Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
Lorsque je parvins à la taverne avec Kyissé, Wiguy fut scandalisée en apprenant où je l’avais emmenée.
— Il y a aussi des enfants de son âge —grognai-je, exaspérée.
Wiguy ne voulut pas m’écouter et elle envoya Kyissé prendre un bain avant de me chuchoter :
— Laisse-moi l’éduquer, d’accord ?
Je la regardai fixement, mais je ne répliquai pas. Après tout, qui s’était occupé d’elle durant tout l’hiver et le printemps ? Wiguy. Moi, j’étais partie tuer des démons.
Une fois installée dans ma chambre, je griffonnai quelques rapides mots sur un morceau de papier et je le donnai à Syu. Puis je sortis une autre feuille : j’avais promis au maître Dinyu de lui envoyer une lettre. Et, moi, je n’oubliais pas mes promesses, affirmai-je pour moi-même avec un petit sourire ironique. Bien sûr, je n’avais pas grand-chose à raconter, excepté que nous allions tous bien et que j’allais enfin pouvoir sortir de la Pagode et travailler avec les patrouilles… J’essayai d’y mettre un peu d’enthousiasme : nul besoin de lui raconter mes soucis. Après avoir séché l’encre et plié la lettre, j’éteignis la lanterne et je m’approchai de la fenêtre. Le ciel était déjà sombre. Et Syu n’était pas encore revenu.
J’attendis peut-être une demi-heure de plus avant de prendre Frundis, d’ouvrir la fenêtre et de me fondre dans les ombres harmoniques. Le court trajet jusqu’au bois réveilla en moi d’agréables souvenirs. Combien de fois étais-je sortie par les toits avec Frundis et Syu en pleine nuit pour jouer au milieu des arbres !
Toutefois, ce jour-là, au lieu de m’enfoncer dans le bois, je suivis la lisière vers l’ouest. C’était une zone que j’avais rarement explorée et je décidai de redoubler de prudence.
J’avançai pendant un bon moment, me demandant si je finirais par trouver Drakvian et Iharath parmi tant d’arbres et d’arbustes. Peut-être que Syu non plus ne les avait pas trouvés.
“Syu !”, fis-je alors, pour l’appeler.
Je crus entendre une lointaine réponse, mais je ne pus m’empêcher de me demander si ce n’était pas dû à quelque souvenir de Jaïxel qui rôdait encore librement dans ma tête… Je soufflai et j’appelai de nouveau Syu par la voie du kershi.
“Ils sont ici !”, dit alors le singe quelque part.
J’essayai de le situer et je me tournai sur ma droite. J’avançai de quelques pas, je sautai sur une roche et je laissai échapper un petit rire.
De l’autre côté de la roche, guidés par Syu, la vampire et le semi-elfe approchaient, éclairés par les rayons de la Lune. Drakvian avait des bottes rouges terriblement ridicules. Je fis un bond et j’atterris devant eux.
— Qui diables t’a donc offert ces bottes ? —lançai-je en guise de salut.
Drakvian baissa les yeux sur ses pieds et m’adressa une grimace de martyre.
— Marévor, qui veux-tu que ce soit ? Si on les active, elles sont censées envoyer des éclairs destructeurs. Je ne les ai encore jamais essayées.
J’arquai un sourcil et je regardai de nouveau ses bottes… Je m’esclaffai et je m’avançai pour l’embrasser.
— Je suis contente de te revoir, Drakvian.
— Moi aussi, Shaedra. Comment vas-tu ?
— Ça va —assurai-je—. Et toi ?
— Ça pourrait aller mieux —répondit-elle. Elle fronça les sourcils et fit un geste signalant Iharath—. Tu te souviens de lui ?
Je souris.
— Bien sûr. Comment aurais-je pu oublier ?
Iharath, l’ombre à laquelle Marévor Helith avait offert un corps, pensai-je. Comment aurais-je pu oublier ?, me répétai-je. Le semi-elfe sourit et s’avança pour me tendre la main : c’était le salut typique d’Éshingra.
— Ravi de te revoir, Shaedra. J’espère que toute ta famille va bien.
Je lui serrai la main et j’acquiesçai.
— Très bien. Murry pense à de nouvelles aventures, Laygra s’occupe de toutes les bestioles blessées jusqu’à deux milles à la ronde et, moi, j’essaie de ne pas trop bouger.
Le sourire d’Iharath s’élargit. Ses yeux d’un violet intense m’observaient attentivement.
