Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

23 La furie

— J’ai marché sur quelque chose.

— C’était ma botte, Duc.

— Oups… Désolé, Dash.

— Ce n’est rien.

— Silence ! —intervint Azune dans un murmure.

Rowyn, Azune, Dashvara et Rokuish, munis de l’énorme échelle, venaient de s’arrêter dans une ruelle du District du Port située à l’opposé de la porte principale de la demeure esclavagiste. L’arrivée de Rokuish au sein du groupe avait tout compte fait plutôt réjoui les Frères de la Perle. Naturellement, ils l’avaient pris pour un guerrier steppien en le voyant porter un sabre, et cet entêté de Rok n’avait pas jugé nécessaire de les détromper.

Dashvara soupira mentalement et, imitant Azune, il jeta un coup d’œil hors de la ruelle. Théoriquement, d’après Rowyn, la Gemme et la Bougie brillaient dans le ciel. Mais celui-ci était nuageux et Dashvara avait l’inquiétante certitude que, si une bande d’esclavagistes les avait observés depuis le mur d’en face, il ne l’aurait pas vue.

— Quelqu’un voit-il Tildrin ? —s’enquit Azune, en plissant les yeux.

Ils avaient envoyé le vieux voleur et le mage fou en éclaireurs surveiller la porte principale. Dashvara secoua la tête.

— Je ne vois rien.

Rowyn souffla.

— Eh bien, si, nous, nous ne le voyons pas, lui, il va avoir encore plus de mal à nous voir.

Ils demeurèrent un instant silencieux. On entendait le bruit sifflant de la brise dans les cordages des bateaux ainsi que le clapotis de l’eau contre la pierre de la digue. Alors, un étrange chant s’éleva et Dashvara fit un bond.

— Qu’est-ce que c’est ? —marmotta-t-il.

— Une chouette —répondit Azune—. Un oiseau.

Rowyn posa une main apaisante sur son épaule et Dashvara se rendit compte que ses propres mains s’étaient refermées sur le pommeau de ses sabres. Il se détendit un peu.

— Bon. Comment allons-nous savoir si Arviyag est parti si ces deux-là ne reviennent pas ?

— Ils viendront —assura Rowyn. Un instant, Dashvara envia sa confiance. Puis il se contenta d’attendre.

Alors que, dans le District du Dragon, les rues étaient encore un peu animées à cette heure, dans celui du Port, tout était désert. Rokuish bâilla et Dashvara mit une garfia dans sa bouche. Il lui en restait encore quelques-unes et il les partagea avec les autres, question d’équité. Azune souffla.

— Si Arviyag ne sort pas, je vais vous tirer les oreilles, à toi et au Duc.

— Il sortira —affirma Dashvara.

— C’est une question de foi ?

— Peut-être —admit-il.

— C’est ce que je craignais… —soupira Azune. Et elle s’éloigna pour jeter un nouveau coup d’œil hors de la ruelle.

Un temps interminable s’écoula avant qu’Axef n’apparaisse en courant au milieu de la rue, suivi de Tildrin. Le mage, en les voyant, laissa échapper un petit rire. Même dans l’obscurité, les perles qui ornaient sa tunique orange reflétaient la lumière. Azune siffla.

— On ne peut pas être plus discret.

— Il est sorti —répliqua Axef.

Le soulagement fut général. Selon Azune, il n’était pas si évident qu’Arviyag accepte une rencontre informelle avec Wanissa en cachette de messire Faerecio. Rowyn donna un coup de coude à la semi-elfe.

— Je te l’avais dit.

Aussitôt, Dashvara reprit sa place près de l’échelle.

— Tu as apporté mes affaires ? —demanda le mage à Rowyn.

Le Duc acquiesça en grognant et lui passa deux sacs. Dashvara aurait voulu demander ce qu’ils contenaient, mais Rowyn souleva l’échelle et il dut suivre le mouvement.

