Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités

2 La course de quadriges

Une semaine de plus s’écoula avant que je ne sorte enfin du lit ; j’en avais plus qu’assez de ma blessure. J’avais l’impression d’avoir lu toute la bibliothèque de l’Eau et d’avoir dormi autant qu’un ours lébrin. Lorsque je commençai à me promener dans les galeries et les jardins, je fus de nouveau émerveillée par le palais. Il n’était pas très grand ; en fait, au loin, on voyait des demeures et des palais beaucoup plus imposants, mais tout, ici, s’insérait avec harmonie et il régnait une paix presque irréelle.

Pendant mes courtes promenades, parfois Spaw m’accompagnait, d’autres fois c’était Laygra, ou Murry, ou encore Aléria et Akyn. Nous nous asseyions souvent sur un banc à l’ombre d’un arbre et nous parlions longuement ou nous nous reposions dans cet havre de paix. À Mirléria, l’hiver semblait s’être achevé et le printemps envahissait les jardins d’arômes et de couleurs. Même les oiseaux chantaient avec une joie renouvelée.

Un après-midi, Aléria me raconta tout ce qui lui était arrivé après son départ d’Ato avec Stalius et Akyn. Elle parla de ses raisons et de ses doutes et elle raconta comment ils avaient été attaqués par une peuplade d’orcs dans le Massif des Extrades. À ce qu’elle dit, j’en déduisis qu’ils étaient passés non loin du Donjon du Savoir, lieu extrêmement dangereux selon Lénissu. Après avoir franchi les Extrades, ils avaient suivi la côte, au nord de l’Archipel des Anarfes, et ils avaient traversé de nombreux villages côtiers de nurons et de bélarques qui se consacraient à la pêche. Finalement, ils avaient réussi à convaincre un nuron de les conduire à l’Île Boiteuse. Une fois là, son plan pour sauver Daïan avait échoué en quelques heures et ils avaient été capturés par les Adorateurs de Numren. Arrivée à ce point de son récit, Aléria éluda beaucoup de détails. Elle parla de son travail comme guérisseuse dans la mine, mais c’est à peine si elle mentionna les expériences de Driikasinwat qu’elle avait subies. Son visage se changea en un masque froid et, chaque fois qu’elle prononçait le mot « démon », elle le faisait avec un tel dédain et une telle haine que je tremblais instinctivement. Pour changer de sujet, je lui demandai des nouvelles de Stalius et je le regrettai : son expression s’assombrit encore davantage lorsqu’elle répondit qu’elle n’avait rien su de lui depuis qu’ils avaient été emprisonnés. Il était clair qu’elle ne pensait jamais le revoir.

Avec ces longues conversations, je commençai à me rendre compte combien mon amie avait changé. Ce n’était plus la lectrice snori innocente et rêveuse d’autrefois. Certes, au fil des jours, la douleur qui brillait dans ses yeux s’atténuait peu à peu et elle riait plus souvent ; cependant, je voyais clairement que sa blessure était beaucoup plus profonde que la mienne. L’unique nouvelle capable d’alléger son mal avait été celle de sa mère. Lorsqu’elle avait appris que Daïan avait réussi à s’échapper de l’Île Boiteuse et que celle-ci avait cherché des mercenaires pour la libérer, elle était restée un moment muette de surprise et je m’étais réjouie de voir surgir une lueur d’espoir dans son regard. Je me demandai combien de temps elle mettrait à quitter en cachette le palais avec Akyn pour poursuivre son éternelle recherche…

Akyn semblait se remettre chaque jour un peu plus. Parfois, il se distrayait et demeurait figé, le regard égaré sur quelque objet ; et d’autres fois, quand il parlait, ses idées prenaient totalement la tangente des marais ; mais, globalement, il était de nouveau le même Akyn qu’avant et son moral paraissait même moins affecté que celui d’Aléria par tout ce qui s’était passé sur l’île. Malgré tout, lorsque nous l’interrogeâmes sur son emprisonnement, l’elfe noir devint comme fou et tout signe de lucidité disparut de son visage. Il passa ensuite plusieurs heures à secouer négativement la tête et à murmurer des mots inintelligibles. Atterrés par sa réaction, aucun de nous ne mentionna de nouveau le sujet. Je n’osai même pas lui poser de questions sur ce mystérieux corbeau qui m’avait sauvé la vie en attaquant Draven. Peut-être avait-il trouvé une issue et s’était-il envolé, oubliant son compagnon de cellule. Qui sait.

