Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable
— Ne crache pas, bon sang ! —s’exclama Zaadma.
Dashvara avala et aussitôt toussa pour rejeter le liquide qui était passé de travers. Une douleur intense parcourut son ventre et il chercha à tâtons quelque chose à quoi s’agripper pour ne pas défaillir. Il trouva une pierre dure, puis une main ferme qui l’écarta de la roche.
— Il ne manque plus qu’il s’entaille les mains maintenant —grommela Zaadma.
Dashvara ne put déterminer qui venait de le soutenir : sa vue se troubla et il sombra dans l’inconscience.
Quand il revint à lui, la première chose qu’il vit fut le jeune visage de l’alchimiste penché sur lui. Elle fronçait les sourcils, l’air soucieuse. Sa présence calma légèrement Dashvara, qui cligna des yeux pour regarder autour de lui. L’endroit était inimaginable. Des blocs de roche grisâtre de peut-être quarante pieds de hauteur se dressaient devant lui. Reprenant sa respiration, il demanda dans un filet de voix :
— Je suis vivant ?
Zaadma tordit la bouche, inquiète.
— On dirait. Mais je ne sais pas jusqu’à quand. J’ai fait ce que j’ai pu, mais je n’ai jamais soigné de blessures aussi… horribles. —Elle hésita—. Je sais que tu as dit à Rokuish que je faisais des miracles, mais malheureusement c’est faux. C’est flatteur mais faux.
Dashvara fronça les sourcils en voyant un visage familier apparaître derrière une roche, un lièvre à la main.
— Rokuish ! —expira-t-il, surpris.
Le Shalussi sourit et se pencha près de lui.
— Alors ? Tu souffres encore ?
Dashvara lui rendit un sourire bête qui se transforma en une grimace de douleur.
— C’est ma fierté qui souffre —souffla-t-il—. J’ai commis une erreur de débutants. J’ai cru que Zéfrek était trop assommé et il m’a trompé comme un gamin. Que fais-tu ici, Rok ? —ajouta-t-il.
— Je prends soin de deux fous —sourit le Shalussi.
— Quelle coïncidence —intervint Zaadma, moqueuse.
Dashvara avait l’impression qu’on lui avait opprimé les côtes sur une enclume hérissée d’aiguilles. Il avait un mal fou à aligner deux pensées logiques. Cependant, un souvenir le fit expirer et parler avec effort :
— Et Walek ?
— Oh. Le grand Walek s’est une nouvelle fois laissé séduire par mes charmes —répondit Zaadma. Son sourire espiègle se figea en une grimace attristée—. Je lui ai dit que, dans la roulotte, il y avait un total de cinq cents pièces d’or à l’intérieur des pots et de ce tonneau. Walek n’est pas aussi avaricieux que Nanda, mais… —elle haussa les épaules— c’est un Shalussi. Il a accepté de nous laisser la vie sauve à tous les deux en échange de mon or et, comme Rokuish s’est montré si préoccupé de ta santé, je lui ai demandé de m’aider à t’emmener jusqu’au bout de la steppe.
Jusqu’au Labyrinthe Rocheux, comprit Dashvara, en levant de nouveau un regard flou vers les blocs de roche. Alors, il fronça les sourcils.
— Walek a accepté ? —répéta-t-il, incrédule.
— Ouaip. Je lui ai parlé de la maladie de Nanda. Tu sais bien comment sont les Shalussis. Bon, en y réfléchissant mieux, peut-être que tu ne le sais pas : quand une maladie fait ployer un chef, celui-ci et ses descendants sont discrédités —expliqua-t-elle—. Alors, Walek a promis d’épargner ta vie si tu ne remettais plus les pieds au village, et il s’est proclamé chef en poussant un cri infernal. Il a emmené Zéfrek, les mains liées, et… —elle soupira— il a aussi emporté mon or. Mais j’ai encore mon narcisse —l’informa-t-elle, comme si ceci était la note heureuse qui concluait l’histoire—. Tu veux manger quelque chose ?
Dashvara ouvrit grand les yeux rien que de penser à ingurgiter quoi que ce soit et fit doucement non de la tête.
— Non.
Rokuish et elle échangèrent un regard.
— Alors, repose-toi —conclut Zaadma—. Et essaie de ne pas mourir pendant que nous attendons le passage des commerçants.
Dashvara sentit une légère brise caresser son visage moite de sueur et il ferma les yeux. Une pensée le força à les rouvrir.
— Zaadma, c’est toi qui as provoqué cette… explosion ? —demanda-t-il, la voix tendue par la douleur.
L’alchimiste sourit légèrement.
— C’était la seule potion que j’avais. J’ai libéré les chevaux, je suis montée sur l’un d’eux, j’ai allumé la mèche du flacon et je l’ai jeté à Andrek quand il s’est approché avec ses sabres. Vraiment, je suis désolée pour ton frère, Rokuish. Il gardera sûrement des séquelles pour toujours.
