Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
En comparaison avec le chemin d’Amdebid à Onkada, le chemin qui reliait Onkada à Estergat était, selon les dires d’un cocher, « une merveille ». Et c’était vrai : la diligence avançait presque sans aucun cahot.
À vrai dire, je perçus à peine la différence parce qu’après des journées de voyage épuisant au milieu des tourmentes de neige, j’avais dormi durant presque tout le trajet d’Amdebid à Onkada sans me rendre compte des soubresauts et ce n’est qu’à partir d’Arjaldia que j’avais commencé à ressentir cette vive impatience que me produisait la pensée de retourner à Estergat. M’ennuyant faute d’activité, j’avais du mal à rester tranquille sur le banc de la diligence et, si je ne partais pas en courant droit vers le sud, c’était parce que je savais qu’à pied, j’aurais mis plus longtemps. Bon, et aussi parce que j’avais promis à Kakzail que je ne ferais aucune bêtise jusqu’à Estergat et que je suivrais Dalto comme un chiot fidèle.
Je jetai un coup d’œil prudent au caïte roux assis en face de moi. Depuis que je l’avais entendu dire qu’il avait l’intention de reprendre son travail de mouche à Estergat, j’osais à peine lui adresser la parole. Je l’appelais de nouveau « m’sieu » avec une certaine distance et, quoique je sache que, dans le fond, ce n’était pas un mauvais type, je me demandais s’il serait capable de m’arrêter s’il me voyait, par exemple, faire les poches d’un grippe-clous gavé. Rien que de l’imaginer m’attrapant par le cou et me disant « au cachot, va-nu-pieds ! », cela m’empêchait de me sentir à l’aise en sa présence.
Si mon frère avait été avec nous, Dalto aurait bavardé avec lui, il aurait souri, plaisanté, et je me serais tout de suite senti plus tranquille. Mais mon frère n’était pas là. Il nous avait laissés à Amdebid, pour prendre une diligence qui partait vers le nord, vers Gistea. Là, disait-il, vivaient plusieurs cousins, oncles et tantes à qui il devait remettre certaines lettres et paquets de la part de notre mère et de l’oncle Markyr. Il était parti avec la Bleutée. Il m’avait proposé de les accompagner, mais, quoique je me sente un peu gêné après coup, je lui avais répondu un « non » catégorique suivi d’un vif : « j’veux revenir à Estergat ». Kakzail n’avait pas insisté. De sorte que, maintenant, j’étais dans la diligence avec les hobbits, Dalto, le P’tit Loup et… Dakis. Le cerbère occupait deux sièges et demi et je me trouvais à côté de sa tête. Chaque fois qu’il s’endormait, il se mettait à baver et souillait mon pantalon.
Je jetai un coup d’œil par la vitre, vers les champs d’Arkolda. Le ciel s’obscurcissait déjà, mais la diligence ne ralentissait pas l’allure. Nous étions passés par Onkada, Arjaldia, Revierza, Otkatbat… Je savais les noms parce que les cochers criaient : Otkatbat, nous arrivons à Otkatbat ! Et nous devions descendre, entrer dans une auberge, dîner et dormir jusqu’au jour suivant. Après quatre jours de voyage, nous allions à présent arriver à Lysentam. Dans le quartier des Chats, j’avais beaucoup entendu parler de cette ville : on l’appelait la Ville Ancienne, parce qu’elle était pleine de vieux monuments. Le Voltigeur s’y était carapaté en automne : un jour de voyage à pied, deux tout au plus, la séparait de la Roche. De sorte qu’en diligence, nous serions enfin de retour à la Roche le lendemain avant midi. Et, alors, Dalto m’emmènerait chez le barbier et me laisserait là-bas, avec lui.
C’était l’accord. J’avais promis à Kakzail que j’irais voir mes parents et que je ferais un effort pour communiquer avec eux. Je ne sais pas très bien comment j’avais accédé à une telle chose. Peut-être parce que, dans le fond, j’avais vraiment quelque chose à dire à ma famille : je voulais l’aider. Je voulais montrer au barbier que je n’étais pas un gwak égoïste, que j’étais un gwak honnête et que je pouvais être utile. C’est pourquoi, quoi qu’il en soit et malgré mes appréhensions, j’avais l’intention d’écouter Kakzail.
— « Ajistrok, » marmonna Yabir, en élevant la voix.
Sous mon regard curieux, le jeune Baïra secoua la tête et continua à murmurer des paroles en owram tandis qu’installé avec une petite table improvisée, il griffonnait le brouillon de sa chronique et relisait ses notes, l’air complètement absorbé. Il était comme ça pour ainsi dire depuis le matin. Quant à Shokinori, tantôt il contemplait les champs, l’air rêveur, tantôt il poursuivait la lecture d’un livre, écrit en owram également. Tout était en owram. Et moi, en conséquence, je n’avais rien à lire, ni rien à faire à part jouer avec le P’tit Loup, gratter les oreilles de Dakis et regarder par la vitre les granges, le canal, les arbres et les gens qui voyageaient à pied, longeant le chemin.
Peu à peu, les granges laissèrent la place aux maisons avec jardins, aux immeubles, aux rues, au brouhaha… Nous arrivâmes enfin devant le bureau de la compagnie de transport et l’un des cochers cria :
— « Lysentam ! Nous arrivons à Lysentam ! »
Dès que la porte s’ouvrit, je mis pied à terre le premier, le P’tit Loup dans mes bras. J’étais anxieux de bouger, marcher, faire autre chose que de rester assis. C’est pourquoi, quand je vis que mes compagnons s’éloignaient déjà vers une auberge, je lançai à Dalto :
— « M’sieu ! Je reviens tout de suite, ça court ? »
Et je m’éloignai avec le P’tit Loup sur la place. Aussitôt, le caïte roux protesta :
— « Eh ! Où est-ce que tu vas ? »
Je soupirai. Pourquoi les adultes devaient toujours poser cette question sur un ton qui semblait dire : « toi, tu ne vas nulle part sans ma permission » ? Je me retournai et expliquai :
— « Me balader un peu. Prendre le frais. Je m’éloigne pas, » promis-je.