Bientôt, je mangeai avec tous les autres et, bien que, parfois, je sois encore prise de vertiges, le guérisseur m’enleva la bande en affirmant que la blessure était déjà refermée. Pendant les repas, Lilirays et Arfa nous accompagnaient toujours avec quelques parents proches et, habitués à éviter de parler de démons, ils animaient la table avec leurs conversations sur Mirléria, comme n’importe quel saïjit préoccupé par le prix du poisson, par les pirates, par le temps ou les invasions d’énarposias. Ainsi, j’appris, scandalisée, qu’à Mirléria, on faisait de véritables massacres d’énarposias chaque fois que celles-ci migraient de l’ouest vers la côte. Ces énormes et rondouillardes créatures ailées, pacifiques quoique gloutonnes et ennemies des agriculteurs, avaient toujours été des animaux sacrés en Ajensoldra et, Akyn comme moi, nous trouvions que c’était un crime horrible que de les tuer. Aléria, par contre, haussa les épaules.

— Les saïjits aussi doivent vivre —raisonna-t-elle—. Et si les énarposias ravagent leurs champs, cela se comprend qu’elles ne soient pas très aimées par ici. Par contre, je crois me rappeler avoir lu dans quelque livre qu’à Mirléria, les chevaux sont sacrés, n’est-ce pas ?

— Plus ou moins —acquiesça Lilirays, souriant—. De fait, si vous avez fait un tour en ville, vous devez avoir vu que les chevaux sont traités comme des rois. On dit qu’à Mirléria, seuls les bambins ne savent pas chevaucher.

— Permettez-moi d’en douter —répliqua Maoleth avec une moue—. Ce matin, un jeune homme nous a presque écrasés avec son cheval.

— Il y a des sauvages partout —sourit le Démon Majeur.

— Malheureusement oui. Et l’on dirait que les chiens aussi sont sacrés par ici —ajouta Maoleth. En entendant le miaulement grognon de Lieta, confortablement installée sur ses genoux, nous sourîmes tous.

Encouragée par le Démon majeur de l’Eau, j’avais pris l’habitude de leur raconter et de leur chanter des histoires durant le dîner. Arfa montra un vif intérêt pour tous les vieux contes que m’avait appris Frundis et, peut-être parce que c’était une passionnée de tout ce qui était ancien, elle s’enthousiasmait chaque fois qu’elle reconnaissait les paroles d’une chanson ou qu’elle écoutait une strophe inconnue au milieu d’une ballade célèbre. Elle me demanda même plusieurs fois de l’aider à retranscrire quelques œuvres musicales et je l’aidais toujours avec plaisir, ravie d’écouter les longues histoires pas toujours vraies qu’elle aussi me racontait sur les peuples démons, sur la Sylve ou les Villes Jumelles de Ied et Mayg.

La faïngal, plus posée que sa cousine Asbi, en apparence, était en réalité toujours occupée à mille tâches : comme son père, elle était une historienne consciencieuse, aimait la musique et jouait de plusieurs instruments avec une adresse impressionnante. En tant que bonne Mirlérienne, elle adorait monter son petit cheval alezan et elle sortait presque tous les matins en ville avec lui. À ce qu’elle dit, elle se rendait à une sorte de salon-parloir dénommé Le Carafon pour rencontrer ses amis saïjits. Parfois, je me demandais pourquoi tant de démons prenaient tant de risques à vivre au milieu de saïjits. Mais bien sûr, comme Zilacam Darys l’avait bien dit à Ombay, tous n’aimaient pas vivre dans des cavernes comme de perpétuels fugitifs.

Les jours passaient, je me rétablissais et, chaque matin, je sortais de ma chambre un peu plus fortifiée. Askaldo, qui s’était complètement remis et ne boitait plus, passait des heures dans les jardins, assis sur un banc face au laboratoire où s’était finalement enfermé Seyrum pour fabriquer la potion qui nous guérirait tous deux. D’après l’alchimiste, cette potion réclamait au moins deux semaines de labeur continu et il nous avait fait promettre à tous de ne le déranger sous aucun prétexte. Cette attente, cependant, semblait être une véritable torture pour l’elfocane. Après tout, cela faisait des années qu’il cherchait un moyen de se défaire de son masque cauchemardesque, et Seyrum était son dernier espoir. Et le mien.