— En marche —murmura le Frère de la Perle.

Ils sortirent de la ruelle et parvinrent près du mur de l’édifice en tentant de percer les ombres du regard. Il n’y avait personne, ou du moins on n’entendait aucun bruit suspect.

— Déployons-la —dit le Duc.

L’escalier de bois avait un mécanisme rotatif. Ils la déployèrent dans la rue qui entourait l’édifice et, à tous les trois, le Duc, Rok et Dashvara tirèrent dessus.

— Doucement —chuchota Rowyn—. Ça, c’est la partie qui va en haut.

L’extrémité que signalait Rowyn était recouverte de coussinets pour étouffer le bruit quand l’échelle heurterait le bord de la terrasse. Ils la relevèrent et l’installèrent. Rowyn l’essaya.

— On dirait que ça tient.

— Évidemment que ça tient ! —murmura Tildrin.

Le Duc, déjà perché sur l’échelle, déclara :

— Azu, surveille la porte principale. Souviens-toi : si tu vois Arviyag arriver avant que Tildrin t’ait dit que nous sommes sortis, reviens ici et replacez l’échelle.

La semi-elfe était de mauvaise humeur. Elle ne répondit pas.

— Tildrin, Rokuish, soutenez l’échelle et, ensuite, retirez-la. Dash, Axef : allons-y.

Le Duc commença à monter. Le Shalussi soupira et Dashvara devina sans difficulté que son assignation ne l’enchantait pas particulièrement. Aurais-tu préféré grimper, courageux Shalussi ? Dashvara sourit.

Dès que le kampraw arriva en haut, Axef commença à monter avec ses deux sacs suspendus autour du cou ; personne n’aurait dit qu’il n’aimait pas les échelles vu la vitesse à laquelle il avançait. Dashvara jeta un coup d’œil inquiet autour de lui. Cela lui semblait incroyable que personne n’ait encore eu l’idée de passer dans la rue.

— C’est ton tour, Dash —susurra Rokuish.

Dashvara réajusta le foulard autour de sa tête et commença à monter.

— Eh ! —l’appela le Shalussi à voix basse. Dashvara abaissa le regard—. Ne fais aucune folie, d’accord ?

Dashvara se contenta de secouer la tête et de continuer à escalader. En haut, la terrasse, d’une soixantaine de pas de long et une trentaine de large, était ample et entièrement dégagée. Il aperçut les deux silhouettes du Duc et d’Axef penchées près d’un rectangle plus noir que le reste. Tout avait l’air de se passer à la perfection. Il bougea l’échelle pour que Rok et Tildrin sachent qu’ils pouvaient la retirer et il se hâta de rejoindre Axef et Rowyn. Le mage venait de sortir quelque chose de son sac et le versait à présent sur ce qui semblait être les gonds de la trappe.

— Vous avez vérifié qu’elle était fermée, au moins ? —s’enquit tout bas Dashvara.

Rowyn soupira et, d’un geste, l’invita à se taire. Après avoir achevé sa tâche, Axef sortit d’un air grave des gants noirs, les enfila et plaça ses deux mains sur la ligne de poudre qu’il avait laissée sur la jointure de la trappe. Ce qu’il fit ensuite fut plus rapide que ce que Dashvara aurait cru : le produit répandu commença à étinceler comme de la lave blanche. Dashvara sentit son estomac se nouer, mais il ne s’écarta pas. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait une personne lancer un sortilège.

Quand le dernier éclat blanc s’éteignit, les gonds avaient disparu et Dashvara paria que tout le fer qui maintenait la trappe fermée avait fondu. Axef recula et s’assit sur le sol.

— Prêt —fit-il—. Maintenant, à vous de la soulever, les amis.

Rowyn passa une barre de fer courbe à Dashvara et ils l’utilisèrent comme levier pour ouvrir la trappe. Ce ne fut pas facile, vu que la porte était épaisse et pesait autant qu’un cheval. Finalement, ils la firent glisser sur la pierre de la terrasse, découvrant un trou noir.

