Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant

15 Le Tiroir

Lorsque j’arrivai à la maison rouge, il était encore très tôt, il n’était même pas sept heures. Je m’étais réveillé avec Yal et j’avais voulu l’accompagner jusqu’aux Portes de Moralion où il devait prendre la diligence. Voilà pourquoi j’arrivais si tôt et, naturellement, la porte était fermée. Je faisais le tour de la demeure en passant par le petit jardin et en traînant les pieds, quand j’aperçus le Grippe-clous appuyé à une fenêtre à l’étage, la tête entre ses mains. Il était plus pâle que la mort.

— « Monsieur Fal ? » fis-je dans un chuchotement inquiet. Je m’approchai en courant juste au-dessous de la fenêtre. « Vous allez bien ? »

Miroki secoua la tête et, après une pause durant laquelle je lui adressai toutes sortes de mines inquiètes, il me jeta un objet en murmurant quelque chose si bas que je ne l’entendis pas. Mais, ramassant la clé, je compris : il m’invitait à entrer. Je roulai les yeux, mis la clé dans ma poche et escaladai à même le mur jusqu’à la fenêtre.

— « Esprits, gamin, » haleta le Grippe-clous d’une voix faible. « Tu ne devrais pas faire ça. C’est dangereux… »

— « Y’a pas de crainte, » dis-je, en l’ignorant et en passant à l’intérieur.

C’était la première fois que j’entrais dans sa chambre. Celle-ci était au moins trois fois plus grande que la maison de Rolg et elle avait un lit, avec des rideaux, si large que six gwaks auraient pu y loger. Je tendis à Miroki Fal la clé qu’il m’avait jetée, mais celui-ci ne réalisa aucun mouvement et, le voyant si peu réactif, je laissai la clé sur son bureau en disant :

— « Vous avez l’air drogué. Qu’est-ce qui vous arrive ? »

Miroki Fal fit un pas vacillant et posa la main sur une feuille qui se trouvait sur l’écritoire. Il expira bruyamment.

— « Écoute, gamin. Ceci est pour Rux. Je veux… que tu lui dises de ne pas le déchirer. Et de l’accepter. Il le mérite. C’est mon testament. »

— « Tes… tament ? » répétai-je. « Qu’est-ce que c’est ? »

Miroki Fal inspira, secoua la tête et, comme un malade plus mort que vivant, il s’approcha du lit. Très lentement, il s’assit. Je jetai un regard hostile vers ce testament et, de plus en plus inquiet, je fis quelques pas vers le Grippe-clous.

— « M’sieu Fal, vous avez pas dormi de la nuit ? On dirait qu’un dragon vous est passé dessus. Vous êtes allé au théâtre avec la demoiselle Lésabeth ? »

Miroki Fal secoua la tête et s’allongea maladroitement sur son lit, avec la respiration si précipitée que je sentis la tension monter en moi.

— « J’y suis allé, » croassa-t-il. « Je lui ai raconté ce qu’a dit mon père. Et elle m’a envoyé au diable. »

Il passa une main sur ses yeux et, soudain, à ma stupéfaction, il laissa échapper un sanglot.

— « Je suis… trop malheureux ! Tout tourne contre moi. Je n’en peux plus, petit. Je suis bri… br-brisé, » bégaya-t-il.

Je le contemplai, ahuri, sans du tout savoir comment réagir à cela. Le Grippe-clous était amoureux, il allait terminer les cours, et il se mettait à pleurer !

— « Approche-toi, Draen, » poursuivit-il. Malgré moi, je m’approchai et il me prit par le poignet avec une force qui me surprit vu son état. Il murmura : « Assieds-toi, petit. Sois comme ce jeune garçon pauvre et innocent qui trouva le Chevalier Lin sur le champ de bataille et écoute mes dernières paroles. Moi, Miroki Fal, je renonce à cette vie de prison et de solitude. Je suis seul. Je n’ai jamais été aussi seul. Lésabeth m’a abandonné. J’ai des amis, mais eux aussi sont attachés à leur famille, à leur lignage, et un jour ils deviendront des maîtres qui cesseront de rêver. Pour eux, nos conversations artistiques ne seront jamais que des illusions en l’air, des fantaisies de jeunesse. Un jour, leurs parents leur demanderont de se marier et ils n’auront pas le choix. Et si j’étais comme eux, j’épouserais Amélaïda Arym, j’assurerais l’avenir de la famille, je ferais des affaires comme mon père, je visiterais mes terres… » Sa poitrine se contracta brusquement. « Mais, moi, je ne veux pas d’une telle vie, » sanglota-t-il. « Alors, » continua-t-il en reprenant son souffle, « voici mon choix. Mon père croit qu’il peut faire de moi ce qu’il veut. Mais il se trompe. Il ne peut rien faire d’un fils mort. Je hais la mort, » murmura-t-il. « Mais je hais davantage mon père. »

Je frémis d’horreur, comprenant que tout cela était assurément sérieux. Un instant, je pensai à me dégager brusquement, à me libérer et à partir de là en courant. Je m’agitai nerveusement, assis sur le bord du lit.

