Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable
Cette nuit-là, il dormit comme un chat inquiet. Du moins au début car, lorsque Tahisran revint et lui fit tout un discours sur l’endroit où était allée Azune, il réussit à trouver un sommeil plus paisible. Il ne s’efforça même pas de se rappeler les détails : après s’être tourné et retourné sur sa paillasse, la seule chose qu’il désirait, c’était de s’évader du monde durant quelques heures. Il rêva qu’il se trouvait seul assis sur une colline, parlant à Lusombre. Le rêve était agréable, le cheval noir souriait et Dashvara se sentait libre et heureux. Tout était merveilleux. Aussi, quand il commença à entendre des coups contre la porte, Dashvara se couvrit la tête avec un coussin et grogna, de mauvaise humeur. Il se rendormit quelques secondes pour se réveiller de nouveau, secoué par une main impitoyable.
— Debout, steppien ! —lança la voix de Rowyn.
— Je suis réveillé —marmonna Dashvara sans ouvrir les yeux. C’était trop cruel. Il aurait souhaité pouvoir envoyer un coup de poing au républicain pour continuer à parler avec Lusombre, mais la chambre vrombissait déjà de bruits. Lessi riait. Fayrah jacassait. Dashvara grogna de nouveau et Rowyn le secoua encore.
— Ça va… ! Ça va ! Je suis réveillé —soupira-t-il en se redressant.
Rowyn sourit.
— C’est la quatrième fois que tu le répètes. J’espère pour toi que cette fois c’est vrai parce que, sinon, je pense manger tes beignets.
Dashvara ouvrit grand les yeux.
— Quoi ! Des beignets ?
Rowyn s’esclaffa et lui donna une tape sur l’épaule avant de se lever.
— J’aurais dû commencer par là —commenta le kampraw pour lui-même.
Les beignets étaient délicieux. Dashvara en était déjà au troisième quand il commença à se réveiller pour de bon.
— Azune m’a raconté tes péripéties d’hier —lui communiqua joyeusement le Frère de la Perle, les bras croisés derrière la tête—. Tu sais que tu as une allure horrible avec cette tunique ?
Sans cesser de mastiquer, Dashvara baissa les yeux sur sa tunique ajustée. Rowyn avait raison.
— Les autres habits sont en train de sécher —se contenta-t-il de répliquer.
— C’est pour ça que je t’en ai apporté d’autres.
Dashvara regarda fixement le kampraw tandis que celui-ci sortait une tunique et un pantalon de son sac. Il se mordit pensivement une lèvre.
— Tu es conscient que, pour le moment, je n’ai pas d’argent pour te payer toutes ces faveurs ?
Rowyn souffla.
— Tu ne vas pas me payer avec de l’argent.
— Ah ! Donc tu reconnais que tu ne m’aides pas d’une manière désintéressée ? —avança Dashvara.
Rowyn se rembrunit.
— Tu trouves si étrange que quelqu’un puisse faire quelque chose pour toi de manière désintéressée ?
Dashvara ne répondit pas immédiatement.
— Non —dit-il finalement—. Pas si ce quelqu’un est un Xalya. Mais les étrangers auxquels je suis habitué, c’est-à-dire les bandits et ce genre de gens, ne font rien de façon désintéressée. Je te demande de m’excuser si je t’ai blessé.
Rowyn tambourina contre son front, l’air de réprimer un sourire.
— Tu ne m’as pas blessé, steppien. Je suis une personne très tolérante. Et maintenant habille-toi, nous allons voir la Suprême.
— Nous aussi, nous pouvons y aller ? —demanda Fayrah, enthousiasmée.
Dashvara lui décocha un regard pénétrant.
— Non.
* * *
Le siège de la Confrérie de la Perle était une maison qui ne se différenciait guère des autres. Située dans le District du Dragon —non loin du Tribunal, d’après Rowyn—, elle avait une façade à pans de bois rouge et une porte richement ornée. Comme la majorité, tout compte fait.
Rowyn et Dashvara laissèrent la chaleur tiède du matin derrière eux et entrèrent dans une pièce avec une longue table. Là, il y avait plus de vingt sièges, évalua Dashvara. D’après ce qu’avait dit Rowyn, la Confrérie ne comptait pas autant de membres.
— Combien êtes-vous en tout dans la Confrérie ? —demanda-t-il à voix haute.
Rowyn secoua la tête sans répondre et Dashvara soupira.
— Ça aussi, c’est secret ?
Rowyn sourit.
— D’une certaine façon —admit-il. Il indiqua une porte au fond de la salle—. Shéroda, la Suprême, est encore en réunion mais, quand la porte s’ouvrira, nous pourrons entrer. Assieds-toi où tu veux.
