Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités

17 Croisées de chemins

La veille de notre départ, Deybris Lorent me fit appeler dans son bureau. Il m’invita à prendre une infusion, il me rappela mes devoirs comme Ombreuse et comme pupille, devoirs qui consistaient principalement à ne pas déranger les autres Ombreux et à me garder en vie ; finalement, il m’avertit :

— Méfie-toi de Dansk Alguerbad. Et n’accepte rien de lui sans d’abord me consulter, d’accord ? Je le connais bien. Tout le monde le surnomme Amphore. C’est un type assez traître. Ne te fie ni à lui, ni au Mahir. Gudran Softerser n’est pas un Ombreux —observa-t-il, en voyant l’interrogation reflétée dans mes yeux—, mais il doit plus d’un verre à Dansk. As-tu appris la liste des noms ? —s’enquit-il alors.

Il se référait à la liste que m’avait fournie Ujiraka la veille pour que je mémorise les noms de tous les Ombreux d’Ato.

— Plus ou moins —répondis-je.

L’humain sourit et se leva, les mains dans les poches.

— Alors, il n’y a plus rien à ajouter. Je suis en train d’essayer de convaincre le Daïlerrin pour qu’il t’accepte de nouveau à la Pagode Bleue. Mais si je n’y arrive pas, ne t’inquiète pas : je te trouverai une occupation —assura-t-il, en arquant les sourcils—. Garde les yeux ouverts…

— … et la dague à portée de main —complétai-je, amusée. Ce n’était pas la première fois qu’il me le disait.

Je me levai et j’allais me diriger vers la sortie, mais il posa ses mains sur mes épaules pour me retenir. Ses yeux châtains étincelèrent.

— Je te félicite, Shaedra, d’avoir réussi à calmer Lénissu Hareldyn. Moi, il ne m’aurait pas écouté. Tu sais ? Je crois que tu deviendras une excellente Ombreuse.

Je lui adressai un sourire hésitant et il me libéra.

— Bonne nuit, jeune fille —me dit-il—. Et bon voyage.

— Bonne nuit —répondis-je, pensive, avant de refermer la porte.

Le matin suivant, je pris congé avec effusion d’Ujiraka, de Dyara, d’Abi et des autres Ombreux avant de me rendre avec Lénissu à l’auberge où logeaient Miyuki et Srakhi. Tout Aefna était déjà réveillée, se préparant pour les fêtes de l’été. En sortant de l’auberge, nous nous dirigeâmes tous les quatre vers les écuries de la Place de Laya. Lorsque je vis les montures que nous avions louées pour notre voyage, mon cœur commença à battre plus vite. En voyant mon trouble, Lénissu m’adressa une moue moqueuse.

— Après tant d’aventures, ne me dis pas que tu as peur d’apprendre à chevaucher ?

Je le foudroyai du regard, en grommelant, mais je ne répliquai pas. Quelques jours auparavant, nous avions appris qu’un troll enragé avait traversé la route en pleine Forêt de Belyac et déraciné plusieurs arbres, coupant le passage, et, visiblement, tous n’avaient pas encore été retirés, car les carrioles en direction de Belyac étaient toutes paralysées. Qui sait s’il ne s’agissait pas du même troll qui avait été sur le point de nous dévorer l’année précédente, pensai-je.

Un palefrenier m’aida à m’asseoir sur la selle d’un énorme cheval bai. Syu tremblait encore plus que lorsque nous étions montés sur le cheval blanc de Spaw et j’en déduisis qu’il ne se fiait pas autant au cavalier. Le cheval s’agita et je poussai une exclamation atterrée, m’agrippant aux rênes.

— Du calme —me dit le palefrenier avec un fort accent de Neiram—. Elle est douce et docile. Mais elle te sent crispée et elle s’inquiète.

— Et moi donc —murmurai-je, en me mordant la lèvre.

— Shaedra ! —s’écria soudain Lénissu, déjà monté sur son cheval. Il me regardait avec insistance—. Rentre ces griffes !