— Je ne sais pas pourquoi, je croyais que tous les gardes nous attendraient derrière la trappe —commenta Axef. Il avait presque l’air déçu.

Soufflant, Dashvara rendit le levier à Rowyn et sortit la lanterne de voleur de Zaadma. Il la frotta. Une lumière étincela, illuminant doucement l’intérieur de la pièce. Celle-ci était grande. En fait, ce n’était pas une pièce mais les escaliers intérieurs de l’édifice. Une petite échelle descendait jusqu’au sol.

— Vas-y, descends avec ta lumière —lui dit le Duc.

Dashvara descendit. Il n’entendait pas un bruit. Se pouvait-il que tous soient endormis mis à part les gardes de la porte ? Tant qu’ils ne dormaient pas dans le bureau d’Arviyag…

Rowyn atterrit près de lui et Axef le suivit. Dashvara capta clairement le regard d’avertissement que le Duc lança au mage : si tu ouvres la bouche maintenant, je te haïrai toute ma vie, semblait-il lui dire silencieusement. Axef roula les yeux et indiqua une porte au fond du couloir, la mine éloquente. Dashvara aurait voulu lui demander comment il pouvait être aussi sûr que cette porte était celle du bureau. Il guida ses deux compagnons jusqu’à ladite porte, passant devant deux autres. De l’autre côté, il y avait une rampe par-dessus laquelle on apercevait les trois volées d’escalier et une partie du rez-de-chaussée. Si quelqu’un monte, nous le verrons venir de loin, se réjouit-il.

Axef indiqua la serrure de la porte et Dashvara l’éclaira avec la lanterne. Pendant que le mage travaillait pour forcer ou plutôt pour désintégrer la serrure, la nervosité s’intensifia. Rowyn s’éloigna pour s’assurer que personne n’approchait. Il s’agitait comme un chat inquiet. Enfin, on entendit un craquement et la porte s’ouvrit.

— Surprenant, n’est-ce pas ? —murmura Axef. Ses yeux pétillants détaillaient le visage de Dashvara. Dissimulant son trouble sans y parvenir, le Xalya se tourna vers Rowyn pour lui faire signe. Il perçut très clairement le sourire moqueur qui étira les lèvres du mage.

— Reste ici —murmura Rowyn quand il poussa la porte. L’intérieur était aussi silencieux que le reste. Le Duc tendit la main pour lui demander la lanterne ; avec un soupir, Dashvara la lui donna et demeura seul devant la porte entrouverte, dans une obscurité absolue.

Il entendait distinctement des bruits de tiroir qu’on ouvre et des froissements de papiers et il se demanda comment diables les gardes pouvaient ne pas les entendre. Puis il se demanda ce qu’il ferait si un esclavagiste apparaissait derrière l’une de ces portes et le voyait. Le tuer ? Sans doute. Mais cela allait être difficile à faire avant qu’il ne pousse un cri.

Il perçut un bruit de voix et se raidit. Puis il comprit que c’étaient Rowyn et Axef. Ils parlaient. Par tous les diables, ils vont réveiller tout le monde… Dashvara serrait le pommeau d’un de ses sabres comme si un orc avait essayé de s’en emparer. Il ne pouvait oublier le soulagement qu’il avait éprouvé quand Rok lui avait remis les deux sabres d’Orolf : entrer dans la maison d’un esclavagiste avec une simple dague aurait été pour lui comme se jeter sans ailes du haut d’une tour. C’était une question plus psychologique qu’autre chose, puisque, de toutes façons, avec deux sabres, il n’aurait pas pu affronter tous les hommes d’Arviyag et survivre.

Il y eut un tintement métallique ; un juron ; et un petit rire. Puis on entendit distinctement :

— Tu es idiot, Axef.

