Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable
Il ne trouva pas Almogan chez lui mais dans la maison de jeux. Le jeune s’enivrait et, en s’approchant entre les tables et le brouhaha des paris, Dashvara devina que sa relation avec Wanissa ne prospérait pas dans la bonne direction.
— Tu paries ? —lançait une femme avec un éclat de cupidité dans les yeux. Elle le demandait à Almogan. Le jeune homme soupira, chancelant en arrière.
— J’ai perdu tout mon argent —bégaya-t-il.
Tous se désintéressèrent de lui et le cercle se referma autour d’une table. Franchement sympathiques, dis donc. Les sourcils froncés, Dashvara franchit les derniers pas et prit Almogan par le bras.
— Assieds-toi, l’ami. Nous devons parler.
Il n’aurait su dire si c’était parce qu’il était ivre ou parce qu’il ne se souvenait pas de lui, mais Almogan ne le reconnut pas. Bien sûr, se dit Dashvara. À Rocavita, il était voilé. De toute manière, l’homme se laissa entraîner jusqu’à une petite table libre et demanda d’une voix pâteuse :
— Tu vas m’inviter à boire un verre ?
Dashvara décida qu’il était temps de le dégriser et il leva une main pour appeler l’employé.
— Apporte un grand verre d’eau bien fraîche pour mon compagnon, s’il te plaît.
— De l’eau ? —répéta Almogan, le visage contrarié.
— De l’eau —confirma Dashvara—. Tu as suffisamment bu de saletés.
Almogan plissa les yeux, détaillant le visage de son sermonneur derrière un voile d’alcool. L’employé apporta le verre, un sourire divinatoire sur le visage.
— Cadeau de la maison —déclara-t-il.
Dashvara le remercia. En moins d’une seconde, Almogan eut le visage trempé. Il laissa échapper un cri de surprise qui ne lui attira que quelques sourires moqueurs et il jeta à Dashvara un regard furibond.
— Tu te prends pour qui ?
— Pour ton sauveur —répliqua Dashvara—. Je vais faire en sorte que, Wanissa et toi, vous vous mariiez.
Ceci, joint à l’eau, finit de réveiller Almogan.
— Qui êtes-vous ?
— J’ai déjà répondu à cette question. Écoute, ce que je vais te proposer sort un peu du code des chevaliers comme toi et moi, mais je crois que, vu ton état, il est nécessaire de prendre des décisions catégoriques. Mais, avant tout, une question : jusqu’à quel point aimes-tu cette femme ?
Un instant, Almogan demeura moitié méfiant, moitié empli d’espoir. Puis son visage se troubla, prenant une expression de pure angoisse.
— Wan est la lumière de mon chemin —répondit-il dans un murmure étouffé.
— Bien sûr. C’est ce que je pensais. Tu serais donc capable de faire n’importe quoi pour que cette lumière ne disparaisse pas de ta vie.
— Oui —affirma Almogan—. Non… Cela dépend. Je ne veux pas lui porter tort.
— Tu ne vas pas lui porter tort. Tu vas faire en sorte que cet Arviyag ne pose plus les yeux sur elle.
Almogan Mazer ouvrit des yeux ronds comme des assiettes.
— Tu suggères un duel à mort ? Il ne viendrait pas.
Dashvara souffla.
— Non. Bien sûr qu’il ne viendrait pas. Écoute, Arviyag, comme tu le sais, est un esclavagiste.
Le secrétaire se troubla.
— Je le sais.
— Cela ne te paraît pas horrible ?
— Infâme —approuva Al—. Tout ce que fait cet homme est infâme.
Dashvara lui adressa un sourire satisfait.
— Bien. Réfléchis un peu : si tu parvenais à obtenir des preuves claires des activités d’Arviyag, ne les porterais-tu pas au Tribunal ?
Almogan l’observa, pensif.
— Sans le moindre doute —répondit-il finalement—. Tu as ces preuves ?
— Pas encore —admit Dashvara—. Mais je les aurai bientôt. J’ai seulement besoin que tu me rendes un service.
Il lui expliqua le plan de la lettre et Almogan prit une mine lugubre ; cependant, peu à peu, il s’anima.
— Je comprends ton idée. Mais —il sourit sombrement— quelle preuve as-tu que ces preuves existent ?
Dashvara demeura interloqué. Ça, il n’y avait pas pensé. Rowyn et les autres y avaient-ils seulement pensé, eux ?
— Aucune preuve —avoua-t-il.
— Ah. —Almogan était clairement déçu—. Laisse-moi te dire qu’un homme rusé comme Arviyag ne laisse pas ses comptes écrits sur papier. Et s’il en a, ils seront sûrement cryptés. Crois-moi : je suis secrétaire chez les Faerecio. On ne laisse pas de trace des affaires troubles.
Dashvara médita et haussa les épaules.
— Qu’importe. Le cas est que nous allons essayer. Toi, parle avec Wan. Et mes compagnons et moi, nous nous chargerons du reste.
— Et si nous enlevions Arviyag ? —demanda subitement Almogan. Il semblait presque honteux d’avoir eu cette idée. Dashvara la considéra cependant.
