Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées

3 Un puits sans fond

Je perçus l’agitation de la saïnal : visiblement, elle ne s’attendait pas à trouver trois démons de l’Obscurité par ici. L’un d’eux fit un pas en avant, s’éloignant du tunnel. Il avait les cheveux blonds, et son visage, d’un blanc presque maladif, était sillonné par les marques noires de la Sréda.

— Halte ! —prononça-t-il, la main posée sur le pommeau de son cimeterre, bien que nous nous soyons tous arrêtés net.

Il parlait l’abrianais, observai-je, relativement soulagée. Au moins, cela signifiait qu’Iharath et Drakvian allaient pouvoir communiquer, mais, rien que de penser qu’ils devraient parler et se débrouiller seuls avec des démons, je maudis cent fois mon aphonie. D’un autre côté, moi-même, je ne connaissais rien aux démons de l’Obscurité. Peut-être qu’ils étaient différents de ceux de l’Eau ou de l’Esprit… “Que tu ne sois pas mauvaise ne signifie pas qu’il n’y ait pas des démons qui soient de véritables monstres”, m’avait dit un jour Lénissu. Un frisson me parcourut tandis que je croisais les yeux du démon blond qui nous observait, le regard sévère.

— Qui êtes-vous ? —s’enquit-il, en rompant à nouveau le silence.

Ga fit un pas en avant et sa langue bleue apparut dans son visage entouré d’ombres.

— Moi, je suis Ga —se présenta-t-elle en tajal, réalisant le salut des démons—. Et ceux-ci sont mes compagnons de voyage.

Le blond avait plissé encore davantage le front, scrutant la saïnal. Finalement, il lança en tajal un simple :

— Quoi ?

La saïnal soupira et répéta les mots plus lentement tandis que mes compagnons s’agitaient, inquiets. Wujiri observait les visages des trois démons comme s’il tentait de savoir qui ils étaient ou ce qu’ils étaient. C’était le seul à ne pas connaître ma véritable nature et il n’était pas étonnant qu’il ne sache pas reconnaître un démon : il n’en avait probablement jamais vu un transformé. Je me mordis la lèvre avec la soudaine impression que j’aurais dû lui expliquer la vérité avant.

— Ga… —répéta le blond—. Le nom me dit quelque chose. —Il nous regarda tour à tour, toujours tendu—. Si vous êtes des démons, comment se fait-il que vous arriviez par ce chemin et non par… ? —Il s’interrompit brusquement lorsqu’il aperçut Drakvian et son teint blafard sembla pâlir encore davantage. Il dégaina promptement son épée—. Rayth, Zanda —haleta-t-il, s’adressant à ses compagnons.

Ces derniers sortirent à leur tour leurs armes avec des gestes fluides. Un éclat de peur brillait dans leurs yeux rouges. J’ouvris la bouche pour leur dire de s’arrêter et je ne réussis à émettre aucun son. C’était frustrant, me dis-je, irritée. Cependant, ils ne firent pas mine d’attaquer. Je remerciai alors les dieux de ce que Wujiri soit aphone : l’elfe noir contemplait les démons, bouche bée, assimilant peu à peu la réalité et, sans nul doute, il aurait laissé échapper quelque malheureux commentaire. Franchement, que ces inconnus nous prennent tous pour des démons était une bonne chose, décidai-je. Mais combien de temps pouvait durer un tel leurre ?

— Comment se fait-il que des démons et une saïnal voyagent avec une vampire ? —demanda Zanda, tenant dans chaque main un cimeterre visiblement bien affilé.

Drakvian avait croisé les bras sans même s’effrayer.

— Rengainez ces épées —grogna-t-elle—. Et prenez le temps de penser. Moi aussi, avant, je croyais que les démons étaient des monstres. Les vampires et les saïjits les ont toujours haïs. Mais j’ai changé d’avis —déclara-t-elle sur un ton fier—. Vous n’avez rien à craindre de moi… si vous rengainez ces épées —insista-t-elle.

Je réprimai difficilement un sourire en la voyant parler avec tant de calme. D’accord, ils n’étaient que trois et nous étions six, mais ils avaient chacun deux cimeterres tandis que nous ne possédions que quelques dagues et une seule épée.

“Et en plus, nous ne pouvons même pas crier pour leur faire peur”, soupira Syu, comme si, toute sa vie, il avait effrayé ses ennemis en rugissant.

Iharath fit un pas en avant avec une témérité peu habituelle et il joignit calmement les mains.

— Je vous en prie, ne nous précipitons pas —énonça-t-il sereinement—. Mon nom est Iharath Hartrim. Voici Drakvian. Et eux, ce sont Wujiri, Galgarrios et Shaedra. Et avant toutes choses, je vous demande de nous excuser si nous sommes entrés sur un territoire interdit. Ce n’était pas notre intention.

“Il aurait fait un bon diplomate”, commentai-je à Syu, tout en voyant que le blond se détendait.

— Alors… la vampire est une amie à vous ? —demanda-t-il, comme s’il n’arrivait pas encore à le croire.