De fait, ma mutation était toujours inchangée. Mes moments de cécité avaient disparu et ma Sréda semblait avoir récupéré un peu de stabilité d’après Kwayat et Maoleth, mais, à l’évidence, ma peau était toujours aussi attrape-couleurs qu’avant. De même que mon frère et ma sœur, Aléria et Akyn ne furent pas tout à fait satisfaits ni convaincus par mes explications sur le sujet, mais, même s’ils savaient maintenant avec une complète certitude que les démons existaient réellement dans la Terre Baie, ils étaient loin d’imaginer leur vieille amie se transformant en l’un de ces monstres aux yeux rouges et aux marques noires qui les avaient tant tourmentés sur l’île. Enfin, c’est ce que j’espérais, parce que, vu la haine viscérale que les démons inspiraient maintenant à Aléria, mieux valait pour moi qu’elle ne sache rien. J’en vins même à regretter de ne pas lui avoir raconté la vérité à Ato avant qu’elle ne parte à la recherche de sa mère ; peut-être alors aurait-elle compris qu’être un démon ne signifiait pas être un monstre comme Driikasinwat. Cependant, ce qui était fait était fait.

Le premier Javelot du printemps, je me réveillai en sursaut en entendant un vacarme inhabituel. Je me levai et j’enfilai rapidement une longue tunique blanche. La lumière de l’aube illuminait déjà toute la pièce.

“Grmml…”, marmonna Syu, à moitié endormi. “Que se passe-t-il ?”

Je tendis l’oreille et j’arquai un sourcil, curieuse, en percevant plusieurs voix qui chantaient de façon cacophonique. Je saisis Frundis et je me précipitai hors de ma chambre, suivie de Syu.

“Shaedra, ne m’approche pas de ce chant infernal”, protesta le bâton tandis que je me penchais à l’une des fenêtres de la galerie. “C’est destructeur pour l’inspiration. Bouah”, grogna-t-il. “Toute la journée gâchée ! Je ne vais même pas être capable de composer une sonate.”

Je roulai les yeux et je souris. En bas, près de la chaussée qui bordait le palais, j’aperçus plusieurs jeunes, montant des chevaux. L’un jouait de la guitare pendant que les autres entonnaient des chansons paillardes sur le printemps et l’amour, interrompues par des éclats de rire et des commentaires burlesques. Ils n’avaient pas l’air d’être très sobres.

“Allons, Frundis”, lui dis-je, railleuse. “Après tout, comme tu le dis souvent, la musique est libre.”

Frundis souffla.

“Ça, pour être libre, elle est libre. Ah ! On dirait qu’ils s’éloignent.”

Effectivement, les cavaliers s’éloignaient, sûrement à la recherche d’un autre palais pour continuer à chanter et à réveiller tout le monde. À ce moment, une porte s’ouvrit et un Spaw aux cheveux violets emmêlés et au visage ensommeillé apparut dans le couloir.

— C’est quoi toute cette folie ? —demanda-t-il, en clignant des paupières.

Je le contemplai avec un sourire amusé, tandis qu’il se frottait les joues pour se réveiller.

— C’est le printemps —répondis-je.

Le démon arqua un sourcil.

— Le printemps a une guitare et une voix aussi scandaleuse ?

J’éclatai de rire.

— On dirait Frundis ! —m’écriai-je.

Bientôt nos compagnons sortirent dans la galerie, en s’étirant. Je leur souhaitai à tous bonjour avec entrain, sentant que l’air printanier tonifiait mon enthousiasme. Au loin, on entendait des aboiements et de la musique : on aurait dit que tout Mirléria était déjà réveillée. Alors, par-dessus le bruissement de l’eau du palais, un rire résonna. C’était Arfa, qui apparut dans le couloir, vêtue d’une tunique colorée et d’une couronne de fleurs. Derrière elle, venait Lilirays, paré de vêtements non moins extravagants.

— Bonjour ! —nous dit celui-ci, le visage souriant et serein—. Comme vous savez, aujourd’hui est le Jour du Printemps et, puisque vous semblez tous rétablis, j’ai pensé que vous aimeriez venir avec nous en ville. Ce serait un plaisir et un honneur pour moi que vous m’accompagniez pendant les festivités.

Reprenant pour l’occasion un air solennel, Askaldo s’inclina dûment pour le remercier de son invitation et son horrible visage s’illumina d’un large sourire.

— Ce sera avec plaisir.

