Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées

7 La perdition des fées

Drakvian s’en alla quelques heures plus tard, mais, moi, je passai toute la journée assise dans la chambre, à écouter les bruits lointains de voix paisibles tout en laissant vagabonder mes pensées. Parfois, Aryès se réveillait et, dans ses moments de lucidité, il me raconta par bribes tout ce qui lui était arrivé durant la quête des Klanez. Avec les Épées Noires, il avait parcouru les Hordes et s’était rendu jusqu’aux Chutes Éternelles avant de faire demi-tour. Ashli avait été envoyée à Dumblor pour informer les Conseillers de ce qui s’était passé pendant que les autres s’étaient dirigés vers Iskamangra et les Hautes-Terres. Là, le groupe avait fini par trouver un étrange humain, moitié aventurier moitié ermite, qui leur avait finalement révélé que les Klanez vivaient dans les Extrades. Ils avaient continué sans relâche et exploré la partie nord du massif jusqu’au moment où ils étaient tombés sur les orcs… Lorsqu’Aryès en arriva à ce point, il s’interrompit et secoua la tête sans prononcer un mot de plus. Au bout de quelques minutes de silence, cependant, il me dit :

— Parle-moi. Dis-moi quelque chose. Je crois que cela me fait du bien de me forcer à être attentif.

Je haussai un sourcil et je lui fis à mon tour le récit de tout ce qui m’était arrivé depuis que nous nous étions séparés à Ato. Je lui racontai mon voyage jusqu’à l’Île Boiteuse, je lui parlai d’Ahishu, de Zilacam Darys et d’Asbalroth. Lorsque je lui narrai mon combat contre Draven, dans la Tour Noire de l’île, je le vis prendre une expression horrifiée et j’enchaînai aussitôt avec les évènements de Mirléria. Quand je lui parlai du Palais du Vent, Aryès souffla et jeta un coup d’œil au bâton :

— Frundis vivait à Mirléria ?

— Oui. Mais je crains qu’il n’aime pas en parler. —J’hésitai—. Je ferais peut-être mieux de te laisser te reposer au lieu de te raconter tout ça.

Aryès fit non de la tête.

— Je ne m’étais pas senti aussi bien depuis ma chute —assura-t-il avec un sourire—. Continue. Qu’est-ce que tu as fait après ? Tu es revenue à Ato ?

J’acquiesçai.

— Oui, mais il y a eu quelques surprises en cours de route.

Aryès s’esclaffa.

— Nooon, vraiment ? —répliqua-t-il, moqueur.

Encouragée de le voir en meilleure forme, je lui racontai tout ce qui s’était passé à Aefna, la bataille de rue, la fuite, la trahison de Dahey, le choix de Spaw et ma conversation avec Deybris Lorent. Le kadaelfe m’écoutait en me fixant du regard, comme pour ne pas perdre un mot. Je lui contai ma cérémonie d’initiation à la confrérie des Ombreux et les problèmes de mon oncle, je lui parlai des Shargus chasseurs de démons, de l’écaille-néfande contre lequel avait lutté Lénissu avec Corde et, finalement, je lui narrai ma courte vie de patrouille, mon terrible faux pas dans la Tour de Shéthil et le voyage jusqu’à la Crypte des Colibris. Peu à peu, je remarquais qu’Aryès n’arrivait plus à se concentrer.

— Je suis désolé —dit-il—. Cet apathisme est bizarre. Il vient par à-coups. —Il secoua la tête comme pour essayer de s’éclaircir l’esprit—. Où… où est Bourrasque ? —demanda-t-il soudain. Et il se leva précipitamment, saisissant son cou—. Bourrasque ! —cria-t-il, les yeux subitement exorbités.

Son brusque changement de comportement m’avait paralysée un instant, mais je me remis vite et je m’approchai prudemment sans savoir quoi lui dire.

— Que s’est-il passé ? —demanda Aryès. Il avait l’air complètement perdu.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Sib entra. Il lui suffit de quelques enjambées pour se porter auprès du kadaelfe.

— Du calme, mon garçon —lui dit-il avec sérénité.