La porte s’ouvrit et Rowyn aveugla Dashvara avec sa lanterne. Le Xalya entra en sifflant :

— Vous êtes devenus fous ?

— Nous avons un problème —lui communiqua le Duc et il montra avec la lanterne un grand coffre en fer—. Nous pensons que les papiers sont là. Crois-tu qu’à nous deux, nous pourrions le transporter ?

Dashvara le regarda fixement.

— Et passer par l’échelle avec ça ? Je ne crois pas, républicain.

Rowyn acquiesça tristement.

— Moi non plus, je ne crois pas, steppien.

Brusquement, la pièce s’illumina un dixième de seconde et un tonnerre retentit. Oh, non, se lamenta Dashvara. Un autre orage ? La pluie tambourina contre les vitres.

— Alors, j’essaye de l’ouvrir ? —demanda Axef, assis près du coffre-fort.

Rowyn acquiesça à contrecœur.

— Mais, je t’en supplie, n’abîme pas le contenu. Dash, sors d’ici et surveille.

Dashvara ressortit du bureau et tendit l’oreille. On n’entendait que la pluie et les coups de tonnerre. Finalement, l’orage ne tombait pas si mal à propos…

Un éclair illumina le couloir, traversant le trou de la trappe. L’enfer semblait avoir déchaîné les cieux. Alors, Dashvara blêmit.

— Oh, non —murmura-t-il. Il se précipita vers la trappe et examina le sol. Un ruisseau était en train de se former, se dirigeant droit sur la rampe. Et comme celle-ci n’avait pas de socle, l’eau avait déjà commencé à goutter jusqu’au rez-de-chaussée. Il fallait espérer qu’aucune personne passant par là ne s’en rendrait compte… Bien sûr, et il faut aussi espérer que nous sortirons d’ici en vie avec les preuves. Après tout, espérer ne coûte rien…

Il entendit un bruit de porte derrière lui et se leva d’un bond, se plaquant contre le mur. Un instant, il crut que c’était le Duc, mais non. C’était un enfant. Il ne devait pas avoir plus de six ans. Il put le voir, car le petit garçon portait une bougie dans une de ses menues mains. Quand celui-ci se tourna vers lui, Dashvara sentit son cœur défaillir. Cependant, il ne sembla pas le voir : la trappe ouverte retint toute son attention.

— Oh… —fit-il, surpris.

Après une hésitation, il se tourna vers les escaliers. Juste à temps. Un éclair illumina tout le couloir. Puis celui-ci replongea dans l’obscurité, dissimulant à nouveau Dashvara. La lumière de la bougie s’éloigna avec les pas silencieux de l’enfant. Pourquoi fallait-il que ce soit un enfant et non un maudit esclavagiste ?

Dashvara réprima un grognement et entra dans le bureau en trombe.

— Nous devons sortir d’ici tout de suite —déclara-t-il, les mots se bousculant dans sa bouche—. Un enfant a vu la trappe ouverte et il a descendu les escaliers.

— Aide-moi —fut tout ce que répliqua le Duc.

Dashvara constata que le coffre-fort était toujours intact. Le mage haletait et titubait, comme un ivrogne.

— Un puissant désintégrateur, hein ? —ironisa Dashvara, la voix paniquée.

Rowyn le foudroya du regard.

— Le coffre-fort est protégé par des enchantements. Nous ne pouvions pas le deviner. Aide-moi à l’emporter. Nous n’avons pas d’autre solution.

Dashvara l’aida et souffla.

— Ça pèse autant qu’un cheval, ça.

Il sortit du bureau à reculons et, comme le monter par l’échelle était impensable, il tourna vers les escaliers.

— Mais où tu vas là ? —haleta Rowyn—. Nous pourrions au moins essayer de monter ça sur le toit.

Dashvara serra les dents sous l’effort.

— Impossible. Et d’ici, soit je sors avec les preuves, soit je sors avec les prisonniers, tu choisis.