* * *

Deux heures plus tard, vêtus d’amples tuniques colorées et de couronnes de fleurs, nous descendîmes du grand carrosse de Lilirays et je contemplai, ébahie, l’énorme Place de Sil. Tout n’était que musique et agitation. Ici, se trouvaient des étals artisanaux, là, on vendait des boissons fraîches et, plus loin, un groupe de musiciens jouait une mélodie entraînante avec des trompettes, des guitares et des accordéons. Devant mes yeux, tournoyaient les couleurs, les rires et les chansons, les cris et les odeurs s’entremêlant confusément.

— Tu te sens bien ? —me demanda Spaw.

Je lui adressai une moue moqueuse pour toute réponse.

Essayant de ne pas nous perdre, Lilirays nous conduisit jusqu’à la porte d’un grand établissement qui portait le nom de La Camandreda. L’édifice, d’une couleur rougeâtre, était étrange ; en réalité, comme beaucoup de maisons à Mirléria. Plusieurs aiguilles dénivelées se dressaient sur des murs rebondis en forme de dômes qui se rejoignaient au sommet. Les terrasses étaient remplies de tables et de monde.

De tous mes compagnons, seuls Kwayat et Maoleth avaient décliné l’invitation de Lilirays pour l’accompagner en ville. Mon instructeur, toujours strict dans ses principes, m’avait clairement fait remarquer que fêter le printemps avec les saïjits lui semblait une action inutilement téméraire et même blâmable. Heureusement, il ne le dit pas devant Lilirays, sinon nous aurions tous rougi de honte. Quant à Maoleth, je supposai que son opinion, quoique plus modérée que celle de Kwayat, ne différait pas de beaucoup.

Ayant conscience que ses coutumes tolérantes étaient très différentes de celles d’autres démons, Lilirays avait opté pour la sage décision de passer outre et il s’était contenté de leur souhaiter à tous deux de passer une heureuse Journée de Printemps au Palais de l’Eau. Aussitôt, il s’était chargé de nous faire traverser la ville dans son grand carrosse jusqu’au centre des festivités.

Il faisait chaud à La Camandreda. D’après Lilirays, il s’agissait d’un salon-parloir connu dans toutes les Républiques du Feu, car il accaparait toujours les meilleurs musiciens et artistes de toutes les contrées environnantes. Tandis que nous avancions dans les salons à la recherche d’un endroit où nous asseoir, Syu s’éloigna pour fouiner et sa petite tête de singe disparut entre les poutres et les voilages.

“Ne te perds pas”, lui recommandai-je.

“Ah ! Un gawalt ne se perd jamais”, répliqua-t-il, moqueur.

Si certains comme Akyn, Laygra, Aléria et Chayl paraissaient enthousiastes et captivés par l’ambiance festive, Skoyéna, Askaldo et Murry s’agitaient, nerveux. Avec un sourire, je pensai que la navigatrice devait être davantage habituée à parcourir le pont d’un bateau au milieu d’un équipage discipliné qu’à s’ouvrir un chemin dans une taverne où régnait un chaos d’habits luxueux et de bijoux chatoyants. Quant à Askaldo, il commençait à en avoir plus qu’assez de son épais voile, mais au moins cela lui permettait de passer inaperçu, puisqu’à Mirléria il était courant de porter des foulards de tout genre. Moi, je me réjouissais d’avoir pu m’en passer cette fois. En fait, Arfa m’avait proposé de m’enduire le visage de pigments blancs, étant donné que beaucoup de jeunes mirlériennes avaient coutume de le faire durant les jours de fête. Mais Askaldo, avec ses furoncles boursouflés, aurait attiré l’attention, et, de plus, comme l’avait bien fait remarquer Chayl en s’esclaffant, son cousin pouvait difficilement se faire passer pour une jeune fille.

— Oh, Manider Karskil ! —s’écria soudain Lilirays avec un grand sourire.

Un caïte rondouillard éclata d’un grand rire en le voyant.

— Bonjour, Lilirays, quelle joie de te voir ! Je me doutais que tu viendrais, mais, avec tout ce monde, ce n’est pas facile de distinguer le visage des amis, surtout avec ma vue déplorable —commenta-t-il en riant. Vêtu d’une tunique d’un vert clair qui lui arrivait jusqu’aux talons, il appuyait ses deux grosses mains sur une ceinture qui avait tout l’air de valoir une fortune. Mon regard se posa un moment sur les nombreux colliers qui entouraient son large cou et je me surpris à essayer de les compter, tandis que les deux amis de stature si dissemblable se serraient la main et échangeaient de brefs commentaires.