— « Monsieur Fal, » dis-je. « Monsieur Fal ! Mais qu’est-ce que vous dites ? Vous voulez pas mourir… »

— « Je suis déjà en train de mourir, » me coupa-t-il dans un filet de voix. « J’ai pris un bon verre de jaodaria. Il ne reste sûrement plus que quelques minutes pour que cela fasse vraiment effet. »

Son sanglot se changea en un éclat de rire sourd. Moi, j’avais blêmi. Je savais ce qu’était la jaodaria. La plante poussait dans la vallée, et mon maître m’avait appris à la reconnaître et à l’éviter : elle était mortellement vénéneuse. J’inspirai profondément. J’avais envie de crier au secours. Le devinant peut-être, le Grippe-clous ajouta calmement :

— « Rien ne peut plus m’aider maintenant. Il n’y a pas d’antidote pour la jaodaria. »

Je sentis mes yeux se remplir de larmes. Tout était si absurde ! Une colère naturelle m’envahit.

— « Isturbié ! » l’insultai-je. « Vingt-mille fois isturbié ! »

Miroki eut un faible sourire. Ses yeux ne brillaient pas de folie, mais plutôt d’une triste résignation.

— « Pense à moi de temps en temps, petit, » murmura-t-il. Et il inspira d’un coup. Je lui adressai un regard horrifié tandis qu’il expirait : « Je la sens déjà. Je sens la mort qui vient. Enfin. J’aimais la vie, Draen. Je l’aimais. Si seulement j’étais né loin d’ici. Si seulement tout n’était pas si compliqué. Si seulement… »

Petit à petit, ses bras commencèrent à perdre leur force. Sa main lâcha mon poignet et tomba lourdement sur le matelas.

— « Lâche, » bredouillai-je. « Vous êtes un maudit lâche, Monsieur Fal. Pourquoi vous lui avez pas dit, à votre père, d’aller arracher des os à un arbre ! Monsieur Fal, » répétai-je sur un ton suppliant.

Sa respiration se fit de plus en plus irrégulière. Il allait mourir, compris-je. Il allait mourir pour de bon.

— « Démorjé mille fois… Ça, je te le pardonne pas… » sifflai-je en caeldrique.

Tremblant un peu, je m’assis sur le lit et posai mes mains sur sa poitrine. Je me concentrai. Mon maître nakrus disait que la jaodaria se propageait lentement dans le corps mais que rien ne pouvait l’arrêter. Excepté, peut-être, l’énergie mortique. Lui, il l’avait arrêtée une fois où, tout petit et très stupide, j’avais été sur le point de mourir à cause d’une de ces plantes. Restait à savoir si je serais capable de faire la même chose. Je commençai à extraire l’énergie de mes os et je la transmis à Miroki. Je modulai aussi sa propre énergie mortique, la transformai en jaïpu et m’appliquai à neutraliser les corps intrus tout en essayant de me rappeler les leçons de mon maître. Ce n’était pas facile du tout. Je neutralisais les particules létales, mais j’avais l’impression qu’il en venait de plus en plus et, à un moment, je me désespérai :

— « C’est impossible… Je vais le perdre. Je vais perdre le Grippe-clous, diables, élassar, aide-moi… »

Je continuai inlassablement jusqu’au moment où je craignis que ma tige énergétique finisse par être trop consumée par tant de sortilèges. Je m’écartai, le cœur glacé et vidé. Je n’allais tout de même pas devenir apathique pour un grippe-clous, tout sympathique qu’il soit. Je laissai échapper tout l’air de mes poumons et enfouis ma tête dans le doux oreiller. À présent, la seule chose que je souhaitais, c’était partir de là en courant. Rien de ce que j’avais fait n’avait servi. J’avais dépensé beaucoup d’énergie et je me sentais épuisé. J’ouvris les yeux au bout d’un long moment et je vis le visage cadavérique de Miroki. Je ne pus contenir un sanglot. Je l’embrassai et récitai en caeldrique :

Morts-vivants et vivants,
La mort nous aime tous,
En son logis nous prend
De son étreinte douce.

Je mis un bon moment à me rendre compte que le noble respirait toujours. Avec une certaine difficulté, mais pas autant qu’avant. Il était encore plongé dans un état de semi-inconscience, mais… tout laissait penser qu’il allait s’en sortir. Je ne pouvais le croire. Le cœur emballé d’espoir, je vérifiai mes impressions et soupirai enfin, réellement soulagé.

— « Espèce de grippe-clous cinglé, » lui lançai-je.

Je me levai d’un bond et, comme il clignait des paupières, hébété, je m’éloignai jusqu’au bureau et pris le papier du testament.

— « Vous voyez ce papier, Monsieur Fal ? Vous le voyez bien ? »

Je le déchirai sous ses yeux, et un léger tressaillement m’informa qu’il avait vu ce que j’avais fait.

— « Comme ça, vous le saurez, Monsieur l’isturbié, » lui dis-je d’une voix sèche. « Si vous voulez vous tuer une nouvelle fois, vous devrez vous remettre sur pied avant pour réécrire le testament. Et maintenant, j’m’en vais et je reviens pas, parce que vous êtes fou et, tant que vous saurez pas raisonner et que vous aurez pas épousé Lésabeth, je vous dis plus ayô. »

Je laissai tomber le testament, crachai dessus et sortis par la fenêtre avant que le Grippe-clous parvienne à réagir. Je courus comme une rafale en descendant la rue et je laissai rapidement les quartiers riches derrière moi, avec l’intention de ne pas y revenir si ce n’était pour leur rafler des clous et c’est tout. Bouffres. C’était contrariant de devoir prendre congé du Grippe-clous de cette façon. Surtout parce que, dans le fond, je le trouvai sympathique. Mais, Esprits, je n’étais pas préparé à traiter avec des gens pareils, avec des idées aussi extravagantes. Je lui avais sauvé la vie, il ne pouvait pas se plaindre. Il m’avait déjà assez effrayé comme ça pour que j’aille la lui sauver une deuxième fois.

