Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat
Pas un seul jour, le Bor ne manqua de me donner ma dose de karuja. Il tenait sa parole et, moi, la mienne. En réalité, au début, je n’avais aucune idée de la quantité de karuja nécessaire pour éviter les effets du manque de sokwata. Cela dépendait des jours et cela n’arrangeait pas tout : cela atténuait la douleur et la faisait presque disparaître, mais pas complètement, de sorte que, chaque soir, en rentrant au cachot, la douleur s’intensifiait petit à petit, au point de devenir insupportable. Un soir, au début de Loups, j’eus une frayeur mortelle quand, en rentrant dans le cachot, je ne vis pas le Bor. Je bredouillai :
— « Oùsqu’il est, le Bor ? »
— « Les Esprits l’ont emporté, » lança le Toqué, la mine lugubre.
Et il éclata de rire face à mon regard horrifié. Le Raïwanais intervint d’une voix profonde.
— « N’écoute pas cette canaille : il a fait une scène et ils l’ont envoyé passer le balai comme punition, c’est tout. Il va pas tarder à revenir. »
C’était la première fois qu’il s’adressait à moi et me disait autant de mots d’affilée et, pour cette raison et peut-être à cause de mon état quelque peu hébété, je continuai à le regarder fixement. Je ne saisis pas bien le sens des mots et, après un silence, je bredouillai de nouveau :
— « Oùsqu’il est, le Bor ? »
Cette fois, personne ne me répondit. Je reçus des regards étonnés de tous et je les esquivai en me tournant vers les barreaux. Je les agrippai, posai le front contre l’un d’eux et attendis. Mais le Bor ne venait pas. Le dîner arriva et je vidai mon bol sans appétit avant de retourner à mes barreaux. Rien. Mon pouls s’accéléra, mes yeux me piquaient… Et le Bor ne venait pas. Alors, au bout d’un moment, j’allai m’asseoir dans un coin. Farigo m’accueillit avec une expression mi-prudente mi-curieuse.
— « Draen ? T’as un problème ? » me murmura-t-il.
Je ne sus quoi lui répondre. Mon cœur battait comme si je venais de traverser Estergat en courant à toute allure. Alors, mes yeux se portèrent sur le sac avec les biens du Bor. Je regardai le Raïwanais du coin de l’œil. Celui-ci était allongé sur son lit, à quelques centimètres du sac à peine, mais il avait les paupières fermées. Avec quelques harmonies de silence, je pourrais sûrement sortir la karuja sans qu’il m’entende, n’est-ce pas ? L’Hérétique me regardait. Bah. Que lui importait ce que je pouvais faire ?
J’avançai discrètement. Je marchai à quatre pattes. Et j’arrivai près du sac. Je l’ouvris et… La poigne du Raïwanais se referma sur mon bras. Je laissai échapper une exclamation étouffée.
— « On ne touche pas aux affaires du Bor, » me grogna l’elfe baraqué.
Il me regardait dans les yeux, sans me lâcher. J’acquiesçai en silence. Les yeux me brûlaient et ma tête me faisait bien plus mal que mon bras tenaillé. Alors, des bruits de pas s’entendirent dans le couloir et le Raïwanais me libéra. La porte du cachot s’ouvrit et le Bor entra d’une démarche tranquille. Moi, je n’avais pas bougé de place : j’étais toujours agenouillé près du sac. Le Bor jeta un regard circulaire, sembla remarquer qu’il s’était passé quelque chose et commenta :
— « On dirait qu’il y a eu de l’orage par ici. »
— « Tiens, le balayeur est de retour, » sourit le Toqué avec une amicale raillerie. « Le gwak se languissait de toi. »
Les yeux du Bor se posèrent sur moi, puis sur le Raïwanais, et alors le ruffian secoua doucement la tête.
— « Je comprends. »
Il se pencha près de moi, pêcha une boulette de karuja dans le sac, mais, au lieu de me la donner tout de suite, il joua avec elle, en prenant un air pensif.
— « Tu as voulu la prendre toi-même, hein ? Ça ne se fait pas, Quatre-cents. Je pourrais te punir aujourd’hui et ne pas te la donner. Qu’est-ce que t’en penses ? »
La simple idée de pouvoir passer toute la nuit en enfer me remplit les yeux de larmes. Je ne dis rien, mais un regard valait plus que mille paroles. Le Bor avait une expression sombre. Finalement, il soupira.
— « Tu fais pitié, Quatre-cents. »
Et il me donna la boulette de karuja. Je la mis dans ma bouche, avalai et, obéissant à un geste muet du Bor, je m’éloignai dans mon coin. Petit à petit, la douleur s’en fut presque entièrement. Mais pas la honte. Je la repoussai comme je pus et, quand le Toqué me jeta un regard moqueur en allant jouer la partie de cartes quotidienne, je soutins son regard avec dignité. Comme le cachot s’emplissait de commentaires sur la partie, Farigo me rejoignit à quatre pattes.