— « Pas question, » répliqua le caïte. « Lysentam est grande. Tu pourrais te perdre en quelques minutes. Si j’ai bien compris, Yabir veut faire un tour. On réserve la chambre et, après, tu vas avec eux, d’accord ? »
Je consentis sans très bien comprendre pourquoi il montrait tant d’acharnement à ne pas me laisser seul. Je suivais les hobbits et le gladiateur quand, soudain, une silhouette appuyée contre le mur d’un immeuble s’écarta et s’approcha en disant :
— « Excusez-moi. Êtes-vous Yabir, fils de Nodrea et Galfandir ? »
Il portait un foulard qui occultait son visage et une grande cape qui pouvait dissimuler n’importe quoi… Dalto porta la main au pommeau de son épée. Yabir confirma :
— « Tout à fait. Et vous… ? »
L’inconnu ne prit pas la peine de se présenter, il sortit une lettre de sa poche et la tendit.
— « C’est pour vous. »
Il lui mit le papier dans la main et s’en alla sans en dire plus. Dalto souffla.
— « Je le suis ? »
— « Non, ce ne sera pas nécessaire, » assura Yabir en dépliant la lettre. « C’est de notre bon ami Korther. »
Il s’approcha de la lumière d’un réverbère pour mieux lire et je le suivis, curieux de savoir. Quel message Korther pouvait-il bien avoir envoyé à Yabir ? Les yeux du Baïra brillaient.
— « Mille gargouilles, » murmura-t-il en caeldrique. « Tu ne vas pas le croire, Shok. »
— « Quoi ? » répliqua celui-ci, impatient. « Qu’est-ce qu’il dit ? »
Yabir s’éclaircit la voix, parcourant encore la lettre.
— « Bon… D’abord, il nous informe qu’il croit avoir localisé la gemme, celle des rois d’Hilemplert. Elle était dans une bijouterie. Il l’a achetée pour vingt siatos sans que le bijoutier sache rien de sa valeur. Il nous invite à manger chez lui demain pour vérifier qu’il ne s’est pas trompé d’article. »
— « Bon, c’est une bonne nouvelle, » commenta Shokinori avec un raclement de gorge. Il était clair que, lui, il ne se serait pas donné la peine d’engager les Daguenoires pour chercher la gemme. « Autre chose ? »
Yabir sourit jusqu’aux oreilles et déclara :
— « Korther a commencé à ouvrir les tunnels. »
Je clignai des yeux. Les… tunnels ? Shokinori plissa le front.
— « Tu lui as laissé les plans ? »
— « Il les a copiés, » expliqua Yabir. « Cela signifie que… dans deux semaines tout au plus, nous pourrons initier le voyage de retour, mon ami. Bientôt, nous serons à la maison ! Mon père va me pendre par les oreilles pour avoir tardé autant. Mais, enfin bon, je reviens avec l’Orbe. »
Shokinori soupira.
— « Oui, ça, parce que Marévor Helith a été aimable et n’a pas voulu le récupérer. Si ça n’avait tenu qu’à toi, on serait revenus sans l’Orbe et sans l’Opale, et ton père nous aurait couverts de gloire, » se moqua-t-il. « Avec tant de péripéties, je ne serais pas étonné si un dragon surgissait maintenant et avalait l’Orbe. »
Yabir s’esclaffa.
— « Toujours aussi pessimiste, mon ami ! Allez, allons laisser notre équipage à l’auberge. Je meurs d’envie de voir cette Promenade des Statues ! On dit que Lysentam est la ville du savoir, Shokinori. Allons-y. »
Le jeune hobbit était de très bonne humeur ; comme d’habitude, à vrai dire. Avec entrain, je le suivis à l’intérieur de l’auberge, traînant le P’tit Loup derrière et pensant : demain, demain ! Demain, je serais enfin à la Roche, le trésor le plus précieux des gwaks parce que, là, on ne souffrait jamais vraiment du froid ni de la faim. Tout n’était pas roses, bien sûr, mais… la Roche était mon foyer. Et c’est là que se trouvait mon avenir.
* * *
Le soleil atteignait son zénith quand nous franchîmes les Portes de Moralion et traversâmes le pont du même nom. Le brouhaha de la capitale m’avait réveillé et, maintenant, je m’agitais sur mon siège, désirant pouvoir ouvrir la portière de la diligence et en sortir d’un bond. Liberté ! Je voulais crier, je voulais courir… Passer tant de jours enfermé dans cette diligence avait été pour moi presque aussi asphyxiant que les cinquante jours passés à l’Œillet, et la promenade nocturne dans Lysentam m’avait à peine calmé.
Nous descendîmes de voiture et, s’apercevant sans doute que, s’il ne faisait rien, j’allais me perdre dans la foule à force de m’agiter, Dalto posa une main sur mon épaule. Et, moi, je tressaillis, parce qu’à cet instant, je voyais plus en lui le mouche que l’ami de mon frère.
— « Bon, mes amis, » dit Yabir, en se tournant vers nous, le visage radieux. « Ça a été un plaisir de voyager avec vous. Une compagnie variée, sans aucun doute. »
— « Et un employeur généreux, » assura Dalto, souriant.
Yabir accueillit le compliment avec une inclinaison de la tête.
— « Très heureux de vous avoir connus. Bon, je ne voudrais pas arriver en retard à notre invitation… Bonne chance à tous les deux ! »
Il s’inclina cette fois plus profondément et, moi, grattant une dernière fois les oreilles de Dakis, je fis :
— « Ayô. N’oublie pas le chapitre des gwaks dans la chronique, hein ? »
— « En aucune façon ! » s’exclama le hobbit. « J’essaierai de t’envoyer une copie quand j’aurai terminé. Si tout se passe bien, Yadibia et Estergat deviendront deux villes sœurs dans peu de temps. »
Il me fit un clin d’œil et, ainsi, les hobbits s’en furent. Ils prirent une calèche particulière et disparurent en remontant l’Avenue Impériale tandis que Dalto, le P’tit Loup et moi, nous prenions l’omnibus. Nous descendîmes sur l’Esplanade et, voyant que le roux ne se séparait pas de moi, je demandai :
— « On va où ? »
Dalto me jeta un coup d’œil surpris.