— J’aurais été bien plus désolé s’il avait tué une femme —assura le Shalussi.
Dashvara sourit faiblement et referma les yeux. Quel que soit le remède que lui avait fait prendre Zaadma, au bout d’un moment, il se sentit un peu plus lucide. Sa tête cessa de brûler, le sang cessa de tambouriner contre ses tempes et un profond assoupissement l’envahit. Il se laissa entraîner par le sommeil.
Il se trouvait de nouveau chez Zaadma, entouré de fleurs. La jeune femme, assise devant lui, fredonnait une chanson et, tout en peignant sa longue chevelure noire, elle lui adressait de temps en temps des regards envoûtants. À l’extérieur, le sol était couvert d’ombres, bien que le ciel soit complètement dégagé. Le soleil brûlait comme un feu perpétuel. Des cris de douleur se firent entendre au-dehors et la paix harmonieuse se brisa. C’était le peuple xalya qui criait. Son père, son frère Showag et le capitaine Zorvun combattaient férocement contre les Akinoas et les Shalussis tandis que Dashvara demeurait assis dans un foyer où seules régnaient la douceur et la sérénité. Pourquoi combattaient-ils ?, se demanda-t-il. Quand les cris devinrent insupportables, il comprit sans l’ombre d’un doute pourquoi. Il se leva vivement, ouvrit la porte et dégaina ses deux sabres. Zaadma le supplia de ne pas s’en aller, mais Dashvara ne la contempla qu’avec répulsion. À cet instant, le visage de Zaadma prit les traits de sa mère, qui lui souriait et lui montrait une étagère emplie de crânes d’ennemis vaincus. Elle l’invitait à lutter. Sans hésiter une seconde, Dashvara sortit pour défendre les siens ou, du moins, pour mourir avec eux. Les ombres l’enveloppèrent. Les cris se changèrent en hurlements de mort. Dashvara bondissait en aveugle et tuait, le cœur brûlant de rage. Il ne lui restait plus rien : il était seul. Il n’avait pas sauvé sa sœur Fayrah. Les ombres l’avaient emportée. Pourquoi est-ce que je lutte ?, se demanda-t-il. Il craignait de s’arrêter à penser. Il ne faisait que rendre la douleur qu’on lui avait causée… Il ne pouvait cesser de lutter, sinon ils penseraient qu’il s’était rendu.
Les ombres se firent plus denses. Les silhouettes disparurent et les cris avec elles. À présent il était vraiment seul, se dit-il. Il n’avait plus d’ennemis. Tout était silencieux. Il lui semblait qu’il était mort. Ou peut-être n’était-ce pas seulement une impression. La maison de Zaadma n’existait plus. Ni les fleurs, ni la chanson, ni la joie. Une fumée compacte enveloppait Dashvara, cherchant à l’écraser, à détruire son âme et à l’asphyxier pour toujours.
Dans la vie, il faut prendre beaucoup de décisions et, parfois, on se trompe. Mais quand il s’agit de ne pas se rendre face à la mort, on ne se trompe jamais.
Dashvara repoussa la fumée compacte et vit la lumière du soleil. Celui-ci battait comme un cœur, illuminant ses yeux par intermittences. Dashvara ouvrit la bouche.
— De l’eau.
On lui donna de l’eau. Il avala lentement le liquide tiède. Sa bouche était sèche comme une pierre du désert. Il cligna des paupières et contempla le visage d’un homme au turban bleu criard et aux écailles verdâtres sur les sourcils. Il fronça les sourcils en percevant les secousses constantes et finit par comprendre. Il était dans une roulotte. La lumière d’une grande chandelle éclairait l’intérieur.
— Encore de l’eau ? —demanda-t-il. Il était assoiffé.
L’homme lui donna davantage d’eau.
— Qui es-tu ? —demanda Dashvara. Il se sentait mieux. Avec le corps exténué, mais beaucoup mieux.
C’est alors seulement qu’il reconnut le commerçant. C’était ce saïjit dazbonien qui avait essayé de lui vendre son instrument magique avec la lumière rouge. Il avait des griffes aux mains. Dashvara les contempla, tentant de ne pas avoir l’air effrayé.
— Mon nom est Aydin Kohor —se présenta le commerçant, en retirant le bol—. Et, d’après ce que m’a dit ta cousine, tu es un certain Odek.
Dashvara le regarda, perplexe.
— Ma… cousine ? —répéta-t-il.
Aydin Kohor mal interpréta la question.
— Elle est dans l’autre roulotte, avec le maître Shizur et ton frère. Je ne pouvais pas travailler avec eux à côté. Ne t’inquiète pas pour elle, elle va bien —assura-t-il en voyant que Dashvara continuait à le dévisager.