Rowyn ne protesta pas. Il était clair qu’au premier étage il n’y avait personne : sinon, la maison aurait déjà été en ébullition depuis longtemps. La descente des escaliers fut laborieuse. Axef chancelait en dérapant contre la rampe ; Rowyn et Dashvara posaient le coffre-fort toutes les deux ou trois marches, s’efforçant de moins en moins de ne pas faire de bruit… Et finalement, ils arrivèrent en bas. Ils posèrent leur fardeau sur une table du couloir aussi discrètement que possible.

— Et où est donc cet enfant ? —s’enquit Rowyn en chuchotant—. Tu es sûr de ne pas avoir rêvé, Dash ?

— Si seulement tu pouvais dire vrai.

Dashvara passa sa manche sur son front et ses joues. Il était trempé de sueur.

— Et si les preuves ne sont pas dans ce coffre ? —demanda-t-il.

Rowyn haussa les épaules et regarda au fond du couloir juste quand un éclair l’illuminait. Il blêmit.

— Dash. Le gamin.

Dashvara se retourna et tendit la main juste à temps pour empêcher Axef de s’effondrer contre la table.

— C’est le manque d’entraînement —assura le mage, la voix pâteuse—. Comme on ne me laisse pas lancer de sortilèges…

Dashvara tendit le cou et vit enfin l’enfant. Il approchait avec sa bougie comme dans un cauchemar. Des sons sortirent de sa gorge d’enfant. Il ne comprit rien.

— Qu’a-t-il dit ? —murmura-t-il.

Rowyn secoua la tête et Axef répondit :

— Il nous demande si nous sommes des amis de son frère et si, nous aussi, nous nous sommes réveillés à cause de l’orage.

— Eh bien, dis-lui que oui à tout —lança Rowyn—. Et que le mieux qu’il puisse faire, c’est de retourner dans sa chambre sans bruit.

Dashvara n’aimait pas du tout cette situation. Axef se chargea de traduire et l’enfant et lui se mirent à parler jusqu’à ce que le mage acquiesce, le prenne par la main et se dirige vers les escaliers sans presque tituber. Rowyn et Dashvara le suivirent du regard, sans comprendre.

— Où vas-tu, Axef ? —demanda le Duc.

— Où va le monde ? —répliqua Axef et il expliqua— : Il dit qu’il a peur de l’orage, mais qu’un certain Paopag, qui normalement s’occupe bien de lui, est sorti avec son frère. Alors je le raccompagne en haut jusqu’à sa chambre.

Dashvara s’étrangla et Rowyn contempla son compagnon, la bouche ouverte, tandis que celui-ci commençait à gravir les escaliers avec l’enfant.

— Axef… —croassa Rowyn d’une voix étouffée.

Prenant une soudaine décision, Dashvara saisit ce dernier par le bras pour le faire taire et lança au mage dans un murmure :

— Toi, sors par en haut, compris ? —Axef acquiesça tout en s’éloignant et Dashvara soupira—. Au moins, nous sommes débarrassés du gamin.

Et du mage. Quand Rowyn était de mauvaise humeur, il avait la même expression qu’Azune, observa Dashvara. Le Duc indiqua le coffre.

— Ton idée de descendre les escaliers a été géniale. Comment va-t-on sortir avec ça ? Par la grande porte ?

Dashvara se lissa la barbe. Il ne s’était pas encore habitué à l’avoir si courte.

— C’est la seule possibilité —admit-il—. Les fenêtres ont des barreaux et, sans le mage, nous ne pouvons pas faire grand-chose.

En plus, l’autre porte de sortie était celle de l’entrepôt et, très probablement, les quartiers des gardes se trouvaient là. Dashvara dégaina ses sabres.

— Attends-moi là —murmura-t-il.

