Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités

18 Le rêve d’un capitaine

À peine une heure plus tard, nous croisâmes une patrouille de gardes nocturnes. Ils s’étonnèrent beaucoup de trouver des voyageurs en pleine nuit, mais, lorsque nous leur contâmes ce qui s’était passé, ils ne semblèrent pas non plus très surpris.

— Ce troll a dû faire fuir plus d’une créature du bois —commenta l’un des gardes—. En tout cas, c’est une chance que ces écailles-néfandes ne soient pas tombés sur des personnes sans défense. Vous êtes blessés ?

Je remarquai que Miyuki cachait discrètement son bras avant de répondre :

— Non, nous souhaitons seulement arriver à Belyac sans plus de soucis.

Les gardes approuvèrent.

— Silek, Madryhéna —aboya le chef—. Escortez-les jusqu’à Belyac. Compagnie, suivez-moi, nous allons voir si nous tombons sur un de ces sales dragons. Et si nous trouvons ces chevaux vivants, nous vous le ferons savoir —nous promit-il.

Nous les observâmes s’éloigner et nous reprîmes le chemin vers Belyac en silence, suivis de deux gardes qui descendirent de leurs chevaux pour s’adapter à notre rythme. Ils nous proposèrent même de monter à leur place, supposant que nous serions épuisés, mais nous refusâmes l’offre, mal à l’aise.

Le ciel commençait à bleuir lorsque nous aperçûmes les lumières de la ville. Nous pénétrâmes dans les rues boueuses et irrégulières de Belyac, encore désertes. Sur une falaise surplombant les collines, se dressait le château des Shawmen, aussi vieux et ruineux que la dernière fois que je l’avais vu. Nous grimpâmes une colline, nous en contournâmes une autre couverte de jardins et les deux gardes nous laissèrent sur la place principale de Belyac. Un rayon de soleil illumina des nuages dans le ciel.

— Bon —fit Lénissu, en jetant un coup d’œil autour de lui—. Je me demande s’il est possible de déjeuner quelque chose à cette heure ?

Je m’esclaffai.

— Il suffit de suivre l’odeur —répondis-je.

“L’odeur de sang ?”, demanda Frundis avec une fine ironie.

Je roulai les yeux.

“L’odeur du pain.”

De fait, dans l’air endormi du matin flottait déjà une agréable odeur de pain. Nous nous dirigeâmes vers une taverne et nous ne tardâmes pas à nous asseoir à une table avec un bon plat devant nous. La veille, nous avions à peine mangé et nous dévorâmes tout ce que l’aubergiste nous proposa, sous l’œil curieux d’un chien qui fut déçu en voyant que nous ne laissions aucuns restes. Lénissu avala le dernier morceau de pain et commenta avec entrain :

— Cela va mieux comme ça. Maintenant, je pourrais parcourir tout Haréka !

Miyuki se nettoya la bouche avec le revers de sa main et demanda :

— Comment allons-nous poursuivre jusqu’à Ato ? À pied ou en carriole ?

— À pied —répondit Lénissu sans hésiter un seul instant—. Je sais que cela peut paraître ironique, mais pendant la fuite j’ai dû perdre ma bourse. Elle doit être au milieu de la forêt, maintenant. Je sais, je t’avais promis ta part… J’arrangerai tout à Ato. Le fait est que je n’ai plus un sou, ma chérie. Enfin, juste quelques piécettes. —Il fronça les sourcils—. Au fait, je me demande comment vont réagir ceux des écuries d’Aefna lorsqu’ils apprendront qu’ils ont perdu quatre chevaux.

Miyuki roula les yeux.

— Trois, du moins —rectifia-t-elle—. Je suppose que Srakhi surmontera sa dépression et nous rendra le cheval, tu ne crois pas ? —Et elle fit une moue, en ajoutant— : Que se passe-t-il quand une écurie perd des chevaux ?

Lénissu souffla, sarcastique.

— Cela dépend de l’état d’esprit du gérant, je suppose.

— Ce n’est pas juste —intervins-je, en raisonnant—. Ce n’est pas notre faute si des écailles-néfandes nous ont attaqués.

