Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

14 Les Faerecio

À peine eut-il ôté sa chemise et se fut-il allongé sur le lit que la porte s’ouvrit de nouveau et Aydin entra. Le ternian avait changé de vêtements et il avait abandonné son turban, laissant retomber librement des mèches noires et bouclées autour de son visage.

— Je vais beaucoup mieux, guérisseur —déclara Dashvara en se redressant avant que celui-ci puisse dire quoi que ce soit.

— Bon… —Celui-ci sourit en s’asseyant sur la chaise, un verre à la main—. Ta cousine m’a expliqué que, si tu meurs, cela sera uniquement dû à ta bêtise ; elle m’a donc ôté toute responsabilité. Mais je crois tout de même que tu ferais bien de boire ça.

Il lui tendit le verre. Dashvara ne le prit pas.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un puissant sédatif. Pour un sommeil réparateur. J’ai donné la recette à Zaétela. Si tu prends aussi ce breuvage demain soir, je crois qu’après-demain tu seras prêt à poursuivre le voyage. Tu n’as pas de fièvre, n’est-ce pas ?

Tout en disant cela, il appliqua une main sur son front. Il parut satisfait et lui tendit de nouveau le verre. Dashvara le prit. Il avait la couleur transparente de l’eau.

— Merci —se contenta-t-il de dire. Il posa le verre sur la table de nuit sous le regard froncé d’Aydin—. Je le boirai —assura-t-il—. Tu vas m’enlever le cataplasme ?

Aydin acquiesça.

— La blessure est cousue. Dès qu’elle sera complètement cicatrisée, demande à n’importe quel guérisseur ou maître apothicaire de retirer le fil.

Dashvara hocha la tête sans répondre et Aydin lui ordonna de s’allonger. Il nettoya la zone et appliqua une pâte gélatineuse et froide. Quand il eut terminé, il jeta un coup d’œil général.

— Tu veux que je t’aide à enlever tes bottes ?

Dashvara prit un air surpris.

— Non, merci.

Aydin hésita dans le silence de la chambre.

— Tu ne vas pas boire le sédatif ?

Dashvara le regarda dans les yeux.

— Non.

Aydin soupira bruyamment.

— C’est insensé. Ce n’est qu’un sédatif pour que tu dormes bien. Je te sens nerveux. Tu devrais m’écouter. —Il fit une pause—. Bah, qu’importe. Fais ce que tu veux, steppien. Je te souhaite bonne chance.

Dashvara sourit.

— Je te remercie pour tes soins. Et s’il te plaît, ne te fâche pas. Je n’ai jamais été un bon patient.

Aydin arqua un sourcil, amusé.

— Tu n’es pas le pire patient que j’aie eu, rassure-toi. Que le Dragon Blanc veille sur toi.

— Pareillement.

Aydin ouvrait déjà la porte quand il se retourna, moqueur.

— Comment peux-tu dire “pareillement” si tu n’es pas croyant ?

Dashvara tordit la bouche et badina :

— Si l’on considère que le Dragon Blanc représente dans ce cas la chance et la bonne fortune, pourquoi ne pourrais-je pas utiliser la même métaphore ?

Aydin ne sembla pas convaincu.

— Le Dragon Blanc n’est pas une métaphore, Shalussi. Il existe.

— Exact, il existe dans la conscience des saïjits —concéda Dashvara—. Mais, d’après ce que j’ai lu, le Dragon Blanc que vous adorez est mort il y a plus de mille ans. Ce que vous adorez maintenant, ce sont ses idéaux et la force qu’il incarnait. Par conséquent, le Dragon Blanc est une métaphore. Le symbole de vos croyances.

Le symbole de votre Oiseau Éternel, compléta-t-il mentalement.

Aydin, au lieu de s’offusquer, sembla méditer ses paroles.

— Bon. C’est une façon de voir les choses —admit-il—. Mais je continue à penser que le Dragon Blanc existe.

Dashvara sourit.

— Tu as tout le droit du monde de le croire. Comme moi, celui d’utiliser son nom comme j’en ai envie.

Aydin roula les yeux. Cette conversation avait l’air de l’amuser.

— Bonne nuit, Shalussi.

— Bonne nuit. Et je ne suis pas un Shalussi.

Une expression comique sur le visage, le guérisseur sortit de la chambre en refermant la porte.

Dashvara attendit. Il savait qu’il lui restait encore environ quatre heures pour dormir et reprendre des forces avant de passer à l’action, mais il ne parvenait pas à se détendre. Il ignorait encore où se trouvaient les Xalyas ou Arviyag et il n’avait pas pu planifier avec précision ce qu’il allait faire. Si l’esclavagiste se trouvait dans une maison particulière, celle-ci devait sûrement appartenir au réseau de trafiquants et, par conséquent, il se pouvait qu’Arviyag dispose non seulement de ses propres gardes de roulotte, mais aussi de davantage de complices et d’amis.

L’objectif était simple : libérer les Xalyas cette nuit même. De préférence, sans utiliser les sabres, vu qu’il ne pouvait pas encore se fier à sa blessure ; même Rokuish aurait réussi à le vaincre rien qu’en l’épuisant. Au fond, Arviyag lui inspirait une aversion centuplée à côté de Nanda de Shalussi. Quel honneur pouvait avoir une personne capable d’acheter des prisonniers et d’en faire des esclaves ? Les Essiméens asservissaient leurs prisonniers de guerre, et c’est pour cette raison que les Xalyas les avaient toujours considérés comme les plus sauvages, même si ceux-ci s’auto-proclamaient le clan le plus avancé de Rocdinfer et le peuple élu du Dieu de la Mort. Eh bien, les Essiméens étaient un peuple lamentable, mais ce « Maître » de Diumcili était encore pire. Il ne semblait même pas se préoccuper de la provenance des esclaves. Visiblement, il n’avait aucun scrupule à asservir des gens de terres lointaines.

À un moment, Dashvara changea de position et un subit élancement lui arracha un grognement. Il utilisa le pot de chambre et revint se coucher. Il contempla le candélabre, observa le narcisse et put examiner en détail ses pétales argentés et sa fine tige sombre comme la nuit. Il était sur le point de se laisser gagner par le sommeil, quand finalement la porte s’ouvrit.

C’était Rokuish.

— Et alors ? —interrogea Dashvara, avide.

Le Shalussi s’assit sur son propre lit et commença à retirer ses bottes tout en répondant sur un ton neutre :

— Arviyag loge chez une famille du nom de Faerecio, à l’extérieur du village. Logiquement, il a dû aussi emmener les Xalyas avec lui. —Il laissa tomber la deuxième botte et croisa les deux jambes sur son matelas—. D’après ce que m’a raconté le cuisinier avec qui j’ai parlé, les Faerecio sont une famille patricienne de Dazbon. C’est une famille très puissante. Ils doivent avoir une douzaine de mercenaires qui montent la garde.

