donner des gifles —commenta-t-il.
Ils entendirent le bruit caractéristique de la canne de Sashava et se turent. Dans une situation comme celle-ci, Dashvara devinait clairement les pensées de Sashava : on ne doit pas rire quand huit frères se trouvent dans un état critique. L’homme venait de s’arrêter dans l’encadrement de la porte. Il avait les sourcils froncés. Et quand Sashava avait les sourcils froncés de cette façon, cela n’augurait rien de bon. Il les considéra tous deux d’un regard perçant.
— Tous ont un pied dans la tombe —grogna-t-il—. Le médecin dit que c’est la faute de la nourriture. Ce qui est étrange, c’est que cela n’ait affecté que la patrouille de Zorvun, parce que, moi, j’ai dîné la même chose. —Ses épaules osseuses se soulevèrent—. Dites-moi, vous deux, vous étiez de garde quand nous avons dîné avec les autres, n’est-ce pas ? Après, vous avez goûté la soupe ?
Dashvara pâlit. Makarva avala sa salive de travers.
— Tu demandes si… si nous avons goûté la soupe ? —bégaya Dashvara.
Sashava ferma brièvement les yeux et soupira.
— Si cela ne nous a pas encore affectés, il faut espérer que cela ne nous affectera plus maintenant. Allez dans la remise et apportez du bois. Nous allons faire bouillir toute l’eau qui nous reste. Peut-être que ça vient de là. Cela pourrait aussi être les légumes de Maltagwa, mais… —Il se racla la gorge sans terminer la phrase—. Personne n’a remplacé Sédrios et Alta ?
— Personne —confirma Dashvara, de plus en plus nerveux—. Tu crois vraiment que c’était la soupe, Sashava ? Mais, et le nuage de fumée verte ?
Sashava avait les yeux posés sur la palissade.
— Aucune idée —répondit-il.
Dashvara aurait préféré une réponse plus claire, mais Sashava avait la tête ailleurs. Finalement, celui-ci lâcha :
— Je vais réveiller Miflin et Zamoy. Vous, allez chercher le bois.
Dès qu’ils furent dans la remise, Makarva poussa un gémissement et Dashvara s’inquiéta :
— Tu as déjà mal ?
— C’est mon âme qui a mal —expira Makarva, en prenant une bûche.
Dashvara secoua la tête.
— Moi, j’ai bu un bol entier…
— Et, moi, j’ai fini tout ce qui restait —lui communiqua Makarva sur un ton brusquement détendu—. Bah, bah, bah. Dash, garde le moral. Tu sais bien que la Compassion et la solidarité ont toujours été très unies. Nous n’allions pas laisser le capitaine souffrir sans souffrir nous aussi, n’est-ce pas ?
Dashvara se contenta de le regarder et de soupirer. S’ils commençaient à avoir plus de malades que de patrouilleurs bien portants… ceci pouvait être le début d’une catastrophe. Avant de sortir de la remise, il lança à l’ânesse :
— Bonjour, Grommelle. Espérons que tu ne te retrouveras pas ici toute seule sans patrouilleurs pour s’occuper de toi, hein ?
L’ânesse lui rendit son regard avec des yeux intelligents et affables. Sacrée ânesse, sourit Dashvara. Mais son sourire s’effaça quand, jetant un coup d’œil vers le ciel, il le vit aussi ensoleillé. La journée était si belle… et ils en profitaient si peu.
Dans la baraque, le médecin de Rayorah faisait mâcher des herbes aux malades. Quelques minutes plus tard, il leur fit boire de l’eau bouillie et il leur conseilla de jeter l’eau d’un des tonneaux où il avait trouvé une bestiole morte. Il avait une expression désolée.
— Je ne comprends pas comment ces choses ne vous arrivent pas plus souvent. Ceci est une porcherie.
Penché auprès du capitaine, Dashvara fronça les sourcils et réprima un sifflement. Sashava s’irrita depuis la table.
— Une porcherie ? Nous nettoyons le baraquement toutes les semaines, docteur. Et l’eau que nous avons est de l’eau de pluie parfaitement propre. —Sashava marqua un temps d’arrêt, se rendant peut-être compte qu’il était en train d’affirmer quelque chose qui, de toute évidence, n’était pas très vrai—. Ils vont donc s’en sortir, n’est-ce pas ?
Le médecin secoua la tête, debout, entre les malades.