Oups. Je baissai les yeux sur mes mains et je rentrai les griffes sous le regard réprobateur du palefrenier. Je me raclai la gorge et je donnai de petites tapes sur l’encolure de la jument pour qu’elle avance. Je me réjouis de voir que Srakhi et Miyuki non plus n’étaient pas d’experts cavaliers.

— Moi, je préfère les anobes —expliqua Miyuki—. Les chevaux, dans les Souterrains, sont plutôt rares. Et les anobes sont plus stables… —elle jeta un regard méfiant à son cheval tandis que nous sortions des écuries au pas.

“Je n’aime pas du tout ça”, soupira le singe gawalt, juché sur mon épaule. “Tu es sûre que tu sais contrôler cet animal ?”

J’acquiesçai fermement.

“Tu as entendu le palefrenier. Elle est docile. Tant que nous ne tombons pas sur le troll…”

Syu écarquilla les yeux et je devinai qu’il était déjà en train de se représenter la scène tragique. Je souris.

“Allez, Syu, soyons positifs. De cette façon, nous serons plus vite arrivés à Ato.”

Le singe fronça le nez.

“Tu veux insinuer que ce cheval court plus vite que moi ?”, demanda-t-il.

Je réprimai un éclat de rire.

“N’as-tu pas dit toi-même un jour qu’un bon gawalt doit savoir reconnaître qui est plus rapide que lui ?”

Bien à regret, Syu convint que j’avais raison. Nous avançâmes sur la Place de Laya à pas de tortue iskamangraise, mais, une fois sortis d’Aefna, Lénissu mit son cheval au trot et ma jument accéléra légèrement le rythme sans que j’aie besoin de faire quoi que ce soit. Frundis était silencieux, occupé à composer une nouvelle cantate, le ciel était limpide et tout indiquait que, ce jour-là, il allait faire chaud.

Nous mîmes quelques heures avant de bifurquer sur la route de Belyac et nous continuâmes à un rythme soutenu sous les rayons du soleil de plus en plus insistants. Plusieurs messagers qui galopaient à bride abattue nous devancèrent sur le chemin pavé et, à la mi-journée, nous vîmes une patrouille au bord du chemin en pleine conversation avec un marchand ambulant. Petit à petit, je m’habituai aux mouvements de ma monture, mais je n’en restai pas moins méfiante. Alors que le soleil, dans notre dos, commençait à disparaître, peignant de rouge le firmament, nous aperçûmes la Forêt de Belyac et Lénissu, en tête de file, leva une main et attendit que nous le rejoignions pour déclarer :

— Nous passerons la nuit à la lisière. Comment va la cavalière débutante ? —demanda-t-il avec un sourire en coin.

Je feulai.

— C’est horrible. J’ai mal partout —avouai-je.

— C’est normal —assura mon oncle.

Il mit pied à terre avec légèreté et il m’aida à descendre.

— Je n’ai pas l’air d’une har-kariste —me lamentai-je, en massant mes jambes endolories.

Miyuki et Srakhi, par contre, n’avaient pas l’air de souffrir autant. Le gnome prit les rênes de mon cheval et du sien et nous sortîmes du chemin jusqu’à atteindre un ruisseau. Ils attachèrent les chevaux en bloquant les rênes sous de grosses pierres et Srakhi s’occupa de décharger le sac de vivres et d’ôter les selles des montures, tandis que je me laissais tomber sur l’herbe, morte de fatigue. Je détachai Frundis de mon dos et, en relevant les yeux, je m’aperçus que Lénissu et Miyuki s’éloignaient déjà dans le maquis pour aller chercher un peu de bois entre les arbustes qui peuplaient les environs. Je m’approchai de Srakhi courbée comme une petite vieille et je jetai un coup d’œil inquisiteur sur le sac de provisions.

— Du riz —répondit le say-guétran à ma question implicite.

