Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Les jours suivants, je me sentis plus inutile qu’un écureuil fouillant un tronc vide pour dénicher un gland. Je cherchai le Vif, sans le trouver ; je cherchai Slaryn, en vain ; j’épiai la maison de mes camaros et je n’appris rien ; et, en définitive, je tournai en rond comme un nakrus en quête d’un os à absorber et je ne trouvai que des esquilles. Je n’eus pas plus de succès avec la Magicienne Suprême et le diamant. Le deuxième jour, je ne parvins à entrer dans la chambre que pour constater qu’il n’y avait là aucun diamant. Je fis donc des moulages des autres serrures de portes privées et je me glissai dans des endroits probablement fermés pour une bonne raison : je vis un laboratoire d’alchimie plein de flacons, une pièce emplie d’armes et un bureau avec tant de magaras que, saturé d’énergies de toutes parts, je me sentis mal durant tout l’après-midi et je craignis d’avoir été atteint par quelque maléfice. Heureusement, le jour suivant, j’étais déjà totalement remis. Vu que j’allais d’échec en échec, je fis aussi au passage une copie de la clé de l’office de la cuisine du Conservatoire. Je ne le dis pas à Rolg, bien entendu : supposément, toutes ces copies de clés devaient contribuer à mon travail, mais, euh… bon, un voleur avec le ventre plein travaillait toujours avec plus d’entrain, n’est-ce pas ?
Il ne restait qu’un seul jour avant la fin des cours, quand je tombai enfin sur le bon bureau. Je venais de remettre un message à Lésabeth, message auquel l’elfe blonde, pour la première fois depuis que je la connaissais, donna une réponse rapide. Elle écrivit en owram, la langue savante, aussi je ne pus la lire mais, vu son expression, je devinai qu’elle n’envoyait pas le Grippe-clous chasser les nuages, mais tout le contraire.
Le message bien à l’abri dans ma poche, je commençai ma randonnée dans les couloirs. J’avais deux heures devant moi pour essayer trois clés. La première était celle d’un laboratoire brulique. J’y entrai, ouvris les tiroirs, fouillai un peu partout et ressortis aussi silencieux qu’une ombre. La deuxième clé était celle d’un bureau dans une tour… Et la salle était vide. Je n’eus pas de mal à comprendre pourquoi : il y régnait une énergie nocive. Je m’éloignai de là sans presque jeter un coup d’œil et je faillis oublier de réactiver le mécanisme de fermeture magique en plus de tourner la clé. Combien d’endroits du Conservatoire étaient restés condamnés après une expérience qui avait tourné en catastrophe ? Visiblement, plus d’un.
La troisième clé me conduisit au logement d’un professeur retraité ami de la Magicienne Suprême. Je l’avais vu plusieurs fois parler avec celle-ci et je m’étais dit : tiens, pourquoi ne pas essayer par là ? Et j’avais fait un moulage de la clé. Après m’être assuré que le couloir était désert, j’entrai dans la pièce, je m’y enfermai et… je découvris que le professeur était là, dormant dans son lit.
Durant quelques secondes, je ne bougeai pas d’un pouce. Puis j’écoutai sa respiration et me dis : bah, il a l’air profondément endormi. Alors, lançant les sortilèges de silence les plus sophistiqués que j’aie jamais réalisés, je fis glisser les tiroirs de son bureau. Je vis ni plus ni moins que trois pièces d’or dans l’un d’eux. Je les pris en jetant un coup d’œil prudent au vieux professeur. Il dormait toujours.
Et, alors, mes yeux tombèrent sur un objet posé sur la table de nuit, juste à côté. Un objet transparent. Je m’approchai, les yeux écarquillés. Mes yeux me trompaient-ils ou ceci ressemblait beaucoup à un diamant ? Je tendis la main droite et le pris. J’esquissai un sourire en sentant l’énergie vibrer à l’intérieur. J’examinai le tracé et je ne compris rien. Il était trop complexe. Je comptai les facettes. Seize. Je les recomptai sans pouvoir le croire et, quand j’en dénombrai de nouveau seize, mon sourire s’élargit. Enfin.