— Je ne pourrais pas l’affirmer, mais je dirais que c’est très possible… si vous continuez à leur donner de l’eau régulièrement. Ils ne doivent pas se déshydrater, c’est le plus grand danger qu’ils courent maintenant. Avec un peu de chance, ils seront sur pied en quelques jours.
— Et le nuage de fumée verte ? —s’enquit Shurta dans un filet de voix.
Le docteur médita.
— Peut-être que c’était une hallucination. Je ne sais pas —ajouta-t-il en voyant que plusieurs malades sortaient de leur torpeur pour protester—. Je regrette, je ne peux rien faire de plus pour vous. Je vous laisse à la charge de votre médecin. Qu’ils continuent à mâcher les feuilles que je vous ai données. Et appelez-moi si les choses empirent.
Sédrios le Vieux se leva et lui adressa une salutation cordiale.
— Merci, docteur. Si nous pouvons faire quelque chose pour vous, vous n’avez qu’à demander.
Plusieurs Xalyas firent écho à ses remerciements et le médecin eut un sourire forcé ; ses yeux brillaient. Dashvara ne sut si c’était à cause de l’émotion ou de l’odeur. En tout cas, on le voyait anxieux de sortir de là.
— Contentez-vous de rester en vie —répondit-il simplement.
Il effectua un geste éloquent de la tête vers Tsu et sortit de la baraque. À peine fut-il parti qu’un mouvement du capitaine attira l’attention de Dashvara. Zorvun avait la peau verdâtre et les yeux secs mais brillants de fièvre. Il venait d’écarter le bol d’eau et il lui saisit la main, comme pour lui demander de ne pas s’éloigner. Dashvara demeura auprès de lui, luttant contre la préoccupation.
— Et toi, mon garçon, pourquoi tu ne l’as pas remercié ? —murmura Zorvun.
Dashvara arqua un sourcil, comprenant qu’il parlait du médecin. Il savait par expérience que, quand on était malade, l’importance que l’on donne aux choses est assez aléatoire. Naturellement, de là à délirer il n’y avait qu’un pas. Il soupira et il allait répondre qu’il n’était pas besoin de cribler les gens de remerciements, mais il se ravisa.
— Eh bien, capitaine. Je crois que c’est parce que le premier docteur officiel que j’ai connu ne m’a pas laissé une très bonne impression —médita-t-il. Il sourit en se souvenant comment, à Dazbon, il avait expulsé le docteur Exipadas de chez ce ternian pour éviter qu’il lui fasse une saignée.
Le capitaine sourit. Il connaissait l’histoire. Tous la connaissaient.
— Continue à boire —lui conseilla Dashvara, en approchant le bol.
Très lentement, le capitaine décolla les lèvres.
— Bois —insista Dashvara. Il soupira de soulagement quand il le vit boire tout le contenu.
— Mon garçon —croassa alors Zorvun, en se rallongeant—. Je voulais te dire deux choses. Deux choses importantes.
Dashvara le scruta, mal à l’aise.
— Ce ton ne me plaît pas trop, capitaine. Tu n’as pas l’intention de m’annoncer tes dernières volontés au moins ?
Le capitaine Zorvun grogna et l’ignora.
— La première est une promesse.
— C’est ce que je craignais.
— Tais-toi et écoute. —Sa voix était si faible que Dashvara dut s’incliner davantage. Il sentit son cœur se glacer—. Écoute —répéta Zorvun—. Je voudrais que tu me promettes que, si je meurs, tu accepteras d’être le nouveau capitaine.
Dashvara réprima l’envie de lever les yeux au plafond. Capitaine ? Et puis quoi, Zorvun : tu ne vas pas mourir et tu le sais. Et tu sais aussi que je n’ai pas assez de charisme pour être capitaine. La moitié de mes compagnons devrait l’être avant moi. Je suis le plus jeune après les Triplés et que je sois l’héritier du seigneur Vifkan n’a pas beaucoup d’importance maintenant. Mais peu importe, continue à délirer si tu en as envie.
Le capitaine insista :
— Tu me le promets ?
Dashvara haussa les épaules.
— Si ma promesse t’importe tant, je te le promets. Mais je t’avertis que, moi aussi, j’ai bu de cette soupe. Si tu meurs, je mourrai comme toi. Probablement.
Zorvun le regarda dans les yeux et, un instant, Dashvara sentit qu’il le sondait comme s’il étripait un lapin. Puis, il agita doucement la tête et reprit :
— Je voulais aussi te dire, Dash, que je suis fier de toi.
Dashvara souffla. Ça, il ne s’y attendait pas.