Mon visage s’illumina et je sentis mon moral remonter en flèche. J’allai remplir une casserole d’eau et je préparai le riz pendant que Srakhi allumait le feu avec quelques branches. Je m’éloignai même pour cueillir quelques plantes aromatiques que j’avais vues sur le chemin et je les ajoutai à la casserole avec un air d’experte. Dès que tout fut prêt, Syu et moi, nous nous assîmes pour contempler le riz, espérant que le bois ne tarderait pas à arriver pour alimenter le petit feu. Le ciel était déjà sombre et les collines se plongeaient peu à peu dans les ténèbres. Seul un croissant de Lune illuminait la nuit. Le gnome, avare de paroles, avait croisé les jambes et fermé les yeux. J’esquissai un sourire, amusée. Sans doute, priait-il pour la Paix.

J’étais en train de penser que j’avais peut-être mis trop d’eau dans la casserole, quand un brusque cri déchira l’air et me glaça. Une seconde après, Srakhi était déjà debout, l’épée à la main, et il se précipitait vers les arbustes où avaient disparu Lénissu et Miyuki. Les chevaux hennissaient et s’agitaient, inquiets. L’esprit empli de confusion, je me levais d’un bond pour essayer de les calmer lorsque j’entendis clairement dans l’obscurité des grognements bestiaux et, alors, la panique m’envahit. Je connaissais suffisamment les créatures qui attaquaient Ato pour reconnaître le grognement d’un écaille-néfande.

“Syu !”, m’écriai-je, en saisissant Frundis d’une main et la bride d’un cheval de l’autre. Syu grimpa sur mon épaule et s’agrippa à moi, totalement paralysé de terreur.

“Le troll”, bafouilla-t-il mentalement.

“Non, Syu, ce sont des écailles-néfandes”, l’informai-je.

— Du calme ! —ordonnai-je aux chevaux, en vociférant, mais ceux-ci s’étaient déjà libérés des pierres en donnant de violents coups d’encolure en arrière.

Mon ordre fut totalement étouffé par l’épouvante que déclencha soudain l’apparition d’une créature bipède couverte d’écailles. Terrifiée, je vis reluire dans la nuit ses dents blanches et pointues. Son brusque rugissement me fit réagir : je sautai sur le dos du cheval et celui-ci partit au grand galop sans que j’aie besoin de le stimuler. Je me contentai de m’accrocher à son cou massif, tandis que Frundis me remplissait la tête d’une musique stressante de tambours et de violons précipités.

“En avant toute !”, riait le bâton. Le cheval, l’entendant peut-être, redoubla ses efforts, transpirant de terreur. Ses puissants muscles se tendaient et détendaient au fur et à mesure que nous montions le versant dans l’obscurité. Mais les rugissements ne semblaient pas faiblir…

Oh, non !, pensai-je. Je savais très bien que les écailles-néfandes étaient des créatures parmi les plus rapides de la Terre Baie. Ils étaient capables de percevoir la présence de chaleur autour d’eux et, pour comble, ils avaient des queues avec des piquants empoisonnés. Sans mentionner que, contrairement aux trolls, ils ne se promenaient jamais en solitaire, me souvins-je, angoissée.

Une des créatures au moins me poursuivait. Mais… et Lénissu ? Et Miyuki et Srakhi ? Tous les chevaux s’étaient enfuis. Comment allaient-ils pouvoir échapper à ces créatures sans chevaux ?, me demandai-je, les lèvres tremblantes. Mes yeux se remplirent de larmes, mais je les ravalai avec fermeté : je devais essayer de maîtriser mon cheval, sinon nous allions à tout moment nous précipiter dans quelque ravine sans la voir. Je tentai de récupérer les brides et je tirai de toutes mes forces, sans résultats. Les sabots tonnaient contre la terre.

“Frundis, aide-moi à le calmer !”, le suppliai-je.