— C’est cela —répondit Iharath—. De fait, elle a grandi avec moi et je la considère comme une sœur.

Drakvian leur adressa un sourire amical et le démon eut un tic nerveux.

— Un instant —intervint Zanda, crispée—. La vampire appartient-elle à une Communauté ? Euh… Kojari… —prononça-t-elle, sans quitter Drakvian des yeux. Elle se tut, sans achever sa pensée, mais je sus sans l’ombre d’un doute qu’elle avait du mal à nous croire.

Cependant, le blond, qui visiblement s’appelait Kojari, rengaina ses armes et Zanda et Rayth l’imitèrent de mauvais gré.

— Vous venez au nom d’une Communauté ? —nous interrogea-t-il.

Iharath agrandit les yeux et se tourna discrètement vers moi. On voyait qu’il se sentait totalement perdu. Je fis non de la tête et il en fit autant.

— Non —dit-il.

Sa réponse laconique ne sembla pas satisfaire Kojari, qui poursuivit son interrogatoire sans s’écarter d’un pouce :

— À quelle Communauté appartenez-vous ? Excusez mon indiscrétion, mais nous ne pouvons pas laisser n’importe qui se promener dans les tunnels jouxtant notre territoire —expliqua-t-il avec une certaine âpreté—. Quelles sont vos intentions ? Parler avec Kaarnis ?

— Parler avec… ? Oh, non —fit Iharath, quoique je sache qu’il ignorait totalement que Kaarnis était le chef de la Communauté de l’Obscurité—. Non —répéta-t-il—, nous n’avons pas l’intention de déranger votre Communauté. Ni aucune autre, à vrai dire. Nous ne faisons que passer. Ga nous guide et…

Il se tut soudainement sans savoir quoi ajouter. Dieux, me lamentai-je. Pourquoi Ga ne m’avait-elle pas dit que les démons de l’Obscurité vivaient si près d’ici ? Kojari nous observait, le visage sévère.

— À quelle Communauté appartenez-vous ? —insista-t-il.

— La Communauté —répéta Iharath, hésitant. Je réprimai l’envie de me couvrir le visage avec les mains pour cesser de voir l’expression imperturbable de Kojari. Quoi que dise Iharath, il ne connaissait pas le monde des démons et il n’allait faire qu’empirer les choses, me dis-je. Iharath se frotta l’oreille et eut un sourire forcé, de plus en plus nerveux—. Nous appartenons à… une Communauté —affirma-t-il. Si la situation n’avait pas été grave, j’aurais éclaté de rire—. La vérité, c’est que Shaedra vous l’expliquerait beaucoup mieux —ajouta-t-il, en me signalant—. Malheureusement, un daohnyn les a rendus aphones, tous les trois.

Kojari arqua un sourcil, en nous dévisageant Wujiri, Galgarrios et moi. Vraiment, cette mésaventure avec le daohnyn avait été si absurde… Je me raclai la gorge, mais je n’émis qu’un son discordant et je crus voir Kojari esquisser un sourire. Sa méfiance était évidente, mais au moins il semblait s’être apaisé en voyant que nous n’avions pas l’intention de les attaquer.

— Vous avez un blessé —observa-t-il alors.

Iharath acquiesça, soulagé sans doute qu’il lui parle de choses plus normales.

— C’est arrivé pendant la descente —expliqua-t-il.

Les trois démons ouvrirent grand les yeux.

— Vous êtes passés par la Cascade Noire ? —demanda Rayth, le plus jeune des trois.

Ga acquiesça.

— Alors, vous venez de la Superficie —hasarda Kojari, sans paraître très surpris. Il n’attendit pas de réponse et s’écarta—. Venez, nous vous conduirons jusqu’à notre peuple et nous appellerons un guérisseur. Ensuite, vous pourrez poursuivre votre voyage quand votre compagnon aura recouvré ses forces.

Je ne savais pas s’il s’agissait d’une invitation cordiale ou d’une sorte de piège, mais nous n’avions pas beaucoup d’autres options et je préférais sortir le plus tôt possible de la Vallée Rouge. Je levai mes deux mains contre ma poitrine en signe de remerciement et Kojari me répondit comme il se doit, avant de nous encourager à entrer dans le tunnel. Mes compagnons hésitèrent, visiblement réticents, et je remarquai le rapide échange de regards entre Drakvian et Iharath. Il était évident que l’idée de pénétrer dans un village de démons ne les captivait pas. Et je les comprenais parfaitement : moi-même, je ne connaissais pas les démons de l’Obscurité et je m’inquiétais pour mes amis… Réprimant un soupir, je leur adressai un regard encourageant avant de les devancer et de rejoindre Ga. Lorsque je passai entre les hautes sculptures postées de chaque côté du tunnel, je remarquai qu’elles étaient complètement différentes de celles de l’autre caverne : toutes deux étaient plus jeunes et avaient la bouche ouverte et les yeux agrandis par la peur ou la souffrance. Et aucune ne portait d’armes. Je secouai la tête, captivée. Elles semblaient si réelles et la douleur semblait si vive.