— Bon, je suppose que, dans ce cas, ils seront compréhensifs —dit Lénissu et il se leva—. Sortons de cette ville.

— Avant, nous devrions tout de même acheter quelques provisions —observa Miyuki.

Lénissu lui adressa un large sourire.

— Tout à fait. Je ne sais pas comment j’ai pu oublier quelque chose d’aussi capital —prononça-t-il.

Il fouilla dans sa poche et en sortit une toute petite bourse, qui avait l’air terriblement plate. Le grand Hareldyn porteur de l’épée d’Alingar et découvreur de la couronne des Astras sortit enfin quelque chose qui ressemblait à un grand bouton de chemise. Il souffla.

— Pourquoi est-ce que je dois toujours perdre mes affaires ? —maugréa-t-il.

Miyuki roula les yeux, amusée, et sortit alors des kétales comme par magie.

— On y va ?

Nous sortîmes de Belyac avec un nouveau sac rempli de provisions suffisantes pour six jours, le temps qu’il nous faudrait pour traverser les Marais de Saphir. Le soleil illuminait déjà le chemin et nous aveuglait tandis que nous avancions vers l’est. Au début, nous marchions en silence. Frundis répétait un chœur de contraltos légèrement monotone bien qu’il nous ait annoncé que celui-ci faisait partie d’une œuvre qu’il n’avait jamais réussi à achever. Je me demandais bien pourquoi…

À un moment, Miyuki prit la parole :

— Lénissu, je sais bien que tu n’aimes pas parler de ce sujet, mais, cette épée, que fait-elle exactement ? —J’arquai un sourcil, pensive. Lénissu n’avait donc jamais rien dit à Miyuki non plus. Comme mon oncle tardait à répondre, l’elfe noire continua— : Je n’ai pas vu la bataille contre l’écaille-néfande, j’étais un peu loin encore, mais j’ai vu des rayons de lumière qui sortaient de tous côtés.

Lénissu hésita.

— Pour ce qui est des rayons de lumière… cela doit avoir un rapport avec les énergies, mais, comme je ne suis pas celmiste, je ne comprends pas très bien le phénomène.

En voyant qu’il ne se décidait toujours pas à être plus explicite, j’observai :

— L’épée semblait affaiblir la créature rien qu’en la touchant.

Lénissu nous regarda toutes les deux, tordant la bouche en une moue indécise.

— Hum. Tu as raison, ma nièce. Corde est capable de déstabiliser les énergies et de les absorber. Le problème, lorsqu’on l’active, c’est qu’elle devient assez incontrôlable et qu’elle affecte aussi l’énergie de celui qui porte l’arme. —Il haussa les épaules—. Il vaudra mieux que vous ne commentiez cela à personne, hein ?

Je le contemplai, songeuse.

— Elle absorbe l’énergie ? Quelle énergie ?

La moue de Lénissu me fit comprendre qu’il n’en avait aucune idée.

— Qu’importe l’énergie tant que l’adversaire s’affaiblit ? —dit alors Miyuki—. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment tu as appris à activer l’épée. À ce que tu m’as dit, ce vieil Ashar et le Mahir d’Ato ont essayé et ils n’y sont pas parvenus. Pourquoi, toi, tu y es arrivé ?

Lénissu laissa échapper un bref éclat de rire et eut un geste nonchalant.

— C’est évident, voyons. Je suis Lénissu Hareldyn. J’ai voulu l’activer et je l’ai activée. Tout simplement.

Miyuki et moi, nous poussâmes toutes deux un soupir mi-amusé mi-exaspéré. Mon oncle ne changerait jamais.

Nous continuâmes à bavarder tranquillement et, Miyuki et moi, nous en arrivâmes à philosopher sur les traditions et les différences qui existaient entre la vie des Souterrains et celle de la Superficie. Cependant, au fil des heures, notre conversation s’effilocha. Je n’arrêtais pas de bâiller et mes paupières commençaient à se fermer toutes seules. Lorsque nous passâmes devant une jolie colline verte illuminée par le soleil, mon visage s’éclaira et je levai l’index.