Aussitôt la musique accélérée du bâton se changea en une douce mélodie de flûtes traversières. Et incroyablement, le cheval ralentit son rythme. Je tirai sur les rênes pour le faire tourner vers l’est. Je ne voyais pas d’autre échappatoire que la forêt : au moins, là, je pourrais grimper dans un arbre. Syu approuva catégoriquement ma décision et j’encourageai le cheval à galoper à une bonne cadence. Je ne sais pas comment, je réussis à atteindre les premiers arbres sans qu’aucun écaille-néfande n’apparaisse devant moi pour me dévorer toute crue. Sans oser abandonner le cheval à son sort, je pénétrai dans le bois, au pas. À un moment, une de ses pattes trébucha sur quelque chose et je tirai sur la bride pour qu’il s’arrête avant de me laisser glisser jusqu’au sol. On n’entendait plus ni grognements ni rugissements. Et aucune créature n’avait l’air de me poursuivre. Je poussai un soupir de soulagement.

“Ils ont sûrement mangé le riz”, marmonnai-je.

Dans la pénombre, Syu grogna.

“Qu’ils le mangent. Je leur donnerais même une banane pourvu qu’ils nous laissent tranquilles.”

“Une seule ?”, répliquai-je, moqueuse.

Je caressai le dos de la monture pour la calmer et je jetai un coup d’œil inquiet autour de moi. On ne voyait pas un dragon. Dans ma tête, se pressaient des images d’ours, de loups et de terribles bêtes qui me guettaient de leurs yeux affamés… Ne disait-on pas que la Forêt de Belyac fourmillait d’étranges créatures ? Les contes parlaient d’unicornes, d’araignées velues, de harpïettes… On disait aussi que, parfois, le sol était instable et que, là, vivaient des dryades dont les voix envoûtaient ceux qui s’aventuraient sur leur territoire. D’un geste exaspéré, je créai une sphère de lumière harmonique et je secouai énergiquement la tête, repoussant tous ces fantasmes.

— Ici, il n’y a pas de dryades ni d’araignées velues —prononçai-je à voix haute, pour me rassurer.

Je pensai alors que le mieux était de retourner sur le chemin à travers bois et je me dirigeai vers le nord, tirant le cheval par la bride. La peur se lisait dans ses yeux et peut-être était-ce pour cela que je ne parvenais pas à me tranquilliser et je craignais que, d’un moment à l’autre, le silence relatif du bois ne devienne un enfer. Frundis se mit à imiter le chant d’un hibou et, Syu et moi, nous tressaillîmes.

“Frundis !”, me plaignis-je. “Arrête de nous effrayer.”

“Bah, vous effrayer, quelle idée !”, répliqua le bâton, amusé. “Mais je dois reconnaître que les bois m’ont toujours terrifié. Imagine-toi un peu : moi, perdu sur le sol au milieu des branches, sans autre compagnie que les araignées, les fourmis et les serpents.”

J’écarquillai les yeux.

— Des serpents ! Ceux-là, je les avais oubliés —murmurai-je faiblement.

Syu se réfugia derrière mes cheveux, il replia sa queue et l’étreignit, tout tremblant.

“Allons, Syu, ne te mets pas dans cet état”, fis-je, en renforçant un peu plus ma lumière harmonique.

Frundis entonna alors une chanson qui me fit dresser les cheveux sur la tête :

Océan de branches vertes
Verte lune et noir soleil,
Fourbe miroir de ténèbres,
Sifflent les serpents perfides
Et crissent des crocs avides
Dans le silence en éveil !

Il ne voulut pas écouter nos protestations et il continua à décrire de terribles créatures et des bois trompeurs sur un rythme lugubre qui me rendit de plus en plus nerveuse. J’allais le menacer de l’abandonner dans la forêt lorsque j’entendis un cri guttural suivi d’un hurlement qui paralysa même Frundis. Un de ces cris était saïjit, me dis-je. J’inspirai profondément et je me mis à courir vers l’origine du bruit, tirant le cheval derrière moi. Je trébuchai sur plusieurs racines, mais je continuai à avancer quand soudain la bride se tendit brusquement. Je tournai la tête, exaspérée. Le cheval s’était immobilisé et tirait en arrière, sentant que nous nous dirigions vers le danger.