Soudainement, le regard d’Aryès se fit lointain et il tituba. L’humain et moi, nous nous empressâmes de l’aider à s’allonger de nouveau. Maudit apathisme, pensai-je, inquiète.

— Bourrasque —répéta le kadaelfe, affolé—. Pourquoi me l’avez-vous pris ?

Il se tut et ferma les yeux, plongeant dans un sommeil agité. Je croisai le regard de Sib et, quand il me fit signe de sortir dans le couloir, je le suivis, non sans avant prendre Frundis et le poser entre les mains d’Aryès, dans l’espoir que la musique du bâton parviendrait à apaiser son sommeil.

— Ce n’est pas la première fois qu’il demande Bourrasque —m’expliqua l’humain dans le couloir—. Sais-tu de qui il peut s’agir ?

Je me raclai la gorge.

— Il ne s’agit pas d’une personne. C’est une magara. Un foulard bleu. Il le porte toujours autour du cou.

Sib me regarda, l’air surpris, puis il se frappa le front.

— Bien sûr. Maintenant, je comprends. Naw et moi, nous étions convaincus qu’il s’agissait d’une personne. Il en parle comme si c’était… Bon. Je ne savais pas quoi penser —admit-il—. Enfin, tu devrais te joindre à nous. Nous sommes sur le point de dîner.

Je me mordis la lèvre, mais finalement j’acquiesçai.

— D’accord.

Sib sourit.

— J’ai entendu que vous avez beaucoup parlé. Je suis heureux de voir que, dans l’ensemble, il a l’air d’aller mieux.

Je fis une moue. Oui, dans l’ensemble, me répétai-je. Ou du moins, par moments. Je fis un pas en avant mais une soudaine pensée m’arrêta.

— Sib… Je suis désolée, je suis une hôte déplorable. —En le voyant arquer les sourcils, surpris, j’expliquai— : Depuis que je suis arrivée ici, je n’ai rien fait d’autre à part…

— Aider quelqu’un à guérir —m’interrompit doucement Sib—. Tu n’as aucunement besoin de t’excuser. Et maintenant, allons dîner.

Je le suivis jusqu’à la salle à manger, me demandant si tant de bavardage avait réellement aidé Aryès à guérir. Tous étaient assis autour de la table basse, même Aüro et Ga ; ces derniers s’étaient visiblement efforcés de réduire considérablement les ombres qui les enveloppaient.

— Ah, voici notre gentil démon ! —plaisanta Iharath.

Je souris en les voyant tous causer joyeusement et, en sentant les odeurs du repas, mon visage s’éclaira.

— De la soupe de sarrène ! Et ça, c’est… du lapin ? —demandai-je, en m’asseyant sur un coussin.

Drakvian laissa échapper un petit rire satisfait.

— Sib nous a montré un tunnel secret qui sort de l’abîme, loin d’ici —expliqua-t-elle—. Et cette après-midi, j’ai décidé d’aller chasser. Wujiri m’a aidée —ajouta-t-elle, en adressant à l’elfe noir un large sourire de vampire.

Celui-ci haussa les épaules.

— La vérité, c’est que je me suis contenté de porter les lapins au retour —avoua-t-il—. Drakvian court plus vite que moi. Et pourtant, j’ai toujours cru que j’étais un bon chasseur. Après tout, j’ai ça dans le sang —remarqua-t-il avec un sourire—. Mes parents étaient chasseurs.

Je haussai un sourcil et Drakvian esquissa un sourire sinistre.

— Avoir ça dans le sang —répéta-t-elle en secouant la tête—. Je n’ai jamais compris cette expression. Si c’était vrai qu’on avait nos habiletés dans le sang, alors, les vampires, nous serions les plus habiles de toute la Terre Baie. Peut-être qu’en fait, ce n’est pas si faux —ajouta-t-elle avec un sourire fier.

Iharath souffla et j’éclatai de rire.

— À t’entendre, on pourrait bien croire que tu as bu du sang de gawalt —commentai-je.

Auprès de moi, Syu tressaillit.

“Bah, quelle sottise”, grogna-t-il. “La fierté gawalt n’est pas dans le sang.”