— Vous, je ne sais pas, mais, moi, je n’en peux plus —déclarai-je—. Qu’est-ce que vous dites d’une petite sieste ?

Miyuki et Lénissu tombèrent tout de suite d’accord, nous nous écartâmes du chemin et nous dirigeâmes vers la colline. Des brebis paissaient sur l’un des versants. Nous grimpâmes presque jusqu’au sommet et nous nous allongeâmes sur l’herbe sous les agréables rayons du soleil. On entendait des bruits de clochettes et trois papillons oranges virevoltaient à quelques mètres de nous.

— Ah ! —dit mon oncle, en fermant les yeux—. Ça, c’est la vraie vie.

Je m’esclaffai et, à mon tour, je fermai les yeux, épuisée. Nous voyagions depuis un jour et une nuit sans faire de pause, avec une bataille en cours de route, et tout mon corps était moulu. Je m’endormis aussitôt. Je rêvai que je m’étais transformée en dragon et que je survolais toute la Terre Baie, la contemplant du ciel. Je vis la Forêt des Cordes et les vastes mers, j’évitai la cime d’une énorme montagne des Extrades qui s’avéra être le Tilzeigne, je descendis en piqué vers l’Insaride… alors, mes ailes s’engourdirent, je tentai de freiner ma chute avec des mouvements désespérés… et je m’écrasai sur Ato dans une grande explosion chaotique. Plus tard, je me promenais lourdement dans les rues dévastées jusqu’à la Pagode Bleue qui avait été incendiée, et j’allais demander pardon aux maîtres, mais je n’émis qu’un fort bêlement… Je me réveillai en sursaut de mon rêve farfelu en entendant un cri dans mon oreille. Je m’étais redressée et je découvris Syu qui me tirait par la manche et une brebis qui venait de bêler à quelques centimètres de moi.

— Aaah… —fis-je, soulagée, en inspirant profondément.

“Elle est là depuis un bon moment”, m’informa Syu, un peu mal à l’aise.

Je tendis une main vers la brebis, mais celle-ci s’éloigna pour que je ne la dérange pas. Je jetai un coup d’œil autour de moi. Lénissu dormait encore profondément. Par contre, Miyuki venait de disparaître de l’autre côté de la colline, les outres à la main.

Le soleil commençait déjà à baisser et j’en déduisis que nous avions dormi au moins cinq heures. Ma main tâtonna et saisit le bâton. À peine l’eus-je touché, le chœur de bêlements absolument excentrique que j’entendis me stupéfia. Jamais je n’avais entendu de musique aussi horrible.

“Frundis ! Mais, par tous les diables, qu’est-ce qui t’arrive ?”, demandai-je, inquiète.

Le bâton était euphorique.

“Si un jour tu te lasses de moi, Shaedra, laisse-moi entre les mains d’un berger. C’est une idée que je viens d’avoir pendant la sieste. Ce serait merveilleux, tu te rends compte ? Je ne dis pas que ces bêlements soient magistraux, bien sûr, mais je crois que l’on pourrait faire une œuvre magistrale avec ces brebis. Quand j’étais enfant, mon maître de piano me disait qu’un compositeur doit toujours s’inspirer de la nature. Tu as bien vu ce que j’ai fait avec la rochereine et avec la mer.”

“C’est une idée fantastique, Frundis”, fis-je, railleuse.

“N’est-ce pas ?”, se réjouit-il. “Il me faut seulement pratiquer un peu et je suis sûr que le résultat sera acceptable.”

“Ou peut-être que non”, observa Syu, toujours prudent.

“Ou peut-être que non”, avoua le bâton.

Un petit sourire commença à flotter sur mes lèvres.

“Pourrais-tu me faire une faveur, Frundis ?”, demandai-je, le regard rivé sur mon oncle endormi.

Je lui communiquai mes intentions et Frundis approuva tout de suite l’idée. Avec un petit rire malin, je glissai le bâton dans la main de Lénissu, qui se réveilla aussitôt en ouvrant grand les yeux. Il secoua légèrement la tête, il aperçut Frundis et poussa un grognement, s’écartant avec brusquerie. Je sifflotai innocemment.