Dashvara balaya la pièce du regard et, comme rien ne retint son attention, il s’assit.
— Combien de membres sont impliqués dans cette opération pour exterminer les esclavagistes ?
Rowyn déglutit.
— Nous n’allons exterminer pers… —Il se tut—. S’il te plaît, steppien. Ne me pose pas de questions-pièges.
Dashvara reçut sa réponse comme un coup de poing.
— Vous n’allez pas exterminer les esclavagistes ? Mais je croyais que vous vouliez les détruire.
Rowyn jeta un coup d’œil à la porte fermée avant de répondre :
— Les détruire, oui. Mais d’une manière légale. —Il marqua un temps d’arrêt—. Nous ne sommes pas des guerriers, steppien. Moi, je suis un enquêteur. Je cherche des preuves et je les donne à la Suprême. Ensuite, elle décide quoi en faire.
Dashvara croisa les bras, méditant ses paroles.
— Tu veux dire… que les propres guerriers de la ville vont se charger d’en finir avec les esclavagistes ?
— De les arrêter et de les condamner —confirma Rowyn.
— Sur l’ordre du Tribunal ?
— C’est cela. Les cohortes urbaines s’en chargeront. Si tout va bien, l’arrestation aura lieu sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée.
Dashvara ne pouvait pas se sentir aussi optimiste que Rowyn.
— Je suppose que s’en prendre à un homme de Diumcili n’est pas si difficile pour le Tribunal de Dazbon, mais qu’en est-il des Faerecio ?
Rowyn se raidit.
— Les… —Il déglutit—. Oh. Eux…
Dashvara devina la vérité.
— Eux, ils ne vont pas être châtiés, hein ? C’est une famille patricienne. Comment s’en prendre à eux même si leur Oiseau Éternel s’en est allé au diable, là où le vent a emporté leur plume ?
Rowyn s’était empourpré, mais, face à la question rhétorique, il l’observa avec curiosité.
— Qu’est-ce que c’est, l’Oiseau Éternel ?
Dashvara soupçonna que l’intention de Rowyn était de changer de sujet, mais il expliqua néanmoins en peu de mots ce qu’était l’Oiseau Éternel.
— Dignité, confiance et fraternité —répéta Rowyn, songeur—. Cela me plaît.
— Rares sont les gens sains d’esprit à qui cela ne plaît pas —sourit Dashvara.
Rowyn allait parler quand, soudain, la porte fermée s’ouvrit, laissant apparaître un humain roux au visage cendreux et aux yeux de fou, vêtu d’une tunique orange. Il sourit de toutes ses dents ; deux étaient en or.
— Ah ! Ah ! Voici le grand mystère —fit-il en riant, franchissant la porte. Son rire était éraillé. Les oreilles de Dashvara grincèrent dès qu’il l’entendit. Il évalua son âge. Il était relativement jeune. Et pourtant, son allure extravagante était d’un tel naturel que Dashvara aurait dit qu’il avait passé cinquante ans à la composer.
— Dashvara, je te présente Axef —dit Rowyn—. Le désintégrateur. Axef, voici Dashvara de Xalya.
— Oh, oui ! Dashvara de Xalya, fils de Pifpan et de Tafta de Xalya, enragé de la steppe, prince des fables et combattant de…
— Axef ! —tonna Rowyn, empourpré.
Avant l’intervention du Duc, Dashvara aurait volontiers cassé la figure à ce mage. Et après, aussi. Mais il se rappela qu’il n’était pas chez lui.
— Et combattant du temps —acheva Axef plus convenable—. À moins que ce ne soit combattant haletant ? Combattant content ? Je ne me rappelle pas. Et je ne mens pas. À moins que je mente parce que je ne me rappelle pas…
— Ne fais pas attention à lui, Dash. C’est un idiot.
Axef ne parut pas s’offenser. Il se contenta de sourire, l’expression moqueuse, et de mettre les mains dans les poches de sa tunique orange. Il avait l’air d’un vaurien revêtant les habits d’un bouffon. Avec un sang froid plus feint que réel, Dashvara se leva.
— La porte est ouverte. Je suppose qu’on peut entrer —hasarda-t-il.
Rowyn se tourna vers Axef.
— Ils sont partis ?
Le mage acquiesça et, après avoir pris un air pensif, il observa :
— Et même s’ils n’étaient pas partis, je ne vous le dirais pas. Quelle idée !
Dashvara secoua la tête. Suis-je entré dans un antre de déséquilibrés ? Bon, après tout, moi aussi je suis déséquilibré d’après Aydin… Il se dirigea vers la porte avec Rowyn.