Je marchai sur l’Esplanade et regardai les gens, envahi par une tension que je ne parvenais pas à éliminer tout à fait. Je m’assis dans un coin, entre deux étals vides, je passai mes bras autour de mes genoux et plongeai ma tête entre ceux-ci. Petit à petit, je me calmai et je chassai toute pensée qui ait à voir avec les grippe-clous et les magiciens.

— « Manras et Dil, » murmurai-je.

Eux, par contre, je devais les aider. Et Yerris aussi, où que soit ce puits. Et une chose était bien claire pour moi : il ne servait à rien d’épier le refuge nuit après nuit. Cette fois, je devais y entrer. J’inspirai profondément. Si j’étais entré à la Bourse du Commerce et dans les résidences du Conservatoire, je pouvais aussi entrer dans l’antre d’une bande du Labyrinthe, n’est-ce pas ?

Je levai les yeux et promenai mon regard sur l’Esplanade. Il commençait à y avoir plus de monde, les magasins ouvraient et la ville des travailleurs diurnes s’étirait peu à peu. Je vis passer une bande d’enfants qui se rendaient à l’école avec leurs cartables. Et une autre bande de gamins qui traînaient les pieds, près du Capitole, attendant l’heure du temple pour aller mendier ou « faire la manche » comme ils disaient. Quand je croisai le regard d’un agent qui passait par là, je réagis, je me levai et m’éloignai. Je descendis l’Avenue de Tarmil et entrai dans le quartier des Chats. J’allai à la Tanière, mais Rolg était sorti ou peut-être dormait-il encore, aussi je pris la direction de la Rue de l’Os sans son aide, avec l’intention d’aller demander à Korther un crochet. Essayant de me rappeler quelque détail, je visitai toutes les impasses de la rue avant de choisir celle qui, pensai-je, ressemblait le plus à celle que j’avais vue cette nuit-là. Après une hésitation, je frappai à la porte, m’éloignai de quelques pas et me cachai derrière un tonneau. À ma grande déception, personne n’ouvrit. Je soupirai et j’allai faire demi-tour quand une main me saisit par le cou.

— « Que fais-tu ici, chenapan ? »

Je me raidis et, dès qu’il me lâcha, je fis volte-face pour partir en courant, mais alors je reconnus le visage d’Alvon, le mentor de Yerris. Bon… disons plutôt l’ancien mentor. Il portait toujours exactement les mêmes habits, avec sa cape bleue, son chapeau rouge et ses bottes vertes. Décidément, il ne respectait pas cette norme de discrétion des voleurs dont m’avait parlé Yal.

— « M’sieu, » dis-je. « Je cherche Korther. »

Le regard terrible que me lança Alvon me fit faire un pas en arrière.

— « Qui es-tu, toi ? »

Il ne m’avait pas reconnu, compris-je.

— « Ch’suis Draen. L’ami de Yerris. Vous vous souvenez pas de moi ? »

À peine eus-je prononcé le nom du Chat Noir, je sus que j’avais gaffé. Alvon m’attrapa par la chemise et me jeta hors de l’impasse en grognant :

— « Fiche le camp ! Korther n’est pas là. »

Retrouvant l’équilibre, je le regardai avec un mélange de contrariété et d’appréhension. Son expression fermée m’invita à reculer et à m’en aller pour de bon. Fichtre. Avec un mentor comme ça, c’était presque étonnant que Yerris ne l’ait pas trahi de gaieté de cœur. Bon, d’accord, j’exagérais peut-être, et en plus le Fauve Noir ne semblait pas du tout être quelqu’un de mieux, mais, diables, maintenant je me rendais pleinement compte de la chance que j’avais d’avoir Yal comme mentor.

Enfin, puisque je n’avais pas de crochet, je devrais me débrouiller d’une autre façon. Je descendis la pente et je ne m’arrêtai pas avant d’arriver dans une ruelle déjà profondément enfouie dans le Labyrinthe. Une fois là, j’escaladai la façade irrégulière d’une maison et passai sur un balcon, puis sur un autre plus haut et, sans me soucier des regards que me jetaient certains Chats installés sur les terrasses, je parcourus celles-ci jusqu’à ce que je me trouve juste au-dessus du corridor du refuge de Warok. Le soleil ne s’était pas encore élevé suffisamment pour illuminer les quartiers riches, mais dans le quartier des Chats, la lumière surgissait en même temps que l’aube et je pus voir les nuages s’étendre au loin. Ceux qui venaient du sud-ouest étaient menaçants, mon maître m’avait appris à les reconnaître et je prévis qu’il se mettrait bientôt à pleuvoir à verse.

Je ne me trompai pas : il se mit à pleuvoir des cordes. Je descendis dans l’impasse, fis plusieurs tours dans la zone, me réfugiai sur le seuil d’une maison et saluai quelque Chat qui, m’ayant vu rôder par là tous les après-midi, commençait à me connaître. La matinée était bien avancée quand je remontai sur ma terrasse, qui me servait de tour d’espionnage. Le ciel était encore très sombre, mais il ne faisait plus que bruiner et, trempé et boueux comme j’étais, cela ne pouvait plus me faire grand-chose.

Je me penchai par-dessus le bord pour observer l’impasse quand j’entendis un bruit derrière moi.

— « Si tu bouges, ch’te transperce, » me dit une voix.