— « C’était quoi, ça ? » demanda-t-il.
Je lui jetai un regard surpris.
— « Tu sais pas ce que c’est que la karuja ? »
Comme il faisait non de la tête, je souris et lui ébouriffai les cheveux en disant :
— « Quelque chose de très mauvais, shour. Mais, si je la prends pas, je me fumise. Écoute, toi, n’en prends jamais, même pas en blague, hein ? Sinon c’est moi qui te fumise. »
Farigo roula les yeux.
— « C’est si mauvais que ça ? »
— « Rageusement mauvais, » assurai-je. Je fis une pause. « Tu veux jouer à la mourre ? »
Farigo s’anima.
— « Rageusement ! »
Je souris. Le petit fileur apprenait le jargon des Chats avec une étonnante rapidité.
* * *
Malgré ma prestation dès mon premier jour de prison, le prêtre et moi, nous finîmes par nous entendre assez bien et, une fois, il m’offrit même un collier avec une étoile du Daglat en bois de chêne. Il en donna aussi un à Farigo et, pour la fête des Innocents, le troisième Jour-Sacré de Loups, il nous apprit, à nous tous, enfants prisonniers, un chant religieux pour que nous le chantions face aux geôliers et aux autres prisonniers. Tous nous applaudirent. Tandis que nous revenions déjà au cachot, le Bor me dit sur un ton moqueur :
— « Tu sais qu’on t’a entendu brailler plus que tous les autres, Quatre-cents ? »
Je souris largement et lui répondis :
— « Naturel : ch’suis un Chat gwak. »
Ce jour-là, le Bor était de très bonne humeur. Et c’est que c’était jour de visite. À midi, alors que nous étions tous dans nos cachots à tuer le temps, un geôlier se mit à appeler des numéros.
— « Deux-cent-trois ! »
Le Bor était prêt. Il avait revêtu sa redingote et avait payé un barbier. Il avait même réussi à me faire cirer ses chaussures en échange de l’habituelle boulette de karuja et de deux biscuits qu’il lui était resté de la visite précédente.
— « J’y vais, ma dame m’attend, » nous annonça-t-il avec un large sourire. Il sortit dans le couloir avec une démarche de roi et on lui mit les menottes.
— « Trois-cent-soixante-sept ! »
Ça, c’était le Variolé. Allez savoir qui pouvait bien venir lui rendre visite. À part eux deux, personne d’autre ne sortit de notre cachot. Chaque fois que j’entendais un numéro qui commençait par quatre-cents, je tressaillais très légèrement, mais ce furent toutes de fausses alarmes. Qui diables allait me rendre visite de toute manière ? Mes camaros ? Ils ne pouvaient pas : ils n’étaient pas majeurs. Ni Yal, ni Yerris, ni Sla. Et en plus, ils n’avaient, bureaucratiquement parlant, aucun lien de famille avec moi. Et, évidemment, Korther n’allait pas venir en personne pour m’essoriller.
— « En marche ! » lança un gardien.
La file de prisonniers ayant des visites s’en alla, laissant le couloir silencieux. Je lâchai les barreaux et, dès que je me retournai, je remarquai l’expression sombre de Farigo. Pensait-il à sa mère, la fileuse, qui l’avait rejeté de la famille comme on chasse une brebis galeuse ? Il devait penser quelque chose de ce genre, parce que le pauvre semblait être sur le point de pleurer. Je lui poussai la tête d’une main affectueuse, principalement pour le consoler un peu, et je dis :
— « Je monte. »
Je grimpai m’aidant des lits superposés jusqu’à la fenêtre et m’agrippai à la grille. Le ciel, ce jour-là, était bleu, et il entrait un air froid hivernal par l’ouverture. Je me recroquevillai en me tordant pour loger sur l’étroite embrasure. Alors, en plus du ciel, je vis les toits d’Estergat, les Ravins et même un bout de rivière. Après être resté à contempler la vue quelques instants, captivé, je sortis discrètement la lime, lançai un sortilège de silence et continuai à racler le barreau.
La plupart du temps, je travaillais la nuit, mais aujourd’hui, c’était Jour-Sacré et, comme le Bor avait prévu l’évasion pour dans une semaine, je devais me dépêcher. Le Bor disait que, quand des prisonniers s’échappaient, les autorités offraient de si généreuses récompenses que tous les citoyens se portaient volontaires pour leur donner la chasse. Huit siatos pour vous attraper près de l’Œillet, quatorze dans la ville, vingt et même jusqu’à trente siatos s’ils vous capturaient hors d’Estergat. Ce qui, pour beaucoup, représentait les gains d’une lune entière. Malgré tout, le Bor affirmait qu’il avait des amis et que son plan fonctionnerait. Eh bien, il fallait l’espérer.