— Tu n’as pas eu de problèmes avec le phylactère ? —s’enquit-il.
— Non, pas de problème —répondis-je posément—. Enfin, justement, hier, une Hullinrot est venue. Elle m’a écartelé l’esprit, puis elle est repartie sans rien dire. Je suppose que cela signifie que les Hullinrots me laisseront enfin tranquille.
Tous deux me regardèrent, abasourdis.
— Alors, finalement, une Hullinrot est venue… pour te retirer le phylactère ? —demanda Drakvian, stupéfaite—. Mais quand ? Comment ?
Je fis non de la tête, amusée de la voir si confuse.
— Pas pour me l’enlever, non, juste pour l’examiner —rectifiai-je—. Apparemment, elle a dû découvrir ce qu’elle voulait, parce qu’elle est repartie à Neermat.
Ils demeurèrent pensifs.
— Tu crois que Marévor savait quelque chose ? —demanda soudain Iharath à l’intention de Drakvian.
— Eh bien… diables, je n’en sais rien. Il ne m’en a pas parlé.
Je fronçai les sourcils en les voyant si songeurs.
— Et vous ? —m’enquis-je—. Vous avez… des problèmes, n’est-ce pas ?
Drakvian et Iharath hésitèrent tous deux.
— Viens, asseyons-nous —dit finalement Iharath.
Il nous conduisit jusqu’à la roche d’où j’avais sauté et nous nous assîmes. Syu grimpa sur mon épaule et se mit aussitôt à me faire des tresses. J’adoptai une expression interrogatrice.
— Alors ?
Iharath poussa un soupir.
— Marévor Helith nous a quittés.
Je le regardai, bouche bée.
— Tu veux dire que Marévor Helith… Mais comment ?
Drakvian gloussa.
— Je crois qu’elle t’a mal interprété, Iharath. Marévor Helith est vivant. Bon, aussi vivant que peut l’être un nakrus —rectifia-t-elle avec une moue amusée.
— Oh —fis-je, en comprenant—. Et où est-il allé ?
Iharath haussa les épaules.
— Il ne nous l’a pas dit. Mais tous ses actes nous ont clairement fait comprendre qu’il ne reviendrait pas. Moi, personnellement, je m’incline à penser qu’il est parti chercher Jaïxel.
Drakvian secoua la tête, tandis que je les regardais tour à tour, abasourdie.
— Il a détruit presque toutes les magaras qu’il gardait sur l’île de Dathrun. Même le vibrisateur orique —commenta-t-elle, comme si c’était une des choses les plus terribles. La vérité, c’est que je n’avais aucune idée de ce qu’était un vibrisateur orique.
Iharath joignit posément les mains sur ses genoux et déclara :
— Marévor nous a demandé d’accomplir quelques dernières tâches pour lui. Et il est parti.
Dieux, pensai-je. Marévor Helith avait toujours été un peu excentrique, mais, maintenant, il semblait qu’il était devenu complètement fou. Que diables ce nakrus allait-il faire dans le Labyrinthe de Tafosia avec Jaïxel ?
— Quelles tâches ? —demandai-je alors, me rendant compte que, même loin de moi, Marévor Helith était capable d’altérer le cours paisible de ma vie. Enfin, paisible, c’était une façon de parler…
— Au total, il y avait quatre tâches —répondit Drakvian, en se levant avec agilité. Elle leva un doigt, théâtrale, et récita— : La première consistait à récupérer un coffre plein d’or qu’il avait dissimulé et à le donner à une jeune mirole que je n’avais jamais vue.
— C’était une orpheline aveugle —expliqua Iharath.
— Oh —fis-je.
Marévor Helith sauvait une vampire nouveau-née, il donnait un corps à une ombre perdue et, à présent, il offrait un trésor à une orpheline aveugle. Décidément, le maître Helith était de loin la personne la plus étrange que j’aie jamais connue.
— Vous lui avez remis tout l’or ?
Iharath arqua un sourcil.
— Bien sûr. —Il sourit avec tendresse—. Elle était très contente.
Je soufflai, amusée.
— J’imagine. Quelles étaient les autres tâches ?
— Eh bien… —Drakvian se racla la gorge—. La suivante, ça a été plus difficile : Marévor Helith a voulu que nous capturions tous les chats qu’il avait sur l’île et que nous les emmenions chez un ami à lui à Acaraüs. Le voyage a été un véritable enfer. Je rêvais presque de miaulements.