— Shaedra —se plaignit-il—. On ne réveille pas ainsi un homme endormi.

— C’était Frundis —me défendis-je avec un sourire espiègle.

Une brebis poussa alors un bêlement et Lénissu plissa les yeux en la regardant, puis il bâilla et s’étira.

— Ah ! —dit-il alors—. Je viens de me souvenir de mon rêve. Je me promenais dans un bois et, soudain, une singe gawalt apparaissait, sautant de branche en branche, et je m’apercevais alors que c’était toi ! Et je te voyais très nettement, je t’assure —se moqua-t-il.

Je soufflai, amusée.

— Finalement, on dirait bien que c’est un Cycle du Bruit qui nous attend —commentai-je.

De fait, d’après les livres et les personnes âgées, le Cycle du Bruit était un cycle de rénovation d’énergies et, en particulier, il affectait les rêves. Ceux qui s’occupaient de les interpréter assuraient que, durant ce cycle, les songes possédaient un fond de vérité plus grand qu’à n’importe quel autre cycle. Mais quelle sorte de vérité ?, me demandai-je, avec ironie. Lorsque je racontai mon rêve à Lénissu, il s’esclaffa.

— Un dragon et un gawalt —prononça-t-il—. Espérons que ces rêves ne deviendront pas réalité et qu’Ato sera toujours entière.

— Il était temps ! —s’écria Miyuki, enjouée, en arrivant près de nous. Le troupeau de brebis s’était déjà éloigné, fuyant de nous voir si bruyants. L’elfe noire nous tendit nos outres pleines et passa le sac de provisions sur son épaule—. Si nous continuons à ce rythme, nous mettrons plus d’une semaine pour arriver à Ato.

Lénissu et moi, nous nous levâmes et nous nous étirâmes en même temps. Miyuki nous observait avec un sourire moqueur.

— C’est fou ce que vous vous ressemblez —commenta-t-elle—. Allez, en route.

Le voyage se déroula paisiblement. Nous marchâmes à une bonne cadence, nous laissâmes la forêt derrière nous et, cette nuit-là, nous dûmes seulement affronter un nuage de moustiques. Le matin suivant, Lénissu se grattait tous les bras, en marmonnant entre ses dents qu’il aurait préféré avoir à tuer un autre écaille-néfande. Ce jour même, nous parvînmes à l’auberge du Cygne bleu. L’aubergiste ne me reconnut pas, par contre Syu se souvint tout de suite des chats qui peuplaient cet endroit perdu entre les marais et, lorsque nous reprîmes la marche, il m’avoua :

“Tu es allergique aux feuilles-mousse. Beh, moi, avec les chats, c’est pareil. Je ne peux pas m’en empêcher : j’éternue mentalement.”

Je souris largement en l’entendant.

Lorsque nous arrivâmes à Ato, le cinquième jour dans la soirée, j’aperçus au loin, sur le terrain d’entraînement de har-kar, des kals en plein duel. Les rayons du soir illuminaient et empourpraient la colline d’Ato.

— On dirait qu’aucun dragon destructeur n’est passé par là —observa Lénissu.

— Grâce aux dieux —badinai-je.

Nous montâmes la rue du Songe en silence et nous prîmes la Transversale. Nous entendîmes soudain une exclamation qui nous arrêta. Aléria, étreignant un énorme livre, se précipita vers moi.

— Shaedra ! —fit-elle, en soufflant—. Tu arrives enfin. Le maître Yinur m’a dit que tu allais arriver. Tu ne sais pas ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?

Sa question et son ton altéré m’intriguèrent.

— Quoi ?

— Kyissé, la fillette dont tu m’avais parlé, c’est un prodige. Tout le monde parle d’elle. Il y a quelques jours, elle s’est échappée seule dans le bois. Des nadres rouges l’ont attaquée et sais-tu ce qu’elle a fait ?

Je blêmis en m’imaginant la fillette entourée de nadres.

— Non —murmurai-je.