— Non, je ne crois pas que ce soit réalisable —dit-il finalement—. Il viendra accompagné de ses gens pour protéger ses arrières. Il ne nous convient pas de provoquer un scandale en pleine rue. En plus, peut-être aurions-nous un otage, mais, eux, ils en ont vingt-cinq.
Almogan acquiesça.
— Je devine que ces vingt-cinq prisonniers ne te sont pas inconnus, l’ami.
Dashvara se dit qu’il avait déjà suffisamment parlé.
— En effet —répondit-il en se levant.
— Tu n’es pas Dazbonien, n’est-ce pas ? —continua à demander Almogan.
— Je ne le suis pas. Et maintenant, maître secrétaire, assure-toi que Wan envoie cette lettre à temps.
Almogan prit une mine décidée.
— Non. Je ne le ferai pas à moins que tu me dises ton nom et tes origines. Je ne fais pas d’accord avec des inconnus.
Dashvara lui adressa une moue approbatrice.
— C’est un bon procédé. Mon nom n’est pas un secret. Je suis Dashvara de Xalya.
Almogan esquissa un sourire lugubre.
— Tu sais ? Je m’en doutais. Je sais que ces prisonniers sont Xalyas, parce que je l’ai entendu dire à Arviyag lui-même. Seul un autre Xalya serait prêt à prendre autant de risques pour les libérer.
Dashvara secoua la tête.
— Seul un Xalya… ou alors un vrai chevalier aux principes justes —répliqua-t-il.
Almogan se raidit.
— Certes. Je dirai à Wan de donner rendez-vous à Arviyag à minuit près de la grille. Mais elle ne s’y rendra pas —souligna-t-il.
Dashvara haussa les épaules.
— Du moment que lui s’y rend, le reste m’importe peu. Confirme-moi que la lettre a été envoyée et rends-toi au Dragon d’Or. J’y passerai le soir… disons vers huit heures, au coucher du soleil.
Quand il sortit de la maison de jeux, ce fut avec un mauvais pressentiment, mais il ne sut pas très bien pourquoi. Peut-être tout simplement parce qu’il n’était pas habitué à planifier des vols, ni des intrigues, ni ce genre de sottises.
Avant qu’il prête de nouveau attention à ce qui l’entourait, il avait déjà traversé l’énorme Place de la Liberté et il marchait dans une rue contiguë. Celle-ci lui était familière et il comprit vite la raison : c’était la rue d’Aydin.
Il n’hésita pas longtemps avant de frapper à la porte du cabinet. Hadriks ouvrit et, en le voyant, le garçon se figea.
— Aydin est là ? —demanda Dashvara.
— Non… Enfin, oui —rectifia Hadriks, se reprenant—. Mais il est occupé à fabriquer une magara compliquée. Entre.
Dashvara vacilla.
— Je voulais juste lui présenter mes excuses.
Hadriks sourit.
— Azune est passée hier soir. Elle nous a expliqué que tu ne savais pas ce qu’était cette magara. Entre.
— Je n’en avais aucune idée —affirma Dashvara, en entrant finalement—. Vraiment, je me sens…
Il se tut en voyant Aydin debout, près de l’autre porte. Son visage était dur, mais ses griffes étaient rentrées.
— Honteux ? —l’aida le ternian sur un ton neutre.
Dashvara s’empourpra.
— Exactement.
Le guérisseur pointa Hadriks de l’index, puis indiqua la salle contiguë du pouce. Hadriks sortit, obéissant.
— Tu sais, Xalya —reprit Aydin—, soigner l’ignorance et la bêtise ne fait pas partie de mes compétences. Alors, j’ai peur que tu sois venu pour rien.
Dashvara se sentit comme un petit enfant sermonné par son père. Il se racla la gorge.
— Je suppose que demander pardon ne va rien arranger.
— Tu supposes beaucoup. Demander pardon est déjà un bon début.
Dashvara capta le léger changement de ton, mais il ne se sentit pas moins affligé.
— Cette lanterne de voleur… elle est si terrible ? —demanda-t-il.
Aydin laissa échapper un soupir et s’assit à la table.
— Elles sont illégales. Et, à l’évidence, elles s’utilisent pour des objectifs méprisables. Aucune personne honnête ne possède de telles lanternes. Ce n’est qu’après t’avoir mis à la porte que j’ai pensé que tu ne savais peut-être pas ce que c’était, mais… j’étais en colère. Ce qui ne m’arrive pas souvent.
Cela ressemblait beaucoup à un pardon. Dashvara se détendit.
— Bon. Je suis heureux que ce malentendu soit résolu, mais j’ai bien peur que mon ignorance ne soit capable de causer encore des dégâts. Bon —répéta-t-il, mal à l’aise—. Je peux faire quelque chose pour toi ?
Aydin le détailla du regard et fit non de la tête en souriant.
— Libérer ces pauvres prisonniers est la seule chose qui me vient à l’esprit. Et, ça, je sais que tu peux le faire.
Dashvara lui rendit son sourire.
— Compte sur moi, ternian. Rien d’autre, tu en es sûr ?
— Va voir le docteur Fénendrip dès que tu le pourras. Il te soignera —assura le ternian.
Le sourire de Dashvara s’élargit.
— Je le ferai. Rien d’autre ?
Aydin réfléchit.
— Eh bien. Garde un œil sur Tildrin, tu veux bien ?