— Et l’ami d’Acaraüs n’a pas voulu se charger des chats —continua Iharath—. Alors… nous avons fini par les laisser en liberté dans les rues de la ville.
— Shaedra, au nom de ce que tu as de plus cher, ne dis cela à personne, hein ?
Drakvian s’agitait, inquiète. Je roulai les yeux.
— Cela ne me passerait pas par la tête. Ils sont sûrement très bien là où vous les avez laissés. Et les deux autres tâches ?
Drakvian et Iharath échangèrent un regard. Le semi-elfe sortit quelque chose de son sac.
— La troisième consiste à te donner ça —déclara-t-il.
— Une autre magara ? —fis-je avec un gémissement plaintif.
— Je ne sais pas si on peut appeler ça une magara —m’assura Drakvian, en s’approchant et en regardant l’objet.
Je le pris dans mes mains. C’était une petite boîte bleue qui avait trois creux sur le dessus. Il n’y avait pas de serrure, mais, lorsque je tentai de soulever le couvercle, celui-ci ne bougea pas.
— Étrange —murmurai-je.
— Il a fabriqué cette boîte pour qu’on ne puisse l’ouvrir qu’avec les Triplées —dit Drakvian—. Visiblement, il voulait que tu sois la seule à l’ouvrir. C’est pour ça que je voulais aller dans ta chambre, parce que je suppose que tu n’as pas les Triplées ici.
Je lui adressai un demi-sourire.
— Tu te trompes, je les porte toujours sur moi. Et incroyablement, je ne les ai pas perdues.
Je marquai une pause et je cherchai les trois petites pierres rondes dans la poche intérieure de ma tunique. Lorsque je les trouvai, le soulagement m’envahit et je les leur montrai à tous deux.
— Les voilà —déclarai-je. Je jetai un coup d’œil sur la boîte bleue, peu convaincue—. Vous êtes sûrs que ces creux sont faits expressément pour les Triplées ?
— Marévor Helith a fabriqué les deux objets —commenta Iharath—. Évidemment, je ne sais pas s’il a lui-même essayé de placer les Triplées dans ces trous. Les Triplées sont des magaras très puissantes… peut-être trop pour que la boîte en sorte intacte.
J’arquai les sourcils, alarmée.
— C’est bien beau qu’elles soient si puissantes, mais, un jour si c’est possible, j’aimerais savoir à quoi diables elles servent —observai-je.
Iharath fit une moue et passa une main dans sa chevelure rousse.
— Hum. Quand Drakvian m’a dit que Marévor te les avait données sans rien t’expliquer… —Il secoua la tête et garda pour lui son opinion sur le sujet—. Enfin.
— Toi non plus, tu ne m’as rien expliqué —commentai-je, en m’adressant à Drakvian.
La vampire haussa les épaules.
— Dans les Souterrains, nous n’étions jamais seules. Ce n’était pas un bon moment pour t’apprendre à t’en servir. Sans ajouter que, moi, je ne les ai jamais utilisées. Je connais seulement la théorie. Iharath saura mieux te l’expliquer.
J’inspirai profondément, me tournant vers le semi-elfe. Il semblait embarrassé.
— Je ne les ai activées qu’une fois —annonça-t-il—. Les Triplées canalisent l’énergie et augmentent les effets d’un sortilège. Le problème, c’est que plus on libère d’énergies, plus il est difficile de contrôler le sortilège final. C’est une des créations les plus spectaculaires de Marévor. Mais elles sont… assez dangereuses.
Je retins un souffle amusé.
— Dangereuses pour celui qui sait les activer. Pour moi, elles ne sont rien d’autre que trois billes perdues au fond d’une poche.
— Hum. —Iharath avait froncé les sourcils—. Pourtant… je crois que c’est une bonne occasion pour que tu apprennes à les utiliser.
Une bonne occasion ?, me répétai-je, en réprimant un petit rire nerveux. Je n’avais pas envie de provoquer une catastrophe. Je réfléchis un moment, la boîte dans une main et les Triplées dans l’autre. Je remarquai que la vampire et le semi-elfe contemplaient tous deux les objets avec une vive curiosité. J’approchai une des boules d’un creux, mais je m’arrêtai.
— Qu’y a-t-il dans la boîte ?
Drakvian grogna.
— Et comment veux-tu que nous le sachions ? Mais, connaissant Marévor Helith, le plus probable, c’est qu’elle soit vide et que ce soit une plaisanterie de mauvais goût —marmonna-t-elle.