— Elle les a tous rendus fous ! Elle les a égarés et elle a rempli tout le bois d’illusions harmoniques. J’exagère à peine. Je te le jure. Tout Ato en parle maintenant. Tout le monde est convaincu que c’est la dernière Klanez. C’est incroyable —prononça-t-elle, en secouant la tête.

Je clignai des yeux et j’échangeai un regard avec Lénissu.

— Eh bien —dit mon oncle—. Je suis heureux de te revoir, Aléria. Cela faisait longtemps que nous ne nous étions pas vus.

Aléria se mordit la lèvre et les salua, lui et Miyuki, comme il se devait.

— Pardon, mais je suis un peu trop nerveuse —s’excusa-t-elle—. Je viens de parler avec le Daïlerrin et il m’a permis de revenir à la Pagode quand je lui ai raconté tout ce que nous avons fait. Il m’a même dit qu’il se réjouissait d’avoir des kals aussi bien préparés —plaisanta-t-elle.

Avec un extrême effort, j’osai lui demander :

— Et ta mère ?

L’elfe noire afficha un sourire radieux.

— Shaedra, tu avais raison. Dès que ma mère a appris ce qui s’était passé sur l’Île Boiteuse, elle est rentrée à Ato. Et maintenant elle a repris ses expériences comme d’habitude —elle roula les yeux et montra le livre qu’elle portait—. C’est un livre qu’elle m’a demandé de lui prendre à la bibliothèque. Plantes carnivores du Bois des Fées. —Elle souffla—. J’espère qu’elle n’a pas l’intention d’acheter une de ces plantes.

Alors tout à coup, voyant qu’Aléria avait récupéré la bonne humeur et que tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, j’éclatai de rire.

— Aléria, tu ne sais pas comme je suis contente ! Maintenant, vous n’avez pas intérêt, Akyn et toi, à disparaître sans m’avertir, hein ? Vous m’avez déjà fait le coup deux fois.

— Ne t’inquiète pas —dit-elle en souriant et elle fit alors une moue—. Mais tu devrais me promettre la même chose. —Plus sérieuse, elle nous regarda tous les trois l’un après l’autre avant de river ses pupilles rouges sur moi—. Que diable s’est-il passé à Aefna, Shaedra ?

Je me raclai la gorge, embarrassée.

— Eh bien… Ce qu’il s’est passé, c’est que…

Je perçus le petit soupir de Lénissu.

— J’ai retenu ma nièce un moment en raison de questions qui ont à voir avec des affaires troubles, sombres et épineuses —intervint-il sur un ton plaisantin—. Allez, avançons un peu, je suppose que tu veux saluer Kirlens avant que nous partions chercher les grands-parents de Kyissé et avant que nous entreprenions le voyage au château de Klanez.

Aléria et moi, nous le contemplâmes, muettes de stupéfaction.

— Au château de Klanez ? —répéta Miyuki, en le regardant du coin de l’œil—. Tu es sûr de ce que tu dis, Lénissu ?

Mon oncle fit un geste vague.

— C’était une blague. Bon, en ce qui concerne les grands-parents de Kyissé, pas tant que ça. Après tout, j’ai promis à Fahr Landew de les trouver.

Et en y songeant, il parut se rembrunir, comme s’il se repentait de sa promesse. Aléria me fit un bref signe de la tête.

— À tout à l’heure. Je laisse le livre à la maison et j’avertis tout le monde que tu es arrivée et…

— Tout le monde ? —répétai-je.

— Tout le monde doit avoir hâte de voir la Sauveuse de la Dernière Klanez —répliqua-t-elle, amusée, avant de partir en courant par la Transversale.

Je secouai la tête, hallucinée, et Lénissu dut me pousser doucement vers le Couloir pour me réveiller. Nous reprîmes notre chemin et, une fois arrivés devant le Cerf ailé, je me mordis la lèvre, en pensant qu’au moins, Kirlens était déjà au courant que j’étais en vie et que j’arriverais bientôt. Je poussai la porte et je demeurai bouche bée. Au fond de la salle, là où normalement les musiciens jouaient pour mettre de l’ambiance, se tenait Kyissé, debout dans sa robe blanche immaculée. Tous les yeux étaient tournés vers elle et l’observaient, impressionnés, tandis que celle-ci déployait une grande image harmonique du château de Klanez qui occupait tout le mur. Le château était très semblable à celui qu’elle m’avait montré un jour, dans sa tour souterraine, mais je remarquai certaines retouches qui lui donnaient un aspect plus accueillant et fantastique. L’avait-elle fait exprès ou son souvenir avait-il simplement évolué avec le temps ?