— « Chez le barbier, bien sûr. J’ai promis à Kakzail que j’irais leur remettre une lettre. Et un fils, » ajouta-t-il, avec un air moqueur. « T’échappe pas maintenant, hein ? »
Troublé, je ne répondis pas, mais je le suivis. Tout, autour de moi, respirait la familiarité : les crieurs de journaux qui vociféraient, les marchands de légumes, les cochers, le parfum des dames qui se promenaient avec leurs larges chapeaux. C’était Jour-Sacré et, dans les tavernes, les temples et les rues, les gens oisifs pullulaient. Au bout d’un moment, je me raclai la gorge.
— « M’sieu. » Je me mordis la lèvre. « Ch’peux pas aller chez le barbier tout de suite. »
Dalto lança un bruyant soupir exaspéré, mais il ne s’arrêta pas.
— « Et pourquoi ça ? »
— « Parce que… » Je haussai les épaules tout en marchant à ses côtés. « J’ai pas un clou à leur donner. »
Le visage froncé de Dalto s’adoucit.
— « Et ? » me répliqua-t-il. « Ce sera déjà un bon pas si tu ne leur ramènes pas la police à la maison. »
Je détournai le regard, mal à l’aise, et j’étais en train d’essayer de trouver une autre excuse quand une soudaine exclamation me fit tourner la tête. Assis, sa casquette devant lui et sa patte d’estropié bien en vue, le Vif me regardait, les yeux écarquillés. L’elfe roux était sur le point de se lever quand, apercevant Dalto, une moue prudente se dessina sur son visage grêlé. Je souris largement et, lui faisant un signe pour apaiser ses inquiétudes, je m’approchai aussi vite que me le permettaient les jambes courtes du P’tit Loup.
— « Compère ! » m’exclamai-je.
— « Doublet ! » répliqua le kap en se levant, sans toutefois oublier de feindre son infirmité. Il me regarda de haut en bas avec une évidente satisfaction. « Alors, comme ça, t’es déjà de retour. T’as trouvé ton vieux ? Et il t’a désembrouillé la tête ? »
Je haussai les épaules, joyeux.
— « Un peu. Et les compères ? Ils vont tous bien ? »
— « Bon, plus ou moins. » Nous jetâmes tous les deux un regard vers Dalto, mais celui-ci, avec une grande patience, avait décidé de m’attendre au coin de la Rue du Ponant. Il me fit un geste, l’air de dire : je te fais confiance, tu te carapates pas, hein ? Et, à ma surprise, il s’éloigna vers la boutique du barbier. Le Vif reprit : « Ben, figure-toi qu’à la fin, ils ont dû retirer ce décret de démolition. T’étais pas au courant ? Toi, t’arrives comme tombé du nid, hein ? Bon, ben, dès que les mouches s’en sont pris aux grands kaps, ça a bardé ! Heureusement que je nous ai fait déménager au Bivouac avant que la grogne éclate. Maintenant, ça s’est calmé. Mais ceux qui venaient avec leurs espèces de machines pour tout casser, ch’te dis pas les dérouillées qu’ils ont reçues ! Moi, je l’ai pas vu, on me l’a raconté, mais depuis… le temps est pas au beau, doublet, les gens nous regardent comme si on était des pestiférés et les récoltes sont en chute libre, » se lamenta-t-il, secouant éloquemment sa casquette avec les clous.
— « Bouffres, » compatis-je. « Mais, au moins, le Labyrinthe est toujours sur pied. »
— « Oui… » Le Vif hésita et m’observa avec attention tout en ajoutant : « Tes camaros aussi ont raté le grabuge : des mouches les ont chopés, ch’sais pas très bien pourquoi. Ils ont passé quelques jours au poste et, maintenant, ils sont au dépôt. Ils se sont pas encore carapatés, à ce que je sais. Mais le dépôt, on en sort les doigts dans le nez. Pour le Voltigeur, ça va pas être aussi fastoche. Il s’est fait choper peu après que tu t’en ailles. Devine. On allait l’enfermer à perpète, mais, le malin, il s’est carapaté et il a décidé d’entrer tout droit dans la bande de Frashluc. Je l’ai pas revu depuis, mais ceux de cette bande… tu sais comment ils traitent les gwaks. Bon, je suppose qu’il est mieux là-bas qu’à l’Œillet. Enfin. Une bonne nouvelle : le Beauf a été enœillé pour huit ans. Les mouches l’avaient à l’œil et c’est ses propres compères qui l’ont vendu, cet isturbié. Le diable a ce qu’il mérite. Eh, ta mâchoire s’est dévissée, gwak, » se moqua le Vif.
Sous le flot de nouvelles, je contemplais mon doublet, bouche bée et stupéfait. Mes camaros, au dépôt ; le Voltigeur piégé avec ceux de Frashluc ; et le Beauf sapé à huit ans.
— « Bonne mère, » articulai-je.
Le Vif s’esclaffa et, s’appuyant sur sa béquille, il lança :
— « Qui c’était ce type qui t’accompagnait ? »
J’inspirai et, me reprenant, j’expliquai :
— « Un compère de mon frère aîné. En principe, je dois aller chez le barbier, mais si j’y vais… peut-être bien qu’ils m’envoient dans ce centre de jeunesse. »
Je lui avais déjà parlé de la décision de mes parents avant mon départ et le Vif m’observa avec étonnement.
— « Et tu vas y aller ? »
Je haussai les épaules, nerveux.
— « Ch’sais pas. Je veux pas. Mais j’ai promis à Kakzail que j’irais voir le barbier. Au fait, doublet. L’argent que je vous ai donné, il vous en reste encore, pas vrai ? »
Le Vif effaça son expression compatissante et souffla.
— « Penses-tu, il a filé. »
Je frissonnai.
— « Tout ? En une lune ? »
— « Il a filé, je te dis, » confirma le Vif. Et, comme pour changer de sujet, il fit un geste vers le P’tit Loup. « Et celui-là ? Tu l’emmènes aussi chez le barbier ? » se moqua-t-il.