Dashvara le regarda avec étonnement.
— Bien sûr, mais… pourquoi Tildrin plutôt qu’un autre ?
Aydin haussa les épaules.
— Parce que Tildrin, ce damné Tildrin, en a davantage besoin qu’aucun autre.
Des quatre membres officiels du groupe, Dashvara avait justement trouvé que Tildrin et Rowyn étaient les plus normaux. Se pouvait-il que… ? Oui. Tildrin, le voleur repenti, était ternian, tout comme Aydin. Il n’était donc pas impossible qu’il appartienne à la même famille. Que ce soit son oncle, ou son père. Il considéra la possibilité et elle ne lui parut pas si extravagante. Il devait s’être passé quelque chose pour qu’Aydin haïsse avec tant de force les voleurs. Cependant, il était clair que le guérisseur n’était pas disposé à être plus explicite.
— Je le tiendrai à l’œil —promit finalement Dashvara. Il le salua et, décidant que renouveler ses excuses ne ferait qu’ôter de la valeur aux précédentes, il sortit de la maison en se promettant de ne plus troubler la vie du guérisseur à moins que ce ne soit absolument nécessaire.
— Eh, Dash ! —fit soudain une voix.
Hadriks le rattrapa dans la rue. Il semblait beaucoup plus détendu qu’avant, comme si la réconciliation entre son maître et lui l’avait libéré d’un poids.
— Qu’y a-t-il, Hadriks ?
Le garçon alla tout de suite au fait :
— Quand je suis allé chercher de l’eau au puits, j’ai vu ton frère. Enfin, le compagnon de ta cousine qui n’est pas ta cousine, tu vois de qui je parle.
Sursautant, Dashvara le regarda avec une impatience avide.
— Où l’as-tu vu ?
— Sur la Place de la Liberté. Mais cela fait bien une heure. Je n’ai pas pu lui parler. Il y avait beaucoup de monde et je l’ai perdu de vue. Tu veux que je t’avertisse si je le revois ? Je peux essayer de savoir où il loge.
L’enthousiasme d’Hadriks était manifeste. Dashvara jeta un regard vers la maison d’Aydin et il se tendit.
— Non, Hadriks. Il vaudra mieux pas.
Hadriks eut l’air d’avoir reçu une douche froide sur la tête. Il soupira, exaspéré.
— Aydin est mon maître, pas mon père —fit-il remarquer. Il haussa les épaules face à l’expression comique de Dashvara—. Dis ce que tu voudras mais, moi, je vais essayer de le trouver. Viens à la taverne du Comte Roi à six heures de l’après-midi. Il est très probable que tu y vois ton frère et même peut-être ta cousine.
Il n’y a rien de pire qu’un garçon de quinze ans qui commence à prendre ses propres décisions. Dashvara soupira.
— Où est cette taverne ?
— Sur la Place de la Liberté —exulta Hadriks.
— J’y serai. Et épargne-moi ce sourire. Si tu fais cela, c’est uniquement parce que tu en as envie. Et au fait, ce n’est pas mon frère, c’est un Shalussi, c’est clair ?
Hadriks sourit de toutes ses dents.
— Très clair.
Dashvara n’attendit pas de le voir rentrer à la maison : il lui tourna le dos et se dirigea de nouveau au Refuge. Ce garçon va finir par se mettre dans le pétrin et, après, je vais devoir l’en sortir… Il soupira patiemment.
Quand il entra dans la chambre, celle-ci était encore dans la pénombre. Kroon était là, bien sûr, mais Rowyn et Tildrin étaient partis pour rapprocher l’échelle du District du Port. Dashvara rapporta au moine-dragon sa conversation avec Almogan.
— Bien, bien —se contenta de dire Kroon. Il avait remis un de ses bandeaux et l’autre œil était à peine ouvert—. Tu veux un peu de vin ?
— Non, merci.
— Abstème ?
— Pas spécialement, mais d’où je viens on ne boit pas si profusément ni si régulièrement.
— Un barbare modéré, alors —conclut Kroon avant de boire une gorgée de la bouteille.
Dashvara leva les yeux au ciel, plus amusé qu’offusqué.
— Quelle est ta définition de barbare ?
— Celle qui me chante. Les dictionnaires n’ont jamais été mes amis. Mais, comme tout le monde le sait, les hommes du nord, on les a toujours appelés des barbares.
— Et ceux qui t’ont fait ça ? —demanda Dashvara avec audace, en jetant un regard éloquent sur ses jambes manquantes.
Il regretta aussitôt d’avoir parlé. Un instant, il craignit que Kroon lui jette la bouteille vide à la figure.
— Ça, c’était une maudite roche —grogna-t-il finalement—. Lancée par de maudits orcs. Passe-moi une autre bouteille, veux-tu ?
Il lui indiqua le buffet où se trouvaient les bouteilles et Dashvara, désireux de se soustraire au regard noir de son œil, lui en apporta une ; au hasard parce que, dans la pénombre, il était impossible de voir de quelle couleur était le contenu. De toutes façons, Kroon semblait s’en contreficher. Il déboucha la bouteille et prit une autre goulée.
Après un silence, Dashvara demanda :
— Où est Axef ?
— Et qu’est-ce que j’en sais. Ce fou a toujours des choses à faire.