Quand le Bor revint, l’avant-dernier barreau était déjà presque coupé. Je descendis précipitamment en entendant le bruit de pas dans le couloir, je m’étirai et massai mes muscles endoloris. Le Bor entra, un sourire aux lèvres. J’écarquillai les yeux en voyant ce qu’il portait entre les mains. C’était un gâteau aux framboises. Rien que le voir, c’était déjà un régal.
Allongé à plat ventre, les coudes appuyés par terre, j’observai comment le Bor partageait le gâteau avec son ami, le Raïwanais, tandis qu’il racontait joyeusement comment sa dame avait remporté une montagne d’or la nuit précédente. J’écoutais à peine ce qu’il disait : mes yeux étaient rivés sur chaque bouchée qu’il prenait au gâteau. En réalité, tous, nous le regardions, excepté le Variolé, qui était demeuré l’air mélancolique, allongé sur son lit.
— « Eh, Quatre-cents, » dit le Bor avec un léger sourire. « Tu veux un morceau ? »
L’eau me vint à la bouche rien qu’en entendant l’invitation. Je ne voulais tomber dans aucun piège, mais, bouffres, j’avais tellement envie de goûter le gâteau…
— « Qu’est-ce que tu veux en échange ? » demandai-je.
Le Bor roula les yeux.
— « Que tu continues à limer, ça te paraît pas déjà assez ? »
Il était sérieux ou il se fichait de moi ? Je me levai et m’approchai avec prudence. À ma grande surprise, le Bor déposa un généreux morceau de gâteau dans mes mains en disant :
— « Joyeuse fête des Innocents, shour. »
Il était gras, mais il avait un air de Saint Esprit Patron. Je reculai et, voyant l’expression envieuse de Farigo, je partageai le morceau et lui donnai la plus grande part.
— « Enfourne. »
Farigo me regarda, la mine incrédule, mais il ne se le fit pas répéter. Nous mangeâmes chacun notre part et nous nous pourléchâmes et suçâmes les doigts. Ce n’est que lorsque nous commencions à digérer le délicieux repas que le petit fileur me lança un :
— « Merci. »
Je haussai les épaules et lui souris.
— « De rien, shour. Plaisir partagé, plaisir doublé, » récitai-je savamment. Et mon sourire s’élargit quand je me souvins qu’une fois, il y avait longtemps, j’avais dit la même chose à mon maître nakrus, sauf qu’au lieu d’un gâteau aux framboises, cette fois-là, il s’agissait du morjas d’un os de lapin que j’avais volé à mon maître.
* * *
Cette nuit-là, je brisai l’avant-dernier barreau et, le lendemain, pendant que nous déjeunions, je le dis au Bor dans un murmure.
— « Il manque plus qu’à limer la barre horizontale, à gauche, » chuchotai-je. « Tu crois que le Raïwanais pourra passer ? »
— « Bien sûr qu’il pourra, » grogna le Bor sans même jeter un coup d’œil vers la fenêtre, en haut du mur. « Et s’il a du mal à passer, je le pousserai, » assura-t-il. « Il passera. »
Si tu le dis, pensai-je. Mon regard s’égara vers l’ami du Bor. L’elfe baraqué se trouvait près de la grille, absorbé et très occupé à prendre de petites gorgées à une bouteille de vin.
— « Tu te demandes pourquoi ils ont condamné ce balèze, hein ? » Je me tournai. Les yeux du Bor souriaient. Je haussai les épaules, acquiesçai et pris une mine interrogatrice. Alors, me regardant du coin de l’œil, il fit : « Vol de cadavres. »
Mon estomac se retourna.
— « Tu veux dire… qu’il vole les choses qu’il y a dans les tombes ? »
— « Si tu considères les corps comme des choses, oui. » Il s’esclaffa tout bas face à mon expression sidérée. « Atterris, shour. L’Hôpital de la Passiflore donne un bon prix pour chaque pièce. Je sais de quoi je parle : je lui ai donné un coup de main en été. Les médecins payent de l’or. Oh, allez, Quatre-cents, ne fais pas cette tête ! C’est plus grave de voler un vivant que de voler un mort, tu ne crois pas ? Le mort, après tout, il s’en rend même pas compte. »
Je pris un air pensif et acceptai l’argument.
— « C’est vrai. À moins que quelqu’un le ressuscite. »
Le Bor me jeta un regard moqueur.
— « Et t’en connais beaucoup qui soient capables de relever un mort ? Le Raïwanais, » fit-il, amusé, comme je ne répondais pas. « Lui, oui, il relève des morts. »
Je finis ma soupe et décidai de changer de sujet.