Je baissai les yeux vers le blondinet et, un instant, je pensai le laisser au Vif, mais je changeai d’avis.
— « Oùsque vous êtes au Bivouac ? » demandai-je.
Je savais que le Bivouac était la zone la plus haute des Chats, encastrée entre la vieille muraille en ruines qui la séparait d’Atuerzo et la rivière Timide. C’était plein de roches, de boue et de débris de toutes sortes et, à cause des effondrements, il n’y avait là presque aucune maison, mais il y avait des masures et des bandes de gwaks.
— « Vers le milieu, » répondit le Vif. « Demande après les Sages. C’est le nouveau nom de notre bande. Et de la tienne, doublet, » me rappela-t-il.
— « Naturel, » convins-je. « Tu peux dire au Prêtre de passer chez le barbier dès qu’il pourra ? Dis-lui que j’ai toujours le chapeau. »
Le Vif jeta un coup d’œil amusé à mon chapeau haut-de-forme et acquiesça.
— « Je le lui dirai, » promit-il.
Je souris.
— « Bon. Ben, j’y vais. »
— « Vas-y, compère ! » m’encouragea le Vif.
Et, tandis qu’il descendait la rue en boitant comme un estropié professionnel, je me dirigeai vers la boutique du barbier en disant au P’tit Loup :
— « Tu vas voir comme tout se passe bien. Attention, tombe pas, démorjé ! Toi qui marchais si bien dans la neige ! Quoi ? Tu veux encore que je te porte ? Pas question, on y est presque. Essuie-toi ce museau. Comme ça. Tu vois les signes sur les vitres ? Ça dit : Barbier Malaxalra. Allez, on y va. »
Plus je me rapprochais de la boutique, plus je ralentissais le pas. Finalement, je m’arrêtai près de la porte et jetai un coup d’œil prudent par la vitre… La porte s’ouvrit. Dalto s’arrêta sur le seuil en me voyant. Il avait l’air presque surpris. Alors, il sourit.
— « Tiens donc, ben, le voici, » dit-il, plus pour le barbier que pour moi. Il sortit et me donna une tape dans le dos. « Essaie de pas gaffer cette fois, gamin. »
Il s’éloigna vers l’Avenue et je restai devant la porte. Le barbier était à l’intérieur, debout, en train de nettoyer ses rasoirs avec des gestes rapides. Je demeurai immobile durant un moment qui me parut interminable. Alors, le barbier me dit :
— « Entre et ferme la porte. »
Sa voix n’était ni sévère ni tout à fait amicale. Je tirai le P’tit Loup et entrai comme un chat prudent, regardant autour de moi, vers les chaises vides, les cuvettes, les petits miroirs… À aucun moment, je ne cessai de surveiller le barbier. Je fermai la porte et, après un silence, je lançai :
— « Kakzail a dit que je devais venir ici. Alors, voilà, ch’suis venu. »
Après avoir tourné et retourné dans ma tête des discours pompeux, voilà que je lâchai la première chose qui me venait. Le barbier continua de nettoyer ses lames de rasoir. Dehors, une bande de marmots passa en criant à pleins poumons. Je me grattai la tête, de plus en plus perplexe. J’étais en train de me dire que, finalement, le barbier était peut-être devenu aussi muet que le P’tit Loup quand, brusquement, il laissa les rasoirs et s’enquit :
— « Et ce petiot ? »
Ses yeux sombres nous scrutaient maintenant tous les deux. Je lui adressai un sourire mal assuré.
— « C’est le P’tit Loup. Il dit rien parce que… il est muet. »
Le barbier acquiesça, pensif, et il dit alors :
— « À force de te gratter, tu vas finir par devenir chauve, gamin. Assieds-toi sur cette chaise. » Je le regardai, saisi. « Assieds-toi, » insista-t-il.
J’obéis. Il me prit le sac de voyage, m’ôta le chapeau haut-de-forme et me mit une grande serviette autour du cou. De plus en plus stupéfait et appréhensif, je ne bougeai pas de mon siège.
— « Vous allez me raser, m’sieu ? » demandai-je.
— « Je vais t’épouiller, » répliqua le barbier.
Et, sous le regard curieux du P’tit Loup, il entreprit de me couper les cheveux avec promptitude. Puis, il m’enduisit la tête de vinaigre et, entretemps, j’essayais de ne pas perdre de vue les yeux du barbier et celui-ci me disait : bouge pas. Finalement, à ma grande joie, il fit la même chose avec le P’tit Loup et je le regardai travailler sur la petite tête blonde en silence. Ses mains avaient une habileté certaine. Elles semblaient aussi agiles que celles des voleurs et des joueurs de cartes.
Quand il termina, il consulta l’heure sur la nouvelle pendule de la salle à manger, revint, tourna la petite pancarte sur la porte pour informer les clients que le local était ouvert et dit :
— « Yalma et tes frères sont allés manger chez l’oncle Markyr et ils ne reviendront pas avant ce soir, alors… on est tout seuls, toi et moi. Et je dois m’occuper de mes clients. »
J’acquiesçai et compris que cela signifiait plus ou moins un « je ne peux pas te consacrer plus de temps tout de suite ». M’écartant du mur où j’étais appuyé, je dis :
— « Je capte. Vous voulez que je m’en aille, j’ai rond ? Merci pour l’épouillage. Les gaux, ça gratte mais bestial… »
Je me tus quand le barbier leva une main.
— « Je ne veux pas que tu t’en ailles, » me répliqua-t-il. « Je veux juste que tu te tiennes tranquille. Tu t’assieds sur ce tabouret là-bas et, par tous les Esprits du monde, tu n’ouvres pas la bouche. Sois muet comme ce petiot. Avant de pouvoir parler, tu vas devoir apprendre à… parler correctement. Tu m’as entendu ? »
J’acquiesçai, très étonné.
— « Alors, je m’en vais pas ? »
Le barbier roula les yeux.