— Dis-moi, tu le crois vraiment capable d’ouvrir une trappe ?
La bouche de Kroon s’ouvrit en un large sourire tordu.
— L’ouvrir, je ne sais pas. Mais la désintégrer, oui. Axef a étudié au Bastion. On le jugeait le meilleur, d’après lui. Jusqu’au jour où on l’a jugé le pire.
Dashvara haussa un sourcil.
— Que s’est-il passé ?
— Mmpf. Il a été expulsé et personne ne sait pourquoi. Tu n’as pas vu la tunique orange qu’il porte ?
— Quel rapport ? —répliqua Dashvara déconcerté.
— Bah. J’oubliais qui tu étais, barbare. Cette longue tunique orange qu’il porte, ils la lui ont imposée comme châtiment. Il devait la porter pendant deux ans, mais cela fait quatre ans qu’il a été expulsé et il la porte toujours. Il s’est pris d’affection pour elle et il lui a même donné un nom, figure-toi.
Une tunique orange comme châtiment ? Jamais Dashvara n’avait entendu pareille absurdité.
— Je suis peut-être un ignorant, mais qu’y a-t-il de mal à porter une tunique orange ?
Kroon s’amusait à faire tourner la bouteille vide sur la table.
— L’orange est la couleur de la honte. Historiquement, c’était la couleur de la Garde Royale. Quand les républicains l’ont écrasée, il y a quatre cents ans, eh bien cette couleur a conservé une connotation négative. C’est aussi pour ça que les roux ont toujours droit aux coups les premiers. Axef a vraiment tout pour lui. —Il marqua un temps—. Tu vas me soûler longtemps ? Tu as sûrement des choses plus intéressantes à faire que de parler à un ivrogne estropié.
Dashvara se leva à la hâte.
— Excuse-moi. Je ne voulais pas te déranger. Mais… tu sais ? Je ne sais pas si tu devrais boire autant.
— Eh bien, si tu ne le sais pas, tais-toi, barbare. Reviens ici vers cinq heures, au cas où il y aurait du nouveau.
Dashvara faillit lui demander s’il avait besoin de quelque chose : le laisser seul là, dans son fauteuil, le mettait un peu mal à l’aise. Cependant, le moine était très occupé avec sa nouvelle bouteille et ses pensées ; alors, sans un mot, il sortit et se dirigea directement vers le Dragon d’Or.
Ce jour-là, il ne faisait pas aussi chaud que la veille. De fait, une petite brise fraîche soufflait, balayant les rues du District du Dragon. Dashvara espéra qu’il ne pleuvrait pas cette nuit-là… et qu’il n’y aurait pas d’orages. Il détestait les orages.
Ce devait être l’heure du repas car les rues étaient relativement tranquilles. Quand il arriva à l’auberge, il constata que, là, par contre, il y avait autant d’effervescence que la veille, si non plus.
Il trouva Fayrah, Aligra et Lessi assises dans la chambre, autour d’un plateau fumant. Bien.
— Dash ! —s’exclama sa sœur en oy’vat—. Nous avons commandé le repas. Comme nous ne savions pas quand tu allais revenir…
— Ni si tu allais revenir —observa Aligra, sans lever les yeux de sa rissole.
Dashvara l’ignora.
— Vous avez très bien fait. J’ai peur d’être un peu occupé aujourd’hui. Combien d’argent reste-t-il ?
— Quatre deniers —répondit Fayrah—. Darlan nous a fait un rabais parce qu’il dit que le tavernier ne se rend compte de rien.
Dashvara haussa un sourcil.
— Darlan ?
— L’employé. C’est un homme sympathique pour un étranger. Il a été très aimable, n’est-ce pas Lessi ? Il nous a même apporté une fleur.
Elle la lui montra. La fleur avait des pétales bleus. Dashvara soupira et s’assit, prenant une rissole.
— Et Tahisran ? —s’enquit-il.
Il capta le regard que jeta sa sœur sur le sac rebondi. L’ombre s’y était-elle de nouveau réfugiée ?
— Il dort —répondit Fayrah.
— Il dort ? —Il ignorait pourquoi, il n’aurait jamais imaginé qu’une ombre pouvait avoir besoin de dormir. Il se racla la gorge et revint à la langue commune—. Je vois que mon sac lui a plu. Et je vois que, vous, vous avez pris goût aux rissoles.
Fayrah et Lessi échangèrent un sourire.
— C’est que les autres plats ont des noms bizarres —expliqua Fayrah—. Alors, on préfère ne pas prendre de risques. Tu as vu la Suprême ?
Parler de la Suprême lui rappela aussitôt les yeux dorés et il frémit.
— Oui. Je l’ai vue et je lui ai parlé. Je vais entrer comme acolyte dans la Confrérie de la Perle. Comme ça, je travaillerai avec eux pour libérer les nôtres. D’après Rowyn, ils sont vingt-cinq. —Les trois Xalyas eurent un sursaut.
— Vingt-cinq ? —souffla Fayrah.
— Enfin, peut-être que ce ne sont pas tous des Xalyas. Nous allons agir cette nuit —expliqua-t-il—. Nous irons chez Arviyag et nous volerons des papiers pour prouver que ce sont des esclavagistes.