Un brusque ronflement me fit blêmir comme la mort. Précipitamment, je mis le diamant dans ma poche, avec les trois siatos volés, et je reculai sans perdre de vue le professeur. Je lançai un sortilège de silence pour ouvrir la porte aussi discrètement que je pus, je la refermai à clé et activai l’alarme. Comme si un fantôme était passé par là, pensai-je.
Je m’éloignai et, dans le couloir contigu, je rencontrai le chat blanc. Je le caressai en passant et me mis à chanter :
Yeyeyeyeh eh eh eh !
Chat, chat, chat tout gris !
Tout gris !
Rôde dans la nuit,
Un chat gwak
Rôde dans les rues.
Yeyeyeyeh eh eh eh !
Le chat gwak
Va chantant ;
La lune le guide.
Il s’est perdu !
Ayayayay !
Oùsqu’est le chat ?
Oùsqu’est le chat ?
Le chat gwak
File et poursuit
Une lumière blanche.
Il s’est perdu !
Ayayayay !
Oùsqu’est le chat ?
Oùsqu’est le chat ?
Tout en chantant, j’arpentais les couloirs, virant aux angles, en direction de la salle de classe où Miroki Fal étudiait la déserrance. D’après ce qu’il m’avait expliqué une fois, la déserrance était l’art des forces oriques. Grâce à elles, il était capable de léviter ; cependant, quand je lui dis « faites voir, m’sieu, faites voir ! », il refusa de me faire une démonstration. Il disait que l’énergie orique était dangereuse et très puissante, et il disait aussi que les grands experts savaient faire de vrais monolithes qui pouvaient vous transporter d’un endroit à un autre presque instantanément. Je me rappelais que mon maître, une fois, m’avait raconté la mésaventure d’un nakrus inconscient qui avait dû traverser toute une cordillère pour récupérer son bras, qu’il avait perdu en chemin. Une horreur. Heureusement, les personnes capables de faire de telles folies étaient rares.
J’attendis patiemment que Miroki sorte de la salle et, quand je le vis apparaître, je remarquai qu’il avait de profonds cernes. Concentré comme je l’étais à voler le diamant, je n’avais presque pas prêté attention au Grippe-clous ces derniers jours… Et à vrai dire, depuis quelque temps, il avait l’air un peu bizarre, comme s’il était découragé, de sorte que, décidé à changer cela, je m’empressai de sortir la réponse de Lésabeth et la lui remis.
— « C’est de la demoiselle Lésabeth, m’sieu, » lui dis-je joyeusement.
À ma grande surprise, un éclat mélancolique passa dans les yeux de Miroki Fal quand il lut la note. Shudi, le peintre, lut par-dessus son épaule et souffla.
— « Au théâtre ? Esprits ! C’est mieux qu’un bal, Mir ! Réjouis-toi donc ! Que t’arrive-t-il ? »
Miroki ne répondit pas. Avec lenteur, il mit le message dans sa poche et descendit les escaliers. Shudi lui emboîta le pas et, moi, je pris le sac et les suivis. Quand nous sortîmes du Conservatoire, Shudi lança :
— « Tu vas me dire une fois pour toutes ce qui t’arrive ? Dernièrement, tu es bizarre. »
Miroki Fal soupira longuement.
— « C’est mon père. Il veut ruiner ma vie et me forcer à épouser Amélaïda Arym. »
Shudi avala de travers.
— « Mères des Lumières… Qui ça ? »
— « La fille du gouverneur de Taabia ! » s’exclama Miroki. Il se frappa le front. « Pour lui, ce sont des affaires de politique. Lui, il n’a pas la moindre idée de ce qu’est l’amour. C’est une personne sans cœur. La seule chose qui l’intéresse, c’est le pouvoir ! Tu te rends compte, Shudi. Ma vie ruinée. Lésabeth est ma vie. Tu ne le comprends pas ? »
— « Euh… Si, » soupira Shudi. « Je comprends. » Il soupira de nouveau et lui donna une petite tape compatissante sur l’épaule. « Allons, Mir. Ne te décourage pas. Lésabeth est la fille des Satrepas. Elle n’est pas de mauvaise famille. Peut-être que… »
— « Non, » le coupa Miroki avec un grognement sourd. Et il s’arrêta net au milieu du parc qui entourait le Conservatoire. « Écoute, Shudi. J’ai envoyé un magescrit à mon père en lui demandant la permission d’épouser Lésabeth. »
— « Quoi ? » toussota Shudi. « Mais, à elle, tu ne lui as même pas demandé ! »
Miroki esquissa un faible sourire.