Dashvara médita un long moment et, finalement, Rokuish s’allongea lui aussi et laissa échapper un profond soupir.

— Je comprends que tu veuilles libérer ta sœur à tout prix, mais si les Faerecio soutiennent Arviyag et ce Maître… Je ne sais pas, Dash, je ne crois pas qu’ils la traitent mal. Peut-être qu’elle parviendra à être heureuse. C’est la seule consolation que je peux te donner.

Dashvara détourna les yeux du plafond et les reporta sur le Shalussi, incrédule.

— Si tu hésites face à un innocent, tu n’es pas un lâche. Tu en es un si tu hésites face à un criminel —récita-t-il—. Ces paroles ne cessent jamais d’être vraies.

— Ne me donne pas de leçons philosophiques maintenant —grogna Rokuish, en s’asseyant de nouveau sur le lit—. Les dix Xalyas sont vivantes et elles ne vont pas mourir. Et tu vas te précipiter vers une mort certaine juste pour leur ôter des chaînes ?

Dashvara serra les dents.

— La liberté, Rokuish. C’est cela que je prétends leur rendre. Je te concède que tu peux avoir une opinion différente, mais sache qu’un Xalya estime davantage la liberté que la vie et, s’il faut risquer sa vie pour la récupérer, sois certain qu’aucune des dix Xalyas n’hésitera quand je leur demanderai de m’accompagner. —Il riva ses yeux dans les siens—. Réfléchis-y, Rok. Que ferais-tu si Ménara était à la place de ma sœur ? Tu renoncerais à la sauver simplement parce que des hommes t’en empêchent ? Tu laisserais tomber la plume simplement parce que le vent souffle plus que ce que tes principes peuvent à ton avis supporter ? Tout est une question de confiance.

Rokuish demeura silencieux un moment.

— La confiance, hein ? —répéta-t-il—. J’aimerais vraiment le croire mais, si cinq guerriers te menacent avec la pointe de leur arme, quel espoir peux-tu avoir de t’en tirer vivant ? C’est comme si quelqu’un se jetait dans un nid de serpents rouges. Tu n’as aucune possibilité d’en sortir vivant, Dash —articula-t-il.

Dashvara sourit.

— J’aurai confiance en ce qu’une telle chose n’arrive pas. Et mieux l’évasion sera planifiée, plus j’aurai confiance en ce que tout se passera bien ; alors… —il se leva et se pencha pour sortir les sabres de dessous le lit— l’heure est venue de reconnaître le terrain. Le cuisinier t’a-t-il indiqué où se trouve cette maison exactement ?

Rokuish le fixait du regard, l’air dépassé.

— Oui… enfin, non, enfin… —Il déglutit—. Dash, pourquoi diables t’avons-nous sauvé la vie si c’est pour la perdre aujourd’hui si sûrement ?

Dashvara mit les sabres à sa ceinture, amusé.

— Ne sois pas si pessimiste, Rok. Si je meurs, tu pourras maudire ma bêtise autant que tu le voudras. Mais j’ai confiance et bon espoir de ne pas mourir. La maison —insista-t-il.

Rok inspira.

— En suivant la route vers le sud. Puis vers l’est. Le cuisinier a parlé d’un chemin bordé d’oliviers. Tu es devenu complètement fou —enchaîna-t-il en renfilant ses bottes.

Dashvara fronça les sourcils en le voyant se lever.

— Où vas-tu ?

— T’aider, naturellement —répliqua le Shalussi—. Je vais chercher mon sabre.

Dashvara lui barra le passage. Il n’en croyait pas ses oreilles.

— Pas question. C’est déjà bien assez que tu m’aies aidé à trouver la maison. Maintenant, je me débrouillerai seul.

Rok souffla et lui tint tête. C’était la première fois qu’il le voyait aussi décidé.

— Tu sais pourquoi j’ai laissé le village, Xalya ? Parce que je ne me suis jamais senti accepté par personne. Toi, tu as été le seul à me montrer que, même si je n’étais pas un guerrier, j’avais des qualités. Bon, eh bien, j’ai l’intention de te prouver ces qualités. La première d’entre elles, c’est que je suis plus têtu qu’une mule.

Soudain, une voix derrière Dashvara se moqua :

— Et ça, c’est une révélation ?

Le Xalya se retourna et vit Zaadma entrer avec une pile de linge entre les mains.

— Je ne voudrais pas être assommante, mais… —sa voix sereine grinça et elle foudroya Dashvara du regard— je peux te demander pourquoi diables tu n’es pas allongé et pourquoi tu portes ces sabres ?

Dashvara et Rokuish échangèrent un coup d’œil. Le premier acquiesça.

— Tu peux toujours demander, oui. Mais, par égard pour tes nerfs, je ne sais pas si je devrais te répondre.

Zaadma était réellement en colère.

— Tu ne te rends donc pas compte qu’il y a à peine quatre jours tu as failli accompagner Nanda dans sa pérégrination ?

Dashvara inclina la tête de côté, pensif. Il se rappelait que, selon les croyants républicains, après la mort, l’âme initiait une pérégrination vers la Montagne Sacrée, où vivait hypothétiquement le Dragon Blanc.

— Je m’en suis parfaitement rendu compte —assura-t-il—, mais maintenant il est question d’un problème d’une autre nature.

Zaadma le jaugea de haut en bas, sceptique.

— Ah, oui ? Quand on utilise un sabre, le résultat est en général très semblable, quelle que soit la raison.

Dashvara secoua la tête.

— Je ne pense pas utiliser le sabre cette nuit.

— Oh. Je m’en réjouis. Alors… —elle s’assit sur la chaise sans le quitter des yeux—, quel est ce problème si spécial ?

Dashvara hésita un instant, avant d’aller fermer la porte et de s’asseoir sur le lit. À eux deux, Rokuish et lui lui expliquèrent le problème en quelques phrases. Zaadma demeura étrangement silencieuse.

— C’est pourquoi —termina Dashvara—, même si je n’ai pas l’intention de gâcher ton histoire de cousins, l’obligation de libérer mon peuple me détermine à me séparer de cette caravane et à te souhaiter toute la chance du monde.

Zaadma croisa les bras. Dashvara aurait cru l’entendre éclater en malédictions et sermons, mais elle se contenta d’opiner :

— Cela me semble une attitude digne de respect. Si vraiment tu tentes de les sauver, je te promets que je travaillerai jour et nuit dans mon officine pour te payer un enterrement décent.