Je me paralysai, me demandant ce que signifiait exactement ce « ch’te transperce ».

— « Retourne-toi, » ordonna-t-il.

J’obéis, et la peur grimpa dix marches d’un coup quand je vis Warok. Il tenait un engin bizarre dans ses mains. Je ne réussis pas à savoir ce que c’était, mais sans aucun doute c’était dangereux.

— « Bon ! Alors, comme ça, le petit Daguenoire veut aller tenir compagnie au grand, hein ? » se moqua Warok. « Tu rôdes autour de nous depuis un bon moment. Tu commences à m’énerver sérieusement. C’est ta confrérie qui t’envoie ? »

Je déglutis et fis non de la tête.

— « Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je, en faisant un geste du menton vers l’arme de l’elfe noir.

Celui-ci eut un sourire torve.

— « Ce que c’est ? Une arbalète, shour. Tu vois le carreau ? Eh ben, si je tire, ça te traverse la gorge et ça te tue. Si tu t’enfuis en courant, ça te tue. Tu comprends ? »

J’acquiesçai nerveusement.

— « Je vais pas m’enfuir, je le jure, » promis-je. « Oùsque vous avez emmené Yerris ? »

L’elfe noir secoua la tête.

— « Tu veux vraiment le savoir, shour ? »

Il fit un pas en avant et je tressaillis en voyant le carreau se rapprocher.

— « T’as peur, hein, shour ? »

Ses yeux verts m’observaient comme s’ils étaient en train de m’évaluer. Mon regard allait et venait de son visage au carreau tout en cherchant une échappatoire possible. Mais, bouffres, comment allais-je échapper avec la mort dressée au-dessus de moi ?

— « Tu vas me suivre sans broncher, » dit Warok. « Et comme ça tu pourras voir Yerris. T’es d’accord ? Je te l’avais dit, shour, » ajouta-t-il comme j’acquiesçai silencieusement. « Seuls les prudents survivent dans le Labyrinthe. »

Cette fois, je sentis l’arme toucher ma joue et je détournai le regard, serrant la mâchoire. Intérieurement, je pensais : ne me tue pas, ne me tue pas… Et mon expression laissait sûrement transparaître ma supplication silencieuse, parce que, du coin de l’œil, je captai un éclat malicieux et moqueur dans les yeux de Warok.

Me guidant avec son arbalète, il me fit descendre les escaliers de l’édifice. Nous passâmes devant un homme endormi et débouchâmes dans l’impasse. Warok n’ouvrit pas la porte où j’avais vu disparaître Manras et Dil. Il en ouvrit une autre, plus au fond. Il me fit passer à l’intérieur et pointa l’arbalète vers moi de telle sorte que je m’empressai d’entrer, je m’étalai de tout mon long à l’intérieur et m’écorchai les genoux.

Une fois, l’automne passé, quand je vendais des journaux, un type m’avait traité de voyou tapageur et il m’avait bousculé si fort qu’il m’avait fait jeter tous les journaux et envoyé percuter un réverbère. Depuis lors, j’avais appris que, des types de cet acabit, il y en avait beaucoup, et je les avais classés comme antipathiques. Eh bien, ce jour-là, j’appris que les antipathiques étaient beaucoup moins terribles que les sans-cœurs.

Je reçus un coup de pied dans les côtes, et Warok m’ordonna :

— « Lève-toi. »

Comment n’allais-je pas me lever avec l’arbalète visant ma tête. Cependant, la peur tétanisante commençait à céder la place à une panique non réfléchie et je bafouillai :

— « S’il te plaît, Warok, fais pas ça. Laisse-moi partir. S’il te plaît ! »

— « Silence, » tonna-t-il.

Il ferma la porte, posa l’arbalète et me saisit par un bras avec un de ces regards qui signifiaient : n’essaie pas de me jouer un mauvais tour. Je le vis sortir une corde et il m’accula contre le mur d’une main ferme. Moi, je pensais à lui envoyer une décharge d’énergie mortique, mais que se passerait-il si elle ne fonctionnait pas ? L’unique fois que je l’avais fait, c’était pour effrayer un lynx. Je ne pensais pas que Warok s’effraie d’une décharge, il se mettrait plutôt en colère et finirait par utiliser son arbalète. À moins que je ne lance une vraie décharge, très forte, peut-être… La peur surmonta la raison et je rassemblai autant d’énergie mortique que je pus, espérant que ma tige énergétique qui n’était pas encore tout à fait remise ne se consumerait pas totalement. Je lâchai la décharge à travers mes mains qu’il était en train de lier et je l’entendis pousser un bruit étouffé. Il tomba sur moi. Inconscient ? Cela en avait tout l’air. Le problème, c’est que mes mains étaient déjà attachées. Rapidement, je les passai par-devant, je m’accroupis près de l’arbalète et retirai le carreau avant d’ouvrir grand la porte et de sortir de là aussi vite que je pus. J’arrivai à la sortie de l’impasse, grimpai maladroitement l’échelle, esquivai une femme qui portait un grand panier de vêtements et courus à toutes jambes, essayant en même temps de défaire le nœud. Je n’y parvins que lorsque, déjà loin de la maudite impasse, je m’arrêtai dans un coin de la Place Laine et me servis alternativement du carreau et de mes dents pour venir à bout de la corde. Enfin libéré, je brisai le carreau avec rage et partis en courant vers la Tanière. Warok savait où je vivais. Et pour cette raison, je devais rentrer à la maison avertir Rolg. Je devais lui dire que des fous me recherchaient et… peut-être qu’il pourrait me conseiller. Peut-être que les Daguenoires pourraient me donner un coup de main. J’espérais que le vieux serait à la maison…