— Laisse-moi deviner, il est fou ? —murmura-t-il au Duc.
Avant de répondre, celui-ci jeta un coup d’œil à Axef ; le mage les regardait encore depuis l’autre bout de la pièce.
— Pas tout à fait. C’est ça le pire. Mais il adore que l’on croie ça. Ne prends pas à mal ce qu’il t’a dit : il le fait juste pour te tester.
Dashvara croisa de nouveau les yeux intelligents du mage et détourna le regard. Je vois. Curieux phénomène. Ils parcoururent un couloir dans la pénombre et Rowyn frappa à une porte entrebâillée.
— Entrez.
Dashvara se sentit transpercé par un souffle froid qui ne lui dit rien de bon. Cette voix était autoritaire et douce en même temps ; une voix qui invitait à la connaître aussi bien qu’à la craindre. Durant les six années où il avait patrouillé les terres xalyas, il avait appris à se fier à son instinct. Mais il avait aussi appris à le maîtriser quand les circonstances l’exigeaient. Aussi, il fit taire sa petite voix prudente et suivit Rowyn à l’intérieur.
La salle était complètement différente de l’autre. Semi-circulaire et au plafond haut, elle avait des murs de marbre blanc et de grandes verrières par où entrait la lumière du jour. Dashvara cligna des yeux et vit la silhouette assise sur une sorte de trône. Comme la reine d’un conte. Parée d’une splendide robe noire.
— Approche-toi, homme de Xalya —lui demanda Shéroda.
La Suprême avait des yeux dorés magnifiques. Une peau blanche comme l’écume et une chevelure argentée comme la Lune. On aurait dit une…
— Pas autant —l’avertirent ses lèvres rosées avec un fin sourire.
Dashvara s’arrêta tout près, rougit, et recula d’un pas. Il aurait voulu reculer davantage, mais il n’osa pas. Il se sentait maladroit et ne savait pas pourquoi. Seule la présence de Rowyn derrière lui le détendit un peu.
— Je suis Shéroda, Suprême de la Confrérie de la Perle. Rowyn m’a parlé de toi et de tes agissements à Rocavita. Il veut que tu travailles dans son groupe dans l’affaire d’Arviyag. Et je crois avoir compris que tu veux travailler avec lui, n’est-ce pas ?
Elle était directe, approuva mentalement Dashvara.
— C’est cela. Je veux châtier ces esclavagistes et libérer mon peuple.
— Une intention digne de considération —souligna Shéroda sur un ton posé—. Actuellement, nous avons quatre membres actifs. Plus Axef. Un de plus serait le bienvenu.
Alors le mage fou est donc l’acolyte, se souvint Dashvara. Les membres restants étaient le voleur repenti et le moine-dragon retiré. Certainement, avec cinq personnes, il était difficile d’entrer de force dans le refuge des esclavagistes pour les anéantir. Shéroda continua :
— Rowyn m’a demandé de te nommer, avec ton consentement, acolyte de la Confrérie de la Perle. On dit que ton peuple a été exterminé par une union de sauvages —susurra-t-elle doucement. Dashvara put presque sentir sa main compatissante sur sa joue… mais ceci était ridicule, vu que Shéroda n’avait pas bougé de son trône—. Tu n’as donc pas de terre où aller —poursuivit-elle—. Rowyn m’a dit que tu étais un grand guerrier, n’est-ce pas ?
Dashvara acquiesça, puis nuança :
— Un guerrier, du moins. La grandeur est subjective.
Shéroda sourit.
— Vois-tu, notre Confrérie est assez habituée à recueillir les âmes perdues. Tous ne sont pas des membres de la Confrérie, ni même des acolytes, mais ils reçoivent notre protection quand ils en ont besoin.
Dashvara s’était noyé dans ses yeux dorés et il l’écoutait à peine. La Suprême souriait si amoureusement…
Dashvara cligna des yeux et jura en silence. Tu aurais pu m’avertir que j’allais voir une maudite magicienne, Rowyn… Il était presque sûr qu’elle l’ensorcelait. À moins qu’il ne se l’imagine ?
— Dans ton cas —dit Shéroda pour conclure—, si tu veux châtier les esclavagistes, je t’invite à entrer dans notre Confrérie. Être acolyte n’implique aucun compromis irrévocable. Tu peux t’en aller quand tu veux. En échange de tes services, tu recevras solde et protection.
Ça, ce n’est pas mal du tout, reconnut Dashvara mentalement. Il détourna les yeux vers les verrières et aperçut un oiseau posé sur la branche d’un arbre. Un instant, il retrouva sa lucidité.
— Eh bien ? Que dis-tu ? —demanda la Suprême, impatiente.
