Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable
Il se réveilla en entendant des bruits de clochettes et, un bref instant, il crut qu’il se trouvait auprès du capitaine Zorvun et de ses soldats, dormant à la belle étoile sur les terres xalyas au milieu de quelque pâturage avec des troupeaux. Il ouvrit les yeux et revint à la réalité. Le soleil illuminait tout, traversant même la grosse toile de la roulotte. Il faisait une chaleur mortelle.
La roulotte avançait lentement et les roues craquaient et crissaient. Aydin et Hadriks étaient tous deux assis à l’avant et murmuraient entre eux sans rompre la tranquillité ambiante.
Dashvara baissa le regard sur sa blessure. Il avait le torse nu et sa peau transpirait à grosses gouttes. Un grand bandage blanc lui soutenait toute la partie supérieure de l’abdomen. Ne le voyant pas taché de sang, il se détendit.
Hadriks eut un rire étouffé face aux paroles murmurées du ternian et leva un bras pour indiquer quelque chose. Comme il ne souhaitait pas les interrompre ni parler avec eux pour le moment, Dashvara reposa sa tête contre ce qui lui sembla être un tapis enroulé. Un sac, sur sa droite, lui parut familier. Dessus, il reconnut sa chemise, encore tachée de sang, et son foulard shalussi. Il avait donc encore ses affaires, se réjouit-il. Il tendit une main et ouvrit le sac. À l’intérieur, il y avait un bout de corde qu’il avait récupéré des écuries, des chiffons, ainsi qu’un verre en terre cuite et des fruits secs. Il reconnut aussi la barre de métal volée dans la forge d’Orolf. Ce n’était pas lui qui l’avait mise là et il supposa que quelqu’un l’avait retirée de sa botte et l’avait rangée. L’outre d’eau, par contre, il ne la vit nulle part. Au fond du sac, sa main tomba sur la figurine de bois, cadeau du vieux Bashak. Il la sortit et contempla un long moment la sereine solennité du visage sculpté.
— J’avais oublié que c’étaient les Fêtes de l’Offrande à Rocavita —commenta la voix d’Hadriks—. Tu crois que nous pourrions essayer de vendre quelques magaras ?
— Si tu veux essayer… —Aydin haussa les épaules—. Mais les tapis, nous les vendrons à Dazbon.
Dashvara replaça la figurine dans le sac et se redressa. Aussitôt, Hadriks, averti par quelque sixième sens, lui jeta un coup d’œil.
— Maître —murmura-t-il—. Il s’est réveillé.
Aydin Kohor suivit la direction de son regard et effectua un bref geste de la tête.
— Comment te sens-tu ?
— Mieux —répondit Dashvara—. Beaucoup mieux.
— Nous arrivons à Rocavita —l’informa Aydin—. Là, je te conseille de t’héberger dans une auberge jusqu’à ce que la blessure cicatrise complètement. J’informerai un guérisseur du village pour qu’il te change le bandage.
Dashvara ne répliqua pas immédiatement. Il venait de s’approcher de la partie avant et la vue l’éblouit. D’un côté, il y avait un énorme champ avec d’étranges arbustes aux troncs tortueux. De l’autre côté, s’étendait un pâturage avec plusieurs troupeaux de moutons guidés par des bergers. Et en face, s’élevait une petite colline rocheuse sur laquelle se pressaient des maisons encore plus blanches que celles des peuples de la steppe. Elles n’étaient pas faites de pierre extraite des Montagnes de Padria, mais de celle des mines de Maeras au sud, devina-t-il.
— C’est une grande ville —observa-t-il. Dashvara n’avait jamais vu autant de maisons réunies.
Il perçut le petit sourire du ternian.
— Disons que c’est plutôt un village —le corrigea celui-ci sur un ton léger—. Il y a deux mille habitants tout au plus. Dazbon en a soixante mille.
Dashvara se sentit d’un coup étrangement petit. Il savait, par Maloven, que Dazbon était considérée comme une des villes les plus grandes de la côte de l’Océan Pèlerin, mais jamais il n’avait pensé qu’un jour il se trouverait si près d’elle.
Soudain, des exclamations de surprise et de joie se firent entendre. Les deux premières roulottes s’arrêtèrent et, en s’inclinant dangereusement sur un côté, Hadriks lança, un grand sourire aux lèvres :
— C’est la caravane d’Atisua !
— Atisua —fit Aydin en souriant—. Cela fait bien un an que je ne la vois pas ! C’est une magariste très renommée —expliqua-t-il à Dashvara tout en arrêtant la roulotte—. Hadriks, reste ici. Je reviens tout de suite.
Laissant un Hadriks morose, il mit pied à terre et devança les autres roulottes pour aller saluer sa compagne de métier. Dashvara enfila ses bottes et sa chemise, ajusta le foulard, ramassa son sac et descendit à son tour avec une extrême prudence. Hadriks l’observait, hésitant.
— Euh… —fit-il, se raclant la gorge.
Dashvara arqua un sourcil, une fois les pieds sur le chemin pavé.
— Oui ?
Hadriks secoua la tête, devenu muet. Le Xalya roula les yeux et il allait lui dire qu’il n’avait pas l’intention de lui tordre le cou s’il parlait quand il vit Zaadma descendre de la roulotte derrière eux et il oublia totalement le garçon. La Dazbonienne avait troqué sa robe rouge contre des pantalons bouffants de taffetas bleu et un pourpoint blanc. On aurait dit une autre personne.
— Tu ne devrais pas bouger, cousin ! —le réprimanda Zaadma, en s’approchant au pas de course—. Par la Divinité, remonte. Pourquoi nous sommes-nous arrêtés, Hadriks ?
Dashvara la regarda, pensif, tandis qu’Hadriks expliquait qu’ils allaient tout de suite se remettre en marche. Il ouvrit la bouche et Zaadma lui pinça le bras.
— Pas maintenant —murmura-t-elle—. Comment te sens-tu ?
Dashvara tordit la bouche. Il ne comprenait pas très bien le but de cette mascarade de cousins.