— « Non. Tu restes là. Et tu ne parles pas. Je ne veux pas que mes clients pensent mal de cette maison, alors tiens-toi bien. »
J’allai m’asseoir sur le tabouret avec le P’tit Loup sur les genoux et mon aspect sembla amuser le barbier, mais il reprit aussitôt un visage sévère quand il dit :
— « Si tu ouvres la bouche quand il y a un client, je t’enferme dans le débarras et, cette fois, je ne te laisserai pas ouvrir la porte comme un voleur. On est d’accord ? »
J’acquiesçai sagement.
— « Oui, m’sieu. »
Je suivis les instructions à la lettre et, quand le premier client arriva, j’observai en silence le barbier pendant qu’il travaillait. Quand les clients étaient bavards, mon père faisaient de brefs commentaires, il riait discrètement et disait beaucoup de « vraiment ? » et autant de « sûrement, monsieur Chsaispasquoi ». Je n’ouvris pas la bouche de toute l’après-midi sauf quand le local se retrouva vide un instant et que le barbier me demanda alors si j’avais soif et je lui dis d’une voix rauque : oui, m’sieu. Je n’osai pas dire que j’avais faim aussi. Je me sentais à l’épreuve et, en vérité, je l’étais. C’est pourquoi, bien que je brûle d’envie de me lever et de partir chercher mes compères, de sortir mes camaros du dépôt et, bref, de me la couler douce, je restai immobile, muet et mourant d’ennui comme mon maître nakrus sur son coffre.
Et j’étais si mort d’ennui que, lorsque j’aperçus le visage de Rogan contre la vitre de la boutique, je laissai échapper une exclamation de bonheur. Je saisis le chapeau haut-de-forme d’une main, le P’tit Loup de l’autre et, maladroitement, sous le regard interloqué du barbier, qui s’occupait d’un client à ce moment-là, j’ouvris la porte et me jetai presque littéralement sur mon compère.
— « Tu me sauves, Prêtre ! » lui dis-je. « Je suis mort, mais carrément mort. Ça fait une semaine que ch’suis cloué à une chaise. Regarde un peu ça, je t’apporte le chapeau. Plus lustré qu’un soulier de grippe-clous ! »
Le Prêtre s’esclaffa, acceptant l’échange : je repris ma casquette et, lui, son chapeau.
— « Voyons, voyons, » dit-il, en me regardant de haut en bas. « T’as pas trop chaud avec tant de manteaux ? »
Effectivement, je portais encore les deux manteaux. Dans les montagnes, ils n’avaient pas été de trop, mais ici… Comprenant la suggestion implicite, j’enlevai un des manteaux et le donnai au Prêtre.
— « Sers-toi, » lui dis-je. « T’en as fait quoi, du tien ? »
— « Des isturbiés me l’ont fauché, » avoua-t-il. Il fit un geste vague, l’air de dire : ça fait rien. Puis il me regarda avec une vive curiosité. « Bon, alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Après avoir jeté un coup d’œil à la boutique, je me mordis la lèvre et, à travers la vitre de la porte, j’adressai une moue d’excuse au barbier. Sans attendre sa réaction, je fis signe à Rogan qu’on s’éloigne un peu et je lui racontai tout ce qui était racontable sans rien mentionner à propos de nécromanciens ni de morts-vivants. Bien que ce soit le compère en qui j’avais le plus confiance, je ne m’étais jamais résolu à lui dire : eh, compère, tu sais que je suis un nécromancien ? Parce que, que je sois un gwak, un magicien harmonique, cuivré, nabot et hyperactif, n’importe quel gwak pouvait assimiler ça. Mais que je joue avec la magie noire… Bien sûr, ça me paraissait stupide, mais j’avais appris que ces choses ne se disaient pas à n’importe qui. Le problème, c’est que Rogan n’était pas n’importe qui. Il me connaissait bien. C’est pourquoi je ne fus pas surpris quand il dit :
— « Alors, comme ça, ceux de la chronique, ils ont fait tout ce voyage pour aller voir un vieil ermite perdu dans les montagnes, hein ? T’inquiète, » s’empressa-t-il de dire, me voyant froncer les sourcils. « Me raconte pas si tu veux pas. C’est juste que… j’ai toujours su que ce maître dont tu nous parlais, c’était un type bizarre. Il t’a appris à faire de la magie. Ne dis pas que non. T’as guéri Manras. Et… tu m’as guéri, moi. Je m’en souviens, Débrouillard. Quand j’étais à l’hôpital, en été… je sais que tu m’as guéri. »
Il fit une pause et, comme je ne disais rien, il souffla.
— « C’est génial, shour. Tu devrais utiliser tout ce que tu sais pour te faire de la thune. Soigner les gens. Tu sais le faire mieux que n’importe quel toubib. »
Je lui adressai un regard moqueur.
— « Bah, crois pas ça, » protestai-je. « Je connais quelques trucs, mais à peine… »
— « En ce moment, y’a une épidémie de Froide, » m’interrompit le Prêtre avec entrain. « On devrait aller de porte en porte. Moi, je fais le prêtre et, toi, le toubib. Tu sauves le moribond et, si tu le sauves pas, je le bénis. Regarde, j’ai même un enfant de chœur, » fit-il, enjoué, en tapotant le crâne du P’tit Loup. « Crois-moi, Draen. On ferait fortune ! »
Je ris face à cette idée, mais je secouai la tête.
— « Je peux pas. »
Rogan fronça les sourcils, se tourna vers la boutique du barbier et prit un air grave.
— « Je vois. Tu vas avec ta famille, pas vrai ? » Il m’adressa un léger sourire un peu forcé. « Ça me paraît une bonne idée. Moi, j’en ai jamais eu… mais, si j’en avais une, je ferais comme toi. »
Je ne savais pas où me mettre. Je m’agitai et avouai :
— « Ch’sais pas quoi faire, Prêtre. Écoute… Si tu veux, je me carapate avec toi tout de suite. Tout de façon, le barbier, il me regarde même pas… »
— « Scafougné, va, » me coupa Rogan, moqueur. « Vas-y et reste-z’y au moins quelques jours. Si le barbier te fiche à la porte, tu te ramènes. S’il te flanque des roustes, tu te ramènes. Mais prends pas la porte juste parce que ton p’tit papa te regarde pas : il travaille, comment veux-tu qu’il te regarde ? » Il me donna une légère bourrade. « Allez. Moi, je garde le P’tit Loup. Je cours dire à Manras et Dil que t’es de retour. Ils seront contents. »
J’inspirai et acquiesçai. Alors, je fronçai les sourcils.
