Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Les hobbits n’arrivèrent pas avant la nuit. C’est moi qui les vis arriver, parce que j’étais allé nettoyer les gamelles ; je restai un moment à guetter et j’aperçus, au milieu de l’obscurité naissante, la lumière d’une lanterne qui s’approchait entre les troncs.
Je m’empressai de pointer la tête à l’entrée de la grotte et lançai dans un chuchotement excité :
— « Ils arrivent ! »
Et je repartis, m’enfonçant dans la neige, vers la lumière. Je ne m’éloignai pas beaucoup, jusqu’au premier arbre seulement, et j’attendis, impatient. J’étais enthousiasmé à l’idée que mon maître allait connaître les savants Baïras. Et j’espérais que ceux-ci ne s’effraieraient pas quand ils le verraient.
Moi, par contre, je fus effrayé quand je vis que les silhouettes qui approchaient n’étaient pas que deux. Il y avait des chevaux. Et d’autres gens.
Aussitôt, je m’enveloppai d’ombres harmoniques, j’avançai et je me préparais à contourner les silhouettes quand je vis Dakis se tourner vers moi et agiter la queue… et je vis les cheveux bleutés de Zoria. Ils brillaient dans l’obscurité. C’était incroyable. Je me redressai, émerveillé.
— « Comment ça marche ? » fis-je.
Je les fis tous sursauter sauf le quadrupède et Shokinori. Je défis les harmonies et m’approchai en sautant de racine en racine. J’atterris devant la Bleutée.
— « Ayô. C’est un sortilège ? Le truc de tes cheveux. On dirait une lanterne bleue. »
Un éclat amusé brilla dans les yeux magiques de Zoria.
— « C’est les mutations, j’en ai peur, » répondit-elle.
— « Elle a préféré rester comme ça plutôt que d’avaler un autre de mes breuvages, » fit Dessari Wayam en claquant des dents. Il frotta ses mains gantées entre elles en marmonnant : « Diables, vagabonder par ici, c’est pire que boire une potion de gel. »
Je souris. Que diables venait faire ici l’alchimiste ?
— « Bonsoir, mon garçon ! » lança la voix de Yabir presque en tête de file. « Puisque te voilà, j’en déduis que Dakis a raison et que nous sommes proches de la fameuse grotte. »
Je remontai la file en acquiesçant avec entrain.
— « À deux pas ! Je vous guide, » proposai-je. « Mon maître vous attend. D’où est-ce que vous sortez les chevaux ? »
La seule vue de ces robustes chevaux aux longs poils réveillait en moi des souvenirs très lointains.
— « Nous les avons loués à un ancien ami à moi qui élève des poneys dans la vallée. »
La voix, profonde, provenait de derrière l’un des chevaux. Saisi, et tout en sachant que cette voix ne pouvait être que d’une personne et qu’il était logique qu’elle soit là si l’alchimiste, Sarpas, les jumelles et Dalto étaient là… je contournai le cheval, levai les yeux vers la silhouette encapuchonnée, vis la barbe et laissai échapper un :
— « Oh. »
Ce à quoi mon frère répliqua :
— « T’inquiète pas, je ne viens pas t’arrêter : Yabir nous a engagés comme gardes du corps. »
Il parla sur un ton si détaché que mon instinct me conseilla de me maintenir éloigné. Aussi, je haletai un « ah bon… » et, faisant demi-tour, je me hâtai de mener le groupe avec Dakis. Je fis les derniers mètres en trottant et allai ramasser mon chapeau haut-de-forme à l’intérieur en m’exclamant :
— « Ils sont là ! »
Et tandis que le nakrus se levait lentement du coffre et que le P’tit Loup, curieux, détournait les yeux du livre de contes, je ressortis, ôtai mon chapeau haut-de-forme comme le faisait Rogan, avec grand art, et, lançant une lumière harmonique pour que l’on y voie mieux, je prononçai :
— « Saïjits ! Soyez les bienvenus chez Narsh-Ikbal, le meilleur astronome ! le meilleur nécromancien ! le… ! »
— « Mor-eldal, » protesta le nakrus en sortant à son tour. « Un peu de modestie, mon garçon. »
— « Et mon maître, » conclus-je avec un large sourire.