Il n’entra pas dans les détails car, de même qu’il ne parlait jamais de la façon dont il avait tué tel ou tel nadre rouge dans la steppe, il ne lui paraissait pas opportun de mêler les trois Xalyas à cette affaire. Elles avaient déjà dû se préoccuper suffisamment durant les trois semaines où elles avaient été prisonnières.
— Alors tu ne vas pas les libérer cette nuit —conclut Fayrah.
Dashvara tenta d’ignorer la déception qui vibrait dans la voix de sa sœur et il prit une deuxième rissole.
— Le Tribunal se chargera de condamner les esclavagistes. Sans esclavagistes, il n’y a pas d’esclaves. Et l’affaire est réglée.
— Le Tribunal —répéta Aligra d’une voix d’outre-tombe—. Est-ce fiable ?
— Je n’en sais rien —admit Dashvara, embarrassé. Comme il ne trouvait pas de meilleure réponse, il s’occupa à mâcher.
— Quel châtiment réserve le Tribunal aux esclavagistes ? —demanda Fayrah après un silence.
— Démons, je n’en sais rien. La mort, je suppose.
— Tu supposes ? —grogna Aligra d’une voix plus normale—. Alors, il se pourrait que ces esclavagistes ne meurent pas ?
Dashvara n’aurait pas été fâché de tuer Arviyag de ses propres mains, mais, diables, en ce moment, la priorité était de libérer les prisonniers sans que ceux-ci encourent aucun mal.
Sans répondre, Dashvara prit une troisième rissole, l’engloutit et alla s’allonger sur sa paillasse non sans avant palper doucement le sac par pur intérêt scientifique. Cette sacrée ombre avait vraiment l’air de dormir.
Fayrah se racla la gorge.
— Lessi, tu m’accompagnes ? Je vais descendre le plateau —dit-elle.
Toutes deux sortirent et laissèrent la chambre aussi paisible qu’un champ de bataille abandonné. Entourée d’une aura de tension, Aligra s’étendit sur son propre lit, sur le dos. Dashvara pouvait presque entendre ses accusations : tu es le fils premier-né ! Tu devrais être mort ! N’offense pas ton Oiseau Éternel… ! Mais Aligra ne desserrait pas les lèvres. C’était presque pire quand elle ne parlait pas.
Dashvara soupira silencieusement et il commençait déjà à se demander que diables faisaient Lessi et sa sœur quand Tahisran fit :
“J’ai une question.”
Dashvara ouvrit les yeux, heureux de l’intervention de l’ombre : gagné peu à peu par l’assoupissement, il avait été sur le point de s’endormir.
— Quelle question ? —s’enquit-il en langue commune.
Aligra et lui s’assirent pour voir l’ombre se glisser hors de son nid. Il était difficile de déterminer l’expression d’une telle créature, mais Dashvara crut lire de la curiosité.
“J’ai fait un rêve dans lequel tu étais présent, Dashvara”, annonça Tahisran, d’une voix sereine. “Tous deux, nous marchions sur un long chemin pavé au milieu d’un désert. Toi, tu te retournais en arrière régulièrement comme si tu cherchais quelque chose. Et alors, soudain, je t’ai demandé : que cherches-tu ? Et toi, tu m’as répondu : je cherche ce que j’ai perdu à jamais.”
Dashvara le contempla, perplexe.
— C’est un rêve, Tahisran. Ce que je t’ai répondu est sorti de ton esprit, pas du mien.
L’ombre acquiesça.
“Je le sais. Mais cela donne à penser. Pourquoi une personne chercherait-elle quelque chose qu’elle ne peut pas récupérer ? Voilà la question”, souligna-t-il avec une curiosité solennelle.
Dashvara expira. Diables ! Sommes-nous tombés sur une ombre philosophe maintenant ? Il sentit le regard trouble d’Aligra et il s’agita, mal à l’aise.
— Eh bien… Je suppose que cette personne doit avoir perdu la raison —se contenta-t-il de dire.
— Ou alors, ce qu’il cherche est la seule chose qu’il peut chercher —ajouta Aligra d’une voix gutturale.
Tahisran montra son désaccord par un souffle mental.
“Ni l’un ni l’autre. Cette personne cherche ce qu’elle ne peut atteindre pour l’imiter et tracer un nouveau chemin”, opina-t-il.
Dashvara devina que ses paroles avaient un sens plus profond, mais, avec l’engourdissement qui s’emparait de lui, il préféra ne pas réfléchir et lança :
— Si tu avais la réponse, pourquoi nous poser la question, ombre ?
Tahisran s’agita.
“Eh… eh bien… Pour débattre, je suppose. Je n’ai pas dit que ma réponse était la bonne, je te signale.”
Dashvara sourit en voyant l’ombre croiser les bras. On aurait dit un enfant que l’on a surpris à tricher. Soudainement, Tahisran leva les yeux vers la porte. Quelques secondes après, celle-ci s’ouvrit et Fayrah et Lessi entrèrent… suivies d’Azune.
Dashvara se leva d’un bond et avec une telle brusquerie qu’il sentit un étrange élancement à l’endroit de sa blessure. Livide, les yeux rivés sur l’ombre, Azune semblait avoir avalé une pierre. Dashvara s’aperçut, avec une certaine surprise, que Tahisran était resté bien en vue assis sur le lit, exprès pour qu’elle le voie. Dans quel but, ça, aucune idée.