— Kyissé ! —s’écria une voix familière. Wiguy sortit en trombe de la cuisine. Ses yeux lançaient des éclairs—. On ne peut pas te laisser une minute. Arrête de déranger les clients. Pour l’amour des cieux !

Un tonnerre d’applaudissements mit fin aux protestations de la jeune femme. Et alors Kyissé me vit et ses yeux s’illuminèrent, elle ouvrit la bouche, elle bredouilla quelque chose, puis finalement elle réussit à s’écrier :

— Shaeta !

Elle passa en courant entre les tables comme une gazelle blanche et atterrit dans mes bras, en riant aux éclats. Je la pris avec douceur, la couvrant de baisers et Lénissu laissa échapper un gros rire, en regardant tour à tour la fillette et l’image du château.

— Dieux, cette fillette est incroyable.

— Lénissu ! —prononça Kyissé et elle s’écarta de moi pour l’embrasser lui aussi.

— Shaedra, par Ruyalé, tu es enfin revenue —marmotta Wiguy en s’approchant et me prenant les deux mains pour me contempler d’un œil critique—. Tu me fais de ces frayeurs chaque fois que tu pars… Enfin, je finirai par m’habituer à ce que tu meures et ressuscites tous les ans.

Je m’esclaffai et je lui avouai :

— Moi, je ne m’y habituerai jamais.

Kirlens sortit de la cuisine avec son tablier et ses cheveux embroussaillés et de plus en plus gris. Une heure plus tard, tout semblait être redevenu comme avant. Lénissu et moi, nous dînâmes comme des rois et nous racontâmes à Wiguy et à Kirlens tout ce qui m’était arrivé, même s’ils devaient déjà connaître toute l’histoire sur l’Île Boiteuse grâce à Aléria, Akyn, mon frère et ma sœur. Tous deux virent sans aucun doute des lacunes dans mon histoire, mais, curieusement, ils n’insistèrent pas et je me demandai ce que mes amis leur avaient raconté exactement.

— Pourquoi n’as-tu pas averti quand tu es partie d’Ato ? —demanda Kirlens alors—. Le capitaine Calbaderca t’a cherchée pendant des jours et nous t’avons crue perdue à jamais.

Je réprimai une grimace embarrassée.

— Oh. C’est que… je n’ai pas eu le temps. J’ai dû sortir précipitamment, vous comprenez.

Kirlens et Wiguy clignèrent des yeux, puis me regardèrent fixement, attendant que je continue. Lorsque Wiguy ouvrit la bouche, sûrement pour exiger davantage d’explications, le tavernier la prit par le bras.

— Ne la pressons pas —dit-il, devinant à mon expression que je ne leur répondrais pas : aucun mensonge valable ne me venait à l’esprit.

Wiguy fronça les sourcils.

— Que nous ne la pressions pas ? —répéta-t-elle, grincheuse—. Mais elle aurait quand même pu nous avertir !

Je m’empourprai et Lénissu, qui connaissait plus ou moins l’histoire, se racla la gorge.

— Je ne voudrais pas faire intrusion —commenta-t-il—, mais je vous assure qu’il m’est arrivé de nombreuses fois de devoir partir en courant sans pouvoir avertir. Ce sont des choses qui arrivent.

Une étrange lueur passa dans les yeux de Kirlens.

— Je sais. Je suppose qu’il vaut mieux ne pas poser de questions.

Il y eut un bref silence embarrassé.

— Et le capitaine Calbaderca ? —m’enquis-je, alors, pour changer de sujet.

Kirlens fronça les sourcils.