— Ceci est la Porte du Refuge —annonça la voix de Kojari derrière moi.

Je me tournai vers lui et acquiesçai en silence. J’aurais aimé lui demander quelles figures représentaient ces sculptures et je maudis de nouveau le daohnyn qui m’empêchait de pouvoir le faire. Je m’engageai dans le tunnel avec les autres. Des plaques d’ercarite disposées artificiellement sur le mur éclairaient notre chemin. Le tunnel était court, sans végétation, et nous débouchâmes bientôt sur une caverne dont la vue me coupa le souffle. Elle était énorme et des dizaines d’escaliers de fer la traversaient, certains totalement déformés, d’autres ne menant nulle part. Il devait s’agir de ces fameux Escaliers de Fer dont avait parlé Ga, pensai-je, fascinée. Étaient-ce les démons de l’Obscurité qui les avaient construits ? En tout cas, ils avaient l’air très anciens. Nous nous trouvions au niveau supérieur de la caverne, la partie la plus sombre, près de larges escaliers en métal qui descendaient vers… Je jetai un coup d’œil prudent vers le bas, mais je ne pus voir qu’une forêt de roches pointues et une lumière diffuse. L’odeur de fer était presque étouffante.

— Passe devant —murmura Kojari à Rayth.

Le jeune brun nous devança, alluma une torche et ouvrit le chemin. Lorsque sa botte heurta la première marche métallique, un bruit fracassant retentit et nous fit tous sursauter.

— L’avantage de ces escaliers, c’est que, normalement, on est tout de suite avertis si quelqu’un décide de monter ou de descendre —nous déclara Kojari sur un ton pragmatique.

— En effet —admit Iharath. Il était plus pâle que d’habitude et je devinai que tant d’aventures commençaient à le faire flancher.

Drakvian et lui suivirent Rayth prudemment et je me tournai vers Galgarrios pour lui donner un coup de main, mais il refusa de la tête, me faisant comprendre qu’il n’avait pas besoin d’aide. Il appuya Frundis sur la deuxième marche et commença à descendre en chancelant. Wujiri et moi, nous avançâmes derrière lui, attentifs à sa progression. Le métal grinçait sous nos pas et l’écho métallique emplissait toute la caverne, provoquant un véritable concert.

“Frundis doit être euphorique”, fit le singe, railleur, en se couvrant les oreilles.

Je souris.

“Espérons qu’il ne tourmentera pas trop Galgarrios avec ses trouvailles symphoniques.”

Ga avançait derrière moi, suivie de Zanda et de Kojari. La saïnal faisait moins de bruit, remarquai-je. En réalité, moi aussi, avec les twyms : le son était amorti sous mes pas. Et pourtant, j’avais l’impression d’entreprendre la descente aux enfers.

Nous passâmes plusieurs paliers avant que Rayth ne lève une main pour nous arrêter.

— À partir de là, il n’y a plus de rampe —nous informa-t-il.

Avec une grimace, je regardai vers le bas. De nombreux mètres nous séparaient encore du sol, estimai-je. Cette caverne n’était pas spécialement large, mais elle était profonde… et terriblement lugubre, pensai-je. Avec une certaine ironie, je songeai que les saïjits ne se trompaient pas tant que ça lorsqu’ils disaient que les démons vivaient dans de sinistres abîmes souterrains. Bien sûr, d’après les légendes, les démons se nourrissaient de ces abîmes pour amplifier leurs pouvoirs maléfiques. Pour ma part, j’étais certaine que, si on laissait à n’importe lequel d’entre eux le choix entre vivre à Ato et vivre dans cette caverne ferreuse, il choisirait Ato sans hésiter une seconde.

Rayth continua la descente avec précaution et nous l’imitâmes avec une lenteur accrue. Bientôt, Iharath s’assit sur les marches, les descendant une à une et nous ne tardâmes pas à suivre son exemple. À un moment, Galgarrios poussa un grognement de douleur et je me mordis la lèvre, préoccupée par son état. Alors, j’écarquillai les yeux, en m’apercevant d’un détail. Galgarrios avait grogné. Se pouvait-il que… ? Je me raclai la gorge et je souris largement, me tournant vers Wujiri.

— Je peux parler ! —me réjouis-je.

En réalité, je n’émis qu’un murmure presque inaudible. Wujiri sourit.

— Il était bien temps —répondit-il dans un filet de voix.

Nos chuchotements étaient si ridiculement rauques que nous nous esclaffâmes silencieusement. Nous inspirâmes profondément et j’allais continuer la descente quand Wujiri, reprenant son sérieux, me demanda :

— Ce sont vraiment des démons ?

Il n’arrivait pas encore à le croire, compris-je. Sans savoir quoi lui répondre, j’acquiesçai de la tête. Wujiri soupira.

— Je suppose qu’essayer de les tuer serait une stupidité —murmura-t-il—. Et comme nous sommes déjà accompagnés d’une saïnal et d’une vampire…

Je ne pus éviter de lui sourire, amusée. Wujiri commençait à relativiser les choses.