Heureusement, Fayrah et Lessi réagirent promptement et essayèrent de tranquilliser la semi-elfe avant que celle-ci n’ait l’idée de faire quoi que ce soit : Dashvara ne put que s’émerveiller des éclaircissements mesurés des deux amies. Elles expliquèrent d’où venait l’ombre et Tahisran lui-même se présenta avec une extrême élégance. Finalement, Azune fit un commentaire sur les esprits des morts et sur ses ancêtres et prononça d’une voix tendue :
— Dash ? Viens avec moi. Nous devons parler.
Elle se hâta de sortir comme si un loup sanfurient la poursuivait. Dashvara se racla la gorge.
— Tu sais, Tahisran ? Je devine que les saïjits n’apprécient pas particulièrement les ombres en général. Je ne sais pas, c’est une impression. Peut-être que tu devrais être un peu plus discret, tu ne crois pas ?
Tahisran sourit.
“Je suis un saïjit, Dash. En plus, Azune est une amie, non ?”
Pensif, Dashvara ne répondit pas. Il adressa une moue d’excuse aux Xalyas, prit deux deniers des quatre qui restaient et suivit la semi-elfe au-dehors. Le visage de celle-ci n’avait pas encore repris sa couleur normale.
Ils s’installèrent dans la taverne, à une table isolée, et la première chose que lui dit Azune fut :
— Tu dois te débarrasser de ça, steppien. Quelle que soit cette chose.
— Tu veux parler de l’ombre ? C’est elle qui a décidé de me suivre. Quand elle se lassera de dormir dans mon sac, je suppose qu’elle s’en ira. Ne t’inquiète pas de Tahisran —ajouta-t-il en la voyant de nouveau ouvrir la bouche—. Pourquoi n’étais-tu pas à la réunion ?
Azune le regarda fixement durant quelques instants. Enfin, elle soupira et répondit :
— J’étais occupée. Et je le regrette parce que j’ai l’impression que j’ai perdu la réunion la plus importante de l’année. Comment as-tu pu proposer que nous agissions cette nuit ? J’ai rarement vu le Duc aussi nerveux.
Dashvara secoua doucement la tête.
— Eh bien, il m’a semblé que le plan était déjà assez bien avancé. La seule chose qui me serait utile, ce sont des sabres, mais peut-être que je pourrai m’en procurer cette après-midi. Pour le reste, si cette jeune fille envoie la lettre à temps, tout dépendra de notre habileté et de la chan…
Azune siffla entre ses dents. À cet instant, Darlan, un jeune humain élégant au sourire radieux, approchait. Sympathique pour un étranger, avait dit Fayrah. Dashvara réprima une grimace sans y parvenir tout à fait.
— Vous désirez manger ou boire quelque chose ? —demanda le garçon.
— Un plat de garfias —répondit Azune.
Alors que Darlan s’éloignait, la semi-elfe lâcha :
— Je n’aime pas cette idée de te laisser entrer avec des sabres. Tu devines pourquoi, n’est-ce pas ?
Dashvara lui rendit un sourire las.
— Tu crois que je vais encore faire rater votre opération. Eh bien… —il inspira—. J’avoue : mon objectif principal est de sauver les miens, logiquement. De toutes façons, je suppose que la Suprême m’a accepté dans sa Confrérie au cas où tout tournerait mal et que nous aurions besoin de battre en retraite, je me trompe ? Dans ce cas, si vous voulez que je vous protège, j’ai besoin de sabres.
Azune demeura silencieuse un long moment. Darlan revint plus rapidement que prévu avec une assiette pleine d’étranges petites boules rouges et il sembla presque faire une révérence quand il dit :
— Bon appétit. Vous désirez autre ch… ?
— Non, merci —le coupa Dashvara.
Darlan s’empourpra, prit les deux dettas que lui tendait Azune et s’en alla d’un pas nerveux. C’était donc ce jeune garçon qui avait offert une fleur bleue aux Xalyas ? Quelles drôles d’idées avaient ces républicains. Dès qu’il le perdit de vue, Dashvara se concentra sur les garfias rouges. Il en prit une et la fit glisser entre ses doigts avec curiosité.
— Tu n’as jamais mangé de garfias, Xalya ? —demanda Azune, en en mangeant une—. Par ici, nous appelons ça la nourriture des pauvres.
Dashvara goûta et une saveur aigre-douce se répandit dans sa bouche. Ce n’était pas mauvais et, au moins, il n’y avait pas de poivre. Azune joignit les mains sur la table et reprit sur un ton légèrement moqueur :
— Rowyn m’a dit que ta rencontre avec la Suprême t’a fait une forte impression. Axef dit que tu avais la bave au menton.
Elle sourit malicieusement et Dashvara souffla.
— Axef n’était pas dans la salle. Comment peut-il savoir si je bavais, bâillais ou dansais la dianka ?
Azune continuait à sourire.
— Très juste. Alors comme ça tu as l’intention d’obtenir des sabres. Et où penses-tu les trouver, si l’on peut savoir ?
— Rokuish et Zaadma sont dans la ville —expliqua Dashvara—. Hadriks me l’a dit. J’ai donné mes sabres à Rok quand je suis entré au temple de Rocavita. Il doit probablement encore les avoir.