Le blond acquiesça, avalant sa salive. Dashvara était sur le point d’arriver à l’endroit qui, à son avis, devait donner sur le vestibule et l’entrée principale, quand un soudain bruit de sabots le paralysa. Arviyag ? Si tôt ? Ou peut-être n’était-ce pas si tôt que ça. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était, mais il ne lui semblait pas avoir entendu le gong du temple sonnant minuit et, d’après Rowyn, il devait sonner. Peut-être que le tonnerre avait étouffé le bruit.

Si Arviyag revenait, il le ferait avec son escorte ; cela ajouté aux deux gardes de la porte qui étaient sûrement restés là à attendre son retour… Tout cela représentait un nombre considérable d’adversaires. Peut-être aurait-il pu sortir en force, mais il l’aurait fait sans Rowyn… et sans les preuves.

Dashvara rengaina ses sabres et fit demi-tour. Il poussa la porte la plus proche du coffre-fort et laissa presque échapper un petit rire hystérique en voyant qu’elle n’était pas fermée.

— Réponds, Duc —fit-il— : Il est encore temps pour toi de fuir par la terrasse. Tu veux sortir ces preuves ou tu veux vivre ?

— Arrête de poser des questions ridicules —répliqua Rowyn.

Dashvara secoua tristement la tête ; il n’avait pas le temps de faire des discours. Sans un mot, Rowyn et lui soulevèrent le coffre et s’enfermèrent dans la nouvelle pièce. C’était… un garde-manger ? Ça en avait tout l’air. Dashvara expira doucement pour se calmer. S’enfermer dans un trou n’était pas une bonne idée, non, ça ne l’était pas. Mais, vu la situation, il commençait à comprendre que la possibilité d’évasion était à présent presque nulle.

Des rires résonnèrent dans le vestibule, puis dans le couloir. Heureusement, ou malheureusement, ils parlaient en langue commune.

— On ne peut plus imbécile —riait l’un—. Il croyait qu’il allait se battre en duel comme si nous étions égaux. Bah, je me suis débarrassé d’un poids. Cette jeune fille va regretter cette nuit durant le reste de sa vie. —Il s’esclaffa de nouveau.

Arviyag, comprit Dashvara, horrifié. Cependant, les mots ne parvenaient pas à acquérir un sens logique dans son esprit. Il était bien trop occupé à imaginer les esclavagistes ouvrant le garde-manger et les découvrant avec leur coffre-fort.

— Mais vous l’avez tué ? —demandait un autre sur un ton curieux.

— Je ne pourrais l’affirmer. Paopag lui a planté son poignard dans le dos alors qu’il lançait sa diatribe et nous sommes partis au galop. —Il laissa échapper un gros rire—. Si seulement toutes les nuits étaient aussi palpitantes. Leriyag, prépare-moi un bain, veux-tu ?

On entendit des bruits de pas dans les escaliers. Ils ne tarderaient pas à découvrir le bureau dévalisé et, alors, même les fourmis ne pourraient s’échapper de la maison. Dashvara, qui soutenait la lanterne de voleur contre sa poitrine pour étouffer la lumière, comprit enfin ce qui avait pu se passer. Alors qu’Arviyag attendait Wanissa, Almogan s’était présenté au rendez-vous pour le provoquer en duel. Quel idiot ! Quel imbécile ! Quel… ! Il refoula ses pensées, affligé. Il ne trouvait pas un mot adéquat pour qualifier l’agissement du secrétaire.

Qu’un éclair te foudroie, Arviyag !, vociféra-t-il mentalement.

Alors, il remarqua le regard de Rowyn. Il était assis, très droit, entre deux grands sacs, et il avait la tête de celui qui vient de voir ce que mourir signifie réellement. Il fallait y penser avant d’entrer, l’ami. Dashvara esquissa une moue amère et jeta un coup d’œil au coffre-fort. Il avait un mécanisme avec des chiffres et il devinait qu’avec le bon numéro, on pouvait l’ouvrir. Encourageant, sans aucun doute. Il suffisait d’avoir le bon numéro.