Je montai hâtivement les escaliers de bois, je poussai la porte et m’écriai :

— « Rolg ! »

Je me précipitai vers la porte de la chambre et, sans y penser, je tournai la poignée en disant :

— « Rolg, s’il te plaît, il faut que tu m’aides ! »

À mon grand étonnement, quand je la poussai, la porte s’ouvrit. Et je restai bouche bée. Grâce à la lumière qui venait de l’autre pièce, je vis clairement le vieil elfe, recroquevillé près du lit. Sur le visage, sa peau avait de longues marques noires qui se dilataient et se contractaient vivement, ses yeux étaient rouges et brillants, et ses dents… ses dents étaient aussi affilées que celle d’un lynx. Il me fit penser à un de ces monstres qui apparaissaient dans les contes de terreur de La Gazette. Et aussitôt, je me rappelai aussi ce que mon maître nakrus m’avait raconté une fois. Il m’avait parlé d’un peuple de saïjits mutants dont le jaïpu était débridé de telle sorte qu’ils étaient capables de se transformer en… quelque chose de très ressemblant à ce que mes yeux voyaient en cet instant. Drasits, les avait-il appelés. Et il disait que certains saïjits les appelaient démons. “Nombre de ces démons nous haïssent davantage que les saïjits normaux,” m’avait révélé mon maître sur un ton de conteur. “Les démons vénèrent la vie et, pour eux, la nécromancie est la pire aberration au monde.” Et voilà que je me trouvais face à face avec l’un d’eux. Mais, malgré tout, c’était toujours Rolg, n’est-ce pas ?

Le regardant avec fascination, je laissai échapper tout l’air de mes poumons et prononçai un timide :

— « Rolg ? »

Rolg se leva à moitié, comme s’il avait du mal à se redresser, il émit un grognement guttural et rugit :

— « N’approche pas ! Va-t’en… Va-t’en et ne dis rien sinon… »

Il n’acheva pas sa menace, il porta ses mains de plus en plus noires à sa tête, ses dents s’affilèrent davantage et je crus même voir son visage changer de forme. Il émit un autre grognement animal et siffla :

— « Va-t’en et ne reviens pas ! »

Avec une étrange agilité, il se précipita vers moi. Je n’eus le temps que d’ouvrir des yeux exorbités de terreur avant que Rolg ne referme la porte de sa chambre d’un coup sec. Je l’entendis la barricader de l’intérieur et je ne réfléchis pas davantage : je sortis de là en courant et avec l’impression de vivre un cauchemar. D’abord, Miroki Fal et son testament, ensuite Warok et son arbalète, et maintenant voilà que Rolg oubliait de bloquer sa porte, me montrait les dents et me mettait à la porte !

— « Je savais qu’il cachait quelque chose, » dis-je tandis que je remontais la rue, tremblant encore un peu. « Je le savais ! »

Ce que je ne comprenais pas, c’est pourquoi il me chassait de cette façon. D’accord, un démon était censé être une créature horrible, un être que les saïjits ordinaires n’aimaient pas… en définitive, être un démon était aussi dangereux que d’être un nakrus. Et en plus, cette fois, peut-être était-ce un être véritablement dangereux, vu les difficultés que Rolg semblait avoir à se contrôler. Ses paroles résonnaient encore dans ma tête : va-t’en et ne reviens pas ! Juste maintenant que Yal avait quitté Estergat. Yal le savait-il ? Savait-il que l’elfe qui l’avait recueilli et logé depuis sept ans était ce que les saïjits appelaient un démon ? Un démon, me répétai-je, incrédule. Il ne me manquait plus que ça. Si les démons haïssaient vraiment les nécromanciens, bouffres, quelle chance j’avais eue de ne pas trop ouvrir la bouche l’année précédente. J’espérais seulement que Yal gardait bien le secret de ma main squelettique…

Avec un soupir bruyant, je portai ma main droite sur ma poitrine, là où avait été suspendu durant des années mon collier d’argent, mais je ne trouvai que les battements précipités de mon cœur. En enlevant le pendentif, l’Esprit de la Mauvaise Fortune m’avait jeté le mauvais œil, je n’en doutais plus.

Comme je ne savais pas où aller, je me rendis à La Rose du Vent. Je m’approchai du comptoir, m’assis sur un des tabourets et dis :

— « Monsieur le tavernier, le menu du jour. »

Il était déjà aux alentours de midi et l’établissement était plein. Plusieurs regards se tournèrent vers moi, l’air surpris. Le tavernier ne m’observa pas avec moins d’étonnement, mais il me servit tout de même un plat de bouillie de gruau avec un petit pain. Je le payai et me mis à manger, sans un mot, entendant sans écouter le tranquille brouhaha de la taverne. Je terminai, me nettoyai avec ma manche et me laissai glisser du tabouret.

— « Eh, gamin ! » m’appela le tavernier, en passant sa grosse tête barbue par-dessus le comptoir. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne vas pas nous chanter quelque chose aujourd’hui ? »

Je haussai les épaules.

— « C’est que… aujourd’hui, c’est un jour bizarre, » dis-je.

— « Fichtre ! Ne me dis pas que tu es déprimé ? » s’inquiéta le tavernier.