— « Mais le Vif m’a dit qu’ils étaient au dépôt. »
Le Prêtre sourit largement.
— « Au dépôt d’enfants vagabonds. Là, un gwak aguerri entre et sort comme il en a envie. S’ils sont pas sortis, c’est parce que je leur ai dit de pas le faire. » Sous mon regard perplexe, il ajouta, plus sombre, en baissant le ton : « Tu comprends. Le Fauve Noir est de retour dans le Labyrinthe et il cherche son fils. »
Je pris un air dérouté.
— « Son fils ? Warok ? »
— « Manras, isturbié, » chuchota Rogan. « Warok, il est fumisé. Enfin, bref. J’ai appris tout ça par Sham, celui du Tiroir, au sujet du Fauve Noir. Et je me suis dit : dès qu’il va entendre parler du Vif et de sa bande de sokwatas, il va tout de suite nous envoyer ses sbires. Alors j’ai dit à Manras : change de nom et fais une petite isturbiade pour qu’on te mette au dépôt. Les mouches l’ont chopé, Dil est allé le voir au poste, il a dit qu’il voulait rester avec ‘Nat’ et ils les ont envoyés tous les deux au dépôt. Et j’ai vu rond : deux jours après, y’a un gamin qui se faisait passer pour un gwak qu’est venu épier tout le Bivouac et rôder autour de notre refuge. Finalement, le Vif a pris la mouche et lui a dit de ficher le camp. Je parie mon chapeau qu’il cherchait un petit elfe noir. »
J’assimilai toute l’histoire avec difficulté. Je n’arrivais pas à imaginer que le Fauve Noir puisse chercher Manras. C’était son fils, d’accord, mais il ne l’avait jamais traité comme tel. Et, en réalité, il l’avait vu si peu de fois que peut-être bien qu’il ne saurait même pas le reconnaître. Alors, même s’il allait le chercher à l’hospice, il ne réussirait pas à le trouver si Manras continuait à se faire passer pour un autre.
Je secouai la tête, absorbé dans mes pensées.
— « Et le Vif… Pourquoi il m’a rien dit de tout ça, le Vif ? »
Rogan prit un air embarrassé.
— « C’est que… je lui ai rien dit. »
Je lui jetai un regard surpris.
— « Mais… le Vif, il cafte pas, » protestai-je.
— « Ouais, ouais, je sais, » assura Rogan. « C’est juste que… tu sais bien comme je suis. Moi, les bandes… Et le Vif… » Il haussa les épaules. « Bah. Je lui dirai, t’inquiète. Toi, file chez le barbier. Au fait, je vois que t’es déjà épouillé et tout. Tu pues le vinaigre. »
Je souris et acquiesçai.
— « Le P’tit Loup aussi. C’est plus efficace que les épouillages que nous fait Ragok. Si tu voyais le barbier comme il manie les faucheux et les rasoirs… ! On dirait un bateleur, ch’te jure. Bon. J’y vais. Mais tu me donnes des nouvelles, hein ? Dis ayô à Manras et à Dil de ma part. Dis, et tu peux passer chez mon cousin ? Juste… pour lui dire que ch’suis de retour et que je vais bien. S’te plaît. »
Rogan roula les yeux et porta la main à son chapeau.
— « L’Hirondelle à votre service, m’sieu le barbier. »
Nous sourîmes, je dis au revoir au P’tit Loup et, trottant en arrière, je lançai un :
— « Ayô, compère ! »
J’entrai chez le barbier au moment où le client s’apprêtait à sortir. Je faillis le heurter, mais je fis un bond sur ma droite au dernier instant.
— « C’est ma faute, m’sieu ! » m’excusai-je très poliment.
Le grippe-clous me jeta un coup d’œil froncé avant de partir rapidement. Dès que la porte se referma, le barbier laissa échapper un long soupir.
— « Si j’appliquais à la lettre ce que je t’ai dit tout à l’heure, je devrais t’enfermer dans le débarras, tu sais ? » Il fit une pause, je l’observai, anxieux, et il dit : « Mais je suppose que ce n’est pas en étant enfermé que tu vas apprendre à mieux te conduire. »
J’arquai les sourcils avec espoir et étonnement. Ça… ça voulait dire qu’il n’allait pas m’enfermer ? La pendule sonna six heures de l’après-midi. Je jetai un coup d’œil au-dehors. Le ciel, nuageux, commençait à s’assombrir. En silence, le barbier ferma la boutique, tira les rideaux et m’ordonna :
— « Prends ton sac et suis-moi. »
Il me conduisit à la salle à manger, où il s’installa à un bout de la table et tambourina sur celle-ci avant de secouer la tête avec décision.
— « Bon. Assieds-toi et parlons clairement, mon garçon. Si tu veux vraiment vivre sous ce toit, tu vas devoir respecter les normes. Si tu veux que je te reconnaisse comme mon fils, tu vas devoir faire beaucoup d’efforts. »
Il laissa planer ses mots dans l’air un instant et reprit :
— « Cette maison est une maison digne, mon garçon. Nous ne sommes pas riches, nous sommes des étrangers, mais nous avons de la dignité et une réputation de gens honnêtes. Ma boutique en dépend. Par conséquent, je ne peux pas laisser un de mes fils s’égarer de cette façon et coudoyer la pire engeance de la ville. À moins que celui-ci décide de changer définitivement de nom. Mais j’espère que ce ne sera pas le cas. J’ai déjà perdu d’autres enfants. Je ne souhaite pas en perdre un autre. Alors… » Il joignit les mains sur la table et, les yeux rivés sur les miens, il conclut : « Ce que je te demande… Ce que ta mère et moi, nous te demandons, Ashig, c’est d’avoir confiance en nous. Tu nous connais à peine, tu ne te souviens peut-être même pas de moi, mais je suis sûr que, si tu fais un effort et si tu nous fais confiance, même si notre décision te semble désagréable tout de suite, plus tard, tu nous en seras reconnaissant. »
Son discours me laissa une crainte sourde à l’estomac. Ce qui m’inquiéta le plus fut le « notre décision ». Petit à petit, j’avais l’impression qu’une énorme araignée commençait à m’enchaîner avec ses fils. Et je me disais : carapate-toi. Carapate-toi avant qu’on t’enferme dans un antre !