— Effectivement, ce serait une stupidité —confirmai-je—. Il vaudra donc mieux nous faire passer pour des démons —conclus-je, sans oser lui révéler pour le moment que, moi, je n’aurais pas besoin de faire semblant. Peut-être quand nous arriverions en bas des escaliers… J’entendis un grognement impatient derrière moi et j’adressai une moue d’excuse à Ga—. On avance, on avance.

L’escalier mesurait moins de deux mètres de large mais, au moins, le métal avait l’air propre et ne glissait pas trop. J’avais descendu quelques marches de plus lorsque j’entendis la voix étouffée de Galgarrios : sa jambe avait cédé et il s’était affalé dans les escaliers.

— Galgarrios ! —murmurai-je, effrayée.

Et je demeurai pétrifiée. Le caïte s’accrochait à deux mains à une marche. Mais… où était Frundis ? Le cœur glacé, j’entendis plus bas un bruit retentissant. Le visage de Galgarrios se tourna vers moi, les yeux emplis de larmes, mais je n’aurais su dire s’il pleurait d’avoir jeté mon ami bâton, Zemaï savait où, ou de la douleur que lui causait sa blessure. Syu siffla entre ses dents. Il était consterné.

“Comment a-t-il pu jeter Frundis ?”, feula-t-il, incrédule.

J’avalai ma salive avec difficulté.

“Frundis est résistant”, raisonnai-je avec conviction. “Il ne lui est sûrement rien arrivé.”

Syu ne sembla pas très convaincu et il saisit aussitôt une mèche de mes cheveux pour la tresser, inquiet. J’essayai de me remettre et je m’empressai de rejoindre le caïte.

— Galgarrios ! Tu vas bien ?

Avec les claquements métalliques, c’est à peine si je m’entendais moi-même. Les lèvres de Galgarrios tremblèrent. Ses yeux sombres reflétaient une culpabilité qui me laissa interdite.

— Shaedra, je ne voulais pas…

— Je le sais —l’interrompis-je, mais il continuait à murmurer des choses que je ne parvenais pas à comprendre. Je lui serrai l’épaule, inquiète—. Ne te tracasse pas —lui assurai-je pour le tranquilliser—. Tu peux continuer ?

Galgarrios acquiesça lentement, hébété. Il avait l’air exténué et, visiblement, la blessure l’avait affaibli plus que je ne croyais. Peinée, je m’efforçai malgré tout de lui murmurer :

— Encore un effort.

Il serra les dents et se tourna de nouveau vers les escaliers descendants. Je l’observai un moment se remettre en marche et je devinai facilement l’effort que lui coûtait chaque mouvement. Je passai à la marche suivante et je soupirai. Tout bien considéré, peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée d’avoir accepté l’invitation de Kojari. Galgarrios allait avoir besoin de repos après tant d’épreuves. J’entendis soudain un autre fracas et je tournai brusquement la tête, m’imaginant déjà le pire.

— Beksia ! —vociféra une voix irritée, quelque part, plus en bas.

— Rayth ! —brama Kojari. Je ne parvenais pas à voir celui-ci, occulté derrière la masse sombre de Ga.

— Je vais bien ! —répondit son compagnon—. Il y avait une barre de métal en travers. Elle a dû tomber des escaliers supérieurs.

J’agrandis les yeux et je levai un regard inquiet vers les barreaux et les marches qui se superposaient. Mieux valait qu’un escalier ne nous tombe pas dessus. J’aspirai une grande bouffée d’air et nous continuâmes. Plusieurs mètres plus bas, j’aperçus Iharath qui soufflait régulièrement comme pour se tranquilliser.

Ces escaliers me parurent interminables. Galgarrios avançait à un pas de tortue iskamangraise et cela me faisait de la peine de le voir souffrir et de devoir l’encourager pour qu’il poursuive. Finalement, nous parvînmes aux premières stalagmites, qui brillaient de mille petites pierres de lune incrustées. Des minutes après, nous posâmes les pieds sur la roche. Tout le sol était jonché de débris métalliques. Rayth portait encore la torche et nous observait avec crainte, anxieux sans doute de voir Kojari et Zanda le rejoindre. Drakvian le fixait des yeux, comme pour l’incommoder davantage, et Iharath promenait son regard autour de lui, sur le qui-vive, croyant peut-être que quelque monstre nous guettait depuis l’obscurité, entre roches et métaux. Contrairement à toutes les cavernes que nous avions traversées jusqu’alors, celle-ci ne laissait pas entrevoir la moindre trace de végétation. Du moins, dans le peu que je pouvais en voir, rectifiai-je. Je me précipitai vers Galgarrios et, avec l’aide de Wujiri, nous l’allongeâmes sur une pierre plate. Ses mèches blondes collaient à son visage imprégné de sueur. Wujiri fronça les sourcils, en retirant la main de son front.

— Il a de la fièvre —constata-t-il tout bas.