— « Si, je l’ai fait. Je… je l’ai rencontrée à… hum… à l’Hippodrome, le Jour-Sacré dernier. Nous nous sommes promenés ensemble dans le Bois de Kamir et… je lui ai demandé sa main et elle m’a dit oui. Ça a été merveilleux. »
Son visage s’attrista et il secoua la tête.
— « Mais mon père m’a répondu avant-hier. Et je n’ai pas encore assimilé ce qu’il m’a dit. Enfin, Shudi. Oublie ça. Ce sont des affaires de famille. Cela ne vaut pas la peine que tu t’en inquiètes. »
Son ami lui jeta un regard inquiet tandis qu’ils se remettaient en route et, après un silence, il fit :
— « Parle avec lui quand tu iras à Griada. Je suis sûr que si tu lui parles en tête à tête… »
— « Laisse tomber, Shudi, » l’interrompit Miroki en expirant. « Laisse tomber. »
Le peintre n’insista pas, ils se séparèrent à un croisement, et je suivis le Grippe-clous jusqu’à la demeure rouge sans lui dire un mot. Cette histoire de mariages me laissait perplexe. C’est pourquoi, finalement, alors que nous entrions, je demandai :
— « Et pourquoi vous épousez pas Lésabeth et puis voilà ? »
Miroki Fal me regarda comme s’il regardait à travers un fantôme et, sans se départir de ce visage absorbé, il ressortit le message de Lésabeth, poussa un soupir déchirant et grimpa les escaliers. Qui pouvait comprendre les grippe-clous ! Je posai le sac et, avant que Rux me dise quelque chose, je partis comme le vent. Je supposais que, si je ne mangeais pas là, personne ne pouvait me dire que je n’accomplissais pas mon devoir.
Je courus dans les larges rues de la Harpe sans écarter ma main de ma poche et du diamant. En chemin, je croisai trois cavaliers de police qui se dirigeaient vers le Conservatoire à vive allure. Ils sont déjà au courant, conclus-je.
Je me forçai à ne pas accélérer le pas et me répétai une des leçons de Yal : agis avec naturel, agis avec naturel… Ma tension se réduisit en arrivant à Atuerzo et s’évanouit d’un coup lorsque j’arrivai aux Chats. Je vis Fiks, de loin, sur la Place Grise, et je le saluai d’un :
— « Ayô, Fiks ! »
Le vieil ouvrier, qui bavardait avec des amis, tourna la tête alors que je quittais déjà la place. Je continuai à descendre jusqu’à la Tanière et… je m’aperçus que quelqu’un me suivait. Je m’arrêtai net devant l’impasse de la maison de Rolg, tournai la tête et ouvris grand les yeux.
— « Bonne mère ! » m’exclamai-je.
C’était Adoya, l’Ojisaire, et il était accompagné d’un de ses chiens qui, s’il n’avait pas été attaché avec une laisse, se serait jeté sur moi. J’entendis un aboiement sec et réagis aussi rapide qu’un écureuil : je partis en courant dans l’impasse, ouvris la porte et la refermai, pris d’une sueur froide. Je la bloquai avec la barre et fermai complètement les rideaux puis…
— « Sari ? »
Je poussai un cri, bondis et fis volte-face. Yal était assis sur sa paillasse, en train de recoudre sa chemise. Bon, en ce moment précis, il était à moitié levé. Il alla jusqu’à la fenêtre et je m’écriai :
— « Non, fais pas ça ! »
On entendait encore les aboiements du chien dans l’impasse. Yal écarta les rideaux et fronça les sourcils.
— « C’est qui, ce type ? »
Les aboiements s’éloignaient à présent. Je bafouillai :
— « Ch’sais pas. Son chien voulait se jeter sur moi. »
Je ne lui dis pas la vérité parce que… bon, si je lui disais toute la vérité, j’aurais dû admettre que j’étais entré dans le Labyrinthe sans tenir compte de son conseil. Les aboiements ne s’entendaient plus. Je poussai un soupir de soulagement, récupérai la chaise près de la porte et m’assis avant de constater quelque chose d’étrange. Que faisait Yal à la Tanière à cette heure ?