Pourtant, je retins l’envie de me lever et demandai :
— « Quelle décision ? »
Le barbier m’observait l’air de se demander : est-ce que ça sert vraiment à quelque chose tout ce que je dis à ce gamin, à ce gwak corrompu par le vice ? Il s’éclaircit la voix.
— « Je te le ferai savoir au moment voulu, » dit-il. « Pour le moment, je te demande juste de m’obéir. Un fils apprend à obéir à ses parents. On est d’accord là-dessus, pas vrai ? » J’acquiesçai sans le perdre de vue. « Bon. Et je suppose que, si tu es venu ici, c’est parce que tu es prêt à m’obéir. »
J’acquiesçai énergiquement.
— « Oui, m’sieu. »
Ma réponse parut le réjouir.
— « Bien. Alors, écoute. Si j’entends, sous mon toit, un seul mot sorti du jargon des bas quartiers : je te punirai. Si tu nous manques de respect, à ta mère, à moi ou à tes aînés : je te punirai. Si tu t’en vas, ne prends pas la peine de revenir. On se comprend ? »
J’acquiesçai de nouveau sans être très sûr d’avoir compris toutes ces règles. Après un silence évaluateur, le barbier termina :
— « Et maintenant, vide tes poches et ce sac. Je ne veux pas avoir de mauvaises surprises. »
Je fis ce qu’il me demandait sans broncher. Il me fouilla même, quoiqu’avec une tête embarrassée, comme si la scène lui semblait ridicule mais malgré tout nécessaire. Il ne trouva pas mon poignard : j’avais oublié de l’enlever du manteau que j’avais donné à Rogan. Par contre, dans le sac, il trouva un autre couteau et les provisions qui me restaient, des lentilles et du riz, ainsi que… Je l’entendis souffler quand il sortit deux pièces d’or blanc.
— « C’est… des couronnes ? »
Je les regardai, aussi stupéfait que lui. Je ne me rappelai pas avoir mis aucune couronne dans mon sac. Est-ce que c’étaient les hobbits ? Dalto ? Ou bien un compère avant que je quitte Estergat ? À moins que ma mémoire soit aussi mauvaise que celle de mon maître et que je les y aie mises, moi. En tout cas, je profitai de l’occasion et lançai avec entrain :
— « C’est pour vous et pour la famille. »
Le barbier me jeta un regard qui reflétait le trouble plus que la joie. Il alla se rasseoir, observant les deux pièces presque avec inquiétude, et il venait d’ouvrir la bouche quand un bruit de clé dans la serrure se fit entendre et un brouhaha de voix inonda la boutique. S’ensuivit un chaotique :
— « Bonjour, papa ! »
La salle à manger, sombre et silencieuse, se changea d’un coup en un foyer lumineux et animé. Mili, la fillette de six ans, sautillait en montrant je ne sais quel cadeau que lui avait fait l’oncle Markyr, Nat essayait de le lui prendre… Le premier à remarquer ma présence fut Samfen : il m’adressa une expression incrédule.
— « Ashig ? »
Dès que mon frère eut prononcé le nom magique, tous les yeux se tournèrent vers moi. La salle à manger se calma. Mili demanda :
— « Maman ? C’est qui ? »
— « C’est le frère gwak, » répondit Sarova, celui de dix ans.
Il chuchota, mais tous l’entendirent, même moi. Samfen fit claquer sa langue, irrité, et il lui marmonna quelque chose à l’oreille, ce à quoi Sarova répondit par une expression qui signifiait : qu’est-ce qu’il y a, isturbié, les choses sont ce qu’elles sont. Yalma, la dame, avait posé sur moi des yeux alarmés.
— « Esprits. Qu’est-ce qu’il a fait maintenant ? » s’inquiéta-t-elle.
Assis à la table, le barbier s’éclaircit la voix et je le vis dissimuler les deux couronnes dans une poche tout en répondant calmement :
— « Rien, que je sache. Ashig va rester quelques jours à l’essai. C’est tout. »
Sarova ouvrit grand les yeux.
— « Et il va dormir avec nous ? »
Il n’avait pas l’air de se réjouir. La dame intervint d’une voix décidée :
— « Il dormira dans le lit de Skrindwar, avec Samfen. Fais réchauffer le repas, tu veux bien, Sam ? Sois le bienvenu, Ashig, » ajouta-t-elle.
Son ton avait l’air sincère, et elle souriait même un peu, mais ses yeux trahissaient une crainte peut-être bien méritée. Je n’en répondis pas moins sur un ton courtois :
— « Ayô, m’dame. »
— « On dit : bonjour ou bonsoir, pas ‘ayô’, » me corrigea le barbier en soupirant. Il se frotta les yeux, l’air fatigué, et il s’enquit : « Comment va Markyr ? »
Comme Xella s’occupait d’ôter les manteaux aux plus petits, la dame répondit, mais elle le fit dans la langue de la vallée, et avec un tel naturel que je compris que non seulement elle avait l’habitude de parler dans cette langue plus qu’en drionsanais, mais que tous la comprenaient à part moi. La langue avait des tonalités étranges. Si le drionsanais était une langue avec des sons simples, susceptible d’être bruyante, la langue de la vallée susurrait comme une rivière douce pleine de « chkldejledekele ». Quelque chose comme ça. Je cessai de l’écouter quand Samfen s’approcha rapidement de moi.
— « Pourquoi t’es pas venu, l’autre fois ? » me murmura-t-il.
Je le suivis jusqu’à la cuisinière et je le vis allumer le feu et mettre la marmite à chauffer. Quand il souleva le couvercle, une délicieuse odeur m’assaillit. L’eau m’en vint à la bouche.