Dashvara soupira. Une autre pessimiste, pensa-t-il. Il allait lui répondre qu’elle n’avait pas à se soucier de lui payer un enterrement quand Zaadma poursuivit :

— Ton attitude depuis que je te connais m’a montré que tu sais attendre le moment opportun sans te précipiter. Je te conseille de ne pas te précipiter maintenant. Crois-moi, j’ai vécu dix-huit ans à Dazbon. Si les Faerecio sont de mèche avec le réseau trafiquant du Maître et qu’ils te surprennent avec des sabres dans leur propre maison, ils t’enfermeront dans les Cages pour le restant de ta vie ; ça, s’ils ne décident pas de te tuer avant pour que tu ne révèles rien de compromettant, au cas où le Secrétaire du Tribunal aurait l’idée de te convoquer. —Elle inspira et effectua un geste vague de la main—. Si l’objectif d’Arviyag est d’emmener les Xalyas à Diumcili, la meilleure chose à faire est d’essayer de l’arrêter à Dazbon, pas ici, à Rocavita. Dazbon est une grande ville, il est facile de s’y cacher, et tu pourrais en tirer parti. Arviyag restera sûrement plusieurs jours là-bas avant d’embarquer les Xalyas. Nul besoin de se précipiter. —Elle joignit ses deux mains et raisonna— : Moi, ce que je te recommande, c’est de rester à Rocavita un jour de plus. Rokuish et moi, nous irons à Dazbon demain avec un des chevaux de Shizur. Nous découvrirons où ils emmènent les Xalyas et, toi, tu nous rejoindras à Dazbon avec la roulotte de Shizur. Tu attendras d’être complètement remis. Et entretemps, nous réfléchirons à la meilleure façon d’aider tes amies. Personnellement, j’opterais pour la voie légale. Tu démontres devant le Tribunal qu’Arviyag est un esclavagiste, et le tour est joué. Mais… j’avoue, ce n’est sûrement pas si facile à faire —admit-elle—, et je suppose que, de toute façon, quoi que tu fasses, tu t’attireras des problèmes.

Dashvara écouta tout le discours avec une extrême patience. Finalement, il jeta un bref regard à Rokuish et se leva de nouveau.

— Tes raisons sont inspirées par la confiance que tu accordes à ce Tribunal…

— Je ne fais aucune confiance au Tribunal de Dazbon —le coupa Zaadma vivement.

— Bon. Eh bien, moi non plus, tout simplement parce que je ne le connais pas —assura Dashvara avec calme—. Alors, malgré tout, je continue de penser que cette nuit est la nuit idéale pour agir. Et maintenant, si cela ne te dérange pas, je m’en vais, parce que la nuit, de même qu’une fleur, n’est pas éternelle.

Il se dirigea vers la porte et Rokuish le suivit.

— Espèces de fous —marmonna Zaadma—. Attendez. Vous n’allez pas y aller habillés comme ça. Mettez ça. Vous attirerez moins l’attention et, de cette façon, s’ils vous surprennent dans leurs jardins, avec un peu de chance, ils vous confondront avec des républicains d’une certaine catégorie et ils y réfléchiront à deux fois avant de vous éliminer.

Dashvara jeta un coup d’œil à la pile de vêtements qu’elle indiquait. Il découvrit des pantalons amples de tissu fin, des tuniques blanches et de larges voiles noirs qui, une fois mis, devaient couvrir tout le torse. Il y avait même deux ceintures richement ornées avec d’étranges pierres colorées. Il regarda Zaadma, perplexe.

— D’où as-tu sorti tout ça ?

Zaadma eut un petit sourire espiègle et avoua :

— Du marché. Ce sont les Fêtes de l’Offrande durant toute la semaine et les gens jouent et font des paris. Un jeune aristocrate a gagné ces habits dans un pari et je lui ai offert un dragon en échange. Il m’a tout laissé et m’a même remerciée de lui permettre de continuer à jouer sans être aussi encombré. Je ne pouvais pas deviner que je dépenserais mon argent pour deux hommes qui prétendent se suicider si vite —soupira-t-elle.

Dashvara roula les yeux et, pendant que Rokuish et lui s’habillaient comme des républicains, Zaadma se dirigea vers son narcisse. Dashvara se demanda si elle espérait qu’il aurait grandi en son absence. Lorsqu’il eut mis sa nouvelle ceinture et le voile noir, il constata que la courroie avait été pensée pour porter deux armes.

Parfait, se réjouit-il.

Il leva les yeux et, en voyant Zaadma verser un liquide à sa plante tout en fredonnant, il fit une grimace embarrassée.

— Zaadma… Je veux dire, Zaé —rectifia-t-il en recevant un regard d’avertissement. Il indiqua le verre du doigt—. Ce que tu viens de verser, ce n’était pas de l’eau, tu sais ?

Zaadma le regarda, étonnée, puis elle huma le fond du verre.

— Par la Divinité ! C’était le sédatif d’Aydin ? —devina-t-elle. Dashvara acquiesça, réprimant un sourire moqueur, et elle soupira profondément—. D’abord du vin, ensuite un sédatif… Si mon narcisse survit après ça, je le vendrai pour cent dragons avec ses mémoires historiques. Au moins, quelqu’un aura profité de l’amabilité d’Aydin —ajouta-t-elle, éloquente.

— Quelqu’un ? —se moqua Rokuish—. C’est une plante, Zaé.

En grommelant, Zaadma posa de nouveau le verre sur la table de nuit.

— Les plantes sont vivantes et sentent parfaitement tout ce qui les entoure, jeune Shalussi —assura-t-elle. Elle les toisa tous deux avec des yeux calculateurs et un fin sourire se dessina sur son visage—. Maintenant vous avez l’excentricité des jeunes bourgeois. Vous êtes parfaits. Sauf la barbe, qui est tout à fait négligée… mais je suppose que, tout de suite, cela n’a pas vraiment d’importance —ajouta-t-elle en voyant l’expression lasse des deux steppiens—. Bon !, nous allons libérer ton peuple, seigneur de la steppe ?

Dashvara la vit ouvrir la porte et la regarda, les yeux ronds comme des assiettes. Que diables ! Maintenant elle pense venir avec moi ? Il lança un bref éclat de rire, mordant.

— Je vais le libérer —la corrigea-t-il—. C’est déjà bien assez que Rokuish veuille se mêler de ça parce qu’il est têtu comme une mule. Toi, ce que tu vas faire, c’est te mettre au lit et dormir comme une plume sainte.

Zaadma s’esclaffa à son tour et ses yeux noirs brillèrent de malice.

— Tu ne m’as pas entendue, n’est-ce pas ? Je te répéterai la question : nous allons libérer ces Xalyas, oui ou non ? Et, pour ton information, je suis têtue comme un mur et je n’ai rien d’une sainte. En plus, je connais cette région mieux que vous deux. Alors, en route. Je ne peux pas croire que je sois en train de faire ça —ajouta-t-elle, abasourdie.