— « Tu travailles pas aujourd’hui ? » demandai-je.
Yal grogna, s’écartant de la fenêtre.
— « Ce type ne me dit rien de bon. Si tu le recroises, change de trottoir. »
— « Oui, oui, et de rue, t’inquiète pas, mais et l’imprimerie ? »
Yal se rassit sur sa paillasse avec une grimace.
— « J’ai pris congé. Le patron n’arrêtait pas de nous demander de faire des heures supplémentaires et, en plus, il voulait baisser mon salaire. Je l’ai envoyé chasser les nuages. »
Je souris.
— « Bien fait ! »
Il roula les yeux et ajouta, plus sérieusement :
— « En plus, Korther m’a donné un nouveau travail. Rien de très risqué, mais… je vais devoir quitter Estergat durant un temps. »
Ceci me stupéfia.
— « Non ! » protestai-je. « Et moi ? »
Yal s’esclaffa et m’adressa un regard moqueur.
— « Comment ça, toi ? Korther n’a payé qu’une place dans la diligence, pas deux, alors, toi, tu restes à Estergat. En plus, tu as déjà un travail à faire, que je sache, » fit-il avec un raclement de gorge.
— « Ah ! Plus maintenant, » assurai-je. Et je sortis mon diamant comme un trophée. « Je l’ai trouvé dans la chambre d’un vieux qui ronflait, aussi simple que ça ! »
— « Cache ça, » souffla Yal en jetant un coup d’œil vers la fenêtre. « Attends, non, passe-le-moi. Je le donnerai à Korther avant de partir. »
Je le lui donnai et je m’assis près de lui sur la paillasse, le regardant terminer sa couture.
— « Alors tu t’en vas aujourd’hui ? Si vite ? »
— « La diligence part demain matin. Bah. Plus tôt je m’en vais, plus tôt je reviendrai. Il s’agit de remettre un objet à un Daguenoire de Kitra. »
— « Et ça, c’est où ? » demandai-je.
Yal me regarda comme si je lui avais demandé ce que c’était qu’un arbre.
— « Kitra est la capitale de Raïwania, sari. »
Je frappai mon genou.
— « C’est vrai ! Y’a pas longtemps, j’ai lu un article dans le journal sur les Grandes Fêtes de Kitra. Il paraît qu’ils font de très grands spectacles qui font venir des gens de tout Prospaterre. Ça doit être impressionnant. Bon, et c’est quoi, cet objet que tu dois emporter ? »
— « Hum, » toussota Yal, amusé, « Ça, je ne vais pas le dire. Dis, ça ne te dérange pas d’aller m’acheter un casse-croûte de quelque chose ? J’ai une faim de dragon. »
— « Moi aussi, » appuyai-je en me levant d’un bond. Et comme je vis qu’il me tendait des pièces, je levai une main, solennel. « Non ! C’est moi qui invite. »
J’enlevai la barre de la porte, jetai un coup d’œil prudent dans la rue et, ne voyant aucun chien, je respirai, plus serein. Je me rendis à La Rose du Vent et je demandai, portant mes mains de chaque côté de ma bouche :
— « Monsieur le tavernier, deux casse-croûtes au fromage ! »
— « Tout de suite, Monsieur le barde ! » me répliqua-t-il, amusé. « Tu as de la compagnie aujourd’hui, hein ? »
— « Un dragon qui chante plus que moi ! » affirmai-je en montrant mon estomac.
Les buveurs les plus proches s’esclaffèrent et plus d’un arqua les sourcils quand je posai la pièce d’or sur le comptoir ; c’est qu’un gwak avec une pièce d’or… c’était suspect. Mais le tavernier n’avait que faire d’où je tirais la pièce. Il me donna les casse-croûtes et la monnaie et me dit :
— « Bon appétit, gamin. »
J’arrachai une bouchée au casse-croûte et sortis de la taverne très occupé à mâcher. Quand j’arrivai à la Tanière, j’avais déjà terminé ma part.