— « J’ai dû me carapater, » expliquai-je à voix basse. Je tendis le cou vers la marmite, curieux. « C’est de la soupe ? Elle a l’air bestiale, » fis-je en souriant. Je ne le disais pas tant à cause de son aspect, mais plutôt à cause de l’odeur et, surtout, parce que j’avais une faim de loup. Après m’être assuré que le barbier, la dame et les petits frères étaient occupés, je lançai : « Au fait. Finalement, j’ai gagné le pari ? »
Samfen leva les yeux au ciel tout en tournant la soupe avec une louche.
— « Bon… Ce jour-là, ils m’ont laissé tranquille, » assura-t-il.
À son ton, je compris que, malgré tout, ses compagnons de classe des Ormes continuaient de le harceler. Cela m’irrita plus que je ne l’aurais cru. Je crachai :
— « Quels isturbiés. Eh, frère. T’as essayé de te flauper avec lui, au moins ? »
— « Flau-quoi ? » répéta Samfen sans comprendre.
— « De te bagarrer avec ce Marg. De le dérouiller. » Et comme je voyais qu’il était sur le point de me dire que ce n’étaient pas des façons d’arranger un problème comme celui-là, je soupirai et lui murmurai sur un ton de confidence : « Écoute, je vais te raconter un truc. Une fois, y’a longtemps, y’a des blancs-becs presque aussi grippe-clous que ceux des Ormes qui m’ont piégé comme un lapin. J’aurais pu rester là sans rien faire, mais alors, le jour suivant, ils seraient sortis de l’école, ils auraient encore fichu mes journaux par terre et, comme ça, on s’en sort plus. Alors, bouffres, j’ai pris mon courage à deux mains, j’ai balancé un coup de poing à celui qui avait l’air d’être le kap, je me suis défilé en mordant et ch’suis parti comme une flèche. Et, » fis-je en m’esclaffant, « le jour suivant, quand ils sont sortis de l’école, je les ai reçus à coups de pierre avec des amis. Imagine. Ils ont plus osé me regarder, ces fils de… »
Je me tus, m’apercevant que non seulement j’avais haussé la voix mais qu’en plus, le barbier, la dame, Xella et les petits me regardaient. Le premier se leva et, tout en approchant, il me sermonna d’une voix sévère :
— « J’ai dit : pas de jargon grossier. Choisis, gamin : tu tiens ta langue jusqu’à demain ou je t’enferme dans le débarras. Je parle sérieusement. Si tu ouvres la bouche pour autre chose que pour manger, tu vas au débarras. Estime-toi heureux que je ne sorte pas le ceinturon. »
Sa voix était autoritaire. Je me mordis éloquemment les lèvres pour lui montrer ma décision. Samfen réprima mal un sourire et le barbier le foudroya du regard.
— « Toi, occupe-toi de la soupe, Samfen. Elle est en train de brûler. Donne l’exemple à ton frère et fais en sorte qu’il ne t’emplisse pas les oreilles de gros mots. Tu ne veux tout de même pas que les plus jeunes se laissent entraîner. »
Samfen acquiesça gravement. Et mon bavardage s’arrêta donc là. Entre le voyage plutôt silencieux dans la diligence, l’après-midi passé à me taire dans la boutique et la nuit muette qui m’attendait, j’allais finir par devenir fou. Malgré tout, je fis le P’tit Loup durant tout le repas, muet, poli, presque invisible. La soupe chaude, bien que claire, fut un régal et, tout en l’avalant, j’observai avec curiosité mes frères. Seuls six étaient là. Le verrier était absent : d’après ce que je compris, il dormait maintenant à l’atelier et il avait à peine le temps de venir à la boutique. Installée à ma gauche, se trouvait Xella, la fleuriste, vêtue déjà comme une demoiselle. Elle avait un parfum de fleurs. Assis devant moi, Mili et Sarova me dévisageaient effrontément. La fillette me faisait des grimaces comiques afin de me pousser à lui répondre —ce que je fis, à son grand bonheur, chaque fois que le barbier et la dame ne regardaient pas— ; par contre, Sarova m’observait comme un rival et comme un intrus. Allez savoir ce qui passait par sa tête. Quoi qu’il en soit, je ne prononçai pas un mot et, quand tous se retirèrent dans leurs chambres, je fus le seul à ne pas dire « bonne nuit ». Ils m’installèrent, comme promis, dans le lit du verrier, où dormait également Samfen à présent. Le matelas n’était pas aussi confortable que celui de l’auberge de Lysentam et je faillis le dire à mon frère, pour fanfaronner un peu de mes aventures à travers le monde plus qu’autre chose, mais je me souvins à temps de la punition et gardai mes lèvres scellées. Sarova dormait dans la même chambre avec le petit Nat : sûr qu’il aurait cafté.
Dans le silence relatif de la nuit, je tendis l’oreille et écoutai les respirations. On percevait des murmures de voix dans la chambre du barbier et de la dame. Comme c’était étrange, pensai-je soudain. Comme c’était étrange de dormir sous le toit de sa propre famille, entouré de frères que je connaissais à peine, mais des frères malgré tout. Bouffres, oui, comme c’était étrange, me répétais-je. Et, pour rester vivre ici, il me suffisait d’apprendre à parler comme eux, il me suffisait de les respecter et d’obéir au barbier !
Lentement, un long moment après que mes frères s’endormirent, je me glissai hors des couvertures, m’approchai de la fenêtre et m’assis sur le rebord, contre la vitre. Les chambres étaient au premier étage et, de là, on entrevoyait un bout de l’Avenue encore animée. On voyait aussi le ciel mais, peut-être à cause des nuages ou de l’éclairage, on ne voyait pas les étoiles. Je portai ma main mortique sur l’amulette d’Azlaria. Je l’examinai. Le tracé était si bien dissimulé que, si je n’avais pas su que c’était une magara, je n’aurais pas pu le deviner. Je soupirai en silence. Cela faisait deux semaines que j’attendais que mon maître m’envoie cette « petite décharge mortique » pour m’informer que sa propre amulette avait été réparée. Et rien, je n’avais encore rien senti.
Elle viendra, me dis-je avec confiance en caressant l’amulette. Elle viendra.