Le dîner fut délicieux et, pour le dessert, Nawmiria avait préparé une tarte aux pommes qui me rappela celles de Wiguy. Je partageai ma part de tarte avec Syu et le singe fourra son morceau tout entier dans sa bouche, avec des yeux gourmands.

“Naura, la Gobeuse de Pommes, adorerait cet endroit”, fis-je, amusée.

Le singe gawalt plissa les yeux avant de continuer à mâcher.

“Cette dragonne n’avait aucun sens de la mesure. Elle aurait mangé toutes les pommes en un seul après-midi”, assura-t-il.

“Et toute la tarte”, ajoutai-je.

Autour de la table, la conversation se poursuivait. Iharath parlait de Cobra avec Sib ; Ga et Aüro murmuraient entre eux dans leur langue ; Wujiri et Galgarrios s’étaient mis à parler de poésies sur le thème de la chasse et le caïte récitait en cet instant un poème à Kyissé sur une gazelle qui parvenait à tromper un chasseur. Drakvian était assise sur le bord de la fenêtre, jouant avec une de ses boucles vertes, et Nawmiria Klanez souriait légèrement en nous observant tous de ses yeux dorés. Lorsque je croisai le regard de la nixe, je remarquai un éclat de curiosité.

— … C’est vraiment dommage —disait Sib—. Les premières années, elle fonctionnait à merveille. J’avais même réussi à paralyser une harpie qui était venue nous attaquer, non loin du château. Mais, ensuite, je suis passé par cet étrange tunnel et le merveilleux enchantement s’est complètement défait. Comme je le disais, Cobra n’est désormais plus qu’une vieille épée avec une belle histoire.

— Le château ? —répétai-je, soudain intriguée—. Tu parles du château de Klanez ?

L’humain acquiesça.

— Tout à fait. C’est là que j’ai trouvé Cobra. Et c’est là que Naw et moi, nous avons passé notre jeunesse —dit-il, l’expression souriante—. Isolés de tous et protégés par les Miroirs de la Vérité.

Je me rappelai que Fahr Landew avait utilisé le terme « Miroirs de la Vérité » pour désigner la zone naturelle qui protégeait le château et qu’apparemment, le lieu bouillonnait d’illusions harmoniques si captivantes qu’elles rendaient fous ceux qui les voyaient.

— Comment est ce château ? —demandai-je, curieuse.

Sib haussa les épaules.

— Grand. Très grand. Et il est rempli de pièges. Il faut vraiment le connaître par cœur pour ne pas se laisser prendre. Naw m’a sauvé la vie plus d’une fois —il sourit—. Il y a aussi une énorme bibliothèque. C’est une source d’information absolument incroyable. Et le plus intéressant, c’est l’histoire des Klanez.

— Il passait ses journées entières à s’abîmer les yeux sur les lignes d’encre —intervint Nawmiria avec une moue amusée.

— Et heureusement —répliqua son époux—. Pouvez-vous croire que Naw ne savait pas qu’elle était une nixe ? Je vous le jure. Je l’ai découvert en lisant une glose écrite dans un des volumes des Mémoires d’Awinoth. Celui qui portait Cobra avant moi —expliqua-t-il—. Franchement, ces années ont été des années inoubliables.

Je souris, pensive.

— Et vous étiez… seuls dans le château de Klanez ?

— Absolument —confirma-t-il—. Seuls avec la houle de la mer du Nord, les kéréjats et les païskos. Nous y avons passé six ans. Ensuite… —Il eut un léger rire, comme s’il se moquait de lui-même—. Nous voulions voir les étoiles. C’est pour cela que nous sommes partis. Je devais bien déjà avoir plus de trente ans et, malgré tout, j’avais encore les mêmes rêves que lorsque j’étais enfant. Ce dont je ne me repentirai jamais —précisa-t-il, en souriant.

J’acquiesçai. Décidément, la vie de Sib Euselys et de Nawmiria Klanez avait tout l’air d’avoir été très étrange.

— On ne se repent jamais d’essayer d’accomplir ses rêves —intervint Nawmiria—. Je n’oublierai jamais le jour où j’ai vu le ciel pour la première fois. C’était à l’aube et la Gemme et la Lune brillaient toutes deux ensemble dans le ciel. Et dans les arbres, on entendait des chants d’oiseaux que je n’avais jamais écoutés.