Il ne manquait plus que cela, soupirai-je, sans pouvoir écarter mon regard de mon ami. Celui-ci semblait avoir épuisé toutes ses forces et j’observai que ses paupières s’ouvraient et se fermaient comme s’il tentait de lutter contre la fatigue. Je touchai sa joue. Elle était brûlante.

— Repose-toi —lui murmurai-je.

Un instant, je me demandai si la siméya n’avait pas eu des effets négatifs sur le corps du caïte. Après tout, peut-être que cette plante n’avait pas les mêmes effets sur un saïnal que sur un saïjit… Il n’y avait pas moyen de le savoir. Mais maintenant, la seule chose qui importait, c’était de trouver un guérisseur. Et de récupérer Frundis.

Je me levai et je tirai Iharath par la manche pour attirer son attention.

— Je vais chercher Frundis.

Ma voix fut étouffée par des paroles que Rayth adressa à Kojari et Zanda. Le semi-elfe arqua un sourcil et s’inclina vers moi.

— Quoi ?

Je répétai ma phrase et il acquiesça.

— Je t’accompagne. Euh… Excusez-nous —dit-il, en se tournant vers les trois démons—. Nous allons chercher le bâton qui est tombé. Nous revenons tout de suite.

Je vis que Kojari était sur le point de protester, mais il retint tout commentaire et acquiesça.

— Nous vous attendons ici. Vous voulez la torche ?

Je fis non de la tête et, en silence, je lançai un sortilège de lumière harmonique et Iharath m’imita. Zanda et Rayth soufflèrent, tandis qu’un éclat de surprise passait dans les yeux de Kojari ; j’en déduisis que peu de démons de l’Obscurité connaissaient les arts celmistes.

En nous éloignant, je remarquai le regard inquiet de Wujiri et je devinai qu’il éprouvait une certaine appréhension à l’idée de se trouver entouré de trois démons, d’une saïnal et d’une vampire, et d’un caïte à demi inconscient comme seul compagnon. Ce qui se comprenait tout à fait. Si seulement Galgarrios et lui n’étaient jamais venus avec nous, soupirai-je intérieurement. Que Galgarrios se retrouve dans cet état, indirectement par ma faute, me remplissait d’horreur.

— Tu crois qu’il a pu atteindre le sol ? —me demanda Iharath, en m’arrachant à mes pensées.

Je haussai les épaules.

— Aucune idée —admis-je.

Syu abandonna mon épaule et nous marchâmes entre barreaux et stalagmites durant plusieurs minutes, nous inclinant pour éclairer le sol. Plus d’une fois, nous trébuchâmes sur des morceaux de métal dont le bruit strident me fit dresser les cheveux sur la tête. Je m’aperçus qu’Iharath commençait à s’impatienter et, quand je vis un trou noir sans fond, une horrible pensée me vint à l’esprit. Et si Frundis était tombé dans ce puits ? Et si, cette fois, je l’avais perdu pour toujours ? Je repoussai une pensée aussi angoissante et je continuai à avancer.

— Shaedra… Nous devrions revenir —finit par dire Iharath—. Ils vont se préoccuper et Galgarrios est blessé. Nous devons continuer.

“Pas encore”, protesta Syu, poursuivant avec ténacité sa recherche.

Je fis non de la tête, obstinée.

— Non. Je passerai une année entière dans cette caverne s’il le faut. Mais je n’abandonnerai pas Frundis.

Ma voix était presque inaudible, mais Iharath devina le sens de mes paroles et s’approcha pour me prendre le bras.

— Shaedra —répéta-t-il—. Je sais que ce bâton était important pour toi. —Il avala sa salive et ajouta— : Mais, moi, je ne le vois nulle part.

Je lui jetai un regard déterminé et je continuai à chercher. Je perçus le soupir du semi-elfe. Tandis que j’avançais difficilement au milieu de tant de débris, je réfléchis à ses paroles. Iharath avait raison. Frundis n’apparaîtrait pas et Galgarrios, par contre, devait guérir et je les empêchais tous de continuer. Je passai furieusement le bras devant mes yeux et, alors, je vis une lumière explosive qui disparut aussi vite qu’elle était apparue. Je levai vivement les yeux et les plissai. Cette chose qui était suspendue juste au-dessus d’un puits profond, accrochée comme par magie à l’un des barreaux d’un escalier, c’était…

“Frundis !”, m’exclamai-je. Essayant de ne pas trébucher en chemin, je me précipitai vers lui. Je contournais un amas de ferraille quand je compris que Frundis s’accrochait désespérément avec ses pétales. Il était sur le point de tomber droit sur le plus profond des abîmes. J’accélérai le rythme, en répandant tout mon jaïpu.

— Frundis, tiens bon !

Je fus la seule à entendre mon cri éteint, naturellement. Je m’arrêtai près du puits et je levai une main en vain. Frundis était peut-être un mètre plus haut. Iharath arrivait en soufflant derrière moi avec Syu sur les épaules.