Je haussai un sourcil. Vu la curiosité qui brillait dans ses yeux, il était évident qu’elle espérait trouver autre chose que du vide. Je scrutai la boîte et je créai une sphère harmonique pour mieux voir.
— Il y a des marques —observai-je. Effectivement, sur un des creux, un soleil était dessiné. Un autre contenait un simple cercle et le troisième, un cercle traversé par une droite. Vu les couleurs différentes des trois boules, il était facile de deviner à quel creux était destinée chacune des Triplées. Un bruit de branches me fit sursauter et je défis aussitôt le sortilège de lumière.
— C’était quoi, ça ? —demandai-je dans un murmure.
Nous restâmes tous les trois immobiles pendant un moment. Alors, un hérisson sortit d’un buisson et Iharath expira.
— Ne nous affolons pas. Bon, alors, tu ouvres la boîte ?
J’acquiesçai et je disposai les Triplées dans les creux correspondants. Il ne se passa rien. Je regardai Drakvian, puis Iharath. Et je me concentrai. Ce n’était pas la première fois que j’activais des magaras, mais ce n’était pas non plus la première fois que j’essayai d’activer les Triplées, et jamais je n’avais obtenu de résultat. Je ne comprenais pas le tracé de la magara. Il était aussi tordu que l’esprit d’un nakrus, pensai-je, en soupirant. Au bout de quelques minutes, je soufflai.
— Ce n’est pas le meilleur moment pour faire des expériences —fis-je. Je tendis la boîte à Drakvian—. Il vaudra mieux que ce soit l’un d’entre vous qui essaie.
La vampire gonfla les joues.
— Moi ?
Elle prit la boîte et l’observa. Elle ferma les yeux… et des étincelles jaillirent de ses doigts. Iharath jura entre ses dents et se précipita pour lui ôter l’objet des mains.
— Tu veux arrêter de lancer des boules de feu ? —grommela-t-il—. Le but n’est pas de brûler la boîte.
Drakvian leva les yeux au ciel.
— C’est bon. Essaie, toi, si tu es si malin.
Le semi-elfe se rassit sur la roche et se concentra. Je me souvins que Murry et lui avaient travaillé auprès de Marévor Helith dans son laboratoire de magaras. Sans aucun doute, il avait beaucoup plus d’expérience que moi dans ce domaine.
Syu achevait de me tresser peut-être la dixième mèche de cheveux, quand, soudain, les Triplées se mirent à briller d’une lumière intense. Iharath poussa une exclamation lorsque la boîte lui échappa des mains. Je me levai, alarmée. L’objet vibrait maintenant sur le sol comme s’il était sur le point d’exploser.
— Tu disais que ce n’était pas une magara, Drakvian ? —fis-je, en reculant encore davantage.
Alors, la boîte éclata, en émettant un bruit semblable à celui d’un coup de tonnerre étouffé. Frundis atténua sa musique de violons, peut-être avide de chercher quelque nouveau son. Je blêmis.
— Il ne manquait plus que ça. Sortons d’ici ! —les pressai-je.
Je me rendis compte alors que la boîte était ouverte. Iharath la ramassa rapidement et acquiesça.
— Éloignons-nous, au cas où.
Nous commençâmes à courir, mais je m’arrêtai net, les sourcils froncés.
— Et les Triplées ?
Il y eut un silence.
— Mince —dit Iharath—. Elles ont dû être propulsées.
Je poussai un soupir et je lui jetai un regard empli de curiosité.
— Qu’y a-t-il dans la boîte ?
Le semi-elfe sortit la boîte de sa poche et jeta un coup d’œil.
— Un papier enroulé. —Il sourit à la vampire—. Tu vois ? J’étais sûr qu’il ne s’en irait pas sans nous laisser une explication.
Drakvian souffla, méfiante.
— Attends de l’avoir lue. Peut-être qu’il ne parle que de karoles et de marguerites.
Nous fîmes demi-tour, en quête des Triplées. Syu examinait les arbres et, moi, le sol, éclairant l’herbe et les arbustes avec une sphère de lumière.
— C’est inutile —marmonnai-je, affligée. Ces magaras étaient trop petites pour les trouver avec si peu de lumière.
Je me redressai et je regardai autour de moi. Alors, je perçus un subit mouvement : des boucles vertes disparaissaient entre les arbres à la vitesse de l’éclair. J’entendis le cri étouffé du singe et je demeurai paralysée lorsque je vis surgir entre les arbres une haute silhouette.
— Toi —dit soudain celle-ci.