— Parfaitement —répliqua-t-il. Il la prit par le bras et l’éloigna du chemin, en chuchotant— : Maintenant tu vas me faire le plaisir de m’expliquer pourquoi diables tu te fais passer pour ma cousine.
Zaadma grinça des dents.
— Ne parle pas si fort.
— Je ne parle pas fort —répliqua Dashvara.
Zaadma adopta une expression tendue et jeta un regard vers Hadriks. Celui-ci les observait du coin de l’œil, curieux.
— Écoute —murmura Zaadma—. Je…
Elle s’interrompit quand tous deux virent Rokuish s’approcher, l’expression joviale.
— Dis donc ! Tu as l’air en pleine forme ! —commenta-t-il.
Dashvara le contempla, stupéfait.
— Je me réjouis de te voir, Rok, mais… que fais-tu ici exactement ?
— Je te l’ai déjà dit il y a quelques jours —répliqua le Shalussi—. Je prends soin de deux fous à lier. Et je visite le monde —ajouta-t-il avec un large sourire. Il se tourna vers Zaadma—. Tu lui as expliqué ton problème ?
— J’allais le lui expliquer —répliqua-t-elle et elle s’écarta un peu plus du chemin—. Écoute, Odek. Excuse-moi d’avoir pris la liberté de mentir, mais je l’ai fait pour une très bonne raison. Je serai concise. Je suis la fille illégitime d’un sénateur à Dazbon du nom de Sarfath Andeyed. Sarfath est un homme très droit qui déteste les scandales et, par conséquent, il me déteste, moi, parce qu’il craint que je révèle la relation qu’il a eue avec la Comtesse de Twach et que je ruine toute sa carrière. Quand ma mère est morte, je me suis retrouvée sans argent pour payer l’inscription de la Citadelle et, lui, il m’a offert une rente annuelle de trente pièces d’or, mais il me l’a offerte avec un tel dédain que je l’ai refusée à cause de mon stupide orgueil. La dernière fois que je l’ai vu, il y a trois ans, c’est quand le Tribunal m’a enfermée dans un monastère pour un délit que j’avais commis. Mon père m’a dit que, sans son intercession, on m’aurait mise en prison pour cinq ans. Et comme je me suis enfuie avec Aldek… —Zaadma marqua une pause, jeta un coup d’œil vers les roulottes et ajouta très vite— : Si la garde ou mon père apprennent que je suis à Dazbon, ils me feront arrêter pour fugue. Mais… il n’y a pas de raison qu’ils l’apprennent —elle sourit—. Si je me fais passer pour une femme de la steppe qui vient à Dazbon avec ses deux cousins, personne ne pourra deviner qui je suis. À partir de maintenant, je m’appelle Zaétela de Shalussi, Zaé pour vous autres. J’espère que cela ne te dérange pas. Rokuish a dit que cela ne le dérangeait pas, n’est-ce pas ? Vous n’avez rien à faire de spécial —assura-t-elle—. Vous pouvez même retourner dans la steppe quand vous voudrez. Shizur, le commerçant de vins, m’a promis qu’il m’aiderait à trouver un travail dans une officine d’apothicaires en me présentant comme Zaétela de Shalussi. Shizur est un homme admirable. Il nous a pardonné d’avoir détruit sa roulotte. Et moi… eh bien…
Elle se tut et déglutit face au regard fixe de Dashvara. Celui-ci réfléchissait aux étranges agissements de Zaadma quand Aydin attira leur attention. Plusieurs roulottes passaient déjà sur le chemin, en sens contraire, et la première roulotte de la caravane dazbonienne se remit en marche.
— Bon, que dis-tu ? —le pressa Zaadma.
Dashvara fit un geste vague de la main.
— Je te répondrai quand nous arriverons à Rocavita.
Dashvara revint dans sa roulotte avec son sac, et Zaadma et Rokuish retournèrent dans la leur. Les chevaux avancèrent et, bientôt, ils atteignirent les premières maisons de Rocavita. Dashvara sentait clairement qu’il lui manquait encore des forces, mais il en avait assez de demeurer allongé, de sorte qu’il s’assit non loin du banc pour pouvoir contempler la ville. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Il y avait des gens vêtus de larges tuniques richement ornées, d’autres portaient des chausses bombées ou ajustées et la plupart étaient parés de turbans ou de chapeaux de couleurs vives. La majorité d’entre eux étaient des humains, mais pas tous. Il y avait des elfes, des tiyans et il vit même une petite silhouette qu’il prit au début pour un enfant et qui s’avéra être un hobbit. Il y avait des rues pavées, des ateliers et même des maisons de deux étages, avec des colonnes de pierre gravées et des portes ouvragées. Le Donjon de Xalya avait toujours été considéré par les steppiens comme un édifice imposant, d’architecture ancienne et résistante ; Rocavita n’était pas imposante : elle était belle. Il se corrigea rapidement lorsqu’ils passèrent par une place sur laquelle se dressait la statue d’un énorme dragon construit en marbre blanc. Admirant un tel prodige, Dashvara sentit ses yeux s’embuer. Il savait qu’à Dazbon et dans les villes voisines, les habitants étaient de fervents croyants du Dragon Blanc, que certains appelaient « la Divinité ». En tout cas, les artistes auteurs de la sculpture avaient réussi à créer un Dragon Blanc qui inspirait à tout le moins un profond respect.
— Impressionnant —commenta-t-il.
— Ah ! —fit Aydin en riant—. Si Rocavita te paraît impressionnante, Dazbon va te sembler un cadeau divin.
Les chevaux ne montèrent pas jusqu’au sommet de la colline : ils parcoururent une rue qui la contournait et s’arrêtèrent dans la partie sud du village, devant un haut édifice aux grandes portes ouvertes. Ils pénétrèrent dans une cour où étaient déjà rangées, contre un mur, six roulottes de commerçants. Plusieurs chats allongés confortablement à l’ombre sur le mur du fond observaient la soudaine agitation, les yeux ensommeillés.
Dès qu’il eut arrêté sa roulotte, Aydin partit payer le séjour du véhicule avec les autres marchands. La rumeur du village était très différente de celle à laquelle Dashvara était habitué. Curieux d’en voir davantage, il ramassa son sac et il mettait déjà pied à terre quand Hadriks, qui était resté près de la roulotte pour monter la garde, demanda vivement, comme s’il s’armait de courage :
— Comment t’es-tu fait cette cicatrice ?