Nous sourîmes tous en la voyant parler avec tant d’émotion.

— Depuis quand habitez-vous à la Superficie ? —demanda Iharath.

— Eh bien —dit Sib avec plus de vivacité—. En réalité, la première fois que nous y sommes venus, nous ne sommes restés que quelques années. Ensuite, nous nous sommes aventurés dans la première couche souterraine, à la recherche du peuple des nixes. Nous sommes entrés dans leur territoire, un lieu que je n’oublierai jamais… Mais nous n’avons vu personne. —Il fronça les sourcils, comme s’il se remémorait la scène—. C’était comme si les nixes avaient disparu sans laisser de traces.

Le visage de Wujiri s’était assombri quand il demanda :

— Vous pensez qu’ils ont été attaqués ?

Nawmiria secoua la tête.

— Il n’y avait aucun signe de combat. De toutes façons, aucune créature ne se serait aventurée sur leur territoire : les illusions le rendent impénétrable. Je ne sais pas si les nixes sont morts ou s’ils ont décidé de changer d’endroit, mais, à l’évidence, il est arrivé quelque chose.

Se pouvait-il que Nawmiria soit la dernière véritable nixe de la Terre Baie ?, me demandai-je. Mais une nixe, c’était quoi au juste ? Je la regardai plus attentivement, cherchant peut-être un détail qui m’expliquerait pourquoi les nixes étaient considérés comme des fées et non comme des saïjits. Mais, à part ses yeux dorés étincelants et son étrange beauté, je ne voyais rien.

— Après cela, nous sommes revenus dans les Souterrains —reprit Sib. Il sourit tout en se replongeant dans son passé—. Notre fils, Anmis, avait déjà bien vingt ans et il en avait assez de voyager autant. Alors, quand nous sommes arrivés à la ville d’Élen, nous avons décidé de nous y installer. Anmis a rencontré Keyma, il s’est marié et, un an après, nous sommes tous revenus au Château de Klanez. Ils avaient l’air si heureux ensemble, tous les deux… —Son sourire trembla et son expression s’assombrit—. Lorsque nous sommes arrivés au château, Naw et moi avons tout de suite vu qu’il avait changé. Les déséquilibres énergétiques avaient empiré et la zone était devenue particulièrement dangereuse. Pourtant, Anmis et Keyma adoraient l’endroit. Tous deux étaient passionnés d’énergies asdroniques. Mais… la Superficie nous manquait, à Naw et à moi, et, au bout de quelque temps, nous avons décidé d’y revenir. Il s’est peut-être passé deux ans avant qu’Anmis et Keyma quittent le château, avec la petite. Avant que… —Sib regarda, l’air attristé, le visage de Kyissé et sa voix mourut sur ses lèvres. Il devina sûrement le trouble de la fillette, car il s’efforça de lui sourire—. Bon ! —dit-il, en changeant brusquement de ton—. Après ce bon repas, si nous jouions une partie de… ? Euh… Comment disait-on, déjà, mon enfant ? Kienbobo ?

Kyissé éclata de rire.

— Kiengo !

— Voilà, c’est ça —fit son grand-père en souriant.

Nous étions trop nombreux pour jouer au kiengo et, après une partie, je laissai Syu avec Galgarrios, assurant à ce dernier que jouer avec un singe gawalt portait chance.

“Et jouer avec un caïte, cela porte chance aussi, je suppose ?”, se moqua le singe.

“Bien sûr. Galgarrios est toujours accompagné d’une fée de la chance”, affirmai-je, en lui lançant un clin d’œil. Sauf quand je l’accompagnais, ajoutai-je par-devers moi.

Je me levai peu après et je leur souhaitai bonne nuit. La vérité, c’est que j’étais heureuse de les voir jouer tranquillement une partie de cartes et profiter enfin d’un peu de calme après tant de voyage. En tout cas, moi, vu comme les choses se présentaient, j’allais pouvoir profiter d’un calme encore plus absolu si je décidais réellement d’écouter Zaïx et allais m’enfermer auprès de lui, pensai-je avec ironie. J’étais déjà dans le couloir quand Nawmiria m’appela.