La dernière chose qu’il souhaitait en ce moment, c’était de croiser de nouveau le regard de Shéroda. Cependant, c’est ce qu’il fit.
— Alors, je vais pouvoir participer à vos plans de libération ?
Un éclat moqueur passa dans les yeux de la Suprême.
— C’est ça.
— Bien. Et… à ce que j’ai pu voir, ici on a besoin de pièces de monnaie pour se nourrir et se loger, alors… vous avez parlé de me payer, n’est-ce pas ?
Il entendit le souffle de Rowyn. Shéroda esquissa un sourire et, sans raison, Dashvara le lui rendit… et l’effaça aussitôt après, exaspéré.
— Tout à fait. Toutefois, la rémunération dépend de la satisfaction de notre mécène —répondit posément la Suprême.
Oh, le Mécène. Bien sûr. Dashvara n’y réfléchit pas davantage : il avait besoin d’argent et il lui convenait d’entretenir de bonnes relations avec la Confrérie de la Perle. Il se doutait que, seul, il avait la même probabilité de sauver son peuple qu’un muet de chanter.
— Ce sera un plaisir de travailler avec vous —dit-il enfin.
Les beaux yeux dorés scintillèrent.
— Parfait. Rowyn te dira ce que tu dois faire. Juste une remarque : tu travailles avec eux. Et tu travailles pour moi. Ne l’oublie pas —murmura-t-elle—. Bienvenue à la Confrérie.
* * *
— Qui est-ce ?
Ils parcouraient une rue et Dashvara suivait Rowyn sans même se préoccuper de savoir où celui-ci le guidait maintenant. Il se sentait encore prisonnier des yeux dorés qu’il n’avait plus en face.
— Tu parles de la Suprême ? —dit Rowyn—. Eh bien. Personne ne le sait avec certitude. On dit que c’est une magicienne, mais, elle, elle l’a toujours nié. En tout cas, elle envoûte comme si elle en était une. Je crois que tu t’en es aperçu.
— Mmpf. Ça tu l’as dit. Un moment, j’ai même pensé que tu m’avais empoisonné avec tes beignets. Elle a des yeux inhumains.
— C’est qu’on ne sait pas avec certitude si elle est humaine, non plus —fit Rowyn en souriant—. Tildrin dit qu’elle vient d’au-delà de l’Océan Pèlerin. Il adore fabuler sur le passé de la Suprême. Mais la vérité, c’est qu’on ne sait pas grand-chose d’elle.
Dashvara esquiva une fillette qui courait, un énorme sourire sur le visage, et demanda :
— Tildrin est un des membres ?
— Ouaip.
— Le moine-dragon ou le voleur repenti ?
Rowyn sourit.
— Le voleur repenti. Je vais te les présenter tout de suite. Je leur ai demandé de venir au refuge. Ils doivent sûrement nous attendre.
— Quoi ? —Dashvara le regarda, confus—. Attends une minute, le refuge ? Mais nous ne venons pas d’en sortir ?
— Non. Ça, c’était la maison de la Suprême —expliqua Rowyn—. Le siège de la Confrérie. Moi, je parle du refuge de notre bande. Là-bas, je t’expliquerai ce que nous allons faire.
Dashvara esquiva cette fois une femme de grande taille ; et il faillit heurter un milicien aux proportions aussi impressionnantes que le Shamvirz de la Main Blanche. Rowyn le tira par le bras alors que le garde feulait :
— Eh ! Regarde où tu vas !
Dashvara grommela, tendu comme la corde d’un arc. Cette fourmilière bruyante était encore plus étourdissante et perturbante que les yeux de la Suprême. Il était convaincu que, ce matin-là, il avait vu plus de gens différents que ceux qu’il pouvait y avoir dans toute la steppe. Quelques minutes après, Rowyn le tira de nouveau par le bras quand il faillit recevoir une planche sur la tête : le charpentier qui la portait était un maudit inconscient et plusieurs passants élevèrent la voix. Enfin, ils s’éloignèrent dans une petite ruelle déserte.
— Oiseau Éternel, quelle folie —marmonna Dashvara.
Il entendit un petit rire derrière lui et se retourna, surpris. C’était Axef. Il ne s’était même pas aperçu que le mage les avait suivis.
— Tu t’y habitueras —assura Rowyn, en ralentissant—. Allez. Nous y sommes presque.
