Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
Ce même jour, les patrouilles commencèrent. Après avoir pris un copieux petit déjeuner, je me rendis, avec Frundis, au quartier général. Aseth, le capitaine de la garde, assigna à chaque nouveau cékal un groupe de patrouille et, avec Laya et Galgarrios, je suivis quatre autres gardes dans la rue du Songe, tandis qu’Ozwil et Révis se dirigeaient vers le nord. Quoiqu’il ait changé de groupe au dernier moment, Galgarrios ne protesta pas : il semblait se réjouir, non seulement parce qu’il allait travailler avec moi, mais aussi et surtout parce que cette patrouille passait toute la journée hors d’Ato, mais revenait chaque soir, contrairement à l’autre. Nous suivîmes la route peut-être pendant une heure avant de pénétrer dans le bois, à la recherche d’empreintes suspectes. D’empreintes de nadres… ou de vampires, pensai-je avec un frisson.
Sur le chemin, les gardes bavardaient tranquillement, racontant des histoires terrifiantes dans le seul but de nous faire peur. Et, de fait, ils y parvinrent, au moins avec Laya, Galgarrios et Syu. Frundis se plaisait à écouter ces histoires et, moi, je faisais l’incrédule et la téméraire, assurant que j’avais déjà tué un dragon et que rien ne pouvait m’effrayer. Mon assurance feinte en fit rire plus d’un.
Cependant, lorsque nous nous enfonçâmes dans le bois, les gardes se turent. Le plus probable, c’était que nous ne rencontrions rien d’étrange, mais nous continuâmes à avancer, aux aguets. J’observais avec curiosité les gestes précis d’une humaine blonde d’une quarantaine d’années, qui semblait à l’affût du moindre changement dans ce bois touffu.
À un moment, nous arrivâmes à une zone qu’il me sembla reconnaître et je jetai un regard plus en avant. L’endroit où j’avais rencontré Iharath et Drakvian ne devait pas être bien loin.
— Shaedra ? —chuchota Laya, les yeux écarquillés par la peur—. Tu as entendu quelque chose ?
Je fis non de la tête.
— Il m’a semblé entendre le rugissement d’un dragon, mais je me suis sûrement trompée.
L’elfe noir qui avait tout fait pour terrifier Laya, un certain Wujiri, s’esclaffa tout bas.
— Ce doit être mon ventre. J’ai une faim de mille démons. Narsia —appela-t-il, en haussant un peu la voix—. Tu ne crois pas que nous devrions déjà avoir fait une pause pour manger ces délicieuses galettes que tu nous apportes toujours ?
L’humaine blonde s’arrêta.
— On a perdu la notion du temps, Wujiri ? Cela fait à peine trois heures que nous marchons. Une de plus et nous faisons une pause —promit-elle avec un sourire goguenard.
— Oh, allez, Narsia ! —implora l’elfe noir, une expression plus espiègle que suppliante sur le visage.
Les deux autres compagnons, Makatos et Aldirn, échangèrent des regards moqueurs, mais Narsia fit une moue, impatiente.
— Wujiri —l’avertit-elle—. Nous avons des novices avec nous. Nous ne devons pas leur faire croire que toutes les patrouilles s’arrêtent à tout bout de champ pour manger des galettes.
— Bien sûr que non ! —répondit l’elfe noir, en riant—. Personne ne fait d’aussi bonnes galettes que toi. C’est pour ça que les autres ne font pas autant de pauses.
Les deux autres gardes éclatèrent de rire et, Laya et moi, nous échangeâmes un sourire. Narsia, cependant, refusa catégoriquement.
— Pas question —décréta-t-elle—. N’insiste pas —ajouta-t-elle, en voyant que son compagnon ouvrait la bouche pour lancer quelque nouvelle plainte.
Nous allions continuer à avancer, lorsque nous entendîmes le sifflement lointain d’une épée que l’on tire de son fourreau. L’inquiétude nous envahit. Narsia dégaina son arme.
— En avant, la patrouille !