Dashvara le regarda, surpris.
— Laquelle ?
— Celle à l’épaule. Le maître Aydin dit que cela n’a pas pu être causé par une arme tranchante. —Il détourna les yeux et s’empressa de dire très poliment— : Excuse mon indiscrétion.
Dashvara sourit. Pour quelque raison, Hadriks lui rappelait Saodar, son frère cadet.
— Ton maître a raison. C’est un loup furient qui m’a fait cette blessure quand j’avais quinze ans. —Il s’appuya contre l’une des planches basses de la roulotte et raconta— : Je montais la garde une nuit quand j’ai entendu la bête. Comme j’étais un imbécile à cette époque, je n’ai pas crié tout de suite et j’ai voulu effrayer le loup, moi tout seul. Je ne savais pas, alors, que les loups furients ne s’effraient même pas devant un dragon. Quand il s’est trop approché, j’ai commis la deuxième erreur : je lui ai tourné le dos et j’ai couru vers le campement en criant comme un énergumène. Par chance, j’ai eu un éclair de lucidité et je me suis retourné juste à temps pour que le loup ne me saute pas au cou. Et je l’ai tué. —Il sourit devant l’expression stupéfaite d’Hadriks—. Tu le sauras, garçon, ne tourne jamais le dos à un loup et, dès que tu l’aperçois, recule avec prudence et crie bien fort.
Hadriks acquiesça, la bouche ouverte. Un raclement de gorge amusé résonna près de la roulotte et Dashvara se retourna. Zaadma et Rokuish avaient écouté la narration et tous deux le regardaient, intéressés.
— Tu l’as vraiment tué tout seul ? —demanda Rokuish, sceptique.
Dashvara esquissa un sourire.
— Si je ne l’avais pas tué, c’est lui qui m’aurait tué. Mes compagnons seraient arrivés trop tard.
— Alors, elle est vraiment vraie, cette histoire ? —s’enthousiasma Hadriks.
Dashvara sourit plus ouvertement.
— Aussi vraie que ma cicatrice. C’est donc ça l’auberge ?
Le garçon acquiesça et leur indiqua une porte.
— On peut entrer à l’auberge directement par là. Et la porte de la taverne donne sur la rue. Elle s’appelle le Chamiel. C’est un bon endroit et relativement bon marché pour Rocavita. Vous pouvez demander un repas pour trois pour douze dettas.
Dashvara observa, agréablement surpris, le changement d’attitude d’Hadriks.
— Merci —lui dit-il.
Dès qu’ils se furent éloignés, quittant la cour pour se rendre à la taverne, il commenta :
— Si mes souvenirs ne me trompent pas, les dettas sont des pièces d’argent, non ?
Ils marchaient lentement, suivant le rythme prudent de Dashvara. Zaadma acquiesça.
— Ouaip. Les dettas sont des décimes de deniers. Et après il y a les dragons qui sont en or. —Elle soupira—. Je vais avoir du mal à m’habituer à ne plus voir autant de pièces d’or. Avec ces cinq cents dragons que j’avais gagnés avec les Shalussis, j’aurais pu passer dix ans à Dazbon confortablement sans m’inquiéter de l’argent. Mais, que diables, les surprises de la vie valent plus que cinq cents dragons —ajouta-t-elle, souriante.
Dashvara et Rokuish échangèrent un coup d’œil amusé. De la taverne, s’élevaient des bruits de couverts et un brouhaha modéré de voix. Les deux steppiens allaient entrer quand Zaadma leva une main pour les retenir. Elle lança un regard éloquent à Dashvara.
— Tu ne m’as pas encore répondu, cousin. —Elle fit une moue embarrassée et les regarda tous deux, un éclat sincère dans ses yeux noirs—. Je vous assure que je ne veux pas vous créer d’ennuis. Mais vous me feriez une grande faveur si vous vous faisiez juste passer pour mes cousins, sans plus.
Dashvara avait réfléchi un peu à la question, même si le problème en soi était facile à résoudre. Il joignit les deux mains et déclara calmement :
— Je ne dis pas que tes raisons ne soient pas valables. Le seul problème, dans ton plan, c’est que tu pars du principe que je vais me rendre à Dazbon.
Zaadma secoua énergiquement la tête.
— Dazbon est à quelques heures à cheval de Rocavita. Et si tu n’as jamais vu la Cité du Dragon Blanc, ce serait presque un sacrilège de faire demi-tour maintenant, tu ne crois pas ? —Elle lui adressa un sourire innocent.
Dashvara roula des yeux rieurs.
— Allons nous asseoir. Et si tu as de l’argent, je te serais très reconnaissant de me payer ces quatre dettas en échange, cousine.
Zaadma sourit de toutes ses dents.
— Si je le pouvais, c’est l’auberge entière que j’achèterais pour mon cousin.
— Ha ! —fit Rokuish—. Ne commence pas à faire des promesses qui pourraient me tenter.
— C’est à Odek que je le disais, pas à toi —rétorqua Zaadma, espiègle.
Dashvara secoua la tête sans rien dire. La douleur de sa blessure s’était avivée avec les mouvements et, quand ils pénétrèrent dans la taverne, il fut pris d’un tel malaise qu’il tituba et s’assit à la première table vide qu’il trouva. Rokuish et Zaadma durent faire demi-tour, surpris.
— Le cousin n’est pas encore tout à fait remis —expliqua le Xalya.
Tous deux s’assirent à sa table et, pendant que Zaadma lisait à Rokuish le menu du jour, inscrit à la craie près du comptoir, Dashvara promena un regard éteint sur l’établissement, se lissant la barbe d’une main distraite. Les expressions défilaient devant ses yeux, souriantes, ensommeillées, rusées ou sévères. Un vieux couple jouait aux cartes à une table voisine ; plus loin, des jeunes avec des turbans s’apprêtaient à dîner en bavardant tranquillement entre eux ; et dans un coin, deux hommes au visage dissimulé derrière un foulard noir scrutaient les clients, comme s’ils cherchaient quelqu’un. Dashvara croisa le regard de l’un d’eux et fronça les sourcils. Il se tourna vers Rokuish alors que celui-ci secouait vivement la tête.