Je m’y habituerai, hein ? Dashvara en doutait beaucoup. Surtout parce que, dès qu’il aurait sauvé les prisonniers, il devrait poursuivre cette maudite vengeance. Il souffla intérieurement. Alors maintenant, tu ne souhaites plus châtier les assassins ? Bien sûr, tu es loin de la steppe, la plupart des tiens sont morts et tu n’as plus personne pour te rappeler tes devoirs en tant que fils premier-né. Excepté Aligra… J’aurais dû lui déléguer le titre de fils premier-né. Elle se débrouillerait sûrement mieux que moi.
Rowyn s’arrêta devant une porte.
— C’est ici —annonça-t-il.
Il frappa de petits coups et, quelques secondes après, la silhouette d’un ternian aux cheveux gris et au visage ridé apparut ; il était vêtu d’une tunique bleue richement ornée.
— Duc ! —fit-il en souriant—. Je commençais à croire que la Suprême vous avait dévorés vivants.
Rowyn poussa doucement Dashvara à l’intérieur tout en répliquant :
— Ce n’est pas toi qui as dit, il y a quelques jours, que la Suprême ne mangeait jamais ? Je te présente Dash, notre nouvel acolyte. Kroon est là ? —demanda-t-il.
Le ternian acquiesça et indiqua une petite figure endormie dans un fauteuil, devant une table plongée dans la pénombre. Dashvara sentit son cœur se soulever quand il vit le moine-dragon. Celui-ci n’avait pas de jambes, il avait la figure ravagée de cicatrices et un bandeau blanc occultait un de ses yeux. L’autre était fermé. Il était difficile de deviner à quelle race saïjit il appartenait exactement.
Bien, bien, c’est fantastique, pensa-t-il. Un mage fou, un vieux voleur, un estropié borgne… Le groupe était des plus variés.
— Mon nom est Tildrin —se présenta le ternian avec un sourire tandis qu’Axef refermait la porte, laissant la pièce dans la pénombre—. Alors comme ça, tu vas nous couvrir pendant que nous volons les papiers, hein ?
La question le désarçonna.
— Les papiers ?
Rowyn se racla éloquemment la gorge.
— Asseyez-vous. Je peux tirer un peu les rideaux ?
— Non ! —feula soudain Kroon, en ouvrant l’œil.
Rowyn sourit avec goguenardise.
— Tu n’étais pas si endormi que ça, tout compte fait.
— Un flambeau, peut-être ? —suggéra Axef, en s’asseyant à la table—. Ou un nouveau lambeau pour l’œil de Kroon.
Le moine-dragon grogna et son œil détailla Dashvara.
— Alors c’est toi, le barbare de la steppe.
Barbare toi-même. Dashvara expira silencieusement.
— Et toi, tu dois être le moine-dragon de Sifra —répliqua-t-il.
Kroon fit une moue et tendit une main pour prendre une bouteille.
— Assieds-toi. Duc, toi aussi. Passons aux choses sérieuses.
— Tu veux un peu de vin, frère ? —offrit Tildrin.
Dashvara remarqua, surpris, qu’il s’adressait à lui et il fit non de la tête. Rowyn, par contre, se servit une bonne rasade.
— Où est l’Empoisonnée ? —demanda Axef sur un ton de voix presque normal. Le magicien jouait nerveusement avec les franges de sa longue tunique.
— Elle n’est pas là —se limita à répliquer Rowyn.
Dashvara ressentit de la curiosité.
— Qui est l’Empoisonnée ?
— Personne. C’est juste Axef qui appelle Azune comme ça. —Rowyn se tourna vers Kroon—. Comment avance le plan ?
Le moine-dragon sortit un parchemin plié d’une de ses poches et le jeta sur la table comme s’il distribuait des cartes. Rowyn lissa la feuille et Dashvara tendit le cou, intrigué. Il s’agissait du plan de plusieurs bâtiments avec les pièces intérieures. Des lignes de couleurs différentes le traversaient.
— Désolé, Kroon, mais nous avons besoin d’une bougie —s’excusa Rowyn, en allumant une—. Il ne faudrait pas qu’on se fourvoie ensuite bêtement.
Kroon grommela et se couvrit l’autre œil avec un deuxième bandeau. Axef lui proposa de lui apporter un sac pour le mettre sur sa tête, à quoi le moine répondit qu’il aille se faire voir ailleurs avec son sac. Les yeux souriants, le magicien se tut, sortit un petit couteau et commença à se limer les ongles tandis que Tildrin et Rowyn observaient le plan avec attention. Dashvara s’impatienta.
— Vous pouvez m’expliquer ce que représente le plan ?
Rowyn acquiesça et, sans détacher les yeux de la feuille, il indiqua un rectangle.