L’apparition du nakrus, mise en évidence grâce à ma lumière harmonique avait laissé les nouveaux venus je ne sais si ravis, envoûtés ou atterrés. Un peu des trois, peut-être. Je défis le sortilège et, à la lumière ténue des lanternes, les yeux verts et brillants du nakrus se détachèrent, sondant les présents. Yabir ouvrait déjà la bouche quand mon maître dit :
— « Bienvenus, étrangers. Je dois dire que je ne m’attendais pas à tant de compagnie. »
Il jeta un coup d’œil éloquent au cerbère de brumes. Celui-ci agita la queue.
— « Nous allons être un peu à l’étroit dans la grotte, mais… entrez, si vous pouvez, » proposa-t-il sur un ton légèrement moqueur.
Et, sans plus, mon maître rentra et disparut dans la grotte. J’entendis Kakzail se racler la gorge et Dalto dire à voix basse :
— « Je vais monter les tentes. »
— « Moi, je m’occupe des chevaux, » répliqua mon frère à mi-voix.
Yabir inspira alors bruyamment et fit un pas en avant en prononçant à voix haute :
— « C’est un honneur, Narsh-Ikbal ! Un… euh… un honneur. »
Il était indubitablement ému de parler avec le nakrus, mais on le sentait aussi appréhensif. Amusé, je le tirai par la manche pour l’encourager à passer et il entra accompagné de Shokinori et du cerbère. J’hésitai sur le seuil et regardai les ‘gardes du corps’. Mon frère, Dalto et Sarpas s’éloignaient déjà pour monter les tentes et s’occuper du campement ; la Bleutée, par contre, échangea un regard avec sa sœur et avec l’alchimiste et, après quelques instants d’indécision, elle entra. Le gnome la suivit, un éclat d’excitation dans les yeux. En passant près de moi, la Blonde m’adressa un sourire et me dit :
— « Je parie que, de jour, la vue doit être magnifique d’ici. » Elle pencha la tête de côté avec une moue pensive. « Marévor Helith a la réputation d’être un grand excentrique… mais ton maître a l’air d’être plus normal. »
Je roulai les yeux.
— « Élassar est rageusement normal, » assurai-je.
Amusée, la magicienne entra dans la grotte. Je repensai alors à cette histoire de gemme bleue et de rois massacrés et je m’empressai de suivre la Blonde à l’intérieur pour, au moins, m’assurer que les hobbits venaient seulement voir mon maître et non pas s’emparer du P’tit Loup.
L’intérieur était surpeuplé et je dus raser les parois pour rejoindre le petiot, la paillasse et les couvertures. Une fois là, je me blottis près du P’tit Loup et tendis l’oreille à ce qui se disait.
Ils parlaient en caeldrique, naturel. Assis sur le tronc que j’avais apporté l’après-midi, Yabir se confondit en formules de politesse, ajoutant que oh ! bien que n’étant pas un grand admirateur de la nécromancie, il était un fervent adorateur de la connaissance et que, sans aucun doute, mon maître devait être le plus grand expert de Prospaterre en matière d’os. Mon maître ne le nia pas. Chaque compliment que lui faisait le hobbit arrachait à ses yeux une expression de vive moquerie —mais je ne sais pas si quelqu’un à part moi était capable de la percevoir.
À un moment, les jumelles parlèrent brièvement de leur enfance dans les lointaines terres de l’ouest —c’est là que j’appris qu’elles avaient connu personnellement Marévor Helith et qu’elles avaient été, disons, des gamines gâtées, filles de grippe-clous. Shokinori n’ouvrit la bouche que pour corriger son jeune compagnon sur un ou deux détails quand celui-ci raconta la longue quête de l’Orbe Mauve. Quant à l’alchimiste, il raconta comment, une fois, il avait failli tomber dans la tentation de fabriquer une potion mortique capable d’imiter les effets du morjas des os.