— Maudit cheval, avance ou je te laisse tout seul —fis-je.

Après m’être démenée pendant une minute, je finis par comprendre que mes tentatives étaient inutiles et je laissai tomber les rênes.

— Va-t’en en enfer —marmonnai-je, en reprenant ma course.

Ma sphère de lumière éclairait à peine mon chemin et, à un moment, je me trouvai face à une énorme toile d’araignée qui sans aucun doute devait appartenir à… une araignée géante, conclus-je, la contournant, toute tremblante. Mon corps était transi de peur et je me sentais incroyablement maladroite, mais je courais sans m’arrêter, évitant les fourrés impénétrables et les ravines. Et, finalement, je vis la fin du bois… ou plutôt la zone où le troll enragé avait tout dévasté. Les rayons de la Lune illuminaient faiblement la nuit. Je crus distinguer plus haut la ligne droite du chemin de Belyac. Et, au milieu des troncs déracinés, se dressait l’ombre imposante et furieuse d’un écaille-néfande. À quelques mètres, une petite silhouette lui faisait face.

— Srakhi —murmurai-je, atterrée.

La créature agitait sa queue avec force et grognait. Je défis mon sortilège harmonique et je sortais du bois, empoignant Frundis, prête à me ruer sur le monstre, lorsque celui-ci chargea durement contre le gnome. Le coup fut tel que le say-guétran fut projeté dans les airs et retomba plusieurs mètres plus loin. Je le contemplai, horrifiée, tandis que la créature poussait un rugissement victorieux. Un son métallique d’épée attira soudain mon attention et je vis surgir une autre silhouette de derrière un énorme tronc. C’était Lénissu.

— Non…

Je me mis à courir vers eux, persuadée que nous étions tous perdus. L’écaille-néfande allait s’élancer sur le say-guétran, sans doute avec l’intention de le dévorer, quand Lénissu lui coupa le passage, brandissant Corde.

“Il est fou !”, m’exclamai-je, épouvantée. “Cette créature le tuera…”

Dans ma course, je trébuchai sur une branche brisée et je poussai un juron. Je récupérai mon équilibre miraculeusement, sans quitter des yeux Lénissu, qui effectuait à présent des mouvements dans l’air avec son épée. Vraiment, s’il pensait que cela pouvait effrayer un écaille-néfande…

Alors, il se passa quelque chose d’incroyable : au moment où la créature était sur le point de le réduire en charpie, Lénissu prit son élan et se jeta littéralement sur l’écaille-néfande. Lorsque l’épée frappa les écailles du monstre, un éclair de lumière bleutée rayonna et un son, qui me rappela celui d’une basse et discordante note de violon, retentit. Médusée, j’entendis la créature pousser un terrible hurlement de douleur. C’était la première fois que je voyais Lénissu activer Corde.

Lénissu assena des coups à la créature sans répit et, bien qu’aucune estocade ne semble traverser les écailles ni provoquer de blessures, l’écaille-néfande vacillait et, incroyablement, ses rugissements perdaient de leur force. À un moment, sa queue pleine de piquants empoisonnés se trouva sur le point de balayer Lénissu. Celui-ci, au lieu de s’écarter, fit un bond et fonça sur le dragon de sorte qu’il le heurta de plein fouet. Tout se passa très vite : en quelques brèves secondes, l’écaille-néfande se retrouva avec Corde plantée jusqu’au fond de la gorge. La lumière bleue s’intensifia et la lame de l’épée flamboya, émettant un son vibrant. La créature, moribonde et sans forces, s’écroula et resta enfin immobile contre un des troncs abattus.

Je vis Lénissu retirer l’épée avec beaucoup de difficulté. Tremblant de la tête aux pieds, il tomba à genoux, épuisé. Peu à peu, la lumière de l’épée d’Alingar s’évanouit et tout plongea de nouveau dans les ténèbres.