— « Et la corde ? Elle est déjà assez longue ? »
— « Pour se pendre oui, pour s’évader non… » Il s’esclaffa. « C’est une blague, shour. Ça suffira. Au plus, il nous manquera un mètre pour arriver en bas… Si tu peux en voler un peu plus, fais-le et je renforcerai la corde. Mais prends pas de risques. À part ça, il te reste plus qu’un barreau et ça y sera. »
— « Oui… » J’hésitai et fis dans un murmure : « Dis, toi, n’oublie pas la karuja, hein ? »
Je ne sais pas pourquoi je baissai le ton chaque fois que je prononçais le mot karuja. C’était ridicule, surtout parce que tous ceux du cachot savaient déjà que j’en prenais, et les gardiens devaient le deviner. Ce que ces derniers ne pouvaient —et ne devaient pas— s’imaginer, c’était ce que je donnais au Bor en échange.
— « Je te donnerai une réserve pour que tu n’en manques pas, » me promit le Bor. « Mais… si tu veux un conseil, moi, j’arrêterais d’en prendre. Si t’as l’intention de te payer une dose tous les jours, t’auras pas d’autre solution que de travailler pour ces trafiquants des Chats… si tu le faisais pas déjà avant de venir ici. »
Je fis une grimace, baissai les yeux sur mon bol vide et passai le doigt pour finir de le nettoyer. Je savais que le Bor ne me demandait pas de réponse. Cependant, je lui répondis.
— « Non. Je travaillais pour personne. »
On entendait déjà les pas des gardiens dans le couloir. Sans lever les yeux, je suçai mon doigt et laissai le bol avec les autres. Alors, le Bor fit :
— « Je te crois. »
Je me tournai vers lui, surpris. Le Bor sourit.
— « C’est pour ça que… je réitère mon conseil. »
Je lui adressai une moue embarrassée et je me tournai vers les barreaux tandis que les geôliers ouvraient les cachots appelant les prisonniers. Je fronçai les sourcils, étonné. Il se passait quelque chose. Nous nous dirigeâmes tous vers les barreaux et vîmes apparaître le directeur de la prison. C’était un grand kadaelfe, au visage carré et aux yeux jaunes. On ne le voyait que de temps en temps dans la grande salle où l’on défaisait les cordes. Il s’arrêta devant notre cachot.
— « Trois-cent-soixante-deux et trois-cent-huit ! » clama-t-il. « Prenez vos affaires et accompagnez-nous. Vous allez être transférés. »
Le Pied-tors et l’Hérétique s’agitèrent, nerveux.
— « Où ? » demanda le premier.
— « À Stron, » répondit le directeur. « Vous allez aider dans les mines, pour les rails et ce genre de choses. »
Il passa au cachot suivant appeler un autre prisonnier et je m’écartai de la grille en contemplant le Pied-tors et l’Hérétique avec un mélange de peine et d’envie. Peine parce que je ne les reverrais pas et envie parce que je savais que la ville minière de Stron était en pleine montagne. Au moins, ils allaient pouvoir voir des montagnes tous les jours.
— « Mes amis, » lança le Bor sur un ton courtois. « Heureux de vous avoir connus. »
— « Pareillement, » répliqua l’Hérétique avec ironie. Emportant un sac qui ne devait pas peser un demi-malde, il franchit le seuil.
Le Pied-tors, comme le bon marchand libre qu’il était, fut plus sociable. Il serra la main du Bor, du Toqué, du Raïwanais et du Variolé et, à ma satisfaction, il ne m’oublia pas et m’ébouriffa les cheveux.
— « Continue à chanter, Quatre-cents, » me dit-il.
Je souris, il sortit et les gardiens refermèrent la grille pour s’assurer que tous ceux qui étaient dehors étaient bien uniquement les prisonniers qu’ils transfèreraient à Stron. Je m’agrippai aux barreaux et, en voyant déjà la file s’éloigner dans le couloir, j’entonnai :
Oh, non, je n’oublierai poiiint,
Ô compagnon de ma vie,
Qu’on a partagé le pain
Et presque le même lit.
La plaisanterie, bien que populaire, arracha des sourires et plusieurs prisonniers, pour condimenter le tout, applaudirent et sifflèrent.
— « Que les Esprits veillent sur vous, camarades ! » s’écria l’un d’eux.