— « Je dis ‘failli’, mais, en fait, je l’ai fait, » avoua le gnome. « Et ma potion a mal tourné. Je ne touche plus à ces arts de ma vie ! »
Je n’appris pratiquement rien de nouveau à part ça ; cependant, si j’eus du mal à me concentrer sur la conversation, ce ne fut pas par manque d’intérêt mais parce que je n’arrêtais pas de me répéter : mon frère est là dehors et il sait que non seulement je suis un nécromancien mais qu’en plus j’ai été élevé par un nakrus. Lui qui avait été un mouche, qui avait été du côté des autorités, que pouvait-il penser de ça ? Il savait que j’avais volé, que j’appartenais à une bande de voleurs, peut-être même qu’il savait que j’avais participé au vol de la Solance au Palais, et il savait que c’était moi qui avais provoqué la mort de Warok. Alors… qu’importait maintenant qu’il soit au courant pour mon maître ? Il me méprisait déjà. Je le sentais. Il me méprisait et pire : il ne voulait plus rien avoir à voir avec moi.
J’étais si troublé qu’au bout d’un moment, sentant le regard curieux de Dakis se poser sur moi, je m’allongeai en leur tournant le dos à tous et je fermai les yeux. Mes pensées tournoyaient si vite que je ne parvenais à réfléchir à rien de concret. Et, malgré tout, certaines pensées m’assaillaient : mon frère me déteste, ma famille m’aime pas, je suis un monstre, y’a que mon maître qui pense que j’en suis pas un… Et alors je me sermonnais et me disais : isturbié, cent-mille fois isturbié, tu penses avec les pieds… Mais j’étais si angoissé à l’idée que Kakzail ait finalement cessé d’essayer… eh ben, d’essayer de me prouver que je pouvais encore faire partie de sa famille. Il faut dire que, face à ses efforts, moi, la seule chose que j’avais faite, c’était de l’envoyer chasser les nuages et de lui lancer une décharge mortique. Combien de fois mon maître m’avait-il demandé de réfléchir avant d’agir ! Et, moi, je réfléchissais. Je réfléchissais beaucoup. Le problème, c’est que, visiblement, je gaffais toujours.
Bon, pas toujours, relativisai-je. J’avais amené le P’tit Loup se faire guérir. Et j’avais fait beaucoup de bonnes choses, pas vrai ? J’avais volé, d’accord, et je savais que mon maître n’aimait pas beaucoup ça. Qu’importe ?, me dis-je alors avec une subite vivacité. Mon maître s’en va. Il s’en va et je vais plus jamais le revoir. Mes yeux s’emplirent de larmes et, avec ma main mortique, je serrai fortement le pendentif d’Azlaria…
Enfin voilà. Mon esprit était ainsi confus tandis que mon maître parlait tranquillement avec ses invités à un mètre de moi à peine. Heureusement, j’avais été très affairé toute la journée, à chercher le tronc pour faire un banc, à jouer avec la luge et le P’tit Loup… et la fatigue finit par apaiser mes divagations et par m’entraîner dans un sommeil agité.
Je ne sais pas très bien ce que je rêvai, mais ce ne fut pas agréable et je me réveillai trempé de sueur. Les yeux écarquillés, je m’agitai sous la couverture, encore à moitié éveillé, et je vis une main squelettique se poser sur mon bras.
— « Ce n’était qu’un cauchemar, » me dit mon maître d’une voix sereine.
Je me redressai, reprenant mon souffle. J’avais poussé le P’tit Loup sans le vouloir, mais le petiot ne s’était pas réveillé. L’intérieur était encore éclairé par la lumière de la lanterne, mais il n’y avait déjà plus personne à part mon maître, le P’tit Loup et moi. Je fronçai les sourcils.