— Ne bouge pas ! —me dit-il—. Nous allons… nous allons essayer de…

Il ne termina pas sa phrase : Frundis, épuisé par ses efforts, avait cédé et il tombait maintenant directement dans le puits. “Le har-kariste est précis et rapide comme une vipère des glaces.” Je tendis la main à la vitesse de l’éclair. Je n’eus pas le temps de penser : mon objectif était de sauver Frundis. Je m’avançai dangereusement sur le puits et je l’attrapai. Une musique épouvantable frappa alors mon esprit avec une telle brutalité que, penchée comme je l’étais, je perdis l’équilibre. Je voulus crier, mais j’en fus incapable. Mes yeux virent l’obscurité de l’abîme et je m’agitai dans le vide. Syu poussa un hurlement mental, Iharath rugit, atterré… Je sentis ma chute s’arrêter subitement et je levai des yeux surpris. Frundis, que j’agrippai de toutes mes forces, était resté coincé entre les murs du puits à quelques mètres du sol.

“Oh… Frundis !”, bégayai-je mentalement, morte de peur.

À ma stupéfaction, le bâton me répondit avec un petit rire enthousiaste.

“Shaedra ! J’étais sûr que tu m’attraperais”, dit-il en riant et il m’avoua, ému quoiqu’un peu fatigué : “J’ai trouvé un nouveau son ! Je peux te le dire franchement : depuis deux cents ans, je crois que ces dernières années sont les plus productives. Tu es une porteuse merveilleuse.”

“Oui”, soufflai-je, la respiration accélérée. “Eh bien, tu vas devoir penser à te trouver un autre porteur, parce que je crains que, moi, je n’aille droit à la tombe…”

Essayant de ne pas me laisser envahir par la panique, je bougeai les pieds, cherchant quelque irrégularité pour trouver au moins un appui. Je heurtai une pointe métallique qui se détacha du mur et se perdit dans la noirceur du trou. Je ne perçus aucun bruit et j’en arrivai à la conclusion que le puits était si profond qu’il conduisait peut-être directement à quelque caverne des Souterrains, des centaines de mètres plus bas. En haut, une lumière brillait intensément et j’entendais les cris d’Iharath qui m’appelait.

— Iharath —murmurai-je. Mes bras commençaient à trembler de l’effort. Heureusement que Frundis était résistant, pensai-je.

“Shaedra !”, me dit Syu. Je le vis pointer sa petite tête au-dessus du trou.

“Je vais bien, Syu. Et Frundis est sain et sauf. Ne t’approche pas trop du bord.”

“Je te trouve très optimiste”, observa le singe, agité.

Je souris dans l’obscurité.

“Un gawalt doit toujours être optimiste”, répliquai-je.

Des voix se firent entendre. Parmi elles, celles de Drakvian et de Kojari.

— Mais comment se fait-il que vous voyagiez sans corde ? —demandait la première.

— Je ne me souviens pas de la dernière fois où quelqu’un est tombé dans un puits des Escaliers de Fer —répliquait le démon—. Nous ne nous promenons pas toujours avec des cordes. Calmez-vous. Zanda va en chercher une. Le village n’est pas loin. Si elle se dépêche, elle sera de retour ici dans deux heures. Que s’est-il passé exactement ? —s’enquit-il.

Je soupirai depuis ma position distante. Brusquement, Frundis dérapa de quelques centimètres et je sentis le désespoir m’envahir de nouveau. Le bâton composait discrètement sa nouvelle symphonie métallique, comme s’il n’osait pas donner libre cours à sa joie alors qu’il me voyait dans une situation si critique. Si seulement Aryès avait été avec moi… Alors, je pensai que, si je mourais maintenant, je ne le reverrais jamais. Je ne reverrais plus jamais personne à moins que les croyances des érioniques sur les esprits ne soient vraies. Mais moi, je ne voulais pas être un esprit, me dis-je, tremblante. Du moins, pas avant l’heure. Je raclai la roche avec mes bottes et j’essayai d’améliorer ma position… Kojari prétendait que je reste ainsi, suspendue en l’air, pendant deux heures. Et, bien sûr, j’étais censée tenir jusque là. Je ne devais pas perdre espoir, me répétai-je.

Cette pensée s’évanouit lorsque quelque chose céda et Frundis commença à glisser inéluctablement entre les deux parois, en émettant un son âpre. Ma tension était alors telle que cela ne m’aurait pas étonnée si mes mains avaient lâché le bâton, tellement elles étaient crispées. J’avais envie de crier, mais ma maudite gorge m’en empêchait.

— SHAEDRA !

C’étaient les voix de Drakvian et d’Iharath, qui peu à peu s’effaçaient dans un cercle de lumière de plus en plus distant. Si le puits s’élargissait, j’étais perdue, me rendis-je compte. Et s’il se rétrécissait, aussi, parce que je doutais beaucoup que Zanda revienne avec une corde de tant de mètres… Que m’avait dit Spaw exactement, il n’y avait pas si longtemps ? “Garde-toi de tomber dans un puits”, me souvins-je. Qui aurait imaginé que je finirais par faire littéralement ce qu’il m’avait demandé de ne pas faire !

“Frundis… nous sommes perdus”, me lamentai-je.