Il ferma et rouvrit les yeux. Un moment, il considéra sérieusement la possibilité de sortir avec Rowyn par la porte principale, de tuer les deux gardes de l’entrée et de partir en courant. Mais, même s’ils y parvenaient, ils n’auraient rien fait d’autre que provoquer l’alarme et les vingt-cinq Xalyas se retrouveraient esclaves à Diumcili peut-être pour toujours… Il se leva et alla placer un sac vide devant la fente inférieure de la porte. Tout de suite après, il frotta la lanterne et se mit à examiner la pièce. Elle était allongée et sans fenêtres. L’aurait-il voulu, il ne l’aurait pas mieux planifié pour que les esclavagistes les surprennent là et les tuent comme des poulains sans défense.

Des voix furieuses éclatèrent.

— Ah —dit Dashvara, en s’asseyant près de Rowyn—. Je parie ma tête qu’Arviyag est irrité, pas toi ?

Le kampraw tremblait violemment. Dashvara lui tapota l’épaule avec la désinvolture de celui qui, se sachant condamné, profite des dernières minutes qui lui restent.

— Tu es un brave type, Duc. Je suis heureux de t’avoir connu. —Rowyn lui rendit un regard vide. On entendit un bruit de portes à l’étage supérieur, puis au rez-de-chaussée. Ils fouillaient la maison.

— Ils sont entrés par la terrasse ! —s’écria un esclavagiste—. Sutag, prends tes hommes et fais le tour de la maison.

Dashvara pensa déplacer le coffre-fort pour bloquer la porte, mais Rowyn était comme tétanisé et, seul, il ne pouvait pas le bouger. De toute manière, ils auraient pu briser la porte. Il entassa des sacs de farine et écarta une petite table pour faire de la place. Quand il ne sut plus quoi faire, il revint s’asseoir et donna sa lanterne à Rowyn.

— Range-la dans ton sac, tu veux bien ?

Rowyn ne réagit pas et, avec un soupir, Dashvara la rangea lui-même. La lumière disparut, les laissant dans le noir complet. Il était presque étrange qu’ils n’aient pas encore tenté d’ouvrir la porte du garde-manger. Avec un peu de chance, ils oubliaient de l’ouvrir.

Une voix spectrale et sans vie résonna près de lui.

— Tu ne crains pas la mort, steppien ?

S’il n’avait pas su qu’ils étaient seuls tous les deux dans le garde-manger, Dashvara aurait juré que ce n’était pas Rowyn qui avait parlé. Il déglutit. Si tu voyais mon expression en ce moment, l’ami, jamais tu n’aurais eu l’idée de me poser cette question, je te l’assure…

Soudain, quelqu’un poussa la porte et lança un cri en voyant qu’elle était bloquée. Ils en avaient mis du temps. Dashvara inspira et, le cœur lourd, il se leva comme un vieux loup.

— Bien sûr que je crains la mort, républicain —répondit-il finalement. Un rayon de lumière surgit de la porte entrebâillée. Elle s’ouvrit d’un empan—. Chez moi, on dit que même la Mort craint de mourir. —Il dégaina ses sabres et baissa le regard vers la silhouette sombre de Rowyn en murmurant— : Mais je ne la crains pas autant que l’esclavage de mes frères. —Un sac de farine tomba du tas. Dashvara jeta un coup d’œil sur ses armes et ajouta— : Écoute, Rowyn. Dès que la voie sera libre, cours vers la sortie. Tu as une dague, n’est-ce pas ?

L’acquiescement de Rowyn fut presque imperceptible. La porte s’ouvrit d’un empan de plus. C’était maintenant suffisant pour passer. Dans certaines occasions, une hésitation peut coûter la vie ; dans d’autres, la folie peut la sauver.

Dashvara se précipita et enfonça un sabre dans le corps le plus proche. Il rugit :

— Si tu veux vivre, réveille-toi, républicain !