— « Diables, ça vient de La Rose du Vent ? » se plaignit Yal en prenant le casse-croûte. « Son pain est plus sec que la poussière. Moi, j’achète toujours tout aux Ballerines. C’est un peu plus cher, mais c’est un délice. »
— « Bouah, bouah. Chipoteur, » fis-je. « C’est sacrément bon ! »
— « Sec comme le bois sec, » répliqua Yal, souriant.
— « Grippe-clous, » l’appelai-je.
Le sourire de Yal s’élargit et il mangea le casse-croûte sans plus se plaindre. Après l’avoir aidé dans ses préparatifs, qui étaient peu de choses, je passai l’après-midi avec lui à jouer aux cartes jusqu’au moment où il déclara qu’il devait se rendre au Foyer. Je lui dis au revoir et, des heures plus tard, quand il rentra et me trouva allongé sur le ventre sur ma paillasse, en train de relire Alitard, le bienheureux Valléen, et son agneau Destinée, il me jeta un regard curieux.
— « Tu n’as pas bougé ? »
Je haussai les épaules.
— « Ben non. »
Il sourit, se laissa tomber sur une chaise, posa les bottes sur l’autre et déclara :
— « Korther a dit qu’il te donnera les siatos au fur et à mesure, quand tu lui demanderas, et que, si tu veux, tu peux lui acheter du matériel à prix réduit. Il a dit que… » Il roula les yeux, imitant la voix de Korther : « Le galopin a de l’étoffe. »
J’esquissai un sourire et, alors, je fronçai les sourcils.
— « Comment je vais aller lui demander les dorés si je sais pas où il vit ? Je me rappelle pas où il est, le Foyer. »
— « Mmpf. C’est dans une impasse, dans la rue de l’Os. Korther ne vit pas vraiment là, mais c’est là où on parle affaires. Rolg te montrera si tu ne trouves pas. » Il joua avec le paquet de cartes et ajouta : « Maintenant que le Fal va terminer ses cours, je suppose que tu vas te retrouver sans travail. »
— « Oui, il s’en va à Griada dans une semaine, » répondis-je en tournant une page de mon livre. « Je trouverai un autre travail. T’inquiète pas, je connais déjà les trucs. Ch’suis plus un Chat né de la dernière pluie. »
Yal ne répondit pas. Quand je levai les yeux, je vis qu’il avait l’air pensif. Je revins à ma lecture, mais je lus à peine une phrase avant de détourner de nouveau les yeux.
— « Élassar. »
— « Mm ? »
— « Combien de temps tu vas rester à Kirta ? »
— « Kitra, » me corrigea-t-il.
— « C’est ça. Combien de temps ? »
— « Je te l’ai déjà dit, un certain temps. Une lune. Qu’est-ce que j’en sais. On met déjà plus d’une semaine pour se rendre là-bas en diligence et je resterai probablement un moment dans la ville. »
Je me mordis la lèvre.
— « Et c’est dangereux ? »
— « Dangereux ? Penses-tu. Le voyage ? Sur la Route Impériale, il n’y a presque plus jamais de bandits. C’est très contrôlé, » assura-t-il. « En Raïwania, aucune idée. »
Je me redressai.
— « Et en Raïwania, ils parlent drionsanais aussi ? » Il acquiesça et je me levai. « Et il pourrait y avoir des monstres qui attaquent les gens ? »
— « Des dragons, des nadres rouges, des manticores, des harpies… Pas de quoi se préoccuper, » répondit-il sur un ton moqueur.
Je roulai les yeux. Je savais qu’il blaguait, mais ses paroles me firent prendre une décision. Je m’approchai, enlevai mon pendentif en argent et le lui donnai.
— « Tiens. Ch’sais bien que ces histoires d’amulettes, c’est des bêtises… mais ça te protègera des manticores de toute façon. Et puis ça te portera chance. Moi, ça m’a porté chance quand j’ai voyagé dans les montagnes. Ah, mais quand tu reviendras, tu me le rends, hein ? »
Yal me regardait, l’air amusé.
— « Fichtre, Mor-eldal. Merci. Mais je ne crois pas que… Bon, d’accord, je l’emporterai. Merci, » répéta-t-il.
Je lui souris.