— Il faut absolument que j’apprenne à lire —affirma le Shalussi—. Ce n’est pas possible que tous ces gribouillages puissent dire tant de choses sans que je le sache.
— Je pourrais t’apprendre —proposa Zaadma.
Rokuish la regarda, agréablement surpris.
— Tu le proposes sérieusement ?
Zaadma fit mine de méditer longuement sur la question et admit finalement :
— Hum… cela dépend. Si tu es aussi inutile avec la plume qu’avec le sabre comme dit Odek…
Dashvara eut un sursaut.
— Je n’ai jamais dit que c’était un inutile —protesta-t-il.
Rokuish avait pâli. Zaadma roula les yeux.
— Peut-être que tu ne l’as pas dit, mais ça se voyait à ta tête chaque fois que je te demandais comment allaient les entraînements. Qu’est-ce qu’il se passe ? —ajouta-t-elle, en riant de les voir gênés tous les deux—. Comme si c’était un motif de honte ! Pour moi, qu’un homme sache manier un sabre ne le rend pas plus attractif ni plus intelligent. C’est pour ça que je n’ai jamais pu vraiment sympathiser avec Walek. Ou avec Nanda. Tous deux ont toujours pensé que le respect qu’on leur doit augmente proportionnellement avec le nombre d’ennemis vaincus. C’est une autre culture… —Elle ferma la bouche et observa les vieux de la table voisine du coin de l’œil—. Je veux dire, théoriquement, c’est notre culture —rectifia-t-elle—, mais je n’arriverai jamais à la comprendre.
Dashvara et Rokuish se regardèrent et sourirent.
— Tu as tout à fait raison, Zaé —approuva le Xalya—. Tuer n’apporte pas le respect. À la rigueur, cela peut te sauver la vie.
Le visage de Zaadma changea d’expression.
— Ou bien assouvir un désir de vengeance —murmura-t-elle.
Dashvara fronça les sourcils.
— Ou faire justice —répliqua-t-il.
À cet instant, un nain à la tunique colorée s’approcha de leur table. Il portait un bracelet caractéristique autour du bras, et tenait un petit livre et un crayon de plomb noir à la main.
— Bienvenus au Chamiel. C’est pour dîner ? —demanda-t-il et, comme tous trois acquiesçaient, il récita— : Le menu du jour se compose de pâte de blé aux légumes et aux œufs assaisonnés d’huile d’olive de Kwata, le tout accompagné de citrouille. Cela coûte quatre dettas par personne. Vous voulez une boisson spéciale ? Nous avons du vin blanc d’Hikutia, du vin noir d’Atalbella et du vin rouge de nos meilleurs vignobles de Rocavita —énuméra-t-il sur un ton amène—. C’est huit dettas la bouteille. Pour le dessert, nous avons aussi de la citronnade fraîche, du vin de noix de coco, du lait de chèvre, de la liqueur de pomme, du thé de…
— Non, merci —l’interrompit Zaadma, souriante—. Avec un peu d’eau et le menu du jour, ce sera suffisant.
Le nain s’inclina légèrement.
— Comme vous voudrez.
Visiblement, le nain prenait son travail avec un optimisme exemplaire. Dès qu’il s’en alla, Rokuish siffla entre ses dents.
— Diable, le menu a tout l’air d’être consistant.
Un large sourire aux lèvres, Zaadma se contenta de dire :
— C’est un menu républicain.
Pensif, Dashvara vit les deux vieux de la table voisine ranger leurs cartes et se lever pour aller payer leurs consommations. Tous, dans cet établissement, payaient pour manger. C’était… une idée déconcertante. Lui n’avait jamais accordé d’importance à l’argent. Après tout, chez les Xalyas, il n’avait jamais eu à payer pour manger ou pour se loger. Dans sa terre, les échanges commerciaux étaient rares et les métaux s’utilisaient presque exclusivement pour fabriquer des armes ou des ustensiles. Pourquoi utiliser de l’argent si, étant tous frères, ils partageaient leurs produits selon les besoins ? Oui, leurs ancêtres avaient accumulé une grande réserve d’or dans le donjon et il était vrai que celle-ci les avait tirés de l’embarras, dix ans plus tôt, quand une épidémie des troupeaux avait obligé le seigneur Vifkan à se départir de la moitié de l’or pour acheter de quoi manger aux marchands shalussis et essiméens. L’autre moitié, à présent, devait être répartie entre les clans dans toute la steppe.
Si seulement ils n’avaient emporté que l’or…
La voix de Zaadma l’arracha à ses pensées.
— Revenons-en à ce qu’on disait —reprit celle-ci à voix basse, se penchant sur la petite table—. Maintenant que nos voisins sont partis, j’aimerais te poser une question, Odek.
À cet instant, un mouvement attira l’attention de Dashvara : les deux hommes au visage masqué venaient de se lever en voyant entrer un homme barbu avec un turban noir par la porte qui communiquait avec l’auberge. En le reconnaissant, Dashvara faillit lui montrer les dents comme un loup sanfurient. Cet homme était l’un des gardes d’Arviyag, l’esclavagiste qui avait acheté les Xalyas pour mille sept cents pièces d’or. Celui qui retenait Fayrah prisonnière.
Il se força à détourner le regard et à demeurer calme.
— Appelle-moi Dash —fit-il.
Zaadma se troubla.
— D’accord. Dash. Écoute, je regrette beaucoup ce qui est arrivé à ton clan. J’imagine ton désespoir et… bon, je ferais mieux de ne pas en parler parce que tu vas sûrement me dire que je ne suis pas capable d’imaginer quelque chose d’aussi terrible, alors, je voulais simplement savoir si…
Zaadma se tut, nerveuse. Entretemps, Dashvara vit les hommes masqués sortir de la taverne. Ils n’avaient pas adressé un mot à l’homme d’Arviyag, et pourtant il avait la certitude que c’était sa présence qui avait motivé leur subit départ. Ils n’avaient pas l’air de gardes du corps mais, si Dashvara voulait vraiment libérer les Xalyas, il devait s’assurer qu’il n’aurait pas de poursuivants ; et ceci rapidement, car il était convaincu que cette nuit serait le meilleur moment pour mener à bien son plan, avant d’arriver à Dazbon.