Un autre entonna une chanson de détenus, plusieurs s’unirent à lui, et ainsi s’en furent nos compagnons de prison, au milieu du tumulte, des couplets et des encouragements. Finalement, je m’écartai de la grille et j’observai l’expression désinvolte du Bor, encore assis sur le lit. Je crus deviner ses pensées : sans l’Hérétique et le Pied-tors, il aurait quarante siatos de moins à payer. Tant que de nouvelles recrues ne nous arrivaient pas…
Elles arrivèrent. Bon, en réalité, il ne nous vint qu’une recrue : l’après-midi, après avoir passé la journée à travailler, nous revînmes dans notre cachot et nous y trouvâmes un nouveau condamné. Et braises, quelle ne fut pas ma surprise quand je reconnus Alvon. Le Daguenoire était facilement reconnaissable avec ses bottes vertes, sa cape bleue et son chapeau rouge. S’il m’avait regardé, à cet instant j’aurais probablement lâché sans y penser un : tonnerre, ayô, m’sieu, quelle bonne surprise ! Mais il ne fit pas attention à moi : ses yeux se fixèrent sur le Bor et surtout sur le Raïwanais, qui, par son aspect fort et imposant, se distinguait au milieu des autres.
— « Bouffres, » jura le Bor. « D’habitude quand l’un s’en va, il en vient deux. Vous ne seriez pas en manque de pensionnaires, par hasard ? »
Il le demandait railleusement au geôlier qui nous ouvrait le cachot. Celui-ci lui répondit sur un ton plutôt amical :
— « Plains-toi et nous t’en emmènerons cinq autres, ruffian. »
Et nous entrâmes ainsi, à la queue leu leu, dans le cachot. Moi, j’avais les ongles de la main gauche en sang à force de manipuler les cordes goudronnées et je les enduisais de salive. J’allai m’asseoir sur le lit du Pied-tors me demandant si je devais parler à Alvon et lui dire ayô ou bien faire comme si je ne le connaissais pas. Il ne m’avait pas encore remarqué. Peut-être qu’il ne se souvenait même pas de moi : tout compte fait, il ne m’avait vu que deux fois.
Le Daguenoire était assis sur le lit de l’Hérétique et, croisant les bras, le Toqué s’appuya contre le mur juste à côté.
— « Bon, bon, » dit-il. « Laisse-moi deviner. Avec ces habits de bouffon, je parie un cinclous que t’es un arnaqueur. »
Le Bor s’esclaffa, se laissant tomber sur le lit du Raïwanais.
— « Toi, tu vois des frères de métier partout. »
— « T’acceptes le pari ? »
— « Je l’accepte. » Il jaugea Alvon du regard. « Ayô, l’ami. Je me présente : je suis le Deux-cent-trois, surnommé le Bor. Et toi, tu es… ? »
Alvon ne répondit pas immédiatement. Ses yeux s’arrêtèrent un instant sur Farigo et moi avant de se tourner vers le Bor.
— « Le Vingt. »
Sa voix froide n’invitait pas beaucoup à la conversation. Le Bor secoua la tête.
— « Oh. Ils ont donc remis le compteur à zéro. Eh bien ? Je te sens un peu tendu, Vingt. Peut-être que t’as envie d’un cigare. »
Il lui offrit le cigare. Alvon refusa sèchement :
— « Non, merci. »
Tandis que le Bor tentait de découvrir quel genre de nouveau compagnon la fortune nous avait octroyé, je me demandais que diables Alvon faisait là. N’était-il pas censé être parti avec Yerris accomplir quelque tâche ? Il était probable qu’ils soient déjà revenus, mais alors… pourquoi était-il à l’Œillet ? Se pouvait-il qu’il se soit fait prendre avec quelque magara interdite, comme l’année précédente ? Allez savoir.
Farigo s’était assis avec moi sur le lit du Pied-tors. Si nous pliions un peu les jambes, nous logions allongés. Je m’en réjouis. Il serait plus agréable de dormir sur des planches que sur le sol de pierre. Je m’appuyai contre le mur, repliai les genoux et continuai à sucer mes doigts écorchés.
— « Tu es moins bavard que mon ami le Raïwanais, » observa le Bor et il sourit. « Mais, tant que tu es aussi silencieux avec tout le monde, je ne me sentirai pas offensé. »
Je compris ses craintes : il ne voulait pas mettre en pratique le plan de fuite sans avoir la certitude que ce nouvel intrus ne nous vendrait pas en échange de quelque régime alimentaire plus savoureux ou autres récompenses que promettaient les geôliers à ceux qui se conduisaient particulièrement bien.
On nous apporta le repas et, après avoir dîné, comme il ne recevait de la part d’Alvon rien d’autre que des réponses sèches et monosyllabiques, le Bor décida de l’ignorer, il sortit les cartes et s’installa avec le Raïwanais et le Toqué. Comme le Pied-tors manquait et que le Variolé s’était déclaré anti-joueur, le Bor se tourna vers moi.