— C’est là que nous allons voler nos preuves. Ceci —il effectua un cercle avec le doigt— ce sont les appartements d’Arviyag. Et ça —il dessina un plus grand cercle— c’est le bâtiment des esclavagistes dans le District du Port, avec l’entrepôt « commercial ». C’est ici qu’ils ont emmené les vingt-cinq prisonniers. Mais, de toute façon, cela n’a pas d’importance pour le moment : l’important est de voler le livre de comptes d’Arviyag et sa correspondance avec le Maître et les Faerecio. Quelque chose qui l’inculpe et qui scandalise suffisamment le Tribunal pour qu’il donne un ordre judiciaire et fasse perquisitionner la demeure d’Arviyag.
À première vue, l’objectif ne lui sembla pas mauvais, mais de toutes manières Dashvara était resté en suspens au milieu de l’explication.
— Tu as dit vingt-cinq prisonniers ? —haleta-t-il.
Rowyn jeta un regard à Tildrin et le voleur acquiesça.
— Approximativement. Je les ai comptés quand ils descendaient de la caravane. Peut-être que quelqu’un m’a échappé ou que j’en ai compté un deux fois. Le Duc dit que, lui, il en a compté moins de vingt. Azune dit comme moi.
Vingt-cinq Xalyas… Dashvara sentit les commissures de ses lèvres s’étirer en un sourire tremblant. C’était la meilleure nouvelle qu’il ait entendue depuis qu’il avait abandonné le donjon.
— Mais nous ne sommes pas sûrs que tous soient des Xalyas —ajouta Tildrin.
C’est ça, ôte-moi l’espoir, voleur.
— Qu’importe, ce sont des prisonniers —répliqua Kroon, en retirant les bandeaux de ses yeux. Apparemment, il voyait parfaitement avec les deux, même s’il les garda mi-clos—. Cette fois, ils ne vont pas arriver à Diumcili. Ah ! Ce fils de chien va mourir de rage quand les cohortes entreront chez lui. —Un sourire sardonique sillonna son terrible visage. Lui faisant écho, Axef laissa échapper un petit rire qui fit frissonner Dashvara.
Rowyn se racla la gorge.
— Reprenons. Il y a une vingtaine d’hommes dans ce bâtiment, parmi lesquels une douzaine sont des mercenaires. Tous, y compris les serviteurs, viennent de Diumcili, c’est exact, Tildrin ?
— Exact.
— Il y a une entrée principale et une porte de service qui donne sur l’entrepôt. Avant, il y avait un escalier de bois menant à la terrasse, mais il a été détruit récemment. Toutes les fenêtres sont renforcées par des barreaux, même celles de l’étage supérieur. De jour, les portes sont surveillées et, de nuit, ils verrouillent tout. C’est le premier étage qui nous intéresse —souligna Rowyn—, parce que c’est là où se trouve le bureau d’Arviyag, juste au-dessus de l’entrée principale.
Kroon grogna.
— J’ai l’impression que, tout cela, nous l’avons déjà entendu, pas toi, Duc ? Maintenant, on pourrait peut-être avancer un peu ?
— Je répétais pour Dash —se défendit Rowyn.
— Si vous me permettez —intervint Dashvara—. Pourquoi ne pas demander directement aux cohortes urbaines de perquisitionner la maison ? Puisque vous semblez tant aimer la légalité…
— Justement —fit le Duc avec un raclement de gorge, tandis que les autres souriaient—. Nous ne pouvons pas envoyer les cohortes chez n’importe qui sans avoir de preuves préalables. C’est plutôt évident. Nous avons réellement besoin d’un document qui crée un scandale pour mettre en marche la bureaucratie et mener à bien un coup de filet de cette envergure. Sans cela, tu peux toujours crier chaque jour aux juges les plus grandes vérités qu’ils ne t’écouteront pas.
Dashvara fit une moue éloquente pour montrer son opinion sur le sujet. Ces civilisés, pensa-t-il. Tildrin intervint avec une évidente excitation :
— Tu vois, Dash, l’objectif est simple. Maintenant, il ne nous manque qu’un plan. —Il sourit, découvrant ses dents jaunies—. L’idée est d’entrer chez Arviyag quand il ne sera pas là. Parce que, d’après ce que j’ai appris en entendant parler les gardes dans les tavernes, il dort dans son bureau. Il faut donc trouver une façon de le faire sortir de là.
— Une façon ou une autre —observa Axef—. On n’est pas obligé de toujours faire les choses d’une seule façon, Til. Quel esprit borné.
Personne ne lui répondit et Dashvara supposa qu’à la longue, c’était la meilleure attitude à suivre pour ne pas l’encourager à délirer.