— Je vais vous chercher une table ! —s’écria Manider—. Je crois que par là certaines sont encore inoccupées. Si vous étiez arrivés un peu plus tard, vous n’auriez pas trouvé de place —assura-t-il, tout en nous guidant—. Je ne sais pas si vous le savez, mais, aujourd’hui, Tilon Gelih en personne est parmi nous !

J’écarquillai les yeux et je ne pus l’éviter : je laissai échapper un gros rire, qui fut rapidement étouffé par le vacarme assourdissant qui régnait à La Camandreda.

“Frundis !, tu as entendu ?” Je secouai la tête, abasourdie. “Tilon Gelih est là !”

“Si tu crois que j’ai oublié l’affront de ce rustre”, soupira le bâton.

De fait, un an plus tôt, après l’avoir entendu jouer de la guitare à Aefna lors de l’inauguration du Tournoi, nous avions tenté de parler au célèbre musicien et je me rappelai encore comment ses serviteurs nous avaient éconduits sans égard.

“Nous ne le connaissons pas personnellement”, observai-je. “Peut-être que, si tu l’entends de nouveau jouer de la guitare, tu changeras d’avis.”

Le bâton souffla, dubitatif.

“C’était un bon musicien”, reconnut-il. “Mais, moi, je n’oublie pas.”

Je roulai les yeux, amusée. Parfois, Frundis était aussi têtu que Wiguy.

— Ah ! —s’exclama Manider, tandis qu’il nous installait sur une terrasse—. Ici vous serez aux premières loges ! Vous avez une vue incroyable sur la place. On pourrait croire que je vous avais réservé la table. Comme ça, vous pourrez suivre la course de quadriges mieux que quiconque.

Pendant que Lilirays le remerciait, je me rendis compte que Manider Karskil n’était autre que le propriétaire de La Camandreda.

— Il va y avoir une course de quadriges ? —s’enquit Laygra, lorsque le caïte se fut éloigné pour accueillir d’autres clients prestigieux.

— Tous les ans, au printemps, pendant une semaine entière on organise des courses de chars —expliqua Arfa, émue—. L’année dernière, ça a été particulièrement passionnant. Il y a même eu des bagarres entre ceux qui avaient parié pour un candidat ou un autre. Finalement, c’est un ami à moi qui a gagné. Nandru Jelgon. C’était spectaculaire —affirma-t-elle.

Je haussai un sourcil, en l’écoutant narrer en détail la dernière course qui avait donné la victoire à ce fameux Nandru. Lorsqu’elle désigna les chevaux gagnants par leurs noms, je demeurai stupéfaite, et ma surprise augmenta quand je compris qu’à l’évidence Arfa connaissait tous les chevaux et candidats des courses. Finalement, voyant que sa sœur poursuivait son discours technique sans presque s’arrêter pour reprendre sa respiration, Lilirays intervint en levant l’index :

— Arfa, ma sœur, les courses commenceront seulement après manger. Nous aurons tout le temps de parler des chars et des chevaux plus tard —fit-il, en souriant—. Maintenant, dites-moi, que voulez-vous manger ?

Rarement je mangeai autant que ce midi. Entre les poissons, les bouillons et autres plats, je terminai si repue que Syu, revenant de ses explorations, se moqua ouvertement de moi. Lorsque je le surpris en train de voler un pain aux céréales sur la table, il m’adressa un sourire espiègle et me montra discrètement des friandises dissimulées sous sa cape verte. Avant de s’éloigner, il commenta :

“Ne dis rien à Laygra, hein ?”

“Ne t’inquiète pas”, répondis-je en riant.

Peu après, je commençai à entendre une musique de guitare à l’intérieur de l’établissement. Pas de doute : c’était Tilon Gelih. Avec le brouhaha des voix sur la terrasse, il était difficile de l’entendre, mais j’observai, amusée, que Frundis s’efforçait discrètement d’écouter la musique. Lorsque la première chanson se termina, le bâton souffla.

“Bah, je dois reconnaître qu’il a du talent”, commenta-t-il. On entendit des grelots tintinnabuler et il ajouta avec un petit rire : “Mais pas autant que moi !”

Et il se mit à jouer de la guitare à une vitesse époustouflante et enivrante. Je levai les yeux au ciel, réprimant un éclat de rire. Ceci était plus que de la fierté gawalt !

Lorsque la course de quadriges commença, nous en étions encore au dessert et Arfa l’abandonna pour se précipiter vers la balustrade de la terrasse. Lilirays esquissa un sourire en voyant sa sœur si enthousiaste.