Le bâton compositeur réduisit sa musique à un silence absolu et médita mes paroles.

“Ne te rends pas”, me dit-il alors. Et il hésita. “Tu veux… tu veux que je te chante La rêveuse assidue ?”

Je comprenais qu’il ne pouvait pas faire grand-chose de plus pour me calmer et je laissai sa chanson burlesque me changer les idées, tâche plutôt difficile parce que le bâton continuait à déraper par à-coups. Vraiment, ceci était ce que l’on pouvait appeler une mort lente, pensai-je avec ironie. Mais, considérant toutes les fois où j’avais été si proche de mourir, je n’arrivais pas à penser que mon inexorable chute soit injuste ou due à la malchance.

Je commençai à entendre un bruit sourd mais constant qui provenait d’en bas. Un instant, je crus qu’il s’agissait de quelque monstre horrible à la respiration semblable au tonnerre. Puis je pensai que c’était peut-être simplement la cascade qui disparaissait dans la Vallée Rouge. Ce raisonnement était assez logique. Et cela signifiait qu’il était possible que j’atterrisse dans l’eau et m’en sorte vivante. Je tentais de me tromper avec cette pensée rassérénante quand, soudain, la pierre, sur ma gauche, céda la place au vide et Frundis tomba d’un coup… Réagissant avec une rapidité qui m’émerveilla quelques secondes après, je donnai un coup contre la roche sur ma droite pour prendre de l’élan et je me propulsai vers le trou rocheux que je venais de découvrir. Je heurtai violemment une sorte de barre métallique qui devait être coincée là depuis des années et des années.

— Grrr… —grommelai-je.

J’écartai la barre à l’aide de Frundis et je reculai de quelques centimètres dans le creux, les muscles endoloris. Je créai une sphère harmonique et je jetai un coup d’œil autour de moi. La roche était dure et pleine d’irrégularités. J’intensifiai la lumière et j’écarquillai les yeux. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un tunnel ? En tout cas, mon sortilège ne parvenait pas à illuminer le fond de la cavité. L’espoir renaquit en moi et je serrai Frundis contre ma poitrine.

“Tout n’est pas perdu”, déclarai-je.

“Je suis heureux de te l’entendre dire”, sourit le bâton avec un évident soulagement.

Je me couchai sur la roche et je jetai un regard dans le puits, vers le haut. On ne voyait plus de lumières.

“Syu !”, criai-je.

Mais, même s’il était encore là-haut, il n’aurait probablement pas pu m’entendre : il était trop loin. Je tentai de lancer un sortilège perceptiste, mais je m’étais toujours mal débrouillée dans cette matière et non seulement je ne réussis pas le sortilège, mais en plus je réduisis notablement ma tige énergétique. Alors, je pris le temps de penser. Ils devaient sûrement être déjà partis au village pour soigner Galgarrios, considérant sans doute, soit qu’ils m’avaient perdue à jamais, soit qu’ils ne pouvaient rien faire pour me sauver. La deuxième considération était indubitablement vraie ; la première, pas autant, décidai-je.

Je me traînai loin du puits, rampant dans l’étroit passage. Contrairement à la caverne des Escaliers de Fer, cela sentait la terre humide et bientôt je sentis sous mes mains une matière molle qui avait tout l’air d’être de la mousse. Le tunnel, si cela en était réellement un, se rétrécit de telle sorte que je pouvais à peine relever la tête. Au bout de quelques minutes, je commençai à suffoquer. Et pour arranger les choses, mon épée resta bloquée dans la roche, m’empêchant d’avancer. Je me démenai, en vain, et ne tardai pas à l’abandonner. Une épée ne me servait à rien dans un trou comme celui-ci, de toute façon. Je tentai de reprendre mon souffle. J’avais passé tant de temps à m’agripper à Frundis au-dessus du vide que mon corps s’en ressentait, à bout de forces… Pour ne pas ajouter que, depuis que je m’étais réveillée, je n’avais pas arrêté : entre la descente de la Cascade Noire, le sauvetage de Galgarrios, la Vallée Rouge et les Escaliers de Fer… Cependant, pour rien au monde je ne serais restée me reposer dans un endroit aussi asphyxiant que celui-là ; je continuai donc à avancer, encouragée par un joyeux rythme de guitares. Une pensée ne cessait de marteler mon esprit : et si ce tunnel ne menait nulle part ? Dans ce cas, je serais incapable de faire demi-tour.

Écartant mes pensées funestes, je me concentrai uniquement sur ma progression. À un moment, je décidai de déchaîner la Sréda, car ma peau de démon était plus résistante et mes bras commençaient à être égratignés de toutes parts, malgré la tunique de garde. Je tins peut-être une demi-heure avant de faire une pause et de défaire ma sphère harmonique, épuisée. Je n’étais pas encore habituée à utiliser les harmonies lorsque j’étais transformée et j’avais l’impression que ma tige énergétique se consumait plus rapidement.