Nous nous précipitâmes vers le bruit et nous passâmes près de la roche où je m’étais assise cette nuit même. J’entendais les battements précipités de mon cœur et je devinai, à l’expression accablée de Laya, que celle-ci n’était pas moins effrayée. Pourtant, ce qui m’atterrait, ce n’était pas tant l’idée de devoir lutter contre des nadres rouges, mais plutôt celle de me retrouver face au maître Ew debout près du corps sans vie de Drakvian.
“Ça, c’est vraiment macabre”, me dit Frundis, révolté, en m’emplissant la tête de roulements de tambour.
Je soupirai.
“Je sais.”
Pourtant, quelques minutes plus tard, lorsque je vis Navon Ew Skalpaï, l’épée à la main, promenant des yeux de fou autour de lui, je demeurai épouvantée. Cela ne pouvait signifier qu’une chose…
— Maître Ew ! —s’exclama Narsia, aussi étonnée que ses compagnons—. Que diable faites-vous ici ?
L’humain feula et la regarda. Alors, petit à petit, ses yeux perdirent l’éclat de folie qui brillait en eux. Finalement, son visage couturé s’adoucit, quoique très légèrement.
— Un vampire —déclara-t-il—. Cela sent le vampire. Il y a un vampire dans le bois.
Vraiment, son explication était on ne peut plus claire.
— Un vampire —répéta Narsia—. Dieux. Vous êtes sûr ?
À son ton, je déduisis que la garde ne parvenait pas à le croire. Mais son incrédulité ne semblait pas déranger Navon Ew Skalpaï. Il fit un pas vers l’ouest, l’air décidé, et nous devinâmes tous son intention.
— Attendez ! —s’écria Narsia—. Qu’allez-vous faire ?
Le chasseur de vampire arqua un sourcil.
— Commencer la chasse, évidemment.
Je blêmis. Nous nous agitâmes tous, inquiets.
— Euh… —Narsia se racla la gorge—. Il faut avertir le Mahir qu’il y a un vampire tout proche. Maître Ew, voulez-vous que l’un de nous reste avec vous pour vous aider ?
Ew Skalpaï secoua la tête, un rictus sur le visage.
— Vous ne savez pas chasser les vampires —commenta-t-il simplement.
— C’est vrai —s’empressa d’approuver Wujiri.
Sans plus attendre, le chasseur de vampires nous adressa un bref signe de tête en guise de salut et il s’éloigna dans le bois, anxieux de trouver sa proie… Nous reprîmes le chemin d’Ato et, tandis que les autres commentaient l’évènement et la terrible réputation d’Ew Skalpaï, j’avançais silencieuse à leurs côtés. L’inquiétude me rongeait à l’intérieur. Pourvu que cet humain ne soit pas aussi bon chasseur de vampires qu’on le disait, soupirai-je mentalement.
— Ne t’inquiète pas —me dit Galgarrios, avec un sourire débonnaire—. Un vampire ne peut rien faire contre tant de gardes.
Wujiri arqua un sourcil.
— La tueuse de dragons serait-elle effrayée ? —se moqua-t-il.
Je grognai.
— Mais non. Appréhensive seulement.
Les trois jours suivants, Ew Skalpaï chercha Drakvian nuit et jour. D’un côté, les gens admiraient sa persévérance : l’annonce qu’un vampire pouvait rôder aux alentours d’Ato était plutôt inquiétante. Mais d’un autre côté, l’acharnement fanatique avec lequel le chasseur de vampires opérait inspirait une certaine raillerie. Je passai trois jours à patrouiller dans les bois alentour sans que mes compagnons et moi trouvions la moindre trace de nadre rouge ou de vampire. Finalement, la vie de garde était plus monotone que ce que l’on pouvait croire à première vue. Tous les après-midis, je rentrais épuisée à la taverne. Par contre, les galettes de Narsia étaient en effet délicieuses. Lorsque je le dis à Kirlens, celui-ci s’esclaffa et me tendit une assiette pleine de riz fumant.