Un instant, je voulus partir en courant. Mais alors je pensai à Iharath et Drakvian et je me retins. Je souhaitai ardemment qu’ils s’éloignent le plus rapidement possible. J’inspirai profondément et je joignis les mains en signe de brève salutation.
— Maître Ew.
L’humain invoqua une lumière et m’examina attentivement.
— Que fais-tu ici ?
J’avalai ma salive avec difficulté.
— Je… eh bien… Voilà, maître, je… Vous comprenez. Je me promenais. Je suis somnambule.
Mon sourire forcé disparut dès que je vis l’expression de Navon Ew Skalpaï. Il m’observait avec des yeux si pénétrants qu’on l’aurait dit capable de lire mes pensées.
— Tu te promenais —répéta-t-il—. Somnambule. Peut-être ai-je vu trop d’étrangetés dans ma vie et peut-être suis-je devenu paranoïaque, comme disent certains. Mais permets-moi de te dire que je ne te crois pas.
Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Je comprends. Et ce n’est pas un problème de paranoïa, maître Ew. Je vous assure que personne ne me croirait.
Le chasseur de vampires arqua un sourcil et, pour la première fois, je vis un faible sourire se dessiner sur son visage. Je l’observai avec curiosité. Cet homme était vraiment bizarre. Que faisait-il en plein bois à une heure pareille ? C’était plutôt intrigant. Avait-il trouvé quelque indice de la présence d’un vampire et avait-il décidé de faire des recherches ? La question me donna la chair de poule.
— Bon —dis-je, embarrassée face à son silence—. Il vaudra mieux… que je rentre chez moi.
— Oui —approuva-t-il—. Oui —répéta-t-il, comme pour lui-même.
— Ravie d’avoir parlé avec vous —fis-je avant de m’éloigner, Syu sur l’épaule.
Iharath et Drakvian devaient être loin déjà. Tandis que je pressais le pas, craignant qu’Ew veuille me poser plus de questions, je ne cessais de penser aux Triplées, disparues dans le bois… à moins qu’elles n’aient été pulvérisées par la boîte bleue, pensai-je alors. Elles étaient sans doute très puissantes, comme avait dit Iharath, mais peut-être n’étaient-elles pas aussi résistantes.
En tout cas, j’étais restée sans savoir ce que contenait ce parchemin. Et Drakvian ne m’avait pas dit non plus en quoi consistait leur dernière tâche confiée par ce maudit nakrus. Je n’en revenais toujours pas : Marévor Helith abandonnant toute sa vie de la Superficie pour retourner à un monde où, pour quelque mystérieuse raison, il n’était pas le bienvenu. Une bonne chose, c’était que le maître Helith n’apprendrait probablement pas que j’avais perdu les Triplées, pensai-je, ironique. Cependant, je me promis avec fermeté que je reviendrais les chercher dès que je le pourrais… si le maître Ew ne les trouvait pas avant, bien sûr.
Je vis enfin apparaître devant moi les lumières d’Ato et je m’assurai que le maître Ew ne m’avait pas suivie avant de m’entourer d’harmonies et de sortir à découvert.
Le matin suivant, je descendis à la taverne vêtue de l’armure de cuir et de la tunique d’Ato. Tous me félicitèrent et Kirlens m’ébouriffa les cheveux, ému, assurant à tous ses clients que j’étais capable de tuer trois nadres rouges en trois sauts. Je roulai les yeux et je remarquai, assis à une table à part, Lénissu accompagné de Miyuki, Dash et un homme que je ne connaissais pas et qui portait deux épées croisées dans le dos.
Lénissu fit une grimace en me voyant habillée comme un Garde, mais il ne fit pas de commentaire.
— Bonjour, Shaedra —me salua-t-il, tout en engloutissant un œuf sur le plat—. As-tu bien dormi ?
Je fronçai les sourcils.
— Et toi ? On dirait que tu n’as pas dormi de toute la nuit —observai-je, inquiète.
Mon oncle roula les yeux.
— C’est pour ça qu’aujourd’hui j’ai décidé de déjeuner trois fois —répliqua-t-il. Il baissa la voix—. Je vais être absent durant quelques jours, ma chérie. Ce n’est rien de grave, je te l’assure. Miyuki, Dashlari et Saü vont m’accompagner.
Je tressaillis. Saü ! C’était le surnom de… Je me retournai vers l’humain inconnu.
— Darosh ! —fis-je, abasourdie.
L’Ombreux de Kaendra sourit et me fit un bref salut avec les mains.