Un type roux du nom de Yarras intervint :

— « Même les plus aguerris peuvent l’être quelquefois. Allons, petit, raconte-nous ce qui ne va pas. Tu ne t’es pas fait pincer par les mouches, des fois ? »

Je fis non de la tête.

— « Non, c’est pas ça. »

Je remarquai qu’à présent plus d’une tablée écoutait. Ils devaient se demander ce qui pouvait avoir déprimé le barde quotidien de La Rose du Vent.

Yarras fronça les sourcils.

— « Je vois. Des ennuis avec quelque bande, hein ? »

Je grimaçai et acquiesçai.

— « De gros ennuis. »

Le principal mystère résolu, les gens s’intéressèrent de nouveau à leur repas. Après tout, quel gwak n’avait pas eu de problèmes avec quelque bande ? Cependant, au lieu de se désintéresser de mon cas, Yarras me fit signe de m’approcher. Ce que je fis. C’est que ce roux n’était pas né de la dernière pluie. D’après ce que j’avais entendu dire, c’était le défenseur de La Blanche, la matrone de la maison publique la plus réputée du quartier des Chats, La Flamme Bleue. Bref, ce n’était pas n’importe quel Chat et il s’y connaissait en trucs de survie.

— « Une pinte pour le gosse, » dit-il. « C’est moi qui invite, » ajouta-t-il.

Il me donna la chope et nous allâmes nous asseoir à une petite table à l’écart. Les yeux de Yarras m’observaient par-dessus son propre verre.

— « Alors ? Pour qui tu travailles ? »

Je fronçai les sourcils.

— « Pour personne. »

Yarras leva les yeux au ciel.

— « Mais bien sûr. Alors, t’es un solitaire, tu gagnes des dorés, tu manges comme un grippe-clous et tu n’as pas de bande. J’ai rond ? »

— « T’as tout rond, » dis-je.

— « Mmpf. C’est une position dangereuse, shour. Et j’y crois pas vraiment. T’as pas d’amis ? »

Je me mordis la lèvre et acquiesçai silencieusement.

— « Si, j’en ai. Je vendais des journaux avec eux. Mais plus maintenant. »

Yarras s’assombrit.

— « Diables. Ils sont fumisés ? »

Je fis non de la tête.

— « Non, non, ils sont vivants. Ou au moins… je l’espère. Mais on les laisse pas sortir. »

J’hésitai, je le regardai dans les yeux et, soudain, une crainte instinctive m’envahit. Et si Yarras était en réalité un Ojisaire ? La gorgée de bière que j’avais avalée me sembla d’un coup très amère.

— « Eh, gamin, » me dit Yarras. « Tu te sens bien ? »

Je déglutis et acquiesçai.

— « Dis-moi, Yarras, » murmurai-je. « Toi, t’es pas un Ojisaire, n’est-ce pas ? »

Yarras écarquilla les yeux.

— « Par la barbe du Saint Esprit Patron, » laissa-t-il échapper dans un murmure. « T’as des problèmes avec les Ojisaires ? Fichtre, ça, c’est franchement la poisse. Ça, ce n’est pas n’importe quelle bande, gamin, c’est la bande du Fauve Noir. »

Je soupirai, soulagé de savoir que Yarras, au moins, ne fraternisait pas avec cette bande. Il me regarda, les yeux plissés, et se pencha sur la table.

— « J’ai entendu dire que ce type est en train d’amasser une fortune. Tu n’es pas au courant de quelque chose, par hasard ? »

Je secouai la tête.

— « Non. Ch’sais seulement que ces types ont pris un ami à moi à la fin de l’hiver. Et qu’ils en ont capturé deux de la bande du Vif, y’a quelques semaines. Et que, moi, ils ont failli m’attraper aujourd’hui. »

Yarras me regarda avec intérêt.

— « Tu t’es échappé ? Bien joué, » approuva-t-il.

Je lui rendis un pâle sourire, parce que je n’étais pas encore d’humeur à crier victoire. Yerris était toujours dans ce « puits » et mes camaros… allez savoir où.

Yarras prit un air pensif.

— « Dis-moi. Tu as un refuge sûr ? »

Je grimaçai et fis non de la tête. Je n’avais plus de refuge.

— « Mm. Écoute, la seule chose que je peux faire, c’est de te donner un conseil. Trouve-toi une bande. Une bonne, qui te protège. Si tu continues à agir seul, je te vois un avenir très noir, mon garçon. »

J’assimilai le conseil et le regardai avec espoir.

— « Toi, t’as une bande ? » demandai-je.

Yarras esquissa un sourire, amusé.

— « Pour ainsi dire. Disons que c’est plutôt un réseau d’amis. » Il fit une pause. « Tu connais Le Tiroir ? »

— « Ch’sais où c’est, mais j’y suis jamais entré, » avouai-je.

— « Dommage, c’est la meilleure taverne des Chats, mais le dis pas à celui-ci, » plaisanta-t-il, en faisant un bref geste éloquent vers le tavernier de La Rose du Vent. « Écoute, si d’ici la tombée de la nuit tu trouves pas de bande, passe par là-bas. Je te promets rien, mais peut-être que cela intéressera quelqu’un d’écouter des histoires sur les Ojisaires. L’information vaut de l’or, » me chuchota-t-il avec un petit sourire.

Le roux finit sa bière, se leva et me donna une tape dans le dos qui me fit heurter la table.