Elle sortit de la chambre d’un pas énergique. Dashvara souffla et parvint à une conclusion :

— Elle est bien pire que le capitaine Zorvun.

Rokuish sourit nerveusement. Dashvara fut tenté de lui proposer une nouvelle fois de reconsidérer sa décision, mais il s’en abstint : le Shalussi était maître de ses actes et il ne voulait pas l’insulter. Il utilisa les vieux habits pour envelopper ses sabres et occulter tout reflet pouvant trahir leur présence. Cela fait, il suspendit son sac à sa ceinture, se couvrit la partie inférieure du visage avec le voile et suivit Rokuish hors de la pièce.

* * *

La maison de campagne des Faerecio était entourée d’une vaste oliveraie. Avant d’arriver au chemin qui menait directement à la demeure, ils se faufilèrent entre les troncs désordonnés et continuèrent à travers la plantation, traçant leur chemin à la lumière de la Lune croissante.

Dashvara ne sentait plus la fatigue : il l’avait écartée comme l’on écarte une mouche gênante. Il aurait tout le temps de dormir plus tard. Maintenant, il avait besoin de toute sa concentration.

Ils atteignirent la fin de l’oliveraie et aperçurent une grande cour pavée au fond de laquelle se dressait un édifice d’un étage. Une lumière vive brillait à travers plusieurs fenêtres et illuminait faiblement les arabesques des hautes colonnes qui entouraient la construction. Un perron blanc et large conduisait à la porte principale. Celle-ci était éclairée par une grande lanterne rouge et Dashvara put distinguer les silhouettes armées assises sur un banc près de la porte. Elles étaient éveillées et, à ce moment, l’une d’elles se leva pour se désengourdir les jambes.

Zaadma, Rokuish et Dashvara s’arrêtèrent dans l’obscurité. On percevait un son éteint et rythmé d’instruments provenant de l’une des salles illuminées, au rez-de-chaussée.

— Et maintenant ? —s’enquit ironiquement Zaadma dans un murmure.

— D’abord —chuchota Dashvara—, il faut découvrir où elles sont. Je vais faire le tour de la maison.

Il allait s’éloigner quand Zaadma le prit par la manche, contrariée.

— Et nous ?

Dashvara les regarda tous deux. Il les distinguait à peine bien qu’ils soient tout proches.

— Vous…

Il fronça les sourcils. Que pouvait-il leur demander de faire ?

— Vous, attendez ici. Je reviens tout de suite.

Il s’éloigna et commença à contourner la maison, à moitié courbé. La véranda qui entourait toute la demeure était parfois complètement recouverte de plantes grimpantes. Arrivé à l’opposé d’où se trouvaient Zaadma et Rokuish, Dashvara constata que, dehors, il n’y avait pas d’autres gardes que ceux de l’entrée principale. Les autres portes n’étaient pas surveillées ; certaines étaient même ouvertes pour laisser entrer l’air frais de la nuit. Non loin d’où il était, tapi près d’une roche, se trouvait un jardin fleuri au fond duquel on voyait une autre construction, allongée, semblable à des écuries.

Dashvara demeura un temps immobile, observant les alentours. En admettant que les dix Xalyas soient enfermées quelque part dans la maison des Faerecio et en supposant qu’il réussisse à les libérer sans que l’alarme ne soit donnée, où les emmènerait-il ? Durant tout le trajet, il s’était posé la même question. Il était parvenu à la conclusion que, la campagne étant si ample, peuplée de collines, d’arbres fruitiers et d’arbustes, il pourrait avec un peu de chance réussir à les dissimuler et à effacer leur trace, puis ils marcheraient sans pause jusqu’à Dazbon et ils se fondraient dans la foule. Mais, pour y parvenir, il était conscient qu’il aurait probablement besoin de l’aide de Zaadma et de Rokuish.

Un mouvement, dans la véranda, attira son attention. Dès qu’il vit les deux chiens attachés par des chaînes à une colonne, il sentit son moral s’effondrer. Il jura silencieusement entre ses dents. S’il s’était éloigné un peu plus vers le sud, probablement la brise leur aurait apporté son odeur. Cela allait être impossible de s’approcher sans qu’ils remarquent sa présence.

Dashvara s’éloigna un peu, aussi discrètement que possible, et revint sur ses pas jusqu’à ce qu’il se retrouve complètement à l’est. Il s’assit au pied d’un olivier et prit le temps de penser. Il avait beau réfléchir, tout le menait à la même conclusion : il ne pouvait entrer dans la maison sans faire d’esclandre.

À moins que…

Dashvara prit une olive qui pendait à quelques empans de ses yeux, jeta le noyau et avala le fruit, pensif.

En parcourant Rocavita de jour, il avait vu des chats. L’idée qui prenait forme dans sa tête lui arracha un sourire de dérision. Mais elle n’était pas si mauvaise. Capturer un chat et le mener jusqu’à la demeure n’allait pas être facile, mais cela pouvait régler l’un des problèmes les plus urgents. L’objectif était simple : entrer dans la maison sans que les propriétaires se doutent de rien. Une fois près de la véranda, lorsque les chiens aboieraient, Dashvara attendrait que quelqu’un sorte voir ce qui se passait, il lâcherait le chat pour qu’il s’enfuie à la vue de tous et lui-même entrerait par une des fenêtres ouvertes sans que personne ne le voie. C’était une solution. Et l’unique un peu élaborée qui lui vint à l’esprit sur le moment.

Il vola une autre olive avant de se lever à demi et de contourner la demeure par le nord. Il trouva Zaadma et Rokuish là où il les avait laissés.

— Tu en as mis du temps —marmonna Zaadma—. Et alors ? Tu as découvert quelque chose ?

— J’ai une mission pour toi —l’informa Dashvara sans répondre à sa question—. Est-ce que tu pourrais capturer un chat de Rocavita et me l’apporter ?

La Dazbonienne le regarda, déconcertée.

— Un chat ?

— Un chat —confirma Dashvara et il expliqua— : Il s’agit d’une manœuvre de diversion.

Zaadma et Rokuish échangèrent un regard perplexe. Dashvara soupira.

— Faites-moi confiance. Vous vouliez m’aider, oui ou non ? Allez capturer un chat et apportez-le-moi sans lui faire de mal. Tenez —ajouta-t-il, en sortant plusieurs chiffons et sa corde—. Attachez-le avec ça. Je suis sérieux —insista-t-il en voyant que leurs expressions à tous deux reflétaient toujours l’incrédulité.

Dashvara garda un silence patient.

— Je t’apporterai un chat —conclut Zaadma—. Mais garde ta maudite corde. Je ne pense pas attacher les pattes d’un pauvre animal. —Elle se leva—. Je serai de retour dans moins d’une heure.