Bien. Il ne me reste plus qu’à élaborer un plan qui fonctionne et qui n’attire pas de problèmes à ma sœur et aux autres, réfléchit-il. Il se tourna vers Zaadma et, voyant qu’elle hésitait encore, il l’encouragea :
— Que voulais-tu savoir ?
Zaadma jeta un rapide coup d’œil à Rokuish avant de poursuivre :
— Eh bien voilà, Rokuish et moi, nous avons réfléchi. Si tu es vraiment le fils du chef des Xalyas, cela signifie que ton père t’a remis comme faux prisonnier pour te sauver la vie. Et il n’a sauvé que toi ?
Dashvara ne répondit pas immédiatement parce qu’à cet instant le nain revenait, portant un grand plateau fumant avec trois larges terrines ; celles-ci contenaient de la pâte à pain sur laquelle étaient disposés des œufs, des tranches de citrouille et autres légumes.
— Le Chamiel vous souhaite bon appétit ! —s’exclama-t-il joyeusement.
Ils le remercièrent. Dashvara salivait déjà : il mourait de faim. Lorsque Rokuish et lui penchèrent la tête, scrutant le plat, Zaadma demanda, étonnée :
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
Tous deux levèrent les yeux et répondirent en même temps :
— La cuillère.
Zaadma laissa échapper un petit rire.
— Il n’y a pas besoin de cuillère pour manger ce plat. On le prend des deux côtés, on aplatit les extrémités et on le mange comme une croustade.
Tout en parlant, elle avait suivi ses propres instructions et elle prit la première bouchée de sa portion. Elle poussa un gémissement de plaisir.
— Cela faisait trois ans que je ne mangeais pas un repas aussi délicieux ! —s’enthousiasma-t-elle.
Dashvara prit sa propre croustade et, dès qu’il commença à manger, il dut reconnaître que c’était bon, même si… cela avait un goût très, très spécial. Bien vite sa bouche fut en feu. Il souffla en poussant des jurons, se servit un verre d’eau à la hâte et le but d’un trait.
— Par ma mère ! —s’exclama Rokuish.
Zaadma s’esclaffa tandis que le Shalussi s’emparait de la bouteille d’eau pour boire au goulot.
— Ça doit être le poivre —se moqua l’alchimiste—. Dans l’Illustrissime République de Dazbon, presque tous les plats ont du poivre.
Dashvara souffla de nouveau. Il prit quelques bouchées de plus à ce traître feu et, finalement, il le laissa dans l’assiette et termina l’eau qui restait dans la bouteille tout en jetant un autre coup d’œil alentour. Il remarqua que l’homme d’Arviyag était sorti de la taverne sans dîner. Reposant la bouteille, il devina facilement que tant Zaadma que Rokuish attendaient qu’il parle.
Qu’importe maintenant, se dit-il. Dis-leur qui tu es et ce que tu te proposes de faire. Tous deux t’ont sauvé la vie.
Il s’adossa contre le mur derrière le banc où il était assis. La pression sur sa blessure diminua un peu et il se sentit plus détendu.
— Tu m’as demandé pourquoi mon père n’a sauvé que moi —commença-t-il avec calme—. La raison est simple : c’est parce qu’il a pensé que j’étais le seul capable de mener à bien ce qu’il m’a demandé de faire. Pour moi, il aurait été plus facile de mourir à ses côtés que de contempler depuis le camp ennemi comment une alliance de clans exterminait ma famille et mon peuple.
Il perçut un léger tressaillement de la part de Rokuish et il se tourna vers lui.
— Je regrette de t’avoir menti, Rok. Je t’ai menti quand je t’ai dit que ma famille avait été assassinée par les Xalyas. Je t’ai volé ton sabre comme le pire des voleurs. Et ensuite je t’ai à moitié menti quand je t’ai dit qu’un véritable Xalya n’aurait pas tué un homme par derrière. Je te présente mes excuses, d’autant plus que tu as prouvé que tu étais un véritable frère en épargnant ma vie ce jour-là.
Rokuish secoua la tête.
— Zaé m’a raconté comment Nanda est mort —répliqua-t-il—. Peut-être que quelqu’un comme Walek ne l’aurait pas compris mais, moi, j’aurais fait comme toi… si jamais j’avais eu le courage de mener ma vengeance à bout. En toute franchise —ajouta-t-il en s’empourprant—, si j’avais soupçonné qui tu étais, je ne sais pas ce que j’aurais fait —avoua-t-il.
Dashvara esquissa un sourire.
— Probablement, tu aurais voulu t’assurer que j’étais un Xalya en me le demandant directement. Et alors, j’aurais été obligé de fuir ou de te tuer.
Rokuish roula les yeux et récita :
— “Si tu souhaites tuer un homme criminel et que, pour cela, tu doives tuer des innocents, tu dois renoncer à le tuer ou alors choisir un autre chemin.” C’est toi-même qui me l’as dit. —Il sourit—. Je sais que tu n’aurais pas été capable de me tuer.
Dashvara lui rendit un sourire hésitant, émerveillé par sa confiance.
— Peut-être que non —admit-il.
Sa conscience le lui aurait interdit, c’est vrai, mais parfois même la conscience n’était pas capable d’apaiser un esprit dominé par la panique et la vengeance. Que diables, pensa-t-il. La vie d’un innocent valait infiniment plus que la mort d’un assassin. Se laisser entraîner par l’instinct à des agissements pouvant avoir de graves conséquences était toujours non seulement dangereux mais aussi stupide ; et un Xalya ne devait jamais plier, pas même face aux passions de son propre esprit.
Son sourire s’élargit.