— « Prends soin de toi, le barde. »

— « Ayô, Yarras, » fis-je en reprenant mon souffle. Je le vis saluer le tavernier et sortir de La Rose d’une démarche tranquille. Quelques instants après, je terminai ma bière, passai devant le comptoir pour rendre la chope et lançai :

Ô Esprit de Passioooon !
Prisonnier me voici
De cette douce amie,
Prisonnier d’émotiooon !

Le tavernier s’esclaffa.

— « Voilà notre vrai barde de retour ! »

Je lui souris, lui dis ayô !, et partis de la même démarche tranquille que Yarras, le ruffian de La Blanche. Je suivis son conseil : je partis à la recherche de Slaryn et de sa bande. J’étais sûr qu’elle m’accepterait. Le problème, c’était que son refuge se trouvait probablement dans le Labyrinthe et qu’il était encore plus probable que je ne le découvre pas avant la nuit.

Me tenant le plus éloigné possible du refuge de Warok, je me promenai dans le Labyrinthe de ruelle en ruelle. La plupart des gens que je croisais me jetaient à peine un coup d’œil ou même aucun, mais d’autres me regardaient passer avec une telle effronterie que je me demandai si Rolg ne m’avait pas transmis ses marques noires. Cependant, quand j’arrivai sur la Place Laine, je jetai un regard dans l’eau d’une grande flaque et me vis normal. Bon, c’était déjà ça.

Comme les heures passaient et que le soleil allait se coucher, je perdis espoir et pris la direction du Tiroir.

Le Labyrinthe était maintenant plus agité. Il grouillait de vie. Les Chats qui sortaient le jour pour gagner leur pain revenaient tous plus ou moins joyeux, certains en groupes, d’autres seuls. Quelques fenêtres étaient éclairées de lumières, d’autres étaient dans le noir, mais cela ne signifiait pas pour autant que les maisons soient vides. Je passai devant le refuge de bandes de gwaks qui se préparaient à dormir, mais je n’osai pas m’approcher parce que… tomber dans une bande, comme ça, sans du tout la connaître, cela pouvait me créer plus de problèmes que ceux que j’avais déjà.

J’arrivai dans la rue de la taverne quand j’entendis un bruit derrière moi et je vis une ombre bouger. Aussitôt, je partis en courant jusqu’à la porte de la taverne, l’ouvris et la refermai avant d’observer l’intérieur. Ce n’était pas très grand, il faisait chaud, deux lanternes brillaient et les tables étaient toutes occupées. Il régnait un brouhaha de fortes voix ; cela sentait l’alcool et la sueur ; et sur les tables, on ne voyait pas de paris d’argent mais d’or.

Mon entrée n’avait pas attiré beaucoup l’attention, et j’avançai vers le comptoir en mordillant les ongles de ma main gauche et en regardant autour de moi. Je cherchais Yarras. Je ne le trouvai pas et je tournai plusieurs fois sur moi-même ; soudain, la porte s’ouvrit et le roux apparut.

— « Ayô la compagnie ! » fit-il. « Salut, Sham. »

— « Salut, truand, » lui répondit le tavernier avec une affection manifeste. C’était un elfe noir aux cheveux violets, aux yeux bleus très clairs et à la peau bleutée presque aussi noire que celle de Yerris. « Qu’est-ce que je te sers ? »

— « De la radrasia, » répondit Yarras. En s’approchant, il m’aperçut et sourit. « Tiens, tiens. Alors tu n’as pas trouvé de bande, hein ? »

— « Tu connais le gamin ? » demanda le tavernier. Il m’avait sans doute déjà remarqué, mais à présent il me regardait avec plus d’intérêt.

— « Bien sûr que je le connais, » dit Yarras, en s’appuyant sur le comptoir. « Ce gwak passe par La Rose tous les jours et parfois il nous chante des couplets comme le chœur des Enfants Chanteurs de Soshira. Le gosse fera un bon crieur public, crois-moi. Malheureusement, des épines sont venues se planter sur son chemin, et je lui ai dit de passer par ici. »

— « Quel genre d’épines ? » s’enquit un vieux.

Il y avait encore du bruit dans la petite taverne, mais plus autant. Je promenai un regard sur les visages et, comme Yarras semblait attendre que je réponde, je dis :

— « Les Ojisaires. »

Cette fois, tous se turent. Yarras esquissa un sourire.

— « De grosses épines. Il dit que les Ojisaires ont capturé des amis à lui. Je me demande pourquoi ils s’amusent à capturer des gwaks. »

— « Bah ! Ils doivent les faire jeûner pour les envoyer mendier, » suggéra quelqu’un. « Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. »

— « Il faudrait qu’ils aient une sacrée armée de mendiants pour que les affaires du Fauve Noir marchent aussi bien, » répliqua Sham, le tavernier, sur un ton sceptique. « Il y a anguille sous roche. »

— « Tu l’as dit, » approuva Yarras. « Et je suis sûr que notre petit invité sait quelque chose. Lui aussi, ils ont essayé de le capturer. Et il s’est échappé. »

Plusieurs firent une grimace. Et je grimaçai aussi.

— « Ch’sais rien, » dis-je. « Moi, je voulais juste aller sauver mes amis. »

— « Et bon gars, en plus, » approuva le vieil homme qui avait parlé avant. « Viens ici, gamin. Comment tu t’appelles ? »

— « Draen, » répondis-je.

— « Draen. Dis-moi, tu es entré dans le territoire des Ojisaires ? »

J’acquiesçai et j’entendis quelque souffle et commentaire louant mon stupide courage.

— « Qu’est-ce que tu as vu ? » demanda le vieil homme.

Je haussai les épaules.