Dashvara la vit s’éloigner entre les oliviers et il lança un regard insistant à Rokuish.

— Donne-lui un coup de main, Rok. —Il lui tendit la corde et un chiffon—. Au cas où.

Le Shalussi soupira, prit les deux objets et réajusta son voile.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, Dash.

Il s’éloigna, suivant Zaadma, et Dashvara passa une main sur ses yeux. Il avait dormi durant toute la journée et, même ainsi, la blessure semblait lui soustraire toutes ses forces.

Il serra les dents et se rapprocha de la partie arrière de la demeure. Il passa les minutes suivantes à observer les lumières de l’édifice et à deviner le plan de la maison selon les fenêtres. Il détermina quelles pièces il fallait éviter et il avait déjà mangé plus de vingt olives quand son regard fut attiré par de petits escaliers qui descendaient vers une porte située dans les fondations de la maison. Quel meilleur endroit pour cacher des esclaves qu’une cave ? Il réfléchit. Mais, si elles étaient là, la porte serait sûrement fermée. Il gardait encore dans le sac la barre volée dans la forge d’Orolf et il considéra possible d’essayer de briser le verrou avec. Le problème, c’était qu’il ne pouvait savoir combien de temps il lui faudrait pour ouvrir la porte, ni s’il y parviendrait. Par contre, il était certain que, dès que les chiens aboieraient, quelqu’un ne tarderait pas à sortir voir ce qu’il se passait. Et ce quelqu’un ne tarderait pas non plus à le découvrir si, au lieu d’entrer dans la maison, il décidait de s’aventurer dans la cave. Dans ce cas, un chat n’allait pas lui servir à grand-chose.

Dashvara repoussa ses appréhensions, puis il repoussa sa fatigue. Il ramassa quelques olives de plus et commença à les faire éclater, répandant leur jus sur sa peau et ses vêtements. Avec un peu de chance, cela retarderait la réaction des chiens. Il prit la barre, cacha le sac et se leva. Il s’approcha des derniers oliviers et, après s’être allongé à plat ventre contre la terre, il commença à ramper vers une petite structure circulaire avec des colonnes et une coupole qui s’élevait à une vingtaine de pas sur sa droite.

Il était presque arrivé auprès du pavillon quand un brusque claquement le fit tressaillir. Une porte venait de s’ouvrir et deux silhouettes passèrent près des chiens à moitié endormis. Elles descendirent les escaliers de la véranda en se tenant par la main. Pâle comme la mort, Dashvara essaya de retourner dans l’oliveraie. Cependant, en voyant que les deux silhouettes s’approchaient, il finit par rester immobile comme une pierre sans presque oser respirer.

L’un était un homme qui portait un sabre au côté. L’autre était une jeune femme vêtue d’une longue tunique dont les perles brillaient même sous la faible lumière du croissant de Lune. Dashvara les vit passer tout près et pénétrer dans l’oliveraie. Ils auraient pu s’éloigner davantage, mais non : ils s’arrêtèrent à quelques pas de là et Dashvara dut légèrement tourner la tête pour ne pas les perdre de vue.

— Oh, Al —soupira la voix douce de la jeune fille—. Je sens que demain mon père va me rompre le cœur. Tu connais ses intentions. Il prétend me marier à cet homme.

— Ne pleure pas, ma princesse —murmura la voix tendre de l’homme—. Je ne permettrai pas qu’Arviyag obtienne ce qu’il veut. Tu es la lumière qui illumine mon chemin, Wan. Et il l’illuminera jusqu’au jour où tu voudras le laisser dans l’ombre.

— Oh, Al —répéta-t-elle, émue—. Jamais je ne le laisserai dans l’ombre. Jamais. Mais mon père…

— Peu m’importe ce que dit ton père —répliqua l’autre—. La seule chose qui m’importe, c’est ce que tu désires, toi, Wanissa. Nous nous enfuirons. Je t’emmènerai loin de la République et nous vivrons l’un pour l’autre. Qu’en dis-tu ?

— Oh, Al ! —s’exalta la jeune fille—. Tu le ferais ? Vraiment ?

À partir de là, les propos galants se succédèrent mêlés de baisers passionnés. Dashvara réprima un soupir de pure tension. Il crut que sa situation ne pouvait empirer que si l’un des deux amants le découvrait, mais il se trompait : à un moment, la porte de la maison s’ouvrit de nouveau et deux autres silhouettes sortirent de la demeure, cette fois avec une démarche plus posée et mesurée.

Un instant, Dashvara crut qu’ils allaient surprendre le dénommé Al et la dénommée Wan dans ce qui, devina-t-il, était une relation secrète, mais alors la jeune fille murmura précipitamment :

— Quelqu’un vient !

Ils s’enfoncèrent davantage dans l’oliveraie et Dashvara, espérant qu’ils ne jetteraient pas trop de regards en arrière, profita des secondes de grâce qui lui étaient accordées pour se redresser et reculer à son tour. Il eut la chance de tomber sur un olivier relativement touffu et il se tapit. Les voix se firent de plus en plus nettes. Elles se rapprochaient du pavillon. Dashvara se força à demeurer patient.

— Je le lui proposerai demain matin —disait une voix tranquille—. Et demain après-midi j’enverrai sa réponse.

— Aujourd’hui, je l’ai sentie réticente à me parler —observa l’autre voix. Dashvara crut la reconnaître. C’était celle d’Arviyag.

— Ne t’inquiète pas. Ma fille peut paraître un peu réservée en société, mais je t’assure que tu parviendras à lui inspirer du respect et de l’affection rapidement.

— Je sais. Elle est charmante. Mais cet Almogan…

— Oublie Almogan Mazer. C’est un bon garçon, ami de la famille, mais il n’a aucune possibilité. C’est seulement un secrétaire. Ma fille est suffisamment intelligente pour ne pas lui prêter attention. Avec quelques cadeaux et des visites plus fréquentes à notre palais de Dazbon, l’affaire sera réglée. Je vous prévois un heureux avenir.

— Vous êtes très aimable, messire Faerecio. En ce qui me concerne, je me considérerai comme un homme comblé si ma relation avec votre fille prospère heureusement.

— J’en suis convaincu. Quant à l’autre affaire qui t’a amené ici…

Les deux silhouettes ressemblaient à deux grands bâtons secs et noirs entre les colonnes du pavillon. Messire Faerecio poursuivit :

— Je souhaiterais connaître la provenance de ces jeunes filles.