— « Tu te joins à nous, Quatre-cents ? »
Ce n’était pas une proposition, mais plutôt une injonction. Je m’approchai, ramassai mes cartes, les regardai et objectai :
— « J’ai pas d’argent pour parier. »
— « Ah ! Et qui en a besoin quand on peut en emprunter ? » répliqua le Bor. Il me donna quatre cinclous. J’hésitai, mais il insista : « Tu me le paieras plus tard. »
Sachant que, de toute façon, je lui devais beaucoup plus que quatre cinclous pour la karuja, je me dis que, au point où j’en étais, ça ne changerait pas grand-chose, j’acceptai et je jouai avec le Toqué comme partenaire. Nous gagnâmes. Au bout d’une heure, nous avions récolté la jolie somme de quatre siatos. Le Bor soufflait.
— « Tu es un brigand, Quatre-cents. Où as-tu appris à jouer aux fourchettes ? »
— « Dans les tavernes des Chats, » répliquai-je.
Quand je vis le Toqué empocher le fruit de notre travail, je poussai une exclamation incrédule.
— « Mais qu’est-ce que tu fais, Toqué ? » protestai-je. « Un gentilhomme partage les gains équitablement. Deux siatos pour moi, deux siatos pour toi. »
L’expression du Toqué se fit railleuse.
— « Un gentilhomme ? » Il regarda par-dessus son épaule, théâtral. « Moi, je ne vois de gentilhomme nulle part. Allez, gamin, » ajouta-t-il comme je le foudroyais du regard. « Calme-toi. Je te donnerai les quatre cinclous que t’a prêtés le Bor. Mais ne pique pas de crises, parce que je les supporte très mal. »
— « Non, non, les lui donne pas, » intervint le Bor, amusé. « Total, il me doit déjà plus de dix dorés. Je lui fais grâce de la ferraille. »
Et comme je le regardais avec détresse, il éclata de rire. Je ne parvins pas à savoir s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. De toute façon, mon attention était centrée sur le Toqué.
— « Ça, c’est pas être un arnaqueur : c’est se conduire comme un scafougné, » lui dis-je. « Quand on joue avec un partenaire, on partage, sale démorjé. »
J’ajoutai les derniers mots pour me défouler, parce que je savais que, de toute manière, le Toqué n’allait pas m’écouter. Quoique l’insulte ne soit pas familière, le ton suffit. Avec une rapidité que je n’aurais pas soupçonnée, l’arnaqueur me prit par la chemise et me beugla à la figure :
— « Espèce de garnement ! C’est comme ça que tu traites tes aînés ? C’est dix ans que tu devrais passer dans cette souricière pour te rabattre ce caractère de démon ! Ou peut-être qu’il vaudrait mieux que tu nourrisses les pissenlits par la racine. Même un diable est bon à ça ! Tu veux mon argent ? Eh bien, vole-le-moi si t’es si crapule, voyou. »
Tandis qu’il criait théâtralement, à l’évidence dans le but de m’effrayer et de me faire désister de mes légitimes aspirations, je ravalai avec tact toute une kyrielle d’insultes et je feignis d’entendre raison. Un geôlier arrivait en criant pour imposer silence. Satisfait de mon apparente soumission, le Toqué me lâcha, et je revins près de Farigo, m’allongeai en leur tournant à tous le dos et me mis à compter les étoiles. Je le faisais les jours comme celui-ci, quand le Toqué piquait une colère ou quand mon envie de sortir de ce trou me rendait taciturne. C’était un passe-temps comme un autre et, en plus, ce qui était curieux, c’est que je pouvais compter les étoiles couché sur le côté et même à plat ventre : elles étaient partout. C’est pourquoi je ne parvenais jamais à arriver jusqu’à la dernière. Une, deux… vingt… cent… mille-deux-cents… Je soupirai dans le silence du cachot. L’heure de l’extinction des feux était venue et on n’entendait plus que des raclements de gorges et des murmures.
— « Mille-deux-cent-une, » murmurai-je.
Et je roulai les yeux. Franchement, je me demandais parfois si je n’étais pas en train de perdre un peu la tête.
Le matin suivant, voulant vérifier si Alvon m’avait reconnu ou non, je passai un bon moment à le dévisager pendant le petit déjeuner. Ne recevant rien d’autre qu’un coup d’œil froncé, j’en conclus qu’il ne se souvenait pas de moi. En tout cas, il ne sembla pas me prêter plus d’attention que le Raïwanais, c’est-à-dire, aucune.
Le Daguenoire fut envoyé avec le Bor, le Raïwanais et le Toqué travailler à la construction d’un nouveau bâtiment dans l’enceinte de l’Œillet. Et il ne devait pas être habitué à tant d’efforts, car, le soir, il revint avec des cernes et à peine eut-il dîné qu’il s’allongea et s’endormit sur son lit.