— Sûrement pas —ajouta-t-il—. En tout cas —reprit-il—, mon père ne m’a pas laissé la vie sauve par compassion et, si j’ai renoncé à mourir avec dignité, c’est parce qu’un Xalya a l’obligation d’obéir aux désirs de ses parents et de ses ancêtres. Sans la décision du seigneur Vifkan, je serais mort pour défendre ma famille. Mais je me rends compte que, dans ce cas, j’aurais agi comme un lâche en voulant l’accompagner dans sa perte et éviter la souffrance.
Zaadma se mordit la lèvre et elle allait dire quelque chose quand Rokuish parla :
— Et, pourtant, quand j’ai failli te tuer, tu as dit que la vengeance des Xalyas était inutile. Cela signifie que tu as renoncé à tous les tuer, n’est-ce pas ?
Dashvara le regarda dans les yeux, stupéfait.
— Quand diables ai-je dit que je renonçais à la vengeance, Rok ? J’ai dit que la cupidité des chefs shalussis, essiméens et akinoas avaient provoqué la mort de mon clan. Et j’ai dit que, s’ils mouraient, il y en aurait d’autres pour les substituer. Mais je n’ai jamais dit que je renonçais à quoi que ce soit. Je suis l’héritier des seigneurs de la steppe et mes sabres se chargeront de rendre la justice de l’Oiseau Éternel.
Il y eut un bref silence à la table la plus proche et il se rendit compte qu’il avait élevé la voix. Luttant contre la fatigue, Dashvara se leva.
— Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais dormir.
Zaadma acquiesça et se leva à son tour. Le trouble brillait dans ses yeux.
— Oui, je crois qu’il vaudra mieux que tu dormes. Je vais demander une chambre pour trois. Et ensuite j’irai chercher Aydin pour qu’il examine de nouveau ta blessure.
Dashvara acquiesça et il s’éloignait déjà avec son sac vers la porte communiquant avec l’auberge quand il perçut les paroles de Rokuish :
— Il faut le ramener à la raison, Zaé. Sinon il finira par se tuer.
Dashvara esquissa un sourire tout en s’éloignant. Rassure-toi, Rok. Je n’ai pas l’intention de mourir. Il passa près des jeunes au turban et les vit fixer sa chemise encore tachée de sang. Il traversa la salle sans se hâter et il poussait la porte quand Rokuish le rattrapa. Ils entrèrent dans le hall de l’auberge en silence. Le Shalussi semblait chercher ses mots. Dashvara s’arrêta devant la porte ouverte donnant sur la cour et jeta un coup d’œil vers les roulottes. Il les compta. Il y en avait neuf. Comment savoir si la roulotte qui avait transporté les Xalyas était l’une d’elles ?
Rokuish posa une main fraternelle sur son épaule.
— Je crois que tu as besoin de dormir dans un vrai lit —observa-t-il—. Après, tu verras sûrement ta situation avec plus de clarté.
Dashvara leva les yeux vers le ciel. Celui-ci commençait déjà à s’assombrir. Brusquement, des paroles lui vinrent à l’esprit et il les prononça :
— Sdatalon Ohode’l masja saari ilsiuatar. —Il jeta un coup d’œil à Rokuish et se rappela qu’étant Shalussi, il ne pouvait connaître l’ancien idiome de la steppe—. L’ombre du soleil qui fuit n’atteint jamais l’âme —traduisit-il. Il hésita et ajouta— : Sauf quand celle-ci meurt.
Rokuish demeura un instant silencieux.
— Quelle est cette langue ? —s’enquit-il avec curiosité—. Le Xalya ?
Dashvara sourit. Il y avait un petit bord de pierre le long du mur et il s’y assit pour se reposer tandis qu’il expliquait :
— D’une certaine façon. C’est l’oy’vat. La langue savante. L’idiome des Anciens Rois. Au donjon, la plupart des livres étaient écrits en langue savante.
Il esquissa un sourire en voyant que le Shalussi l’écoutait avec intérêt et, plongé dans ses pensées, il contempla les ombres qui envahissaient la cour.
— Il y a eu… de grands sages parmi les anciens hommes de la steppe, Rok —murmura-t-il—. Chaque individu avait une manière différente de voir la vie. Mais tous partageaient les mêmes valeurs fondamentales. Tous se respectaient et tous accordaient une importance essentielle à la dignité et à la confiance, mais surtout à la fraternité, qui est mère de toute la Vie Véritable qui existe en ce monde. —Il sourit, amusé, en voyant l’expression fascinée de Rokuish et il poursuivit— : Un jour, quand nous nous entraînions, je t’ai dit que le plus grand combat se livre à l’intérieur de nous-mêmes durant toute la vie. Je ne sais pas si tu t’en souviens.
Rokuish acquiesça.
— Je m’en souviens.
Dashvara inclina légèrement la tête.
— Les grands sages disaient que ce combat était un peu comme si l’on devait maintenir par la force de sa volonté une plume debout au bord d’un précipice. Quand le vent ne souffle pas, la plume reste debout sans problèmes, mais à aucun moment elle ne doit se distraire ni s’incliner seule vers le précipice, car, dès qu’un orage éclatera, la plume devra lutter contre le vent si elle ne veut pas être entraînée au fond.
Rokuish fit une moue, sceptique.
— Euh… Comment une plume va donc lutter contre le vent, Odek ?
Dashvara joignit les mains devant lui. Pourquoi diables est-ce que je parle de l’Oiseau Éternel à un Shalussi ? Les mystères de la vie, assurément.
— C’est précisément la clef —répondit-il—. Une personne qui ne croit pas qu’une plume puisse lutter contre le vent se laissera emporter, croyant impossible de lutter contre l’impossible.
Rokuish haussa les épaules, les sourcils froncés.
— Lutter contre l’impossible semble en effet plutôt impossible.
— Plutôt —sourit Dashvara—. Tu peux te persuader du contraire autant que tu le veux, une chose impossible ne cessera jamais de l’être. Mais si cette chose impossible ne l’était pas tant en réalité ? Dans ce cas, si la plume résiste et ne ploie pas dès le début, elle aura plus de possibilités de surmonter la force qui l’entraîne. —Il sourit, en regardant Rokuish avec conviction—. Si tu n’as pas le choix, mieux vaut être positif et penser qu’une plume peut résister face à une tempête. En le pensant, cela peut devenir réalité.