— Ce sont des Xalyas —répondit Arviyag—. D’après ce que je sais, le clan a été exterminé il y a moins d’un mois, par une alliance de clans. On dit que c’était le dernier clan des seigneurs de la steppe. On attend l’arrivée d’une autre caravane de prisonniers à Rocavita dans quelques jours, en provenance d’un village essiméen. J’avais demandé à l’un des chefs de minimiser les pertes, mais, d’après ce qu’il m’a raconté, les Xalyas ont malheureusement mis longtemps à se rendre.

Dashvara ressentit soudain une contraction nerveuse qui n’avait rien à voir avec sa blessure et il tenta de se calmer, en vain.

— Les seigneurs de la steppe ont donc été vaincus jusqu’au dernier —réfléchit messire Faerecio—. Cela signifie-t-il qu’il n’y aura plus de prisonniers provenant de la steppe ?

— Je ne pourrais l’affirmer —répliqua Arviyag—. Toutes les sources ne sont pas encore épuisées au nord. Il reste encore de petites peuplades indépendantes qui peuvent être capturées. Comme celle des Voleurs de la Steppe. Ils ont une grande réputation en Rocdinfer. Ce sont de grands combattants. À Diumcili, certains payeraient sûrement plus de cinq cents dragons pour l’un d’eux.

— Cinq cents dragons pour un seul ? —souffla messire Faerecio, ébahi—. Ça, ce serait vraiment un bon investissement. —Il secoua la tête, et Dashvara, plongé dans l’horreur que lui causait toute cette conversation, crut percevoir un sourire satisfait sur son visage avant qu’il ne se retourne vers la maison. Ils redescendirent depuis le pavillon—. Au fait —disait-il—, mes informateurs m’ont dit que tu as changé de repaire pour garder les prisonnières. Maintenant tu les caches sous le Temple, n’est-ce pas ? À quoi cela se doit-il ?

— Oh… À rien de particulier. C’est une question de sécurité, rien de plus —assura Arviyag tout en le suivant.

— Eh bien, tu devras changer de lieu, Arviyag : c’est un sacrilège de mettre des païens sous un Temple du Dragon Blanc.

— Bien sûr. J’en tiendrai compte pour la prochaine arrivée, messire Faerecio.

Les voix s’éteignirent avec la distance. C’est alors seulement que Dashvara se rendit compte qu’il avait cessé de respirer et il reprit lentement son souffle, jetant des regards furtifs vers les oliviers voisins.

Il ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt. Il ne pouvait croire à un tel heureux hasard. C’était comme si une fée de la bonne fortune l’avait béni et lui avait apporté sa réponse la plus désirée. Maintenant il savait que Fayrah n’était pas dans la demeure des Faerecio. Ceci faciliterait peut-être les choses.

Il entendit un bruit étouffé derrière lui et il se tourna. Wanissa Faerecio venait de s’arrêter entre deux oliviers et, même s’il ne parvenait pas à voir clairement son visage, Dashvara devina qu’elle l’avait vu.

— Al… ? —fit-elle d’une voix tremblante.

Son amant, l’Almogan Mazer dont avait parlé le père de la jeune fille, surgit d’entre les ombres. Il se posta devant elle, sortit son sabre et le pointa vers Dashvara à environ trois pas de distance.

— Qui es-tu ? —exigea-t-il savoir dans un sifflement—. Tu es un vagabond ? Réponds !

En le voyant de si près, ses traits juvéniles étaient encore plus ostensibles. Dashvara, se maintenant tapi sur le sol, répondit :

— Il est évident que tu es un chevalier et, entre chevaliers, je crois que nous pouvons arriver à un accord intéressant. Moi, je ne parle à personne de ta profonde relation avec la dame et, toi, tu fais comme si tu ne m’avais jamais croisé, qu’est-ce que tu en penses ? —sourit-il.

Le républicain, loin de baisser son arme, s’approcha. Dashvara soupira. Il aurait dû imaginer que cet homme essaierait de faire le brave devant la « lumière de son chemin ». Almogan déclara :

— Si vous êtes un chevalier, comme vous dites, alors votre propre cœur vous interdirait de nous dénoncer.

Dashvara roula les yeux et se leva.

— Mais oui, l’ami. C’est ce que j’essaie de te dire : ce que vous faites ou cessez de faire ensemble m’importe autant qu’un grain de sable. Et maintenant, sois un bon garçon, rengaine cette arme et oublie-moi. Au fait, les olives sont délicieuses par ici —ajouta-t-il, avant de leur tourner le dos et de s’en aller à grandes enjambées.

Il ne s’inquiéta pas de savoir si Almogan pouvait l’attaquer par derrière : c’était un chevalier, et les chevaliers n’agissaient pas en traître. Dashvara sourit intérieurement et effectua un détour avant de revenir au même endroit. Les amants étaient déjà rentrés dans la maison. Il ramassa son sac, y mit plusieurs olives et, après avoir constaté que son bain huileux lui avait donné une odeur plus forte qu’espérée, il se demanda combien d’actions dans la vie d’une personne s’avéraient finalement inutiles. Il haussa les épaules et s’éloigna pour rejoindre le point où il s’était séparé de Rokuish et de Zaadma. Il attendit un temps jusqu’au moment où il perdit patience et, déduisant que tous deux avaient dû passer par le même chemin qu’à l’aller, il s’éloigna de la demeure, retourna près de la route et la longea. Il aperçut l’auberge du Chamiel et il allait la contourner quand il entendit un miaulement de protestation. Sans pour autant oser se mettre à courir à cause de sa blessure, il pressa le pas et traversa la voie illuminée par des lanternes festives. Ce qu’il vit lui arracha un sourire moqueur. Une silhouette, un sac entre les mains, courait derrière un chat sur une petite place avec une fontaine. Le félin disparut, rapide comme une flèche, entre un amas de gerbes de lin.

— C’est impossible ! —s’exaspéra Zaadma, en s’arrêtant—. À ce rythme, le soleil va se lever avant que nous puissions en attraper un.

Rokuish était assis sur un petit mur de pierre, la respiration pantelante.

— Je me rends —haleta-t-il.

— Se rendre devant l’inévitable n’est pas se rendre mais agir avec sagesse —fit Dashvara tout en s’asseyant auprès du Shalussi. Celui-ci le regarda en sursaut avec des yeux ronds comme des assiettes.

— Que diables… ? —Il déglutit—. Par ma mère, tu as failli me faire mourir de peur. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Eh bien… —Dashvara sourit, la mine espiègle—. Je voulais admirer vos dons comme chasseurs de chats.

En entendant sa voix, Zaadma se retourna d’un coup et traversa la petite place de terre battue, l’air altérée.

— Cela signifie que tu es venu nous aider ?

— Non. Cela signifie que nous allons laisser les pauvres chats tranquilles. Je sais où sont les Xalyas et elles ne sont pas chez les Faerecio. Elles sont sous le Temple du Dragon Blanc. Je suppose que tu dois savoir où c’est, n’est-ce pas ?