— Ils sont partis au printemps, lui et ses Épées Noires, à la recherche des Klanez. Ils ne sont pas encore rentrés. Le fils des Domérath est parti avec eux.

J’ouvris grand les yeux.

— Aryès ?

Kirlens approuva.

— Il a envoyé une lettre qui est arrivée il y a deux semaines. Apparemment, ils ont trouvé une piste dans les Hautes-Terres. Ces Épées Noires viennent peut-être des Souterrains, mais ils ont une persévérance tout à fait louable.

J’arquai un sourcil. Dans les Hautes-Terres ? Ceci était proche de la Forêt de Pang… Peut-être étaient-ils finalement sur la bonne voie. Cependant, s’ils étaient partis depuis si longtemps déjà, cela signifiait qu’ils n’avaient pas reçu ma lettre leur parlant du sujet. Quant à Aryès… J’ignorais pourquoi, cela ne m’étonnait pas qu’il ait voulu accompagner le capitaine Calbaderca ; malgré tout, je ne pus m’empêcher de me sentir peinée de le savoir si loin. Je réprimai un soupir.

— Je vais chercher Taroshi —déclara Wiguy, en laissant une pile d’assiettes propres sur la table—. Il se réjouira de te voir, Shaedra.

Je fis une moue sceptique.

— Bien sûr.

— Je vais aussi aller chercher Murry et Laygra. Ils doivent être chez ce semi-orc, cet ami à toi.

— Alors ne te dérange pas —lui dis-je—. Aléria s’est sûrement déjà chargée de tous les avertir.

Tandis que Kirlens la suivait hors de la cuisine pour s’occuper de la taverne, je me penchai vers Lénissu et je lui chuchotai :

— C’est curieux, personne ne semble t’avoir regardé bizarrement pour cette histoire de Sang Noir.

Lénissu haussa les épaules, écartant son assiette vide.

— Les gens oublient vite. Surtout si on leur dit que l’homme que l’on prétendait pendre n’était en fait qu’un innocent qui n’avait jamais fait de mal à une mouche.

Il me fit un clin d’œil et, lorsque Kirlens réapparut dans la cuisine pour laisser les assiettes sales, il se leva.

— Dis-moi, Kirlens, cette chambre que tu gardes toujours pour moi, elle n’est pas… ?

— Elle est libre —répliqua l’aubergiste, amusé—. Fais comme chez toi.

— C’est exactement ce que je pensais faire —assura mon oncle—. Tant de voyage m’a épuisé. Je vais tout de suite me coucher. Bonne nuit, Shaedra. Bonne nuit, Kirlens.

Je lui souhaitai bonne nuit et, lorsque je restai seule, j’appuyai mes deux coudes sur la table. Je pensais à Kyissé. Maintenant tout le monde savait qui elle était, ou plutôt qui elle était censée être. Cela changerait-il quelque chose ? Vu son habileté avec les énergies, j’espérais que les maîtres de la Pagode ne tenteraient pas de l’examiner de trop près.

Un bruit de voix m’arracha à mes pensées. Kirlens entra de nouveau et m’informa :

— Tes compagnons t’attendent dans la taverne.

Je tendis l’oreille et le gros rire de Yori me parvint. Je souris et je me levai d’un bond. Cependant, avant de sortir de la cuisine, je me tournai vers le tavernier.

— Kirlens… —hésitai-je—. Tu sais, pendant le voyage, j’ai croisé Kahisso.

Il sursauta. Sur son visage, je lus un mélange d’espoir et d’indécision.

— Comment va-t-il ?

— Il va bien —lui assurai-je et j’ajoutai posément— : Il m’a demandé de te dire… qu’il regrettait.

L’humain acquiesça de la tête, l’air résigné. Peut-être avait-il cru un instant que son fils réfléchirait et changerait d’avis au sujet de sa vie de raenday, pensai-je. Je fis une moue compatissante.

— Chacun suit le chemin qu’il croit être le sien —prononçai-je gravement.

Kirlens se contenta d’acquiescer de la tête sans me regarder. Il était clair qu’il ne voulait pas parler davantage de ce sujet. Aussi, je tournai la poignée de la porte et je sortis de la cuisine.