Je me retournai et je la vis apparaître dans l’encadrement de la porte. Ses yeux m’étudièrent attentivement et je lui rendis son regard, un peu confuse. Elle sourit.

— Veux-tu que nous fassions une promenade ?

La proposition me déconcerta encore davantage, mais je n’osai pas la refuser et j’acquiesçai en silence avant de la suivre au-dehors. La Lune éclairait le pré d’une lumière ténue. Je respirai profondément l’air chaud de l’été et je lançai un regard intrigué à la nixe, tandis que celle-ci s’éloignait sur l’herbe entre les ombres. Voulait-elle m’emmener à un endroit en particulier ? Lorsque nous parvînmes près d’un pommier, impatiente, je rompis le silence.

— Tu voulais me dire quelque chose ?

La nixe se tourna vers moi, les yeux souriants.

— Eh bien, j’ai pensé que cela te ferait du bien de voir les étoiles.

J’arquai un sourcil, amusée, et je jetai un coup d’œil sur le ciel nocturne. Comme Nawmiria s’asseyait sur l’herbe, je l’imitai en croisant les jambes.

J’entendis le bruissement soudain d’un battement d’ailes au-dessus de ma tête et je plissai les yeux pour essayer d’entrevoir quelque chose au milieu des ombres. Un instant, je pensai que ce pouvaient être des chauve-souris. Me rappelant alors le nom que Sib et Nawmiria avaient donné à cet abîme, je me dis que cela pouvait bien être aussi des colibris.

La voix sereine de Nawmiria m’arracha à mes pensées.

— Je sens en toi quelque chose d’étrange qui me déconcerte —avoua-t-elle—. Pendant le dîner, j’ai senti en toi de la tristesse, de la peur, de la joie… —Ses yeux me détaillèrent intensément—. Je comprends que tu te préoccupes pour ce jeune. Mais je perçois davantage, comme si tu croyais qu’un mal allait survenir. Crois-tu que quelque chose pourrait nous mettre en danger ? —s’enquit-elle avec douceur.

Je soutins son regard, troublée.

— Je… —Je soufflai—. Tu es capable de lire les pensées ?

— Pas les pensées. Mais certaines émotions, oui.

J’acquiesçai, songeuse, et je me souvins d’un étrange commentaire que Kyissé m’avait fait une fois : “J’ai vu ton cœur et je sais que tu m’aimes”. Étant donné que Kyissé n’était pas entièrement une nixe, il se pouvait bien que les capacités de Nawmiria pour deviner les sentiments soient encore plus développées que les siennes.

— Eh bien, que je sache, vous ne courez aucun danger —dis-je finalement—. Tu dois simplement avoir perçu… de l’agitation.

— Que crains-tu ? —insista-t-elle.

Je me frottai la joue, embarrassée.

— Ce que je crains ? A vrai dire, je n’en sais rien. Dans ma vie, j’ai déjà craint tant de choses que plus rien ne devrait m’effrayer.

— Et cependant… —m’encouragea-t-elle.

Je la regardai avec étonnement. Que prétendait-elle que je lui dise ? Que je craignais d’en avoir fini avec ma vie de saïjit pour toujours ? Que je craignais de partir à la recherche du capitaine Calbaderca, de Kaota et de Kitari et de les découvrir morts ? Il y avait tant de choses que je craignais et tant de choses auxquelles je préférais ne pas penser… Et pourtant, tout semblait si paisible autour de moi ! Le soupir de Nawmiria Klanez me fit relever la tête.

— Tu sais ? —me dit-elle—. Quand je cherche des réponses, j’ai l’habitude de m’allonger sur l’herbe et de contempler les étoiles.

J’esquissai un sourire en la voyant s’allonger et lever les yeux vers le ciel.

— Et tu trouves les réponses ? —demandai-je.

— Toujours.

Au moins, la nixe était optimiste, pensai-je, en m’étendant à mon tour sur l’herbe. Les étoiles scintillaient timidement entre les ombres de la nuit.