Zaadma laissa retomber les bras avec le sac et s’assit sur le mur en poussant un souffle incrédule.

— Sous le Temple du Dragon Blanc ? Dans les catacombes ? C’est incroyable.

Dashvara fit une moue impatiente.

— Tu sais où sont ces catacombes ?

Zaadma acquiesça.

— Tout en haut de la colline. Le temple a une porte principale. Et on entre dans les catacombes par des escaliers intérieurs. Je n’y suis entrée qu’une fois, quand mon maître celmiste de Dazbon les a fait visiter à tous ses disciples il y a… bon, il y a pas mal d’années. C’était assez terrifiant —avoua-t-elle—. Mais je ne peux pas croire qu’Arviyag ait réussi à y faire entrer les Xalyas sans qu’un dragon ne les voie.

— Un dragon ? —s’étonna Rokuish.

— Un prêtre —expliqua Zaadma—. Il y a peut-être une entrée secrète quelque part mais, pour savoir où, il nous faudrait une révélation divine.

— À moins que les dragons soient complices —médita Dashvara.

— Impossible —affirma-t-elle sans la moindre hésitation—. La Confrérie du Dragon a peut-être ses petits défauts, mais jamais elle ne défendrait quelqu’un comme Arviyag : ils ont été les plus grands détracteurs de l’esclavage durant des décennies.

Dashvara prit une légère bouffée d’air et se leva.

— Parfait. Merci beaucoup pour votre aide à tous les deux —déclara-t-il.

Il s’éloigna et entendit le bruit caractéristique de pas derrière lui. Il ne se retourna pas pour voir que Rokuish et Zaadma le suivaient. Il se contenta de dire :

— S’il vous arrive quelque chose, ce sera votre faute.

Il n’obtint pas de réponse. Il sourit, amusé, et continua à monter la colline.

On entendait encore de la musique s’échapper de certains locaux. La chaleur de la journée s’était volatilisée, remplacée par une brise fraîche. Ils croisèrent plusieurs groupes de personnes ; certaines étaient gaies, d’autres ivres, d’autres encore paraissaient déjà à moitié endormies. Le croissant de Lune avait déjà bien avancé sa migration et Dashvara évalua que, dans deux heures, il disparaîtrait complètement, remplacé par la Gemme. De sorte qu’après un intervalle d’obscurité totale, la lumière bleue du nouvel astre éclairerait leur chemin s’ils réussissaient à s’enfuir… de même que celui de leurs poursuivants, s’ils en avaient.

Le Temple du Dragon occupait tout le sommet de la colline, et une plateforme de roche d’environ quinze pieds avec un perron de marbre blanc le séparait du reste du village. Si les autres rues de Rocavita étaient encore animées, le Temple, lui, gisait dans un silence mortuaire.

— Y a-t-il des gardes nocturnes ? —s’enquit Dashvara alors qu’ils se tapissaient tous les trois derrière de hauts arbustes au pied des escaliers.

— Dehors ? Aucune idée, mais je ne crois pas —répondit Zaadma dans un murmure—. Dedans, par contre, sûrement. Au minimum, il doit y avoir un gardien. À l’intérieur, les temples ont des objets de valeur et ils sont bien gardés. Si tu as l’intention d’entrer par la grande porte, je t’avertis tout de suite : nous aurions besoin d’un bélier pour l’enfoncer.

Dashvara acquiesça, pensif, et examina l’édifice, les yeux plissés. Quatre tours sveltes se dressaient à chaque coin. Au milieu, le temple était coiffé d’une coupole traversée par une longue galerie qui semblait représenter les ailes d’un dragon. Celles-ci dépassaient même les limites des murs extérieurs, à cent pieds de hauteur. Les vitraux qui ornaient la façade non seulement ne pouvaient pas s’ouvrir sans les briser, mais en plus ils étaient probablement trop étroits pour pouvoir s’y glisser. Et aussi trop hauts sans une échelle.

Dashvara hocha la tête.

— Bien. J’ai étudié la religion du Dragon Blanc, mais j’aimerais avoir une confirmation, Zaé. Ne dit-on pas que le Dragon Blanc accepte toute âme qui veut lui rendre hommage ?

Zaadma prit une mine intriguée.

— C’est exact —confirma-t-elle.

— Et ne dit-on pas que les fidèles doivent aider toute âme qui veut prier le Dragon Blanc ?

Zaadma fronça les sourcils et acquiesça.

— Oui. Mais pourquoi ces questions ?

Dashvara réfléchit.

— Je me souviens que Maloven, le shaard qui m’a éduqué, a parlé une fois des républicains qui se rendaient aux temples à des heures nocturnes dans un élan de foi ou par simple routine. Est-ce vrai ?

Zaadma acquiesça de nouveau de la tête.

— Malheureusement oui. Moi-même, la seule fois où je suis entrée dans un temple la nuit, c’était pour dérober un objet. Et tout a mal tourné à cause d’un grand prieur qui a surpris mon compagnon en train d’emporter une figurine de dragon.

Dashvara la dévisagea quelques instants.

— Tu es une voleuse ?

— J’ai été une voleuse. C’est pour ça qu’on m’a enfermée dans un monastère, que croyais-tu ? Je t’ai déjà dit que je n’avais rien d’une sainte. Bon, tu vas nous expliquer quelle idée géniale tu as eue maintenant ?

Dashvara préféra ne faire aucun commentaire et revint au sujet principal.

— Eh bien voilà. Peut-être que je peux faire en sorte que ces gardes m’ouvrent les portes si je leur dis que je veux prier le Dragon. Avec un peu de théâtre et de chance, ils me laisseront entrer dans une de leurs chapelles. Et quand ils ne feront plus attention à moi, je m’introduirai dans les catacombes.

Zaadma et Rokuish ne surent que répondre. Dashvara acquiesça pour lui-même.

— C’est ce que je vais faire.

Il se leva et Zaadma réagit.

— Ton idée géniale laisse beaucoup à désirer. Si je me souviens bien, l’entrée des catacombes se situe dans le dragon majeur. Il faudrait que les gardiens soient aveugles pour ne pas te voir. En plus, à moins que tu prétendes figurer sur la liste noire de la Confrérie du Dragon, je te rappelle que tu ne peux pas entrer avec des armes.

Dashvara arqua les sourcils. Évidemment. Il retira ses sabres de sa ceinture et les tendit à Rokuish.

— Garde-les, s’il te plaît, Rok.

— Mais tu es fou ? —feula Zaadma—. Et si tu tombes sur un des hommes d’Arviyag ?

Dashvara fit un geste vague.