— Peut-être que je devrais l’engager —plaisanta-t-il, en s’asseyant à la table.
Je fis non de la tête.
— Impossible. Wiguy les réussit aussi bien ou même mieux —affirmai-je—. Et ses gâteaux sont mille fois meilleurs.
Devant mon ton catégorique, Kirlens laissa échapper un gros rire bruyant.
— Pour dire vrai, si c’était moi qui devais faire ces gâteaux, je t’assure que j’aurais déjà perdu la moitié des clients.
Je lui rendis son sourire et je bâillai sans le vouloir.
— Ah ! —dit Kirlens, en fronçant les sourcils—. Au lit. Toi et Kyissé. Il ne faudrait pas que demain tu tombes sur un nadre rouge et que tu t’endormes debout, hmm ?
Je roulai les yeux et je me levai, prenant Kyissé par la main. Nous passâmes souhaiter bonne nuit à Murry et Laygra. Wiguy était sortie, probablement avec son ami Nart, pensai-je, amusée. J’emmenai Kyissé dans sa chambre et je lui racontai une des nombreuses histoires que je connaissais jusqu’à ce que la petite ferme les yeux. Alors, je poussai doucement la porte et je retournai dans ma chambre. Là, je trouvai Syu dormant profondément sur sa paillasse. Pourtant, lorsque je m’allongeai, le singe, comme un somnambule, se leva, grimpa sur le lit et se blottit près de moi. Je souris toute seule dans l’obscurité et je m’endormis presque aussitôt.
* * *
— Tu es un goinfre, Wujiri.
Narsia grommelait et l’elfe noir engloutit la dernière bouchée avant de lui adresser un sourire innocent.
— Tu es une véritable virtuose de la cuisine, Narsia —dit-il.
— Wujiri…
— Je t’assure —insista-t-il, théâtral.
Laya et moi, nous pouffâmes, amusées. Galgarrios passa une main songeuse dans ses cheveux blonds. Nous étions assis au bord du chemin principal, en pleine pause. Ce n’était que notre quatrième jour de patrouille, mais je commençais à comprendre que les pauses étaient plus fréquentes que celles conseillées par le capitaine de la Garde d’Ato. Au moins, c’est ce qui se passait dans notre patrouille : il ne devait être que trois heures de l’après-midi et nous en étions déjà à notre troisième pause de la journée.
— Nous devrions reprendre notre ronde —observa alors Narsia, en se levant.
Sans protester, Wujiri et les autres, nous l’imitâmes… et nous nous retournâmes tous à l’unisson vers un bruit de sabots contre le chemin pavé. C’était un cavalier d’Ato. Lorsqu’il parvint à notre hauteur, étonnamment, il s’arrêta.
— Ho ! —dit-il—. Gardes ! Grâce aux dieux, vous êtes là. Le Mahir requiert votre présence tout de suite. Il y a une urgence.
— Que s’est-il passé ? —s’enquit Narsia. Visiblement, elle n’était pas habituée à ce que l’on interrompe la patrouille de cette façon.
— Une fillette a disparu. La fillette de Klanez —expliqua-t-il sur un ton grave.
Je demeurai glacée.
— Comment ça, disparu ? —fis-je, altérée, en essayant de réprimer la vague de panique qui menaçait de m’envahir.
— Oui. Apparemment, ils l’ont emmenée vers le sud-ouest, en direction de la Tour de Shéthil plus ou moins. Il y a des empreintes de plusieurs personnes. Ces Souterriens sont probablement dans le coup —il cracha avec dédain—. Pauvre fillette. Bon, je dois aller avertir les autres patrouilles pour qu’elles soient vigilantes. Hue !
Le cheval partit au galop sur le chemin et je le fixai des yeux quelques secondes, abasourdie. Kyissé… Un soudain son de flûte prolongé me sortit de ma torpeur. Les autres gardes parlaient entre eux, commentant la nouvelle.
— En avant ! —dit Narsia—. Rentrons à Ato.