— Fier de moi ? Et pourquoi le serais-tu, capitaine ?
Zorvun esquissa un sourire et répondit :
— Parce que tu es un bon gars et parce que je sais que tu vas réussir à faire sortir les Xalyas de Compassion en vie.
Il ferma les yeux et Dashvara le contempla, horrifié, croyant qu’il était mort d’un coup, comme ça, sans plus, l’abandonnant cruellement. Puis il vit que sa poitrine continuait à se soulever au rythme de sa respiration et il se calma.
Ta confiance m’honore, Zorvun, pensa-t-il, tout en se relevant avec lourdeur. Mais le shaard Maloven m’a déjà dit que j’allais sauver les terres xalyas d’un terrible orage et, de toute évidence, sa clairvoyance a plutôt laissé à désirer. Il tituba vers la sortie et croisa Boron et Maltagwa qui revenaient de Rayorah. Il se contenta de leur adresser un sourire tremblant avant de sortir. Commençait-il donc déjà à ressentir les effets de la soupe contaminée ? Il s’effondra sur la chaise de l’entrée et, après quelques instants où il ne sut déterminer si ce qu’il éprouvait était un malaise ou de la simple nervosité, il pensa avec une totale certitude : Je ferai tout mon possible pour sortir d’ici en vie avec mes frères, Zorvun. Mais tu viendras avec nous.
Une main sombre apparut devant ses yeux avec des feuilles en forme de lune dans sa paume. Dashvara leva les yeux et tomba sur le regard compatissant de Tsu.
— Mâche.
— Je ne suis pas malade, Tsu.
— C’est bon pour la flore intestinale de toute façon —assura le drow.
Dashvara fit ce qu’il lui demandait. Le goût était particulièrement désagréable et il grimaça mais continua à mâcher.
— Ne l’avale pas —conseilla Tsu—. C’est une feuille de dorcho. Le docteur a été très généreux en nous laissant toutes celles qu’il avait apportées. Cette plante est chère. Elle vient du sud, des montagnes.
— Des montagnes de Duhaden ? D’où viennent tes ancêtres ?
Le drow acquiesça et Dashvara le détailla du regard. Tsu était épuisé, mais il était toujours en bonne santé et sur pied. Visiblement, il était encore plus indestructible que le capitaine Zorvun.
— Toi, tu ne mâches pas de feuille de dorcho, Tsu ? —lui demanda-t-il.
Un sourire blanc se dessina sur le visage de son ami.
— Je suis un drow. Je résiste mieux à ce genre d’infections. En plus —ajouta-t-il, plus grave—, je ne suis pas si sûr maintenant que cela vienne de la nourriture. C’est étrange que seule la patrouille de Zorvun ait ressenti les effets. Ce nuage vert… pourrait être plus qu’une hallucination.
Dashvara fronça les sourcils et cessa de mâcher.
— Tu crois qu’une créature que nous ne connaissons pas… ?
— Cela se pourrait.
— Ou alors ceux de Sympathie —grommela Dashvara.
— Cela se pourrait aussi.
Dashvara arqua un sourcil, surpris.
— Vraiment ?
— Bon. Techniquement oui. Les magaras de fumée toxique existent. Mais je ne vois pas pourquoi les Sympathiques feraient ça. Ce sont peut-être des brutes et ils nous ont déjà fait pas mal de mauvais coups, mais il n’est pas dans leur intérêt de se retrouver sans voisins pour protéger leurs flancs.
— Il suffit qu’un seul de ces fous soit capable de le faire —soupira Dashvara.
Tsu avait raison. Le nuage de fumée était une coïncidence trop étrange pour y croire. Et si huit Xalyas disaient que ce n’était pas une hallucination, c’est que ce n’en était pas une. Quelle que soit l’opinion du médecin de Rayorah, la soupe de la veille était très probablement en parfait état. S’il mettait de côté la tension qui le rongeait au dedans, lui-même se sentait en pleine forme. Il inspira et expira calmement durant une longue minute et Tsu allait rentrer quand un son de cloche venue de la tour le retint. Quatre coups ou plus indiquaient une attaque au baraquement. Trois coups, une attaque au sud et deux, une attaque au nord. Un seul coup signifiait une visite. Intrigué, Dashvara se tourna vers les prairies et caressa sa barbe tandis qu’un mélange de curiosité et de contrariété l’envahissait.
Trois cavaliers vêtus de capes noires se dirigeaient vers Compassion.