Au milieu des cris, il se jeta sur les esclavagistes pour sortir de cette souricière mortelle. Fort heureusement, ils furent pris au dépourvu : ils ne s’attendaient pas à trouver une bête féroce armée de deux sabres. Il parvint à en blesser un autre, mais ils se dispersèrent rapidement et sortirent leurs dagues et leurs épées courtes ; l’un faillit glisser sur le sol mouillé à cause de la trappe ouverte. Ils étaient quatre. Et les autres ne tarderaient pas à arriver, ameutés par les beuglements que poussait l’un d’eux dans son dialecte de Diumcili. Dashvara ne les laissa pas l’encercler : il fonça sur celui de droite. Il perçut un éclat de surprise dans les yeux de l’esclavagiste. Logiquement, ils s’attendaient à ce qu’il aille à gauche, vers la sortie. Pas vers l’entrepôt.

Il esquiva la lame d’un esclavagiste, lui fit une entaille sur le flanc et bondit en arrière, se rapprochant malgré tout de plusieurs pas de son objectif. Ses quatre adversaires l’avaient suivi et il ressentit de l’espoir quand il vit du coin de l’œil une silhouette sortir du garde-manger en courant.

Si tu meurs, espérons que je mourrai avant toi, Duc…

Il esquiva une attaque et il réussit finalement à s’éloigner des escaliers et à reculer vers le couloir. Celui-ci était assez large pour manier les sabres mais suffisamment étroit pour que seuls deux adversaires l’attaquent à la fois.

Si d’autres sortent de l’entrepôt et m’attaquent par derrière, je suis définitivement perdu.

Il plissa les yeux. Aucun des quatre n’osait attaquer. On entendit une soudaine escarmouche vers la porte principale puis un cri. Dashvara pâlit mais décida que ce n’était pas le moment de se perdre en conjectures. Il repoussa une attaque puis, brusquement, alors que l’esclavagiste reculait, les muscles de sa poitrine se contractèrent. Atterré, il vit venir une crise de toux. Oiseau Éternel ! Il avait passé deux journées entières sans sentir les effets du venin ! Se pouvait-il qu’une main infernale ait décidé que, cette nuit, il devait mourir quoi qu’il arrive ?

Il recula, luttant contre lui-même. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire dément. Vas-tu mourir d’une quinte de toux, Dash ? Vraiment, je n’aurais pas pu trouver de meilleure façon de mourir. J’entends presque mon père me dire solennellement : cette mort, fils, est digne d’un Xalya. Digne du Prince du Sable. Tu as essayé, fils. Maintenant, repose en paix.

Il cessa de délirer quand un des Diumciliens, encouragé en voyant que d’autres de ses compagnons entraient dans la maison, se jeta sur lui, dagues en main. Dashvara fléchit les genoux, se préparant à le recevoir, mais l’attaque ne vint pas. L’esclavagiste s’arrêta net et un sourire moqueur se dessina sur son visage. Percevant un bruit derrière lui, Dashvara s’écarta vivement et reçut un coup de gourdin sur le bras. Traîtres… Les yeux écarquillés, il fit volte-face et chargea, mais il ne sut s’il visa juste ou s’il fonça contre un mur. Il tourna sur lui-même comme un fou, portant des coups à tort et à travers sans que plus rien ne lui importe car, après tout, il était dans une souricière et la seule chose qu’il pouvait faire était de continuer à bouger. Tuer des nadres rouges, ou des esclavagistes. C’était la même chose. Il reçut un autre coup sur le flanc et une entaille à l’épaule. Puis il cessa de compter jusqu’au moment où quelqu’un lui lança autour du cou un lasso qui l’étouffa. Il tenta de rompre la corde avec un des sabres tout en parant une attaque avec l’autre. Il étouffait. Il aspira et se mit à tousser comme pour expulser quelque démon, mais il n’expulsa que du sang. Il entendit un cri, puis vint un autre coup. Il fut incapable de savoir ce qui vint ensuite.