— Heureux de te revoir, Shaedra.
Je souris jusqu’aux oreilles et je m’assis en face de lui sur le banc, le regardant avec étonnement.
— Tu es vivant !
Le pâle visage de l’humain s’illumina d’un demi-sourire.
— Oui. Cette maudite flèche a bien failli me tuer. Mais, heureusement, le Nohistra avait un antidote contre le poison.
J’arquai un sourcil. Il me semblait étrange qu’il parle de son propre père d’une façon si distante.
— Ça, c’est vraiment une bonne nouvelle. Et Flan ? —demandai-je.
Darosh grimaça.
— Il a survécu à la flèche. Mais à peine sorti de Kaendra, il a disparu.
Je pâlis.
— Tu veux dire que les ash… ?
— Shaedra —m’interrompit Lénissu—. Nous sommes en train de déjeuner.
Je roulai les yeux. Il voulait plutôt me dire qu’une taverne n’était pas le meilleur endroit pour parler trop clairement, et encore moins d’assassins comme les ashro-nyns.
— Laissez-moi deviner —repris-je—. Ton apparition a un rapport avec cette subite décision de quitter Ato, n’est-ce pas ?
Lénissu, levant l’index, observa :
— Tu es d’une grande sagacité, chère nièce.
J’attendais qu’il ajoute quelque chose, mais il en resta là. Je crois que c’est seulement alors que je me rendis compte que Lénissu n’avait pas changé d’attitude : comme toujours, il essayait de me maintenir à l’écart des affaires des Ombreux. Peu lui importait que Deybris Lorent m’ait prise comme pupille. Et la vérité, c’est que je ne lui en voulais pas.
— Quand partez-vous ? —demandai-je finalement.
Lénissu s’appuya contre le mur jouxtant le banc et répondit :
— Dès que j’aurai pris mon quatrième petit déjeuner.
— Lénissu ! —protesta Miyuki, faussement indignée—. Tu as déjà pris six œufs et un pain entier. Allons-nous-en tout de suite, sinon je retourne dans les Souterrains et je te laisse régler tes petits problèmes tout seul —décida-t-elle.
Mon oncle fit mine d’être effrayé.
— C’est bon, c’est toi qui décides. —Il me regarda, poussant un soupir exagéré—. Et après on dit que c’est moi le capitaine.
Je m’esclaffai devant son air théâtral et nous nous levâmes tous. Une idée me frappa tout à coup.
— Et Srakhi ? Tu as des nouvelles ? —lui demandai-je.
Lénissu grimaça.
— Non —dit-il simplement.
Je haussai un sourcil en le voyant soudain si sombre, mais, face à mon expression inquiète, mon oncle roula les yeux.
— Il doit sûrement être parti prier sur quelque Crête Céleste, que sais-je.
— Où ça ? —m’enquis-je, déconcertée.
— Sur une Crête Céleste. Il m’a expliqué un jour que c’était une sorte de lieu sacré say-guétran. Bon, je n’en ai jamais vu. Peut-être qu’il faut avoir la foi pour les voir, qui sait. Je vais aller dire au revoir à Murry et Laygra —conclut-il en s’éloignant.
Lénissu en profita également pour passer à l’étable saluer Trikos. En sortant dans le Couloir, il posa une main ferme sur mon épaule.
— Je serai de retour dans deux semaines. Fais attention —me dit-il sérieusement—. Je sais que tu es une excellente guerrière…, mais, s’il te plaît, ne t’approche pas trop des monstres, d’accord ? Laisse plutôt les autres les tuer.
Je secouai la tête, hallucinée, tout en l’observant s’éloigner aux côtés de Dash, Miyuki et Darosh.
— Alors, tu donnes des conseils de lâche à ta nièce, hein ? —grogna Dashlari, tandis qu’ils descendaient le Couloir.
— Dans ce monde, il y a plus de lâches que de courageux, Dash —commenta Lénissu sur un ton badin—. Je me demande bien pourquoi.
Leurs voix se perdirent au milieu des bruits du matin. À un moment, Lénissu tourna la tête et leva une main. Je lui rendis son salut et je rentrai à la taverne, songeuse. Ce brusque départ ne me disait rien qui vaille. Mais, franchement, si Lénissu n’avait rien voulu m’expliquer, il valait mieux ne pas chercher à se préoccuper. Je souris. Si Syu n’était pas parti fouiner sur le marché, il aurait sûrement approuvé ma sage décision.