Je soufflai. Lénissu était vivant ! Je n’en croyais pas mes yeux. Je replaçai Frundis sur mon dos et je me précipitai vers Srakhi et Lénissu, le cœur battant à tout rompre. Alors, j’observai une scène qui me glaça le sang. Srakhi s’était relevé et il se dressait maintenant à quelques mètres, derrière Lénissu. Il tenait une dague à la main. Démons !, me dis-je, atterrée, comprenant l’intention de Srakhi. Les paroles que Lénissu avait prononcées un jour me revinrent à l’esprit. “Si tu sauves la vie d’un say-guétran par trois fois, il n’a pas d’autre alternative que de te tuer ou de se suicider.” Cette règle say-guétrane était absolument absurde ! Cependant, avant que je ne pense à lancer un cri d’avertissement, le poignard glissa des mains de Srakhi et tomba sur l’herbe. Le gnome baissa les yeux sur sa main désarmée avec l’air de quelqu’un qui se sent brusquement vide à l’intérieur. C’est seulement lorsque je parvins à sa hauteur que le say-guétran s’aperçut de ma présence et comprit que j’avais tout vu. Cependant, il se contenta de secouer la tête tristement et il s’éloigna en boitant. Je soufflai et, sans me préoccuper davantage de lui, je m’empressai de m’approcher de Lénissu. Tout était trop sombre et j’invoquai de nouveau une sphère de lumière.

— Lénissu ! Oncle Lénissu ! —fis-je—. Tu vas bien ?

Mon oncle avait les mains fermement agrippées au pommeau de son épée et il tremblait comme si nous étions en plein hiver. En m’entendant, il leva les yeux sur moi et cligna des paupières.

— Je… Oui —répondit-il.

Il ouvrait la bouche pour dire quelque chose quand ses yeux violets devinrent subitement vitreux et son torse tomba en avant. Je tendis mes mains pour le soutenir et je l’allongeai doucement, en fronçant le nez. Le sang d’écaille-néfande empestait, pensai-je. Mais, heureusement, les écailles-néfandes n’explosaient pas comme les nadres rouges : sinon, j’aurais eu de sérieux problèmes pour traîner un Lénissu inconscient et l’éloigner de la zone. Je jetai un coup d’œil sur la créature. Ses yeux étaient encore grands ouverts et ils nous observaient, morts et vides.

— Par Nagray —haletai-je, en frémissant.

Où pouvait bien être Miyuki ?, me demandai-je, en levant les yeux vers l’obscurité. Je ne vis pas Miyuki, mais j’entendis le souffle d’un cheval et je tournai la tête vers la route. Je demeurai abasourdie lorsque je vis Srakhi s’éloigner sur le cheval avec lequel je m’étais échappée. Était-il en train de nous abandonner ?, me demandai-je, stupéfaite. Les ombres engloutirent sa silhouette et bientôt le bruit des sabots mourut sur le chemin de pierres.

J’entendis des pas approcher et je me retournai pour voir apparaître Miyuki de l’autre côté de l’écaille-néfande.

— Dieux, dieux, dieux —répétait-elle, tandis qu’elle contournait prudemment la queue et s’approchait—. Il est… vivant ?

Illuminée par la lumière harmonique, j’acquiesçai de la tête.

— Il s’est seulement évanoui. Ça doit être à cause de l’odeur du sang.

Lorsqu’elle s’agenouilla auprès de Lénissu, je pâlis en voyant son bras maculé de sang. Mais elle n’avait pas l’air de le remarquer, plus préoccupée de s’assurer qu’effectivement Lénissu respirait toujours. Je me raclai la gorge.

— Srakhi est parti —lui communiquai-je.

L’elfe noire releva brusquement la tête.

— Quoi ?

— Srakhi Lendor Mid est parti —répétai-je.

Miyuki médita l’information durant quelques secondes. Visiblement, Lénissu lui avait déjà expliqué les étranges coutumes des say-guétrans parce que ses yeux rouges s’agrandirent légèrement.