Je viens d’apprendre que j’ai une cousine et un frère et tu me dis de ne pas m’inquiéter, Dazbonien ? Dashvara réprima un soupir et essaya de se redresser.
— Ça te fait mal ? —demanda Aydin.
Oui, ça lui faisait mal, mais Dashvara se contenta de grogner, regarda le garçon qui menait la roulotte à l’avant et demanda :
— Où sommes-nous ?
— En train de sortir des Tunnels d’Aïgstia —répondit tranquillement le commerçant. Il lui tendit une assiette avec du pain moelleux et des fruits secs—. Dans quatre heures environ, nous arriverons au village de Rocavita.
Dashvara fronça les sourcils tout en acceptant la nourriture. Rocavita. Le nom lui disait quelque chose, mais il avait passé les six dernières années à chevaucher et à surveiller les terres xalyas et les leçons de géographie du shaard Maloven étaient bien loin… Pour ne pas dire qu’apprendre par cœur des noms d’endroits qu’il ne connaissait pas ne l’avait jamais intéressé.
Il se souvint alors des énormes blocs de roche qu’il avait vus avant. Ces marchands étaient de Dazbon et, logiquement, ils revenaient chez eux après avoir vendu et acheté des marchandises. Ce qui signifiait que Rocavita et les Tunnels d’Aïgstia étaient donc sur leur route.
Il laissa le plat à moitié plein et s’étendit de nouveau.
— Nous sommes loin de Dazbon ? —s’enquit-il.
— Pas beaucoup. Nous y arriverons demain vers midi —répondit le commerçant.
Dashvara sursauta.
— Demain ?
Aydin sourit et acquiesça.
— Demain. Je comprends que cela te surprenne. Tu as reçu un sacré coup de poignard qui a bien failli perforer un poumon. Tu as passé quatre jours entiers à délirer. Visiblement, tu ne te rappelles de rien.
Dashvara accueillit la nouvelle avec une moue indéchiffrable.
Quatre jours, hein ? Et, toi, tu m’emmènes à Dazbon, loin de la steppe, et Zaadma se fait passer pour ma cousine. Si mon père le savait, il se retournerait dans sa tombe.
Bien sûr, très probablement, le seigneur Vifkan n’avait pas de tombe. Dashvara secoua la tête et se redressa. La douleur était tout à fait supportable, estima-t-il.
— Le jour va bientôt se lever ? —demanda-t-il.
— Il doit être trois heures de l’après-midi —évalua Aydin—. Ce n’est pas la nuit —ajouta-t-il en voyant que Dashvara lui jetait un regard confus—. Comme je te disais, nous sommes en train de passer par les Tunnels d’Aïgstia. Tu ne devrais pas bouger, sinon les points ne tiendront pas et ta blessure se rouvrira —commenta-t-il en voyant que le Xalya se traînait vers la partie avant.
Dashvara évita plusieurs tapis shalussis enroulés et arriva près du garçon dazbonien qui tenait les rênes. Celui-ci se raidit immédiatement et le considéra du coin de l’œil avec appréhension.
— Donne-moi les rênes, Hadriks —suggéra Aydin.
Le garçon s’empressa de laisser la place à Aydin. Dashvara s’assit sur le banc, perplexe.
— J’ai une tête de dragon affamé et c’est pour ça qu’il m’évite, ou quoi ? —demanda-t-il.
Aydin sourit.
— Pas précisément, mais tout cela est encore nouveau pour le garçon et il ne connaît pas très bien les… coutumes des Shalussis.
Dashvara fronça les sourcils et commença à comprendre.
— Tu fais allusion à ce qui s’est passé avec mes poursuivants ?
— En partie, oui. —Aydin haussa les épaules—. Mais comme vous, les Shalussis, vous êtes assez malins pour ne pas chercher d’ennuis avec les Dazboniens, vos histoires m’importent peu, rassure-toi.
Dashvara comprit finalement que cet homme ignorait qui il était. Sans doute devait-il penser qu’il avait tué le chef d’un village pour une affaire interne du clan.
Il demeura silencieux un long moment, contemplant le tunnel et les torches des deux roulottes de devant. La roche était irrégulière et on apercevait des creux sombres dans la pénombre. Certains semblaient être de véritables tunnels, bien que plus étroits que celui qu’ils avaient emprunté.
Il pensa à Fayrah. Son cœur lui disait qu’elle était dans une des roulottes, à quelques pas à peine de distance. S’il parvenait à la sortir de là avant d’arriver à Dazbon…
— Tu devrais aller t’allonger —dit soudain Aydin Kohor.
Dashvara détourna les yeux d’une sorte de grand scarabée qui bougeait lentement près d’une roche et observa le commerçant. Ses griffes avaient disparu à l’intérieur de ses mains. Sa peau était anormalement pâle et il avait les yeux verts. Il n’avait jamais vu personne avec les yeux verts.