— « Ch’sais pas. Ça fait plusieurs jours que je rôde par là-bas. Et aujourd’hui… Warok m’a menacé avec une arbalète et il m’a dit qu’il en avait assez que je les épie et il m’a fait descendre dans le corridor et je… » Je me tus et, me rappelant que je ne devais pas parler de la décharge mortique, je haussai de nouveau les épaules et conclus : « Et je me suis échappé. »

— « Alors qu’il tenait une arbalète… Impressionnant, » dit le vieux. « Comment as-tu dit que ce type s’appelle ? »

— « Warok, » dis-je.

— « Mm. Tu en connais d’autres ? »

J’acquiesçai de la tête et, face au regard attentif de tous, je me rappelai les paroles de Yarras et dis :

— « L’information vaut de l’or. »

Le vieil homme roula les yeux et sortit un siato de sa poche.

— « Ça, si tu me dis tout ce que tu te rappelles. Ça court ? »

— « Sûr, ça court, » dis-je. « Tif, Lof, Adoya. Et le Fauve Noir. C’est tous les noms que je connais. Tif est un grand gaillard, un caïte blond, d’environ dix-huit ans, avec une tête d’isturbié. Lof, je l’ai jamais vu. Adoya, c’est un humain blanc, cheveux châtains, assez grand, avec un tas de méchants chiens. Ch’sais qu’y en a d’autres, mais je connais que ceux-là. »

Le vieil homme me regardait, le visage songeur.

— « Bien. Et dis-moi, comment sais-tu que tes amis capturés sont toujours en vie ? »

Je pâlis.

— « Ils sont vivants, » affirmai-je.

— « Oui, mais comment le sais-tu ? » insista le vieux.

Je clignai des paupières.

— « J’ai… j’ai entendu Warok derrière la porte. Je l’ai entendu parler d’un puits. Il y a même mis un compagnon à lui. Warok est un Esprit du Mal. Un vrai. »

— « Un puits, » murmura le vieux.

— « Un puits ? » répéta un elfe qui portait sur lui plus d’armes que de dents. « S’il l’a vraiment mis dans un puits, c’est peut-être une jolie façon de dire qu’il l’a tué. »

Je le foudroyai du regard.

— « Il ne l’a pas tué ! Yerris est vivant ! »

Ils ne m’écoutèrent pas : les habitués se mirent à bavarder et j’eus l’impression d’avoir parlé pour rien. Bon, au moins, ils s’intéressaient un peu aux Ojisaires, mais je voyais bien qu’ils n’étaient pas disposés à risquer quoi que ce soit pour m’aider. Je ramassai le siato sans m’attirer de reproches du vieil homme et, après avoir vu Yarras et le tavernier s’asseoir à la table de celui-ci, plongés dans une conversation pleine de conjectures sur le rapport entre ce puits et la nouvelle richesse du Fauve Noir, je m’éloignai, je m’attardai un moment de plus dans la taverne et, comme personne ne me prêtait attention, je me dis : au diable les commères. J’ouvris la porte et je partis.

Dès que j’arrivai au bout de la rue sombre et silencieuse, je sentis mes instincts de proie aux aguets se raviver.

— « Eh ! Eh, gamin ! » dit une voix derrière moi. Je me retournai et, dans l’obscurité, je vis Yarras approcher. « Où vas-tu ? »

— « Ch’sais pas, » avouai-je.

— « Mm. Bon, » me dit le ruffian. « En tout cas, maintenant, tu sais : si t’as quelque chose d’intéressant, tu passes par Le Tiroir, y’a toujours quelque curieux prêt à donner des pièces. »

— « Mais, moi, je veux pas de pièces, » protestai-je. « Ce que je veux, c’est que les Ojisaires libèrent mes amis et me laissent tranquille. »

Je l’entendis se racler doucement la gorge.

— « Oui. Je le sais, gamin. Voyons, écoute, » dit-il, en posant une main paternelle sur mon épaule. « Que tu aies tenté de sauver tes amis prouve que t’es un bon gwak, avec un grand cœur. Les vrais amis sont comme des frères : tu donnes ta vie pour eux. Mais… quand ils l’ont déjà donnée avant, tu ne peux rien faire, tu me comprends ? Rien. Allons, » il me tapota l’épaule tandis que mes yeux se remplissaient de larmes. « Cherche cette bande et arrête de rôder autour des Ojisaires. Avec le temps, ils t’oublieront. Ne tente pas le diable. »

Comme je ne disais rien, il me poussa doucement la tête, fit volte-face et retourna au Tiroir. Je passai une manche sur mes yeux. Ce qu’insinuait Yarras m’emplissait d’horreur. Était-il possible que ce puits ne soit, en réalité, qu’un joli mot pour dire que Yerris était spirité et ne reviendrait jamais plus ?

Comme les prêtres disaient que les bons esprits erraient de par le monde, aidant leurs êtres chers, je regardai autour de moi et murmurai :

— « Je pleure pas, Chat Noir. Je sais qu’un Chat, ça pleure pas, et encore moins un Chat gwak, mais, toi, s’il te plaît, fais que tu sois pas mort pour de vrai. »

Je déglutis et me mis en marche. Je m’éloignai du territoire des Ojisaires, en descendant des escaliers, puis je décidai enfin que je m’étais suffisamment écarté et je cherchai un refuge. J’escaladai une maison, traversai plusieurs terrasses et, finalement, j’en choisis une, je m’allongeai et, épuisé comme j’étais, je m’endormis presque aussitôt.