— Alors, je suppose que tu ne cherches pas de réponses très compliquées —laissai-je échapper au bout d’un moment.

Nawmiria s’esclaffa.

— En réalité, cela fait longtemps que je ne cherche plus aucune réponse —admit-elle après un silence—. Mais je t’assure que certaines questions ne trouvent de réponses qu’en contemplant le monde qui t’entoure —affirma-t-elle—. Parfois, les problèmes restent des problèmes simplement parce que l’on cherche la solution au sein du problème et non en dehors.

Je souris ouvertement. Ceci ressemblait à une maxime de Frundis, une de celles que l’on pouvait interpréter comme l’on en avait envie. La voix douce de Nawmiria poursuivit :

— Quand je regarde les étoiles, si loin de notre portée, je pense que le monde est infini et que je fais partie de cet infini. Cela ne te semble pas merveilleux ? —Je haussai les épaules sans savoir quoi répondre—. Bien sûr, le monde n’a pas que des merveilles, il a aussi des peines, des craintes, des injustices, mais l’important, c’est qu’il continue d’avoir des merveilles, tu ne crois pas ?

— Bien sûr —répondis-je.

La nixe se redressa. Ses yeux dorés brillaient doucement.

— Alors, si tu es d’accord, pourquoi gardes-tu tant de tristesse dans ton cœur ?

Je rougis et je soupirai, exaspérée.

— Je ne suis pas triste —répliquai-je—. Seulement inquiète pour tout ce qui peut se passer.

— Je comprends. —Elle plissa ses yeux souriants—. Je suis désolée de m’immiscer dans tes sentiments. Mais je ne peux pas cesser d’être ce que je suis.

Je secouai la tête et je m’assis.

— Et moi, je ne peux cesser de me préoccuper toujours pour tout —plaisantai-je—. Mais je te promets que, chaque fois que quelque chose me tracassera, je contemplerai les étoiles à la recherche de réponses.

Nawmiria s’esclaffa tout bas.

— Ne te moque pas aussi vite des manies des autres. Quand tu auras mon âge, peut-être parleras-tu d’étoiles, de fontaines et de nuages.

Je soufflai, amusée.

— Tu ne sais pas à quel point cela me plairait. Il ne me reste qu’à arriver jusque là et, dans cette vie, il n’y a rien de sûr. En tout cas, merci d’essayer de m’aider.

Elle sourit.

— Va donc rejoindre le jeune kadaelfe. Je sens que tu peux l’aider plus que je ne peux t’aider.

J’inspirai.

— Bonne nuit, Nawmiria.

— Bonne nuit.

Je me levai et j’allais m’éloigner quand une subite question me retint.

— Je voulais te demander… —Je me tus, indécise—. Si ces nixes ont disparu, tu crois qu’il est possible que tu sois… eh bien… que tu sois la dernière nixe ?

Son visage baigné par la lumière de la Lune ne se troubla pas, mais ses yeux brillèrent d’un éclat étrange.

— Je ne crois pas. Le monde est très grand. Mais, de toutes façons, je ne me suis jamais considérée comme une nixe. —Elle marqua une pause et ajouta tout bas— : Les nixes n’ont jamais une enfance aussi solitaire que la mienne. Moi, je suis simplement… Naw.

Sa voix mourut dans un murmure. J’acquiesçai silencieusement et, devinant ses sentiments comme elle l’aurait fait, je la laissai seule à contempler les étoiles, sans rien ajouter. Vraiment, Sib et Nawmiria formaient un couple très étrange.

Je retournai dans la chambre, j’ôtai mes bottes et je posai les dagues, avec ma ceinture. Je remarquai que le plateau du dîner était vide et que quelqu’un avait laissé une autre paillasse. Je m’y assis et observai le sommeil agité d’Aryès. Il murmurait des mots sans lien que je n’arrivais pas à comprendre. Il avait laissé échapper Frundis. Je ramassai le bâton et lui souhaitai bonne nuit avant de le placer contre le mur. Puis je m’allongeai et je fermai les yeux, tout en sachant que j’allais avoir du mal à dormir cette nuit. Dans la maison, on entendait les voix étouffées des autres qui jouaient aux cartes. Peu après, j’entendis un bruit de portes et un échange de « bonne nuit ». Alors, la maison plongea dans un silence presque absolu. Mes pensées vagabondaient, sans but, quand un froissement de couvertures me fit sursauter. Aryès s’était assis sur sa paillasse et se massait énergiquement les tempes.