— « Oùsqu’ils sont, les autres ? »
— « En train de dormir dans les tentes, » répondit mon maître. « Et tu devrais en faire autant : tu as à peine dormi deux heures. Les hobbits viennent de partir. Ce Yabir est plus curieux qu’un écureuil. Il a essayé de me soutirer des histoires du passé… Dans ces cas-là, mes trous de mémoire me viennent à merveille, » plaisanta-t-il. « Bouah. Comme si les souvenirs d’un pauvre nakrus comme moi méritaient d’être écrits dans un livre. Je préfère être vivant et bien dans mes os, qu’écrit et converti en poussière. »
Il sourit, je lui rendis son sourire et demandai :
— « Alors, comme ça, Yabir voulait te mettre dans sa chronique, toi aussi ? »
— « Dans sa chronique ? Il voulait me faire une chronique pour moi tout seul ! » souffla le nakrus. « J’ai bien peur qu’il ait été légèrement déçu. Mais, crois-moi, ce petit être aurait escaladé la montagne la plus haute du monde pour me voir. La curiosité et la ténacité font des miracles. Et ce jeune Baïra n’en manque pas. Par contre, l’autre, Shokinori, je crois qu’il en a par-dessus le crâne de parcourir le monde. »
Il émit un petit rire et se rassit sur le coffre. Je clignai des paupières et, luttant contre le sommeil, je dis :
— « Élassar. Tu as vu mon frère ? »
— « Mnon, » admit-il. « Il n’a pas montré le bout de son nez dans la grotte. Mon aspect lui a probablement fait une certaine impression. Mais je parlerai avec lui demain, qu’il le veuille ou non, » assura-t-il. Il y eut un silence, et il ajouta alors : « Allez, dors, petit. Et ne fais pas de cauchemars. Tu veux que je te chante quelque chose ? »
La proposition m’arracha un sourire étonné et, si l’un de mes compères s’était trouvé là, j’aurais sûrement dit que je n’avais rien d’un petit et que je n’avais pas besoin de berceuses pour dormir, mais… là, j’étais seul avec mon maître et le P’tit Loup. J’acquiesçai, avec empressement, je me rallongeai et, dans le silence de la nuit, mon maître, la voix douce et sereine, chanta.
Trois astres dans la nuit s’éveillent ;
L’un rouge, l’autre blanc comme neige,
Et la Gemme azurine ;
Bercé par les trois nymphes de l’air
Un nécromant scrute le ciel
De son visage juvénile.
Il cherche un chemin de roses
Et, s’y promenant, il rumine :
Je n’arrive pas à les cueillir.
Je n’ai foulé que des épines,
Les roses m’ont davantage blessé qu’aimé.
Devrais-je abandonner ?
Qu’une âme candide est aveugle
Quand bien même l’illumine
Un flambeau magique.
Devrai-je ouvrir ma propre porte ?
Voleur, il en a ouvert bien d’autres.
Mais sa porte, saura-t-il l’ouvrir ?
Je regardai mon maître, les sourcils froncés, tandis que celui-ci se taisait. Remarquant mon regard renfrogné, ses yeux magiques sourirent, moqueurs.
— « Oh, voyons. Tu préfèrerais une berceuse de celles d’autrefois, simples, jolies, sans complications ? »
Je soufflai, déglutis et marmonnai :
— « Ben, oui, j’avoue. Celle-là, elle m’a pas plu du tout. »
— « Bon, » accepta le nakrus. « Tu as raison. Trop profonde. Oublie-la. Je t’assure. Elle était stupide. Bon, voilà une chanson comme il se doit, simple, jolie et innocente, » promit-il.
Et il entonna cette fois-ci une berceuse normale. Dissipant le malaise que m’avait produit sa première chanson, je me laissai emporter par sa voix mélodieuse et, enfin, je m’endormis d’un sommeil serein et paisible.
* * *
Le départ prochain de mon maître me plongeait dans un état d’âme agité. Sachant que, dans trois jours à peine, Marévor Helith achèverait d’ouvrir un portail magique devant le miroir au beau milieu de la grotte, Yabir criblait mon maître de questions, il se promenait avec lui jusqu’à la roche de l’étoile et tous deux passaient des heures à discuter, souvent accompagnés de Dakis et de Shokinori.