— « La vie du novice est dure, » déclara le Bor, moqueur, sans détourner le regard de ses cartes.
— « Sacrément dure, » marmotta le Toqué avec un sourire torve. « On dirait que ceux qui se donnent des airs d’hommes solides sont ceux qui tombent les premiers. »
— « Tente de fléchir la fleur, elle se relèvera ; tente de fléchir la roche, elle se brisera, » récita le Bor.
Je le regardai, fasciné, et le Bor, s’en apercevant, prit un air amusé et jeta une carte.
— « Il n’y a pas que les bardes qui peuvent être poètes, » fit-il remarquer.
Je souris.
— « Très rond, très rond, » approuvai-je, et je jouai à mon tour. Ce jour-là, par consensus mutuel, nous ne parions pas d’argent et, par conséquent, le Toqué fut beaucoup plus supportable.
— « Vous avez déjà pensé à une plaisanterie ? » demanda le Toqué.
Il faisait allusion à l’inévitable bizutage que tout bon prisonnier nouvel arrivant devait subir pour entrer dans notre confrérie de détenus. Je roulai les yeux et jetai un coup d’œil au Daguenoire endormi.
— « Il a pas l’air du genre à bien supporter les blagues, » dis-je.
— « En effet, » approuva le Bor. « Mais ce n’est pas notre cachot qui va manquer à la tradition. » Il échangea un sourire avec le Toqué et se tourna vers moi. « Cette fois, c’est ton tour, Quatre-cents. Qu’est-ce que tu proposes ? »
J’ouvris grand les yeux. Moi ? Jouer un mauvais tour à Alvon, un Daguenoire… le maître de Yerris ? Je soufflai, nerveux.
— « Non, non, je fais pas ce genre de choses. »
— « Je te promets que, s’il se jette sur toi, je te tirerai d’affaires, » se moqua le Bor.
Et il me regarda avec insistance, comme voulant me rappeler que, bien qu’il se conduise assez bien avec moi, c’était lui qui tenait les rênes, pas moi. Je cédai, me mordillai les joues et tentai d’imaginer quelque chose. Je jouai une carte.
— « Et si je lui chantais quelque chose ? La ballade des insultes ? » proposai-je. Et comme je vis que l’idée n’avait pas l’air d’enthousiasmer ni le Bor ni le Toqué, j’enchaînai : « Je peux lui cacher ses bottes, mettre un cafard mort dans son bol, ou… ou… faire un nœud à son grand chapeau rouge ? »
Mais rien ne les convainquit. Le Bor opina :
— « Surprends-nous et ne nous dis rien. » Il montra ses cartes avec un soupir. « Cette fois, j’aurais gagné le pari. Pas de chance. »
Constatant que personne ne parlait plus de ma « mission », je laissai les cartes et allai m’asseoir sur le lit avec Farigo. Je maudis les saïjits et leurs idées farfelues. C’est que je ne voulais pas qu’Alvon se fâche avec moi. Yerris disait que ce n’était pas une personne violente… mais si je lui jouais un mauvais tour, sans aucun doute, après cela, il n’allait pas bien s’entendre avec moi. Après avoir tourné l’affaire dans ma tête, je résolus finalement de ne pas les écouter et, quand vint l’extinction des feux, je m’assurai que le Bor remarque bien que je me levais pour aller limer le barreau horizontal. Qu’il voie que j’étais encore utile et qu’il ne me demande pas de faire ce que je ne voulais pas, diables. Je passai trois heures à travailler. C’est pourquoi quand le sifflet retentit le matin, je faillis ne pas l’entendre. C’est le Toqué qui me réveilla vraiment en claquant des mains à mon oreille.
— « Debout, le gwak ! »
À moitié endormi, j’allai ramasser mon bol et me poster près des barreaux. Le geôlier à la marmite passait déjà. Du coin de l’œil, je vis Alvon tendre son bol à son tour. Il avait aussi l’air à moitié endormi. Le Toqué commenta :
— « Le nouveau a peut-être besoin d’un fortifiant pour se réveiller. »
Pour toute réponse, le Daguenoire lui jeta un coup d’œil froid et alla s’asseoir sur son lit pour boire son bol… Je captai le regard du Bor et ma résolution de ne rien faire fléchit. Bouffres. Et si le Bor décidait de terminer de limer lui-même le barreau qui manquait et me laissait sans karuja ? Je pris une mine lasse et son expression changea. Je lus clairement sa pensée. C’était un : démons, Quatre-cents, tu ne vas pas te dégonfler maintenant. Il me testait, compris-je. Je grinçai des dents. Et je réaffirmai ma décision. J’apportai le bol plein au Bor comme d’habitude, je le regardai dans les yeux en silence et il m’avertit :
— « Ne me regarde pas dans les yeux, voyou. »
Je baissai le regard, mais je perçus son sourire moqueur quand il accepta le bol. Nous déjeunâmes. Je raclais mon bol pour la troisième ou quatrième fois avec la ténacité de celui qui espère voir surgir plus de soupe du néant quand un geôlier apparut, escorté de deux gardiens, et dit :
— « Quatre-cents. Sors du cachot. »
J’eus une frayeur. Sortir du cachot, ça court, mais… moi tout seul ? Sans avoir le temps de réfléchir, je laissai le bol près des barreaux et sortis. Ils ne me mirent pas les menottes, et j’en déduisis que je n’allais pas aller très loin. Étonné, le Bor demanda :
— « Où l’emmenez-vous ? »
Le geôlier et les autres gardiens l’ignorèrent, ce qui me rendit encore plus nerveux.