“Quand je pense que tu es dans ce pétrin à cause de moi”, soupira Frundis, faisant taire une voix de ténor. Il exprimait rarement des sentiments de culpabilité et je fus surprise qu’il le fasse à présent.

“Bon, je suis toujours vivante, c’est l’important.” J’esquissai un sourire dans l’obscurité. “Ta porteuse ne se rend pas facilement.”

Et pour cette raison même, j’étais consciente que je devais bouger si je voulais vivre. Aussi, avant que mes bras et mes jambes s’engourdissent, je continuai à avancer. À aucun moment le tunnel ne croisa d’autres tunnels, mais une bonne chose, c’était qu’il ne semblait pas non plus se rétrécir et, parfois, il s’élargissait même légèrement. Je progressais depuis peut-être une heure en me traînant lorsque j’inspirai un air pur et frais et je me rendis compte que la roche volcanique et asphyxiante avait cédé la place à une zone de rochelion. Ceci était bon signe, estimai-je, en respirant avec plus de calme. Juste au moment où j’avais décidé de faire une autre pause, je perçus une lumière. C’est tout juste si je ne m’esclaffai pas de joie et Frundis qui, depuis un moment, s’était mis à composer sa nouvelle œuvre, s’interrompit pour le célébrer avec moi. Je n’eus besoin que de quelques minutes pour déboucher sur une petite grotte tapissée d’herbe bleue et de plantes. Et cette fois, je ris tout bas, terriblement soulagée : la lumière provenait d’une énorme caverne attenante à la grotte. J’entendis un léger murmure d’eau, faible mais sûr. Un bruit d’épées entrechoquées me parvenait aussi.

Je fronçai les sourcils et je fis un effort pour me lever. Je jetai un coup d’œil sur mon aspect et je vis que la tunique d’Ato, contrairement à moi, n’avait pas survécu au trajet : en lambeaux, elle pendait lamentablement. L’armure, qui m’avait protégée, n’avait pas l’air en meilleur état, constatai-je. Et mes bottes twyms ne paraissaient plus très neuves depuis longtemps, mais cette fois elles avaient vraiment l’air peu présentables.

“Les véritables héros n’ont jamais une allure très élégante”, me fit remarquer Frundis.

Je souris.

“Ce qui est sûr, c’est que je suis loin d’avoir l’aspect chevaleresque de Shakel Borris.”

Je m’entourai d’harmonies et j’avançai en titubant hors de la grotte. La vue qui se déploya sous mes yeux me laissa bouche bée. Une cinquantaine de mètres plus bas, sur ma gauche, coulaient les eaux d’une rivière, pénétrant dans un paysage foisonnant d’une végétation étrange. Et quelle végétation !, ajoutai-je pour moi-même, en levant un regard ébahi. Un peu plus loin, se dressaient d’énormes arbres aux troncs blancs qui devaient mesurer plusieurs mètres de diamètre. Sur ma droite, derrière des arbustes, se tenait une maison en bois de deux étages. Une maison, me répétai-je, abasourdie. Se pouvait-il que j’aie atterri dans le village de Kaarnis ? Peut-être que la chance ne m’avait pas totalement abandonnée, conclus-je.

Les chocs d’épée s’entendaient encore quelque part, au-delà de cette maison. Je m’approchai en chancelant du mur le plus proche et je jetai un coup d’œil autour de moi. L’édifice avait plusieurs ouvertures sans vitres, fermées par de simples rideaux bleus.

“Frundis, tout ça ne me dit rien qui vaille”, marmonnai-je.

Mon assertion sembla amuser le bâton.

“On dirait Syu”, se moqua-t-il.

Je fis une grimace en pensant au singe gawalt, que j’avais abandonné une nouvelle fois.

“Il va me faire un sermon quand je vais le retrouver”, soupirai-je.

Avec toute la discrétion que l’épuisement me permettait, j’écartai un des rideaux. L’intérieur était illuminé par une pierre de lune. Il y avait un grand fauteuil et une énorme armoire, une petite table et une jolie tapisserie. Il ne me sembla entendre aucun bruit, quand soudain je perçus le frôlement de pas qui s’approchaient sur l’herbe. Je m’effrayai et me retournai. À l’instant précis où une silhouette apparaissait contournant la maison, je disparus à l’intérieur avec un saut qui m’arracha les dernières forces qui me restaient. Je perdis l’équilibre et je m’appuyai à la fois sur Frundis et sur le dossier du fauteuil. Aussitôt, j’entendis une exclamation de surprise. Un petit démon se leva du siège en sursautant et il laissa tomber un livre sur le sol. C’était un hobbit. Ses yeux rouges m’observaient, ronds comme des assiettes.

— Qui… qui diables es-tu ? —bredouilla-t-il, stupéfait.

Je me sentais terriblement faible.

— Excuse-moi —haletai-je. Je fis un pas en avant, il fit un pas en arrière et, sous ses yeux ébahis, je me laissai choir sur le fauteuil, exténuée. Ce fut un miracle si je ne lâchai pas Frundis. Alors, dans un filet de voix, je répétai— : Excuse-moi.

Et je tombai profondément endormie.