Le premier jour, mon maître essaya de parler avec mon frère. Je dis « essaya » parce que Kakzail ouvrit à peine la bouche et, au bout de quelques minutes, il s’inventa une excuse pour s’éloigner du nakrus. Moi, je les avais observés de loin et, au début, j’avais cru qu’ils s’étaient fâchés, mais, quand je rejoignis mon maître, il me réconforta en me disant : le gladiateur ne craint pas l’acier, mais il craint la mort. Ce qui se passait donc, c’était que Kakzail avait peur de mon maître. Ceci, plus que m’amuser, me résolut à m’approcher de mon frère pour lui dire de ne pas s’inquiéter, que mon maître était la gentillesse en personne… Il se contenta de se racler la gorge et de prononcer un « je n’en doute pas » et il entra dans la tente. Ben, fichtre alors. Je revins à mes occupations : je ramassai du bois mort, sculptai un loup de bois pour le P’tit Loup et, l’après-midi, je montrai au bon Nordique comme je savais bien grimper aux arbres. Sarpas était semble-t-il le seul des gardes du corps à ne pas détester la neige. Et il disait même que cela lui rappelait ses neuf premières années de vie, là-bas dans le nord. À la tombée de la nuit, alors que j’étais juché sur une branche basse, je lui demandai avec un vif intérêt pourquoi il ne rentrait pas chez lui, puisqu’il avait cessé d’être un esclave. Le géant tatoué me répondit avec son horrible accent :
— « Ma famille m’a vendu. Ils voulaient pouvoir donner à manger à mes frères. Je le comprends. Je le pardonne. Mais, eux, ils me pardonneront aussi si je ne reviens pas. Mon foyer est là où est mon cœur. »
Il m’adressa un sourire blanc et je me contentai de secouer la tête, saisi. Ce n’était pas tant le fait que sa famille l’ait vendu qui me choquait —à Estergat, cette pratique n’était pas si rare—, ce qui me surprenait, c’était de penser que, tout compte fait, sa situation était un peu semblable à la mienne, sauf qu’au lieu de me vendre, mes parents m’avaient perdu. Interrompant mes pensées, Sarpas ajouta :
— « Le soleil s’enfuit. Il vaudra mieux revenir. »
J’acquiesçai, lâchai la branche et atterris dans la neige.
— « Comment est-ce que vous vous êtes carapatés de Tassia ? » demandai-je alors que nous prenions le chemin de retour entre les arbustes et les troncs.
— « Oh. Déguisés, » sourit le Nordique. « En saltimbanques. En marins. Et en Moines de la Roche. On est arrivés en Raïwania et, après, en Arkolda. Une grande aventure, » assura-t-il. Et il émit un rire profond et tranquille, se remémorant la fuite.
Cette histoire de déguisements réveilla tant ma curiosité que je lui posai plus de questions et il me répondit comme il put, par des phrases hésitantes, racontant comment ils avaient trompé la vigilance des gardes à Aramiès, la capitale de Tassia, et comment ils avaient improvisé en cours de route, esquivant les patrouilles et traversant finalement la rivière For pour entrer en Raïwania. Nous arrivions déjà au campement lorsqu’il dit :
— « Ce n’était pas une si mauvaise vie. Nous avions de bons repas. Et fuir signifiait la mort. Mais, quand nous avons connu Zoria et Zalen, les choses ont changé. Nous avons voulu la liberté pour elles et pour nous. Et nous l’avons prise. »
Il me sourit et, arrivant finalement devant la tente, il leva une main et me dit :
— « Bonne nuit, ushkra. »
Se courbant pour entrer, il disparut dans la tente et je restai là quelques secondes, songeur, avant de m’éloigner et de remonter la pente vers la grotte. Cependant, en chemin, des murmures attirèrent mon attention. J’aperçus deux silhouettes, dans l’obscurité croissante. Je crus reconnaître mon frère et la Bleutée et, poussé par la curiosité, je m’approchai discrètement, j’arrivai près d’un tronc proche et tendis l’oreille. Ils parlaient avec une gravité manifeste.
— « Je parle sérieusement, Zo, » disait mon frère. Il tenait les deux mains de la Bleutée. « Je n’ai pas confiance en ce nakrus, c’est vrai. Mais, si tu crois que cette histoire de monolithe n’est pas une plaisanterie, je lui ferai confiance. Vraiment. Si tu veux rentrer chez toi, j’irai avec toi… à moins que tu ne veuilles pas que je t’accompagne. »
Je clignai des yeux, perplexe. Aller avec la Bleutée… où ça ? Celle-ci secoua la tête et répliqua d’une voix un peu plus forte :
— « C’était seulement une idée, Kakz. Tant d’années ont passé… Je ne suis plus la petite fille stupide qui étudiait à Dathrun. Zalen est plus sentimentale et la proposition de Narsh-Ikbal l’a altérée. Elle nous a altérées toutes les deux. Penser que je pourrais être en Éshingra après-demain… c’est si incroyable. Mais… laisse-moi le temps d’y réfléchir, Kakz. J’ai besoin de temps. »
Mon frère soupira bruyamment.