— Ou pas —le contredit Azune—. S’il ne les a pas dissimulés, la milice urbaine a dû les réquisitionner. On a besoin d’une licence pour avoir des armes, je te rappelle. Ou peut-être ne le savais-tu pas.
— Si, ça, je le savais déjà —assura Dashvara—. Grâce à un livre de votre fameux mécène. Qui est-ce, au fait ?
Azune haussa les épaules et répondit laconiquement :
— Un membre d’une famille patricienne.
Tous deux tendirent la main vers le plat de garfias et Azune retira la sienne avec une moue gênée.
— À huit heures, au Refuge —déclara-t-elle en se levant—. Et ne sois pas en retard.
— Impossible —se hâta de dire Dashvara avant qu’elle ne s’éloigne de la table—. J’ai dit à Almogan de venir me confirmer l’envoi de la lettre à huit heures ici même. Alors j’arriverai en retard.
Azune leva les yeux au ciel.
— Tu ne seras pas le seul, j’en ai peur.
Elle se retournait déjà quand Dashvara, pris d’un soudain élan qu’il ne comprit pas lui-même, demanda :
— Pourquoi t’appelle-t-on l’Empoisonnée ?
Azune s’immobilisa et l’intense regard de ses yeux bruns le tétanisa presque autant que les yeux de Shéroda. Elle ne lui répondit même pas.
Mais voyons, Dash, se dit-il patiemment tandis qu’Azune sortait de la taverne. Cesseras-tu un jour de te mêler de ce qui ne te regarde pas ?
Quand il reporta son regard sur la table, il vit l’assiette de garfias presque pleine. Il mit les pois rouges dans sa poche et, après une hésitation, il décida de ne pas retourner dans la chambre : il avait besoin de tranquillité et il savait qu’avec Fayrah et Lessi, cela allait être difficile. Aussi, il s’apprêta à faire une promenade. Il avait encore trois heures avant d’aller au Refuge, puisque Kroon ne lui avait demandé de repasser qu’à cinq heures. Il se rendit au Beau District et vit d’énormes résidences avec des jardins. Il crut reconnaître la demeure des Faerecio, mais il n’en aurait pas donné sa main à couper. Il fit demi-tour, franchit de nouveau les canaux et traversa le District d’Automne au sud, en passant par une esplanade marécageuse relativement déserte. Le District du Port, où se trouvait le domicile d’Arviyag, était très différent du reste de la ville : là, les maisons avaient des toits en terrasse au lieu de toitures pentues, les rues étaient plus sales et les gens ne portaient pas de tenues aussi colorées et aussi riches que dans le District du Dragon. Néanmoins, certains bâtiments s’étendaient sur une ample superficie. Quand il vit des hommes courbés sous le poids d’énormes sacs disparaître dans l’un d’entre eux, il comprit que ceux-ci servaient d’entrepôts.
Et dans un de ces entrepôts, Arviyag cachait vingt-cinq de ses frères.
Dashvara ne s’attarda pas : il se rendait parfaitement compte que rester ici était non seulement improductif mais aussi malsain pour ses nerfs. Il retourna au District du Dragon et passa par le Refuge. Il trouva Tildrin et Kroon. Le voleur, assis à la table, aiguisait une dague tandis que le moine-dragon ronflait dans son fauteuil, complètement étranger à la réalité. D’après ce que lui dit Tildrin, Rowyn était en train d’acheter du « matériel » et Axef avait encore de nombreuses « choses à faire ». Dashvara observa que le vieux ternian était plus enthousiaste qu’effrayé par la prochaine expédition nocturne. À dire vrai, peut-être était-il trop enthousiaste, pensa-t-il. Heureusement qu’il allait rester en bas de l’échelle.
— Pourquoi aiguises-tu cette dague ? —demanda Dashvara, délaissant le plan. Il l’avait examiné une nouvelle fois, mais les lignes des pièces étaient de simples supputations, comme l’affirmait Tildrin. Une fois qu’ils seraient entrés par la trappe, le pouvoir de l’improvisation serait leur meilleur guide.
Tildrin laissa sa dague sur la table en avouant :
— Une simple manie. Cela fait trente ans que je l’aiguise et je ne l’utilise que pour couper le pain.
Dashvara sourit.
— Si seulement toutes les dagues pouvaient ne servir qu’à couper le pain.
Tildrin arqua un sourcil et, après un silence songeur, il continua à affiler sa dague. Comme il était déjà presque six heures, Dashvara prit congé et se dirigea vers la Place de l’Eau et du Comte Roi. Mieux valait qu’Aydin n’apprenne jamais rien de tout ça…
L’établissement était spacieux et relativement calme pour l’heure. Il ferma la porte et promena un regard alentour tout en avançant. Il s’imagina que le guérisseur l’attrapait par le cou, lui disant qu’il le surprenait encore à donner des tâches à son apprenti… Il entendit un raclement de gorge.
— Je vois qu’on est aveugle.
Dashvara se tourna sur sa droite et se trouva face à un homme rasé, aux cheveux bien peignés, un chapeau à larges bords entre les mains. Un sourire illuminait son visage. Dashvara avala de travers.
— Rok ?