— Maudite apathie —fit-il.

Et il s’effondra sur son oreiller. J’allai lui remettre sa couverture et je souris en pensant au nombre de fois où Wiguy avait fait la même chose pour moi quand j’étais enfant. Je croisai les yeux bleus d’Aryès.

— Je rêve ? —murmura-t-il.

Je fis non de la tête.

— Non, tu divagues juste un peu —répliquai-je sur le ton de la plaisanterie.

Un éclat de lucidité passa dans les yeux du kadaelfe. Il souffla.

— Quand je serai guéri, Shaedra, il vaudra mieux que tu ne me racontes pas toutes les bêtises que j’ai pu faire ou dire.

— Comme quoi ? —demandai-je, soulagée de voir qu’il espérait réellement guérir.

— Eh bien… Comme ce que je vais te dire tout de suite —dit-il, en se redressant—. Sais-tu que j’ai pensé…

— Vraiment ?

— Oui —acquiesça-t-il avec un air théâtral—. J’ai pensé et je me suis rendu compte que… tu sais quoi ? —Il sourit largement—. Je me suis rendu que je ne savais pas penser. Et alors, en pensant cela, je ne savais pas quoi penser, parce que, si je pensais que je ne savais pas penser, comment pouvais-je le penser ?

Tous deux, nous nous regardâmes, nous soufflâmes bruyamment et nous éclatâmes de rire.

— Aaah… ! —haleta Aryès, le souffle court—, je suis désolé, Shaedra, mon humour est pathétique.

— Apathique —rectifiai-je, en séchant mes larmes—. Mais, à dire vrai, ça n’est pas très différent de ton humour habituel, rassure-toi. Vivement que tu guérisses —ajoutai-je, en reprenant mon sérieux.

Le kadaelfe acquiesça.

— Je crois que je vais de mieux en mieux. Et je crois que c’est grâce à toi.

Je me mordis la lèvre, en souriant.

— Tu sais ? Nawmiria Klanez m’a dit qu’il y a des questions dont on ne trouve les réponses qu’en contemplant le monde qui t’entoure.

— C’est très profond —reconnut Aryès, pensif.

— Oui —acquiesçai-je—. Elle, elle regarde les étoiles, et moi… je te regarde toi.

Je lui souris, en me demandant comment de simples mots pouvaient accélérer mon cœur de cette façon. Aryès me rendit un large sourire et secoua la tête.

— Et toi, tu es la plus belle étoile de tout mon univers —prononça-t-il, en portant une main sur sa poitrine.

Je ris tout bas, émue.

— Nous sommes pires que Win et Wen.

Aryès arqua un sourcil, sans comprendre.

— Win et Wen ?

— Tu n’as jamais entendu la chanson de la princesse Win et du prince Wen ? —m’étonnai-je—. Frundis serait scandalisé. Il dit que c’est de la musique folklorique, mais il adore l’interpréter.

Aryès souffla, amusé.

— Alors, je l’écouterai. —Il fronça les sourcils et fit un léger geste—. Je sens qu’une autre crise arrive. Cet apathisme est tout à fait déconcertant…

Le visage assombri, il se rallongea et, quelques minutes plus tard, il délirait de nouveau. À un moment, j’entendis qu’il m’appelait, puis qu’il appelait sa sœur Zéladyn. Lentement, je m’endormis, mais je me réveillai en pleine nuit en entendant un cri. À quatre pattes sur sa paillasse, Aryès cherchait Bourrasque. Je le calmai à grand peine et, quand Sib apparut dans l’encadrure de la porte en chemise de nuit, je lui adressai une moue d’excuse.

— Ne te tracasse pas —assura-t-il—. Normalement, cela lui arrivait beaucoup plus souvent. Il est en train de se rétablir, cela ne fait pas de doute.

Avec ces mots réconfortants, il referma la porte et je m’endormis, plus apaisée.