Nous parcourûmes le couloir devant les autres cachots, nous passâmes plusieurs grilles et ils me firent entrer dans une petite salle avec un bureau, deux gardes, un fonctionnaire et… à ma grande surprise, il y avait aussi Zoria la Bleutée et le barbu aux cheveux tressés avec son bandeau violet.
— « Braises, » murmurai-je. Ils n’étaient pas venus ici pour me poser des questions sur l’alchimiste devant les mouches, n’est-ce pas ?
— « Le garçon, c’est celui-ci ? » demanda le fonctionnaire.
— « Laissez-moi le voir de plus près, » répondit le barbu. « Approche-toi, gamin. »
Faisant plusieurs grimaces de surprise et d’étonnement, je m’approchai. La Bleutée me dévisageait. Toujours cette manie d’essayer de lire mes pensées…
— « Tu… me reconnais, pas vrai, gamin ? » demanda le barbu.
J’acquiesçai et souris.
— « Oui. Celui des Ballerines. Tu m’as volé mon pendentif. »
Le barbu sourit à son tour et nuança :
— « Tu me l’as laissé, ce qui est différent. Tiens, le voici. »
Il sortit le pendentif de sa poche et me le tendit. Je le pris, de plus en plus surpris. Était-il venu à l’Œillet uniquement pour me rendre le pendentif ? Je vérifiai qu’il s’agissait bien de la même plaque de métal et, comme je la mettais autour de mon cou, le barbu se redressa en affirmant :
— « C’est lui. Quoiqu’il soit un peu plus maigre. Vous ne lui donnez pas beaucoup à manger, hein ? »
— « Vous êtes ici dans une maison de correction, monsieur, pas dans une auberge de luxe, » répliqua le fonctionnaire. Il fit glisser un formulaire sur la table. « Signez ici, s’il vous plaît. »
Le barbu examina le formulaire comme s’il voulait l’apprendre par cœur. Finalement, il trempa la pointe de la plume dans l’encrier et signa.
— « T’as intérêt à ne pas me faire regretter cette décision, gamin, » commenta-t-il.
Moi, je secouai la tête, de plus en plus perplexe.
— « Je comprends pas, » avouai-je. « C’est quoi, tout ça ? »
Ce fut le fonctionnaire qui répondit avec un sourire aimable :
— « Dans deux semaines, quand tu auras purgé ta peine, si tout va bien, tu seras en liberté conditionnelle. Et Monsieur Malaxalra a décidé de payer ton amende et de te prendre sous sa tutelle jusqu’à ce que tu trouves une occupation qui te donne de quoi gagner ton pain. »
Je le regardai puis portai mes yeux sur le dénommé Malaxalra puis sur la Bleutée. Je soufflai.
— « En vrai ? »
Le barbu sourit.
— « En vrai et en drionsanais, gamin. J’ai des raisons de penser que… Bon, je te l’expliquerai quand tu sortiras, » dit-il en voyant qu’un garde me prenait déjà par l’épaule. Il fit un geste de salut et plaisanta : « Profite de ces deux semaines pour reprendre un peu de poids. »
Tandis que le garde me poussait avec une inhabituelle douceur vers la grille ouverte d’où j’étais venu, je tournai la tête et croisai le regard perturbant de la Bleutée. Je fronçai les sourcils, mal à l’aise. Bien, d’accord, génial : le barbu m’avait pris sous sa tutelle, c’était magnifique, mais… étais-je obligé de l’accepter ? Parce que, bon, en l’acceptant, j’avais implicitement l’impression que j’acceptais aussi de dire toute la vérité sur l’alchimiste. Et une information comme celle-ci ne dépendait pas seulement de moi : elle dépendait de trente-deux gwaks sokwatas. À moins que l’alchimiste ait déjà trouvé le remède définitif, me dis-je tout en avançant dans le couloir. Cette pensée m’emplit d’espoir.