Il siffla entre ses dents et s’assit devant lui.
— Tu as sacrément changé. Tu as l’air d’un républicain.
— Et toi, d’un steppien —répliqua Rokuish, en lui tendant la main.
Dashvara la lui serra avec joie et s’étonna tout seul. Jamais il n’aurait imaginé qu’il se réjouirait un jour de voir un Shalussi.
— J’ai vraiment cru que je ne te reverrais pas. Où est Zaé ?
— Elle travaille. Depuis hier. Elle est entrée dans une officine —expliqua-t-il et il baissa la voix— : Odek, tout ça est une folie. Tu es au courant, pour le Dragon du Printemps, n’est-ce pas ?
— Hum. Comment veux-tu que je ne sois pas au courant, Rok ?
— Sais-tu qui l’a volé ?
Dashvara bénit mentalement le Shalussi : il n’avait même pas imaginé qu’il puisse être le voleur.
— C’étaient deux des esclavagistes. Ceux qui surveillaient les Xalyas dans les catacombes. Soit c’est Arviyag qui l’a, soit ce Vand. De toute façon, qu’importe que ce soit un mort ou un vivant qui l’ait du moment que ce n’est pas moi.
Rokuish grimaça et jeta un coup d’œil alentour pas du tout discret avant de lâcher :
— Nous avons vu les Xalyas sortir épouvantées et nous en avons guidé cinq jusqu’au Chamiel. Mais il nous manque les cinq autres.
Dashvara en demeura pantois.
— Quoi ? Cinq Xalyas ? Et vous les avez amenées à Dazbon ?
Rokuish eut un sourire satisfait.
— Nous les avons amenées dans la roulotte de Shizur. Le pauvre homme était plus effrayé qu’un mouton dans un volcan. Moi, j’aurais voulu rester pour essayer de savoir si tu étais encore vivant, mais je ne pouvais laisser Zaé seule avec cinq Xalyas.
— Je te comprends parfaitement —murmura Dashvara. Il expira, bénissant de nouveau le Shalussi—. Où sont-elles ?
— Chez Shizur.
Dashvara écarquilla les yeux.
— Cet homme est-il un saint ou un imbécile ?
Pourquoi diables un commerçant de vins hébergerait-il cinq Xalyas perdues ? Rokuish se racla la gorge.
— C’est un saint, Dashvara, n’en doute pas. Un de ces hommes auxquels, une fois que tu as gagné leur confiance, tu peux faire commettre les plus grandes folies. Mais, dans ce cas, c’est pour une bonne cause. Je regrette seulement que nous n’ayons pas pu sauver les autres Xalyas. D’après ce qu’ont raconté celles que nous avons recueillies, tu as lutté contre quatre esclavagistes et tu as reçu deux dards empoisonnés en plus d’une flèche. C’est incroyable que tu aies survécu.
Dashvara pouffa.
— Plutôt incroyable, oui ! En fait, les esclavagistes étaient deux, pas quatre, et seul un dard m’a atteint. Pour ce qui est de la flèche, moi, personnellement, je ne l’ai pas remarquée.
— Oh. Bon, ce n’en est pas moins impressionnant —assura Rokuish.
— Mmpf. En tout cas, des cinq Xalyas restantes, trois sont avec moi.
— Oh. —Rokuish eut l’air soulagé—. Et ta sœur ?
— Avec moi —confirma Dashvara. Il médita quelques secondes—. Il n’en manque que deux. Soit Arviyag les a de nouveau capturées, soit elles ont réussi à s’échapper toutes seules. —Il jeta un regard autour de lui. Les tables voisines étaient vides. Plus loin, il y avait deux femmes qui, comme eux, parlaient en chuchotant—. Où est Hadriks ?
— Le garçon ? —Un éclat moqueur passa dans les yeux du Shalussi—. Il est venu, il m’a pris par le bras et il m’a dit de me rendre à six heures dans cette taverne parce que tu y serais. Il ne m’en a pas dit davantage.
— Eh bien, espérons qu’il ne se mêlera plus d’affaires qui ne le concernent pas —fit Dashvara en se raclant la gorge. En tout cas, il devrait le remercier pour ça.
Rokuish s’appuya contre sa chaise et mit son chapeau d’un geste si élégant qu’on aurait dit qu’il faisait cela depuis l’âge de cinq ans.
— Et maintenant ? —dit-il—. Quelle est la prochaine aventure ?
Dashvara sourit, très amusé.
— Tu es en retard, Shalussi : elle a déjà commencé.
Rokuish haussa les sourcils.
— Par ma mère, cela a l’air intéressant. Au fait, avant que j’oublie —ajouta-t-il, en mettant la main dans une poche de sa tunique—. Hadriks m’a demandé de te donner ça.
Dashvara examina la petite boîte en bois avec curiosité. Après quelques tentatives, ils parvinrent à l’ouvrir et un sourire ébahi étira les lèvres de Dashvara quand il vit le contenu.
— Des cartes marinières —observa le Shalussi, songeur, alors que Dashvara se taisait—. Andrek avait un jeu comme celui-là. Tu as l’air surpris.
Ému, Dashvara secoua la tête puis, soudain, il se mit à rire.
— Ce sacré gamin… Que l’Oiseau Éternel le protège.