Sans les attendre, je m’élançai sur le chemin à toutes jambes. Le jaïpu se répandait dans tout mon corps, l’accélérant, comme poussé par le vent. Je distançai rapidement toute ma patrouille et j’arrivai à Ato en une demi-heure à peine. Cependant, je n’entrai pas dans la ville : je déviai directement vers le sud. Près de la lisière de la forêt, trois silhouettes de gardes semblaient parler avec agitation.
Je m’arrêtai devant eux, pantelante. Tous trois me regardaient, l’air surpris.
— Où est ta patrouille ? —demanda l’un d’eux.
Je m’aperçus que celui qui me parlait n’était autre qu’Aseth, le capitaine de la garde. La respiration entrecoupée, je fis un geste vague en arrière.
— Par là —soufflai-je—. Et Kyissé ?
Le capitaine fronça les sourcils.
— Tu sais qu’un garde ne devrait normalement jamais se séparer de sa patrouille.
Je lui jetai un regard agacé et je scrutai le bois.
— Par où l’ont-ils emmenée ? —insistai-je.
C’est un autre garde qui me répondit :
— Dès que ta patrouille arrivera, nous irons la chercher. Nous avons déjà envoyé un pisteur, ni plus ni moins qu’Ew Skalpaï. Ne t’inquiète pas. Je ne crois pas que ces ravisseurs fassent de mal à la fillette. Ils doivent sûrement chercher quelque récompense.
— Ou peut-être qu’ils cherchent à se rendre au château par leurs propres moyens —ajouta son compagnon, la mine sombre—. À moins que ce ne soient des envoyés de Dumblor. Ils n’ont pas dû apprécier que…
— Les voilà —l’interrompit Aseth.
Je me retournai et je vis ma patrouille apparaître sur le chemin, en direction d’Ato. Ils ne nous avaient pas vus. Je plaçai mes mains de part et d’autre de ma bouche et je criai de toute la force de mes poumons :
— PAR ICI, PATROUILLE !
Les trois gardes marmonnèrent entre leurs dents, en reculant. Syu se boucha les oreilles, grognon.
— Je crois qu’ils t’ont entendue —commenta le capitaine. Il riait sous cape—. Par Nagray, jeune cékal, où as-tu appris à crier comme ça ?
Je m’empourprai, me rendant compte que j’étais trop nerveuse pour pouvoir me contrôler. Mais, au moins, Narsia m’avait entendue et, maintenant, elle et ses compagnons descendaient la pente en toute hâte. Mon empressement semblait leur avoir donné des ailes à eux aussi, observai-je.
— Vous êtes sûrs que c’étaient des gens des Souterrains ? —demandai-je, pendant que ma patrouille approchait.
— Aucune idée —avoua le capitaine—. Ce qui est clair, c’est que cela fait plus de deux heures qu’elle a disparu.
— La jeune Wiguy Zab nous a avertis de sa disparition —ajouta le garde qui semblait le plus bavard—. Apparemment, elle a d’abord cru qu’elle était allée à la Garderie jouer avec les nérus. Pauvre fillette.
Wujiri, Makatos et Aldirn nous rejoignirent enfin. Narsia, Galgarrios et Laya venaient derrière. Tous respiraient bruyamment.
— Dieux —souffla Wujiri—. Bonjour, capitaine. Que… s’est-il… passé ?
Le capitaine Aseth expliqua calmement les faits en quelques phrases brèves, tandis que les gardes reprenaient leur souffle. Alors, il indiqua la forêt.
— Nous allons suivre la piste. Courage, mes braves. Nous devons sauver cette fillette.
Mus par un si noble objectif, ma patrouille se mit en marche et nous suivîmes le capitaine tandis que ses deux compagnons retournaient à Ato. Au bout d’une heure, nous rejoignîmes l’autre patrouille qui nous attendait avec impatience. Ils étaient trois : Yerry, cet idiot arrogant, son compagnon Omarsh et Sarpi. Visiblement, celle-ci avait décidé de descendre de sa tour de vigie pour reprendre les armes. Lorsque nous nous remîmes en route, elle me serra l’épaule comme pour m’insuffler du courage et me dire que nous trouverions Kyissé.