— Hum… —médita Rowyn—. Dans quatre jours, on fête les courses de l’Escalier. Les courses durent toute la nuit —expliqua-t-il pour Dashvara—. Et messire Faerecio est un fidèle assidu de ce sport. Arviyag sortira pour l’accompagner, et il le fera fort probablement avec une bonne partie de sa garde. —Il marqua un temps d’arrêt—. Au fait, les escaliers m’y font repenser, où en est notre échelle ? —s’enquit-il.
— Prête —déclara Tildrin avec un grand sourire.
Rowyn se montra satisfait.
— Tout ceci prend une très bonne tournure. Je vais t’expliquer, Dash. Nous allons entrer par en haut, par la terrasse. Nous avons construit une échelle de quarante pieds. Normalement, cela devrait suffire. Sur la terrasse… apparemment, il n’y a pas de garde, exact, Tildrin ?
— Exact, Duc. Du moins, c’est ce qu’il m’a semblé. Mais tu sais que ma vue n’est pas très fiable.
— Oui… Bon. Toutes les terrasses ont une trappe —poursuivit Rowyn—. Celle-ci est probablement fermée. Alors… —il hésita et regarda le mage—. Axef, toi, tu viendras avec Dash et avec moi et tu nous ouvriras.
— Et comment, si on ne me laisse pas lancer de sortilèges ? —objecta le mage, acerbe.
— Axef… Tu as dit que tu le ferais. Tu le feras ?
— Je le ferai, je le ferai. Quoique… qui sait. Je n’aime pas les échelles. —Il reçut le regard sombre de ses trois amis et poussa un petit rire amusé comme s’il avait atteint son objectif—. Duc, si l’échelle se casse, je te jure que je te ferai sauter en l’air.
Rowyn pâlit.
— Elle ne se cassera pas, Axef. En plus, tu n’es pas un lévitateur, tu te rappelles ? Tu es un désintégrateur.
— Oh. Et alors ? Tout saute en l’air, avec une bonne explosion. —Il conclut sur un ton serein— : Franchement, votre plan est épouvantablement et magistralement nul.
Ils l’ignorèrent une nouvelle fois. Dashvara ne trouvait pas le plan si mauvais, sauf sur un détail : il aurait préféré se centrer sur la libération des siens et non sur le vol de maudits papiers.
— Bien —dit Kroon. Il tendit une main et atteignit la bougie. Il la souffla, plongeant de nouveau la pièce dans la pénombre— : C’est bien mieux comme ça. Alors, tu vas entrer là-dedans avec le barbare. Sans Azune ?
— Quelqu’un devra retirer l’échelle pendant que nous serons à l’intérieur et ce sera elle et Tildrin —déclara Rowyn.
Le moine mutilé arqua les sourcils et marmotta un « oh oh » amusé.
— J’ai bien peur que cela ne lui plaise pas, Duc.
Rowyn adopta un air impuissant sans paraître très affecté.
— C’est la vie. Maintenant, nous n’avons plus qu’à prier le Dragon Blanc pour que nous ayons de la chance et que nous trouvions ces documents du premier coup. Si nous ne les trouvons pas dans le bureau… il faudra trouver une autre façon pour sortir de là ton peuple, steppien.
Il y eut un silence. Kroon jouait avec le peu de barbe qui restait sur son visage couturé. Tildrin raclait la table avec une de ses griffes de ternian. Rowyn transperçait le plan des yeux comme s’il prétendait le mémoriser. Et Axef tressait une de ses mèches rouges, l’expression songeuse.
Eh beh, je suis tombé sur un sacré groupe, pensa Dashvara en souriant. Finalement, il prit la parole :
— Je n’ai pas l’intention d’attendre quatre jours. Mes frères pourraient être embarqués entre-temps. Et moi, ce qui m’intéresse, ce sont mes frères, pas le destin d’Arviyag. Alors, j’ai une idée.
Rowyn et Tildrin échangèrent des regards moqueurs.
— Steppien —commença Rowyn calmement—, les choses ne se font pas du jour au lendemain. Les opérations de ce genre se planifient et se replanifient et…
Dashvara le coupa. Certes, son idée semblait être sortie d’un livre de contes, mais il pariait qu’elle fonctionnerait :
— Voilà. À Rocavita, pendant que je cherchais où se trouvaient les femmes xalyas, je suis passé par la résidence des Faerecio et j’ai surpris une conversation entre Arviyag et le propriétaire des lieux. Visiblement, Arviyag prétend épouser la fille de ce Faerecio, mais cette fille, Wanissa, est amoureuse d’un autre. Je propose d’aller voir cette jeune fille et de lui demander d’écrire une lettre à Arviyag lui donnant un rendez-vous. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Kroon fronça les sourcils, Rowyn et Tildrin prirent une mine sceptique, et Axef souffla, secouant la tête et regardant le plafond.