Aydin s’agita, comme si cela le rendait mal à l’aise qu’on le détaille si effrontément.
— Tu n’es pas humain —fit Dashvara.
Aydin arqua un sourcil écailleux et sourit.
— Non. Je suis un ternian. Tu n’en avais jamais vu ? —Dashvara fit non de la tête—. Je suppose que c’est normal. Dans la steppe, il n’y a que des humains, n’est-ce pas ?
Dashvara acquiesça et, comme il lui semblait qu’Aydin commençait à le considérer comme un ignorant, il prononça :
— Quand j’étais petit, on m’a parlé des saïjits et des différentes races. Je sais ce que sont les ternians. Je n’en avais jamais vu, c’est tout.
Dashvara garda le silence un moment avant d’ajouter :
— Pourquoi avais-tu les griffes sorties quand je me suis réveillé et plus maintenant ?
Aydin lui lança un regard en coin, comme si la question le surprenait. Il haussa les épaules.
— Je suppose qu’avant je les ai sorties instinctivement. Parfois je les sors quand je suis nerveux ou quand j’ai peur.
Dashvara plissa le front et Aydin souffla, changeant de ton :
— Tu vois, nos cultures sont sensiblement différentes. Personnellement, jamais je n’avais soigné un homme qui, chaque fois qu’il se réveille, répète les mots « je les tuerai » comme un assassin fanatique. —Il se racla la gorge—. Tu dois comprendre que j’éprouve une certaine appréhension.
Dashvara le dévisagea quelques instants, puis contempla de nouveau les parois des tunnels, méditatif.
Diables. Je comprends maintenant la crainte de cet Hadriks.
Il jeta un coup d’œil vers l’intérieur de la roulotte. Le garçon, beaucoup plus jeune que lui, le scrutait avec circonspection. Quand il croisa son regard, Hadriks détourna immédiatement le sien vers le plancher.
Dashvara soupira et se rappela les paroles qu’il avait lancées à Rokuish le jour où il avait tué Nanda : “Tout compte fait, tous, dans la steppe, nous sommes des sauvages sans cœur, tu ne crois pas ?”
Dans le fond, Dashvara avait toujours cru qu’il n’en était rien. Que les Xalyas étaient différents des Shalussis et des Akinoas. Eux, ils étaient les héritiers des terres gouvernées par les Anciens Rois. Dans les veines de Dashvara coulait le sang des seigneurs de la steppe. Le sang d’un chevalier du Dahars.
Et, cependant… les Dazboniens semblaient le considérer comme un sauvage. Sans même connaître les raisons de ses actes. Pourtant, cela n’avait pas empêché le ternian de soigner sa blessure et de le ramener à la vie.
Le Xalya regarda de nouveau le commerçant et fit un geste de remerciement.
— Merci.
Le visage d’Aydin refléta la surprise et Dashvara précisa :
— Merci de m’avoir sauvé la vie.
Aydin se détendit un peu.
— De rien. Autrefois, j’étais guérisseur.
Et c’est une raison pour soigner un « assassin fanatique » que tu ne connais pas ? Dashvara sourit. Aydin commençait à lui être sympathique.
— Et pourquoi tu ne l’es plus ? —demanda-t-il.
Le ternian haussa de nouveau les épaules.
— Oh, eh bien, des choix de la vie. J’ai épousé une fille unique de commerçants. Nous avons hérité de plusieurs roulottes et de faveurs commerciales et ma femme m’a convaincu que soigner des pauvres n’allait pas nous aider à payer les études de nos enfants. —Il sourit—. Malgré tout, je continue à offrir mes services de guérisseur dès que je peux.
Dashvara le regarda avec un respect renouvelé.
— Tu as sauvé beaucoup de vies ?
Aydin souffla, l’air amusé.
— Oui. Un certain nombre. Mais je ne peux guérir que les blessures physiques —ajouta-t-il.
Dashvara croisa son regard pensif avant que le commerçant ne le détourne à nouveau vers l’avant. Quelles blessures ne peux-tu pas guérir, commerçant ? Penses-tu que j’ai perdu la raison ? Le Xalya réprima un raclement de gorge.
— Les autres blessures, chacun peut très bien les guérir soi-même avec le temps —commenta-t-il.
— Peut-être —concéda le ternian—. Tu devrais t’étendre et dormir, sinon tu finiras par abîmer mon bandage. Ta blessure au flanc a besoin elle aussi de repos et de temps.
Dashvara fit une moue mais ne répliqua pas. Il se leva avec effort, passa devant Hadriks en lui adressant un demi-sourire et revint s’allonger sur la paillasse. Dès qu’il ferma les yeux, les ténèbres l’entraînèrent.