Rokuish réfléchissait à ses paroles quand la porte de la taverne s’ouvrit et Zaadma apparut une clef à la main.
— Chambre numéro dix ! —déclara-t-elle—. Elle est au rez-de-chaussée. Donne-moi ce sac, cousin, je vais le porter. Shizur dit qu’il peut attendre un jour de plus à Rocavita pour que tu puisses te reposer autant que besoin et, comme ça, nous pourrons voyager dans sa roulotte. Il dit qu’il a ici un ami auquel il aimerait rendre visite.
Dashvara acquiesça et se leva sans lui donner son sac.
— C’est très aimable de sa part —dit-il.
— Shizur est l’homme le plus aimable que j’aie connu de toute ma vie —affirma Zaadma, tout en les devançant tous les deux dans le couloir pour aller ouvrir la bonne porte.
La chambre s’avéra petite, mais propre. Zaadma huma l’air, satisfaite.
— Cela sent le thym —constata-t-elle. Elle se tourna vers Dashvara, l’expression autoritaire—. Bon. Allonge-toi tout de suite, cousin, et repose-toi autant que tu le pourras. Et ne fais pas le héros. Moi, je vais aller chercher mon narcisse de lune dans la roulotte. Rok, ne bouge pas d’ici. Après j’irai chercher Aydin.
Dashvara la regarda sortir de la chambre avec un mélange d’amusement et d’exaspération.
— Elle donne plus d’ordres qu’un capitaine —commenta-t-il, moqueur.
Il laissa son sac sur le sol, près du lit le plus proche de la porte, s’assit et ôta sa chemise pour jeter un coup d’œil à son bandage. À peine commença-t-il à retirer celui-ci que Rokuish se précipita vers lui.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? —protesta-t-il, agité—. Tu ne peux pas enlever le bandage !
— Cela ne me paraît pas si impossible —répliqua Dashvara avec calme, sans s’arrêter.
Rok le contempla, mécontent.
— Eh bien, s’il arrive une catastrophe, ne me le reproche pas.
— Aucune catastrophe ne va arriver. Dis-moi, Rok, tu as gardé mes sabres ?
La question surprit le Shalussi.
— Eh bien… oui, sauf celui de Nanda, Walek l’a emporté. Ceux d’Orolf et le mien, je les ai gardés dans la roulotte de Shizur. Mais qu’est-ce… ?
Il se tut quand Dashvara, écartant le bandage, découvrit le cataplasme. Celui-ci était semi-transparent et on voyait à travers. La blessure semblait bien refermée et Dashvara, qui avait eu le privilège d’examiner sa plaie le premier, dut reconnaître qu’Aydin avait opéré un miracle.
— Fichtre —siffla Rokuish, impressionné—. On dirait que tu es déjà guéri. Mais ne t’y fie pas —ajouta-t-il—. Je me souviens qu’il y a cinq ans, un homme avait reçu une blessure semblable. Vika l’avait soigné et, deux jours après l’avoir déclaré guéri, l’homme est mort. Alors ne chante pas victoire, allonge-toi et cesse de penser à tes sabres.
Dashvara s’allongea avec précaution et estima qu’il n’avait jamais été sur un matelas aussi confortable. Il joignit ses deux mains derrière la tête et fit :
— J’ai besoin de réponses. Cet Arviyag —expliqua-t-il—. Il voyage avec la caravane. Et il retient ma sœur, avec neuf Xalyas de mon peuple. Je dois l’arrêter avant qu’il n’arrive à Dazbon —déclara-t-il.
Rokuish eut l’air d’avoir reçu une casserole sur la tête.
— Quoi ? —bégaya-t-il.
La porte s’ouvrit à cet instant et Zaadma entra en fredonnant avec son narcisse. Un doux sourire illuminait son visage. Elle posa son pot près de la fenêtre mais, quand elle se retourna, son expression se ferma.
— Tu as enlevé le bandage ? —Elle s’empressa de s’approcher et d’inspecter la blessure—. Par la Divinité, je ne savais pas qu’Aydin était aussi doué. On dirait que cela cicatrise rapidement. —Elle approcha son visage pour sentir le produit. Elle plissa le nez—. Cela empeste la fleur d’Isakia.
En la voyant l’examiner d’aussi près, Dashvara grimaça, mal à l’aise.
— S’il te plaît, Zaadma…
— Zaé ! —le corrigea-t-elle, en se redressant—. Je vais appeler Aydin tout de suite. Et je vais lui dire que tu as enlevé le bandage sans mon autorisation. Rok, surveille-le. Qu’il n’enlève pas le cataplasme.
Elle alluma un candélabre pour éclairer la chambre et sortit de nouveau à grandes enjambées. Dès qu’elle referma la porte, Rokuish se laissa tomber sur la seule chaise qu’il y avait et il souffla.
— Les Xalyas —murmura-t-il—. Bien sûr. Je les avais oubliées. Alors comme ça… ta sœur… ?
— Elle est vivante et je te jure sur ma vie que je vais la tirer des griffes de cet esclavagiste cette nuit même —affirma Dashvara—. J’ai déjà attendu trop longtemps.
Rokuish se mordit la lèvre, soucieux.
— Je ne sais pas, Odek…
— Appelle-moi Dash.
— Dash. —Il sourit—. Il faudra que je m’habitue. Mais… —Il fronça les sourcils—. Dash, écoute-moi bien. Arviyag est un homme dangereux. D’après ce que m’a raconté Andrek, c’est un parent ou un protégé spécial de celui qu’on appelle le Maître, celui qui dirige tout le trafic. Si tu t’en prends à Arviyag, tu auras des problèmes avec la pire engeance de Diumcili. Je préfèrerais retourner dans la steppe tuer les chefs des clans que de m’en prendre à ce trafiquant —assura-t-il.
Dashvara haussa les épaules et regarda le plafond. Le candélabre éclairait la chambre et les ombres dansaient doucement sur les murs.