— « Tu n’as qu’un jour. Enfin, quoi que tu décides, tu sais… » Il souffla et, comme s’il éclatait d’un coup, il marmonna : « Pourquoi tu ne me dis pas une fois pour toutes si tu tiens au moins un peu à moi ? »
La question sembla laisser la Bleutée à la fois perplexe et nerveuse. Elle bredouilla :
— « Quoi ? Bien sûr que je tiens à toi, Kakz ! Ça, tu le sais déjà. »
— « Et comment veux-tu que je le sache ? » grommela Kakzail. « Moi, je te chante comme à une muse et, toi, tu ne me dis jamais rien. Je t’aime, Zo, ça, tu le sais parce que je te l’ai dit… je te l’ai dit des tas de fois. Et, toi, on dirait que tu me le dis avec les yeux, mais jamais tu ne me l’as dit à voix haute, alors, je commence à douter, tu sais ? Ne m’en veux pas, mais je commence à me dire que peut-être que ça t’amuse qu’un guerrier inculte comme moi essaie de conquérir ton cœur. »
La Bleutée émit un petit rire et je vis Kakzail se pétrifier.
— « Mon cœur, » murmura-t-elle. « Celui-là, tu l’as déjà conquis, Kakz. Depuis longtemps. Tu me connais. Pour parler, je ne me débrouille pas aussi bien que ma sœur. » Elle hésita. « Si tu me laisses… te le prouver d’une autre façon, peut-être… »
Elle se tut. Je les vis s’embrasser et je souris largement depuis ma cachette avant de froncer les sourcils et de réfléchir à ce qu’ils avaient dit. Mon maître avait proposé aux jumelles de rentrer chez elles… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Pour elles, rentrer chez elles, c’était… retourner dans leurs terres de l’ouest, à Éshingra et ça… J’écarquillai les yeux. Fichtre. Alors, comme ça, le nakrus leur avait proposé de traverser les monolithes avec lui. Et mon frère était prêt à suivre Zoria si elle décidait de partir !
Abasourdi, je m’empressai de m’éloigner et de retourner à la grotte. Mon maître était sorti contempler les étoiles et je trouvai le P’tit Loup juché sur le coffre, le pantin du Maître entre les mains. Je lui ébouriffai les cheveux et lui lançai :
— « Tu as faim ? Ben, on va préparer le dîner ! »
J’allumai le feu à l’entrée, fis réchauffer les lentilles et, durant tout ce temps et aussi avant de m’endormir, je ne cessai de ruminer l’idée que Kakzail pouvait décider de partir là où la souris et le chat se saluent. Mon maître disait que ce trajet à travers les monolithes allait lui épargner des lunes de voyage, qu’il allait parcourir des tas et des tas de kilomètres en quelques heures à peine… Et dire que mon frère allait peut-être s’en aller avec lui !