— Il va se suicider ?

Je soufflai.

— Je ne crois pas. En tout cas, Lénissu a dit que ce n’était pas son style. Par contre, il a une âme de voleur, même s’il n’en a pas l’air. À Kaendra, il m’a volé ma bourse de kétales et, là, il vient de voler mon cheval.

— Et le seul que nous avions —soupira Miyuki.

Je me mordis la lèvre, préoccupée.

— Démons… ça, c’est un problème. Tu crois qu’ils ont vraiment tous disparu ?

L’elfe noire retira l’épée des mains de Lénissu et la nettoya sur l’herbe avant de la replacer dans son fourreau.

— Oui, et je doute qu’ils reviennent un jour —répondit-elle finalement—. Tu m’aides ? Éloignons Lénissu de cette peste, sinon, quand il se réveillera, il va encore s’évanouir.

J’acquiesçai et, lorsque nous essayâmes de le soulever, je grognai. Cela n’allait pas être facile de le porter au milieu de troncs abattus, d’arbustes et de branches de tous côtés…

— Allez, recule —dit Miyuki—. À moins que tu ne préfères déplacer l’écaille-néfande plutôt que Lénissu.

Je jetai un coup d’œil au dragon bipède et j’avalai ma salive avec difficulté.

— Je crois que ce ne serait pas une bonne idée —observai-je.

Lénissu était plutôt mince, mais nous eûmes tout de même du mal à le porter jusqu’au chemin : l’effort m’empêcha de me concentrer pour maintenir une lumière harmonique acceptable et, à un moment, je trébuchai et je m’écorchai. Lorsque nous arrivâmes enfin, Syu soupira.

“Je n’aurais jamais cru qu’un troll puisse provoquer un tel ravage. Pauvres arbres.”

Il le disait avec une telle sincérité et un tel chagrin que cela me fit presque sourire, cependant, sur le moment, je me souciai davantage de scruter les ombres de la route à la recherche de possibles monstres, mais tout était calme et silencieux.

Je me tournai vers Miyuki, qui donnait de petites tapes à Lénissu sur la joue pour essayer de le réveiller. Elle sortit son outre et lui jeta de l’eau sur le visage. Rien.

— Par Ahobi —se lamenta-t-elle—. Il est totalement inconscient. Peut-être que cette épée l’a aussi affecté. Dieux. Shaedra, toi, tu vas bien ?

— Moi ? Oui. Ça va. Par contre, toi… Tu es blessée —observai-je.

Elle jeta un coup d’œil sur son bras et secoua la tête.

— Ce n’est rien. Je me suis piquée à une branche pointue en grimpant à un arbre. Heureusement, l’écaille-néfande qui me poursuivait s’est davantage intéressé aux chevaux.

Je grimaçai et je m’assis de nouveau près d’elle et de Lénissu.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? —demandai-je—. Nous ne pouvons pas rester ici.

Lénissu ouvrit les yeux. Surprises, Miyuki et moi, nous sursautâmes.

— Tu as raison, ma nièce. Fichons le camp d’ici —dit-il.

Il se leva d’un bond et vérifia qu’il avait toujours Corde ; il nous sourit, satisfait, puis il fronça les sourcils.

— Une minute, qu’est-il arrivé à notre bon Srakhi ?

Un simple échange de regards suffit à Lénissu pour comprendre le problème.

— Bah —dit-il, en haussant les épaules—. Ne vous inquiétez pas, ce gnome ne commettra pas de folie. Quoique… j’avoue, je me suis souvent demandé s’il ne serait pas capable de me tuer —ajouta-t-il en souriant—. Après tout, il m’a dit plus d’une fois qu’il ne me considérait pas comme quelqu’un d’honorable. —Il regarda autour de lui et grimaça—. Éloignons-nous d’ici.

Il se mit à marcher sur le chemin pavé au milieu des ombres et, Miyuki et moi, nous nous levâmes pour le suivre, toutes deux plongées dans nos pensées.