— J’improviserai. Et cette fois, vous ne pouvez vraiment pas m’aider, alors, au lieu de rester ici à éveiller des soupçons, je vous conseille d’aller dormir. Demain, vous saurez si ma tentative a été un succès ou un échec. Bonne nuit, mes amis.

Il allait s’éloigner quand Zaadma l’attrapa par la manche.

— Dans les catacombes, tout est dans le noir. Prends ça —grommela-t-elle comme à contrecœur, en lui mettant un objet froid dans la paume de la main—. Au moins, cela t’éclairera un peu. Tu n’as qu’à la chauffer. Frotte-la entre tes mains, cela suffira.

Dashvara observa la fine plaque circulaire. Il la voyait à peine dans l’obscurité.

— Il ne s’agit pas d’un objet que tu ne veux pas perdre, j’espère ? —demanda-t-il.

Zaadma marmonna entre ses dents.

— C’est possible. Mais tu ne le perdras pas parce que, tout simplement, je te l’interdis.

Dashvara inclina la tête, à la fois ému et amusé.

— Ta confiance m’honore.

Il adressa un autre bref hochement de tête à Rokuish, sortit à découvert et gravit les marches du perron en prenant un air mortifié. Il ne lui était pas très difficile d’obtenir cet effet : sa blessure ne lui faisait pas mal, mais la tête lui tournait. Il savait, par le capitaine Zorvun, que certaines blessures graves pouvaient affecter le système nerveux et il connaissait personnellement le cas d’un soldat qui, après avoir reçu le coup de poignard d’un Shalussi, souffrait d’évanouissements soudains et chroniques. Il fallait seulement espérer que sa convalescence ne durerait pas longtemps et qu’elle ne lui laisserait pas plus de séquelles qu’une cicatrice.

Lorsqu’il arriva devant la porte, il put vérifier l’affirmation de Zaadma : les battants, renforcés par des plaques métalliques, semblaient même plus résistants que les portes du Donjon de Xalya. Sans se donner le temps de penser à ce qu’il faisait, Dashvara saisit le heurtoir d’une main et frappa. Il tendit l’oreille. Espérait-il donc entendre quelque chose à travers tant de bois ?

Alors, un claquement le fit sursauter. Un judas grillagé venait de s’ouvrir dans la porte. Un visage hâlé aux yeux grisâtres apparut, faiblement illuminé par une source de lumière distante.

— Qui frappe à la porte du Dragon ? —demanda-t-il.

Dashvara ôta son voile et répondit :

— Un humble cœur qui ressent le besoin de se reclure pour une nuit en son sein.

Il y eut un silence.

— Tu es ivre ?

— Pas du tout —répliqua patiemment Dashvara—. Je viens, l’esprit clair. Un doute me tourmente, mon frère, et j’ai besoin de consulter le Dragon sans tarder.

Il regarda le gardien avec intensité, lui signifiant que lui refuser l’entrée aurait été contraire au désir même du Dragon Blanc. Il perçut une inclinaison de tête avant que le judas ne se ferme. Alors, il entendit un bruit de chaînes et bientôt la porte enchâssée sur le battant droit s’ouvrit. Avec un gros effort, Dashvara réprima un sourire triomphal et attendit que le gardien ouvre complètement la porte pour entrer d’un pas mesuré. L’homme qui lui avait ouvert était humain et plus petit que lui. Il portait un sabre à la ceinture et Dashvara ne douta pas une seconde qu’il savait le manier. Il regarda au-delà. La salle avait tout l’air d’être immense. La faible lumière de la Lune entrait par la coupole translucide et, unie à la flamme de plusieurs cierges, elle effleurait timidement les colonnes, les sculptures et les mosaïques.

— Vous voulez que je vous conduise à une chapelle particulière ? —demanda le gardien.

Dashvara ignorait totalement qu’il existait des chapelles avec des noms spéciaux dans les temples. En tout cas, il ne souhaitait pas éveiller de soupçons en demandant qu’on le guide au dragon majeur, alors il improvisa.

— Je prierai dans toutes —déclara-t-il.

— Dans toutes, mon frère ?

Dashvara le regarda dans les yeux avec décision.

— Dans toutes.

Le gardien inclina la tête avec respect.

— Le doute qui vous tourmente doit être profond. Je vous guiderai vers la Chapelle Majeure et de là vous pourrez rejoindre les autres.

Dashvara inclina la tête avec suffisance. Visiblement, ce gardien l’avait pris pour quelque homme d’importance. Cela aurait été dommage de ne pas profiter de la situation. Le gardien referma la porte et Dashvara s’intéressa discrètement au mécanisme. S’il ne trouvait pas d’autre sortie, celle-ci serait probablement une possible issue, quoique pas spécialement très discrète.

Sans un mot, le gardien le devança. Ses pas résonnaient contre les dalles du temple. Dashvara le suivit en silence, promenant un regard inquisiteur autour de lui. Ses yeux s’arrêtaient sur de grandes fresques qui représentaient différentes étapes de la vie du Dragon Blanc. On le voyait en cage dans une caverne, volant dans les airs, attaquant de terribles monstres, souriant avec bienveillance devant ses premiers serviteurs… Il y avait des figurines de métaux précieux, des imitations des perles éternelles remises par le Dragon Blanc à ses plus dévoués fidèles… Où qu’il pose les yeux, la richesse et la puissance de la Confrérie du Dragon rayonnaient.

Avec tant de dessins de lézard, comment reconnaître le dragon majeur ?, se demanda Dashvara. Son instinct lui dit que les catacombes devaient se trouver dans un endroit au fond du complexe de salles. Derrière une porte fermée, très probablement. Si ce gardien était le seul dans tout l’édifice, Dashvara pressentait qu’il n’allait pas rester conscient très longtemps.

Cependant, comme il put rapidement constater, ils n’étaient pas seuls. Un homme de haute taille, un cierge à la main, secouait une sorte de maracas aromatique autour d’une masse de pierre, au fond de la salle. Dashvara se rendit vite compte que cette masse de pierre était en fait une énorme tête de dragon. Il contempla ses yeux, brillants et noirs comme l’obsidienne. Ils avaient l’air vivants. Il comprit que ce devait être le dragon majeur.

Le gardien s’inclina.

— Puisse le Dragon Blanc vous guider pour apaiser vos doutes —prononça-t-il.

Dashvara fit un geste de remerciement et, durant toute une minute, il demeura debout face à la gueule du dragon. Il pensa alors qu’il avait oublié de demander un détail à Zaadma. Comment priaient les républicains ? Il savait qu’il existait un rituel spécifique, mais il avait beau essayer de se souvenir des paroles de Maloven, celles-ci lui échappaient. Aussi, quand il vit que l’homme qui aromatisait la salle commençait à lui lancer des regards curieux, il prit son courage à deux mains et improvisa.