Malgré une nuit agitée, je me réveillai à l’aube comme d’habitude et je vis mon maître, debout, devant le miroir, peut-être en train de communiquer avec Marévor Helith par voie bréjique. Quand il me vit me redresser, il tourna la tête vers moi et me déclara sur un ton jovial :
— « Bonjour ! Devine, mon garçon ! Changement de plans. Marévor dit que le monolithe va être prêt dans trois heures maximum. Va avertir les autres et dis-leur que personne n’entre dans la grotte jusqu’à ce que je leur en donne la permission. Emmène le P’tit Loup, tu veux bien ? »
Sans très bien savoir comment prendre la nouvelle, je m’habillai en toute hâte, je vêtis le P’tit Loup, l’agrippai et sortis de là précipitamment. J’arrivai devant les deux tentes. Dalto et Shokinori étaient dehors, assis près du feu. Ils levèrent vers moi des regards curieux. Je leur lâchai tout d’un trait :
— « Le monolithe va être prêt dans quelques heures ! C’est ce qu’a dit mon maître. Et aussi que personne n’entre dans la grotte tant qu’il aura pas dit qu’on peut entrer. »
Après un silence interdit, Dalto se leva et, sans un mot, il entra dans une des tentes. Dakis sortit de l’autre tente, s’étira, ouvrit ses grandes mâchoires en un bâillement et jeta des coups d’œil sombres sur la neige. Shokinori sourit et commenta en caeldrique :
— « Avec un peu de chance, on se met en marche avant midi et on revient vers des terres plus hospitalières. »
Le hobbit tendit une main pour gratter les oreilles du cerbère et, moi, comme je ne savais pas très bien quoi faire, je m’assis sur le tronc auprès du feu et j’attendis. Je voulais bouger, aller voir ce que faisait mon maître dans la grotte, lui demander si tout allait bien… mais, dans la pratique, je ne fis rien d’autre qu’attendre, attendre… jusqu’à ce que je voie les gladiateurs et les jumelles sortir des tentes avec leurs sacs préparés. Je me levai avec une crainte sourde et les regardai s’affairer. Ils démontaient déjà la tente. Yabir et l’alchimiste ne tardèrent pas à apparaître avec leurs sacs bien rebondis. Les gladiateurs parlaient joyeusement entre eux en tassien ; aussi, je ne compris rien. Finalement, quand ils eurent tous plié leurs affaires, j’osai m’approcher et demander avec timidité :
— « Vous partez tous ? »
Kakzail me jeta un coup d’œil et acquiesça.
— « On s’en va, » confirma-t-il.
Ils continuèrent de s’affairer et, sentant que je gênais là au milieu, je retournai avec le P’tit Loup près du feu. La crainte se faisait de plus en plus intense. Ils s’en allaient tous, pensai-je. Ils allaient tous partir par le monolithe et, moi, j’allais rester tout seul avec le P’tit Loup. Une seule chose ne concordait pas, me dis-je : ils étaient en train d’installer de nouveau l’équipage sur les poneys, et ces poneys étaient trop gros pour passer par l’entrée étroite de la grotte. Si le monolithe allait apparaître dans la grotte, comment allaient-ils faire passer les poneys à l’intérieur ?
J’étais encore en train de tenter de résoudre le mystère quand, soudain, les hobbits et les jumelles levèrent les yeux et se tournèrent en même temps vers l’entrée de la grotte. Suivant la direction, je vis mon maître sortir et lever une main… Enfin. Je me levai et le rejoignis avant tout le monde. Je le regardai dans les yeux, interrogateur. Trop bouleversé par tout ce qui se passait, les mots restaient bloqués dans ma gorge.
— « Prêt et sûr, » déclara mon maître avec jovialité. « Des amis de Marévor m’ont aidé à transporter le coffre. Par contre, le miroir va devoir rester ici. Ne t’approche de lui sous aucun prétexte, hein ? Sinon tu pourrais rompre le monolithe. »
Je penchai la tête de côté pour regarder l’intérieur de la grotte et laissai échapper l’air de mes poumons. Là, près du miroir, se dressait un étrange arc plein d’énergie étincelante. Au milieu, on ne voyait que l’obscurité. Une obscurité aussi noire que la nuit. Bon. Alors, c’était ça, un portail de télétransportation… Cela donnait des frissons rien que de le regarder.
— « Vous n’avez pas changé d’avis ? » demanda alors mon maître comme les autres s’approchaient de la grotte. Il sourit. « Je vois que non. Alors, nous serons quatre à traverser le monolithe. »
Je haletai. Quatre ? Je regardai tous les visages. Yabir avait cette tête nostalgique de celui qui renonce à une grande aventure et, au coup d’œil las et moqueur que Shokinori lança à son compagnon, je déduisis qu’ils ne faisaient pas partie de ces quatre. La Bleutée avait le visage solennel et mon frère donna à cet instant au Nordique une tape dans le dos. Il lui dit quelque chose en tassien, celui-ci répondit en souriant. Je ne comprenais rien et je me répétais de plus en plus nerveux : mais qui bouffres s’en va ?
Je le découvris finalement en remarquant les sacs que portaient l’alchimiste, la Blonde et Sarpas. Les autres avaient laissé les leurs près des chevaux. Cela me rappela que, moi, j’avais laissé le P’tit Loup près du feu déjà éteint et, me désintéressant un instant du grand évènement, je lançai un coup d’œil scrutateur pour m’assurer qu’il allait bien. Ça allait : le petiot avançait tant bien que mal dans la neige, vers nous. Il s’étala. Roulant les yeux, je me hâtai d’aller le secourir et, quand je revins, je vis les jumelles s’embrasser une dernière fois avant que le grand Nordique prenne doucement la Blonde par la taille et qu’ils passent dans la grotte.