Mais, plus je réfléchissais à ce qui s’était passé, plus je me préoccupais. Kyissé, la Fleur du Nord, la Dernière Klanez, l’unique fillette capable d’entrer dans le château mythique de Klanez… comment n’avais-je pas pensé que quelqu’un pourrait vouloir l’enlever ? Il restait à savoir si ces maudites canailles avaient l’intention de demander une rançon ou s’ils pensaient plutôt se rendre au château de Klanez.
“C’est terrible”, approuva Frundis, indigné, et il fit retentir des trompettes héroïques, en déclarant : “Nous devons la sauver !”
J’acquiesçai de la tête et inconsciemment j’accélérai le rythme. Nous marchâmes pendant des heures, jusqu’à ce que l’obscurité devienne si impénétrable que nous dûmes nous arrêter. Au total, nous étions onze gardes. Nous nous installâmes dans une petite clairière et nous nous assîmes tous autour de deux feux de camp. Le capitaine de la garde semblait avoir pris le sauvetage de Kyissé très au sérieux, car il avait décidé de nous accompagner lui-même. Heureusement, il avait prévu que nous ne la trouverions pas le jour même et les vivres ne manquaient pas. Pendant le dîner, on inventa bien des histoires sur l’identité des ravisseurs. Makatos insinua même à un moment qu’il pouvait s’agir d’anéfaïns. Toutefois, je doutais beaucoup que ce peuple nomade se soucie d’enlever des fillettes. Un autre parla de monstres légendaires qui habitaient le château de Klanez. Le capitaine grogna.
— Cela n’a pas de sens. Cette petite a réussi à faire fuir deux nadres rouges avec ses pouvoirs celmistes. Je doute que ce soient des monstres. En plus, les marques de pas prouvent qu’il s’agit de saïjits. En tout cas, ce doit être des ravisseurs professionnels.
— Ça, je n’en serais pas si sûr —intervint une voix.
Nous relevâmes les yeux du feu et nous vîmes apparaître la silhouette d’Ew Skalpaï. Il s’assit non loin de moi, face au capitaine.
— Que veux-tu dire ? —demanda celui-ci, en haussant un sourcil.
Je perçus une certaine réserve et j’en déduisis que le capitaine non plus n’appréciait pas spécialement ce chasseur de vampires.
— Aucun véritable professionnel ne laisserait de trace aussi claire —expliqua tranquillement le maître Ew—. Non, ce ne sont pas des professionnels.
— Pour vous, les vampires non plus ne sont pas des professionnels —intervint Yerry, moqueur—. Quoique le dernier vampire semble l’être davantage, pas vrai ? Peut-être qu’il s’est changé en fantôme. Ou peut-être qu’il n’a jamais existé —ajouta-t-il tout bas.
Omarsh étouffa un rire dans son bol. Laya les foudroya tous deux du regard, comme si elle défiait quiconque de se moquer de son ancien maître de har-kar. Le capitaine fronça les sourcils et posa de nouveau ses yeux sombres sur le chasseur de vampires.
— Alors, la piste est claire ?
— Ce n’est pas évident de la voir, mais n’importe quel bon pisteur pourrait la suivre —affirma le chasseur de vampires.
— Alors, nous suivrons la piste et que les dieux veuillent que nous retrouvions la fillette saine et sauve —dit le capitaine en guise de conclusion.
Tous approuvèrent et bientôt nous nous enveloppâmes tous dans nos couvertures ; en réalité, la plupart s’en passèrent, car il faisait une chaleur tout à fait exceptionnelle pour l’été à Ato. Décidément, tout semblait indiquer que nous entrions dans un Cycle du Bruit, pensai-je.