— Je peux faire les deux choses —dit-il enfin—. Le shaard qui m’a éduqué a été à Dazbon une fois, il y a plus de vingt ans. Il m’a dit que l’esclavage y était interdit et condamné. Si ceci est encore vrai aujourd’hui, Arviyag doit sûrement avoir conduit les Xalyas dans quelque repaire. —Il marqua une pause—. Voilà ce que je vais faire. Je vais convaincre Arviyag de libérer les Xalyas, ou du moins de me révéler où elles se trouvent. S’il ne m’écoute pas, ce dont je doute… eh bien, je libérerai mon peuple de toute manière. J’ai juste besoin que tu me rendes un service.
Rokuish arqua un sourcil sans se départir de son expression réticente.
— Un service, hein ? Et que veux-tu que je fasse ? Que je te soutienne pendant que tu menaces le trafiquant ? Tu es en train de te remettre d’une blessure presque mortelle, mon ami. Moi, à ta place, j’attendrais encore quelques jours et je réfléchirais plus posément…
Dashvara l’interrompit vivement.
— J’ai pensé aux conséquences. Si j’attends que Fayrah arrive à Dazbon, je ne retrouverai probablement jamais sa trace. J’aimerais que tu découvres dans quelle chambre loge Arviyag, s’il loge dans cette auberge. —Il hésita—. Mais, si tu ne veux pas m’aider, je le comprendrai. Il suffit de me dire que je t’en demande trop.
Rokuish l’observa fixement quelques secondes, puis il soupira.
— Je suppose que, si je n’y vais pas, tu le feras toi-même.
Dashvara eut un sourire en coin.
— Tu supposes bien. Si tu peux, essaie de savoir où sont les Xalyas. Demande à Hadriks, peut-être qu’il sait quelque chose. Rok —l’appela-t-il en le voyant se lever. Il secoua la tête avec reconnaissance—. Te dire merci serait bien peu. Tu peux être sûr qu’après ça, même si tu me demandais de me couper un bras, je le ferais.
Rokuish prit un air dégoûté.
— Mais que diables dis-tu ?
Dashvara lui adressa un sourire innocent.
— Pardon. Mais j’étais sérieux.
Rok secoua la tête, éberlué, et ouvrit la porte en disant :
— Je ferai ce que je pourrai. Et toi, repose-toi.
Dashvara posa l’index sur ses lèvres et l’écarta d’un geste solennel.
— Je le promets.
Il attendit quelques instants puis, après une hésitation, il se leva. Il remit sa chemise maculée de sang et sortit de la chambre, la refermant sans la clé. La taverne était beaucoup plus bruyante maintenant qu’avant ; de toutes façons, il ne se dirigea pas là mais vers la cour des roulottes. Celle-ci était sombre et le portail était fermé. Cela signifiait probablement que les garçons qui gardaient les carrioles étaient finalement partis dîner et, parmi eux, Hadriks. Cependant, quand il passa près de la roulotte d’Aydin, il vit le garçon assis sur le banc, un luth abandonné entre les bras. Il était endormi.
Dashvara passa à la roulotte suivante et y monta silencieusement, en plissant les yeux. Où Rokuish avait bien pu mettre les sabres ? Il fouilla entre plusieurs sacs de figues sèches, heurta un objet métallique qui s’avéra être un clou mal enfoncé et, finalement, il découvrit une couverture qui enveloppait trois objets allongés. Trois sabres. Dashvara les sortit, les examina dans l’obscurité et crut distinguer le serpent rouge sur deux lames. Il laissa l’autre à sa place et il descendait de la roulotte avec les deux armes quand il aperçut un mouvement rapide sur sa droite. Voulant éviter les sauts brusques, il se contenta de lever ses armes.
— Qui va là ? —grogna-t-il.
Il perçut une respiration précipitée.
— C’est… c’est moi, Shalussi —balbutia une voix effrayée—. Ne me fais pas de mal, s’il te plaît.
C’était Hadriks. Dashvara soupira et laissa retomber ses bras.
— N’aie pas peur, Hadriks. Je venais juste chercher mes affaires. Dors en paix. Je n’avais pas l’intention de t’effrayer.
Le garçon était à moitié caché sous sa roulotte. Il sortit, brandissant son luth comme s’il voulait se défendre. Dashvara sourit.
— Tu sais, mon garçon, tu te défendrais mieux en jouant du luth qu’en l’utilisant comme un gourdin. Une question, puisque tu es là. Dis-moi, tu connais Arviyag ?
Hadriks se troubla.
— Si je le connais ? Oui… C’est un commerçant. Pourquoi cette question ?
— Il loge dans cette auberge ?
— Je ne crois pas. La roulotte s’est arrêtée ici, mais après elle est repartie. Il doit sûrement loger dans une maison particulière. C’est un homme riche.
Dashvara le détailla du regard.
— Il fait le commerce de personnes —chuchota-t-il—. N’est-ce pas un délit dans la République de Dazbon ?
Hadriks s’agita.
— Oui, c’est un délit. S’il te plaît, Shalussi, ne me pose plus de questions sur lui. Je ne veux pas de problèmes.
Dashvara plissa les yeux.
— Nier un problème ne le fait pas moins réel et cela ne rend pas plus sage. Plutôt tout le contraire. Bonne nuit, Hadriks.
Il passa non loin de lui et Hadriks reprit son instrument à deux bras, l’air honteux.
— Ils sont tous comme ça, ceux de la steppe ? —demanda-t-il.
Dashvara s’arrêta.
— Tous comment ?
— Comme toi. Je veux dire, comme ça, quand tu parles, tu n’as pas l’air d’un sauvage et, en même temps, tu tues des gens. Et maintenant, on dirait que tu veux recommencer.
Dashvara médita quelques instants.
— Eh bien… Tous ne sont pas comme moi. En fait, je crois que toutes les âmes de ce monde sont potentiellement uniques et peuvent agir comme telles. —Il garda ses deux sabres à sa ceinture et ajouta— : Ne t’inquiète pas, Hadriks. Cette nuit, je ne vais pas tuer de gens. Je vais en sauver.
Il le salua cordialement, lui tourna le dos et retourna à l’auberge souhaitant de toute son âme que son affirmation ne soit pas un mensonge.