— Je crois que tu viens de gagner ta place parmi nous —déclara le mage, la voix curieusement grave.
Rowyn esquissa un sourire, l’effaça, sourit à nouveau, puis finalement il haussa les épaules.
— Cela pourrait fonctionner —avoua-t-il—. Le District du Port est à une vingtaine de minutes en carrosse du Beau District. Cela nous donnera au moins une heure. Qui s’en charge ?
— Je m’en chargerai moi-même —assura Dashvara en se levant—. Si vous voulez bien me donner l’adresse de la maison des Faerecio.
Tous les quatre s’agitèrent soudain, nerveux.
— Attends une seconde, tu vas y aller tout de suite ? —s’enquit Rowyn.
Dashvara haussa les épaules, surpris.
— Vous avez quelque chose de plus urgent à faire ? Je suppose qu’écrire une telle lettre requiert plusieurs heures.
— Tu ne proposes tout de même pas qu’elle lui donne rendez-vous cette nuit même ? —s’alarma Tildrin. Ses rides s’étaient relâchées.
— Nous ne sommes pas encore prêts, Dash —expliqua Rowyn patiemment—. Reviens t’asseoir.
Dashvara fronça les sourcils.
— Et que faut-il préparer ? L’échelle est là. D’après vous, le mage peut ouvrir cette trappe. En fait, il ne reste qu’à tout mettre en pratique, vous ne croyez pas ?
Rowyn déglutit, un profond pli sur le front. Tildrin dodelina de la tête et Kroon le regarda pensivement.
— Le barbare a raison —déclara soudain ce dernier—. Vous me saoulez avec vos papotages inutiles. En marche —lança-t-il vivement.
Dashvara crut presque qu’il allait se lever. Mais bien sûr, il ne pouvait pas.
— Franchement, je ne sais pas —hésita Rowyn.
Alors, Dashvara comprit. Ce groupe, comme l’avait bien signalé Rowyn, n’était pas composé de guerriers, peut-être Kroon à la rigueur, mais à l’évidence il ne l’était plus. Probablement, ils n’avaient jamais risqué leur vie en entrant dans l’antre d’esclavagistes qui n’hésiteraient pas à les tuer s’ils les trouvaient chez eux. Dashvara se rappelait sa première bataille ; adroit avec le sabre et fier comme un imbécile, il était resté ahuri face à la gueule baveuse du nadre rouge. Il n’avait réussi à tuer le petit dragon bipède que lorsqu’il avait compris qu’il allait mourir s’il hésitait une seconde de plus.
— Hésiter, c’est bien, mais pas plus qu’il ne faut —soupira patiemment Dashvara—. Où vivent les Faerecio ?
À la surprise générale, c’est Axef qui répondit :
— Dans le Beau District. Rue de la Dame Bleue. C’est une maison énorme avec des motifs bleus et dorés autour des fenêtres. Cours, va et vole, chevalier téméraire, avant que la fleur ne s’en aille aux enfers —proclama-t-il.
— Ils ne vont pas te laisser entrer —intervint Rowyn—. Jamais ils ne laisseront un inconnu entrer pour parler à la fille des Faerecio. Oublie ça, Dash. Il va falloir trouver une autre méthode.
Dashvara hésita.
— Et Almogan Mazer ? Où vit-il ?
Kroon arqua un sourcil.
— Al ? C’est le secrétaire des Faerecio. Qu’est-ce qu’il a à voir avec… ? —Il comprit et son visage difforme s’éclaira—. Ah !
Rowyn plissa un œil.
— Ah, quoi ? Je n’ai pas saisi, là. Tu connais cet Almogan Mazer ?
— Je le connais. C’est le fils d’un compagnon à moi, un ancien moine-dragon qui est mort dans une attaque d’orcs. Moi-même, j’ai contribué à payer sa dernière année d’études pour qu’il puisse passer sa licence. Il vit ici, dans le District du Dragon. Sur la Place de la Liberté. Juste à côté d’une maison de jeux. Ce garçon… —Il sourit—. Ah. Ne lui dis pas bonjour de ma part. Pour lui, je suis censé être mort, compris ?
Dashvara ne demanda pas la raison.
— Compris. Si tout va bien, je reviendrai sans tarder.
— Eh ! —l’appela Kroon alors qu’il posait déjà la main sur la poignée de la porte—. Et pas un mot sur la Confrérie de la Perle. Toi, parle seulement des esclavagistes, compris ?
Dashvara roula les yeux.
— Compris.
Les yeux entrouverts de l’estropié étincelèrent, approbateurs.
— Bon barbare.