Avant de me plonger dans un profond sommeil, je vis Navon Ew Skalpaï, assis sur un rocher, le regard posé sur les ombres de la nuit. Sa haine irrationnelle pour les vampires était-elle due à son travail ? Ou à un autre évènement de sa vie ? Peut-être avait-il perdu, comme Jaïxel, quelque membre de sa famille par la faute d’un vampire… Je secouai la tête, me moquant de moi-même. Depuis quand me préoccupais-je des secrets des autres ?
Lorsque je me réveillai, ce matin-là, je restai un moment étourdie en me voyant entourée de gardes aux tuniques jaunes. Galgarrios, près de moi, se redressa, jetant un regard aux alentours avec un grand sourire.
— Tu n’as pas l’air de regretter Ato —observai-je, railleuse.
Le caïte haussa les épaules.
— Quand il s’agit d’un objectif aussi noble que celui de sauver une fillette, je suis prêt à traverser tout Ajensoldra —m’assura-t-il.
— Oui, eh bien, j’espère que nous ne devrons pas traverser tout Ajensoldra —marmonna Laya avec amertume.
Je roulai les yeux. Décidément, Laya était loin de prendre exemple sur Shakel Borris. Nous nous mîmes en marche après un petit déjeuner frugal et nous suivîmes Ew Skalpaï à un bon rythme à travers les collines boisées. Nous traversâmes une rivière et, alors que le soleil disparaissait à l’horizon, nous aperçûmes un vaste lac. Dans le lointain, se dressait une sorte de large tour en ruines.
— La Tour de Shéthil —murmura Wujiri à côté de moi—. Qui aurait idée de s’approcher de ce lieu maudit ?
Vu de loin et sous la chaude lumière du ponant, le paysage était magnifique. Cependant, je connaissais les histoires que l’on contait sur cette tour. On parlait de spectres et d’ardoxias et d’un monstre, Ugabira, qui arrachait le cœur de ses victimes et les dévorait. Je frémis rien que d’y penser. Je me souvenais encore du jour où des gardes avaient raconté au Cerf ailé comment, une fois, ils avaient osé s’approcher à moins de cent mètres de la tour. Ils avaient entendu des cris terribles et ils étaient partis en courant sans jeter un regard en arrière.
— Les empreintes semblent se diriger vers la Tour —observa Ew Skalpaï, la mine sombre.
Un frisson me parcourut. Quels ravisseurs pouvaient oser s’approcher de cette tour et avec une fillette de huit ans ? Ce devaient être des personnes sans-cœur. Je serrai fort les poings, me promettant que ces saïjits, quels qu’ils soient, le paieraient cher. Très cher.
Cette nuit-là, notre sommeil à tous fut agité et nous nous réveillâmes le matin suivant avec l’impression d’avoir lutté cinq heures d’affilée. Entre deux bouchées de riz froid, Wujiri annonça sur un ton dramatique :
— J’ai rêvé que des orcs nous encerclaient et nous tuaient tous avant de nous arracher le cœur pour l’offrir à Ugabira.
Narsia le foudroya du regard.
— Wujiri ! —protesta-t-elle.
— Eh bien, moi, j’ai rêvé que des harpies venaient nous capturer —intervint Laya, l’expression terrifiée—. Elles nous emportaient très, très haut. Puis elles nous lâchaient. C’était horrible.
Beaucoup soufflèrent, amusés, et Sarpi éclata de rire.
— Arrêtez, avec vos cauchemars.
— Eh bien, moi, cela me préoccupe —affirma Laya—. Je sais bien que les rêves ne disent pas la vérité. Mais ces rêves sont différents.
— Je sais, Laya —soupira le capitaine, patiemment—. Ce sont les typiques rêves très réalistes que l’on fait quand vient un Cycle du Bruit… et quand on se laisse dominer par la peur —ajouta-t-il—. Et le guerrier doit savoir contrôler sa peur, n’est-ce pas ?
L’elfe noire adopta une mine affligée, mais elle acquiesça.
— Oui, capitaine.