Je ne comprenais pas, à vrai dire, mais je n’essayai pas non plus de comprendre. Je savais seulement que, pour quelque raison, la Blonde avait décidé de rentrer chez elle tandis que la Bleutée avait décidé de rester. Quant à l’alchimiste, bon, peut-être espérait-il ainsi fuir définitivement le Fauve Noir et chercher meilleure fortune sur une nouvelle terre.
Accroupi près de l’entrée avec le P’tit Loup, je les vis traverser le monolithe noir comme dans un rêve. D’abord l’alchimiste, puis Sarpas et Zalen ensemble. Et, alors, vint l’heure de partir pour mon maître. Rien que d’y penser, mon cœur se serrait et il finit par me faire réellement mal au-dedans. Je voulais demander à élassar de venir avec moi, mais je savais que c’était impossible. Il devait assister à une réunion de morts-vivants et, moi, je devais revenir dans le monde des vivants.
Mon maître sonda les présents, son regard magique se posa un long moment sur la Bleutée, communiquant sans doute par voie bréjique et, alors, il acquiesça lentement du crâne et concentra toute son attention sur moi. Il tendit une main squelettique.
— « Viens ici, mon garçon. Ne pleure pas. »
Ce n’est qu’alors que je me rendis compte des larmes qui roulaient sur mes joues. Je me redressai et pris la main de mon maître. Avec l’autre, il me releva le menton. Ses yeux verts me parurent plus grands que jamais.
— « Courage et bravoure, Mor-eldal, » me dit-il. « Rappelle-toi que je veille sur toi. Je voulais te dire : merci. Quand je t’ai rencontré, là-bas en bas, dans cette tourmente de neige, je ne pensais pas que tu me changerais autant. Mais tu l’as fait. Tu as réussi à me réveiller de nouveau et à m’arracher à ces montagnes. Ce n’est pas peu, crois-moi. Seul un petit nécromancien comme toi pouvait être capable d’un tel exploit, » plaisanta-t-il. Il me mit dans la main un joli os de férilompard et ses yeux s’assombrirent, émus. « Je t’ai chassé de la grotte quand tu n’étais encore qu’un gamin et maintenant… tu commences à l’être un peu moins, » sourit-il.
J’inspirai bruyamment et ne trouvai rien à dire. Le Vif avait raison de dire que les adieux étaient ridicules. Parce que, n’ayant pas le temps de tout exprimer, on restait bloqué, souhaitant avoir un siècle pour penser à une réponse. Aussi, quand je vis le P’tit Loup se glisser à quatre pattes dans la grotte, je profitai de la distraction, m’empressai de m’enfermer dans mon attitude de gwak bien gwak et je saisis le petiot par le col de son manteau en lançant :
— « Pas par ici, démorjé ! sinon, tu vas partir les Esprits savent où et, après, les dragons vont te dévorer. » Et, comme si de rien n’était, sans presque le regarder, j’ajoutai un : « Ayô, élassar. Bonne chance à la réunion. »
Du coin de l’œil, je vis mon maître sourire, il leva une main de salutation vers les autres et entra dans la grotte. Les yeux exorbités, agrippé au P’tit Loup comme à une corde suspendue au-dessus d’un précipice, je vis mon maître s’arrêter devant le monolithe et se redresser avec majesté. Alors, il fit un pas et les ténèbres l’engloutirent.
Et voilà. Élassar était parti. La réalité occupa mon esprit durant un long moment et Kakzail dut venir m’écarter de l’entrée de la grotte pour que je sorte de ma torpeur. Son visage exprimait un étrange bonheur.
— « Allez, Ashig. On doit descendre autant que possible avant que la nuit nous tombe dessus. »
Je le suivis sans protester. Bien après que nous nous mîmes en marche, je continuais encore de voir mon maître traversant le portail noir. Et, dans mon poing, je serrais avec force l’os de férilompard.