— « De rien. »
Je revins sur ma paillasse et, après avoir constaté que Yal mettait le pendentif et l’examinait avec curiosité, je continuai à lire Alitard et son agneau. Rolg revint peu après. Je l’entendis parler dehors avec la voisine d’en face ; eh oui, depuis quelques semaines, nous avions de nouveaux voisins. Le mendiant de la maison en ruine avait été délogé et, après avoir réhabilité la demeure, une vieille dame s’y était installée avec sa petite fille et son arrière petit-fils. On entendait le nouveau-né crier presque toutes les nuits. Cependant, quand je vis Rolg entrer, des madeleines entre les mains, je pensai que la générosité de la grand-mère compensait largement ça.
— « C’est pour nous ? » demandai-je, enthousiaste.
Rolg sourit.
— « Elle voulait nous remercier de lui avoir donné un coup de main la semaine dernière pour le déménagement. Laissez-m’en une au moins, pour que je les goûte, hein ? »
Il les posa sur la table, je pris une bouchée et poussai une exclamation de plaisir. Je me précipitai vers la porte, l’ouvris et, voyant que la vieille elfe noire était près de sa fenêtre en train d’arroser des fleurs, je lançai :
— « Merci, grand-mère, elles sont très bonnes ! »
Elle me répondit par un sourire et un geste de la main. Je rentrai à la maison ayant déjà avalé le reste de ma madeleine et j’en pris une autre. À nous trois, nous ne laissâmes pas une miette et, assis à table, nous passâmes une agréable veillée à bavarder. Nous parlâmes beaucoup de Kitra et de Raïwania. Bon, disons plutôt qu’ils parlaient et, moi, j’écoutais parce que, d’histoire et de politique, je n’avais aucune idée. Apparemment, Arkolda et Raïwania avaient été, autrefois, un même pays, mais une querelle les avait divisées il y avait plus d’un demi-siècle. Toutes deux étaient des républiques parlementaires, contrairement au royaume nordique de Tassia, où en plus les races n’avaient pas toutes les mêmes droits. D’après ce que je savais, les deux républiques regardaient leurs voisins Tassiens d’un mauvais œil : la preuve, c’est que je connaissais plusieurs chansons où on les traitait de fils de chiens, de tyrans et d’infidèles, car, si Arkolda et Raïwania vénéraient le Daglat et ses ancêtres, le royaume de Tassia, lui, adorait la Déesse de la Roche et, précisément pour cette raison, il désirait ardemment reprendre ses anciennes possessions sur la Roche Sacrée d’Estergat.
Quand Yal me surprit à bâiller, il sourit et déclara :
— « Il vaudra mieux que nous allions dormir. En plus, demain, je vais devoir me lever très tôt. Si je perds la diligence, Korther va m’essoriller. »
Nous souhaitâmes bonne nuit à Rolg, nous éteignîmes la lanterne et, une fois allongés sur nos paillasses, je murmurai à Yal :
— « Élassar. »
— « Mm ? »
Je me mordis la lèvre et demandai à voix basse :
— « Toi aussi, c’est Rolg qui t’a trouvé ? »
Il y eut un silence. Je me souvenais que, la seule fois où je lui avais demandé comment il s’était fait Daguenoire, il y avait longtemps de cela déjà, Yal avait éludé la question. Et je craignais que, cette fois non plus, il ne me réponde pas.
— « Non, » dit alors Yal. Il se tourna sur sa paillasse et expira. « Non. Il ne m’a pas trouvé. Mais il m’a élevé depuis que j’ai dix ans. »
— « C’est Korther, alors ? » demandai-je.
Yal souffla doucement.
— « Non plus. Non. Tout simplement… mes parents étaient déjà des Daguenoires. Ils sont morts en essayant de trouver un prétendu trésor caché dans la Vallée d’Evon-Sil. La cupidité les a perdus, » murmura-t-il.
Je regrettai presque d’avoir été si curieux ; presque. Je tendis une main et serrai brièvement la sienne, comme pour empêcher qu’il ne songe à de tristes souvenirs. Après un silence, je murmurai :
— « Élassar. Tu as le collier, n’est-ce pas ? »
— « Oh. Bien sûr, sari, » répondit-il. « Je l’ai même mis pour ne pas l’oublier. Je ne vais pas le perdre. »
J’acquiesçai, souris, me grattai la tête et fermai les yeux, glissant petit à petit vers un sommeil serein.