Nous rangeâmes toutes nos affaires et nous nous mîmes rapidement en marche, suivant les pas d’Ew Skalpaï. Je marchais près de Galgarrios et de Laya, songeuse. Cette nuit, moi, j’avais fait un rêve particulièrement étrange : tout le ciel s’était totalement obscurci. Aucun sortilège de lumière ne fonctionnait et, dans les ténèbres, seuls brillaient les yeux dorés de Kyissé. Sans être macabre comme ceux de Wujiri ou de Laya, le rêve me faisait frémir de peur.
Nous nous approchions inexorablement de la tour. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un maudit piège pour que nous mourions tous aux mains du Dévoreur de Cœurs ? Plus d’un, sans doute, se le demandait. Lorsque nous sortîmes enfin du bois, nous pûmes observer la Tour de Shéthil avec tout un luxe de détails. Plus nous avancions, plus je sentais augmenter la tension.
— Ew Skalpaï —appela le capitaine—. Comment peux-tu être sûr qu’ils sont allés dans cette direction ?
— Je ne le sais pas —admit le chasseur de vampires, en jetant un regard vers les vastes prairies qui entouraient la tour—. Mais je sais qu’ils sont sortis du bois par ici. Ils n’ont pas beaucoup d’avance sur nous et ils sont à pied comme nous. Avec ces prairies, nous les verrions de loin. Ils ne peuvent pas se cacher ailleurs.
— À moins qu’ils n’aient de nouveau traversé la rivière et qu’ils nous aient égarés —intervint Narsia.
Le chasseur de vampires fit non de la tête.
— Non. Je l’aurais su —affirma-t-il avec assurance.
Les gardes échangèrent des regards et nous continuâmes à avancer sous le soleil du matin. Soudain, je commençai à entendre un bourdonnement étrange. Je fronçai les sourcils.
“Frundis ? C’est toi ?”
Mais le bâton dormait. Je lançai un sortilège de reconnaissance et je m’aperçus que l’air était chargé d’énergie brulique à l’état brut. La zone était totalement déséquilibrée énergétiquement.
La tour en ruines se dressait sur la rive de la rivière, couverte de lierre et d’arbustes. Seul le murmure de l’eau brisait le silence relatif.
— Au moins, on n’entend pas de cris —chuchotai-je.
— Pour combien de temps ? —répliqua Laya, la main sur le pommeau de son épée.
Le capitaine Aseth se tourna vers sa compagnie.
— Omarsh, Yerry, Sarpi : restez ici et surveillez les alentours. Les autres, venez avec moi.
Nous contournâmes la tour, prudemment, mais nous ne vîmes rien de suspect. Malgré son ampleur, la tour avait seulement une entrée avec une porte couverte de lichen. En hauteur, on voyait des meurtrières et des créneaux brisés.
— Wujiri, Galgarrios, Shaedra —dit soudain le capitaine— : du côté gauche. Makatos, Narsia, Laya, du côté droit.
Nous dégainâmes nos épées et nous nous séparâmes. Nous avançâmes en formant un large demi-cercle vers la tour. Plus nous nous rapprochions, plus j’avais l’impression que l’énergie dans l’air devenait compacte. Ew Skalpaï parvint enfin jusqu’à la porte et la poussa brusquement. Celle-ci résista et il poussa avec plus de force jusqu’à ce que la porte grince contre la pierre. L’épée à la main, il avança d’un pas. Et il s’arrêta net lorsqu’un rugissement infernal venant de l’intérieur retentit soudain.
— Qu’est-ce que c’était… ? —demanda Laya avec un cri étouffé.
Paralysée d’effroi, je vis un énorme bras noir muni de griffes surgir du battant ouvert et repousser brutalement le chasseur de vampires avant de disparaître.
— Ew Skalpaï ! —hurla le capitaine, en se précipitant vers lui pour le soutenir.
Cependant, avant qu’il ne l’atteigne, Ew Skalpaï s’était déjà remis. Il n’adressa pas un regard au capitaine : il brandit son épée et s’élança en avant, traversant le seuil, les yeux brillants de folie.