— Je vous recommande de vous rapprocher, sinon vous ne verrez rien —nous dit-il, tandis que les gens s’amassaient devant la balustrade des terrasses dans un tumulte de voix.

Nous suivîmes son conseil et je contemplai alors la Place de Sil. Les étals avaient disparu et maintenant on voyait clairement le parcours, ainsi que les deux dizaines de participants, chacun monté sur son char de quatre chevaux.

La course fut, de fait, impressionnante. La Place se remplit brusquement d’un tonnerre de sabots et de poussière.

— Ils doivent avoir de bons guérisseurs d’animaux —médita ma sœur, près de moi.

Je devinai facilement la suite de ses pensées : elle se demandait s’il lui serait possible de trouver du travail comme guérisseuse à Mirléria. Et vu la quantité de chevaux et de chiens qui cohabitaient avec les saïjits dans cette ville, la réponse était assez évidente.

La première course se termina et on annonça une pause d’une demi-heure pour compter les points et relancer les paris.

— Ouah ! —s’exclama Arfa, en revenant près de nous—. Qu’est-ce que vous en dites ? —Tandis que nous haussions les épaules sans savoir quoi répondre, elle rajusta sa couronne de fleurs et annonça— : J’aimerais vous montrer Le Carafon et vous présenter des amis à moi. Est-ce que je peux emmener un moment tes invités, Akshil ? —demanda-t-elle à Lilirays, qui s’était rassis à table et causait tranquillement avec Askaldo.

Le faïngal sourit.

— Ce sont aussi tes invités, Arfa, bien sûr que tu peux les emmener s’ils sont d’accord. Mais ne les perds pas en chemin —ajouta-t-il, moqueur.

— J’essaierai —répliqua-t-elle et elle posa un baiser fugitif sur la joue de son frère avant de nous faire signe de la suivre.

Elle nous guida mon frère, ma sœur, Aléria, Akyn, Spaw et moi vers la sortie. Sa première intention était celle de nous faire visiter la ville ; aussi, avant de nous rendre au salon-parloir du Carafon, nous passâmes par diverses rues, nous traversâmes plusieurs jardins et Arfa nous montra même le célèbre Palais du Vent, qui se dressait au centre de la ville, étrangement macabre et lugubre au milieu de tant de vie.

— On dit que c’est un palais ensorcelé —murmura Arfa, en regardant à travers la grille du jardin sinistre et abandonné—. Apparemment, la famille qui jadis vivait là a disparu du jour au lendemain et personne ne sait ce qui s’est passé. Et pas plus tard que l’année dernière, un garçon y est entré après avoir perdu un pari et il n’est jamais revenu.

Je sentis un frisson et Syu frémit. Les vieux murs grisâtres du mystérieux palais me parurent soudain plus sombres encore.

“Ta note macabre irait à merveille pour cet endroit, Frundis”, observai-je. Le bâton, cependant, semblait plongé dans ses pensées.

Murry passa une main sur sa longue chevelure noire, pensif.

— Si c’est si dangereux, pourquoi personne ne l’a détruit ? —demanda-t-il.

— Hum, à l’évidence… —Le visage de la faïngal s’illumina d’un large sourire—. À l’évidence parce que ces mystères attirent les gens —répondit-elle—. Tu ne trouveras pas une ville sans un endroit lugubre. La Palais du Vent est célèbre et les gens viennent de loin pour le voir. Bon ! Je vous ai fait faire un détour, j’espère que vous ne ferez pas de cauchemars après cela. Venez, c’est par là que se trouve Le Carafon. C’est un salon-parloir de jeunes… —Elle hésita—. Je vous avertis, plusieurs de mes amis ne supportent pas les courses de quadriges et ils préfèrent pratiquer le lin-say, même le Jour du Printemps. C’est une sorte de combat corps à corps —expliqua-t-elle—. Ils sont un peu bizarres —avoua-t-elle—, mais ils sont sympathiques.

Spaw passa une main sur son menton pour cacher un sourire.

— Nous nous entendrons sûrement très bien —assura-t-il.

Je roulai les yeux, amusée, et nous nous éloignâmes. La faïngal ouvrait la marche laissant voltiger sa longue chevelure blonde, légère et vaporeuse sous la brise printanière.

Lorsque nous arrivâmes au Carafon, la première chose que je vis, c’est que l’édifice avait davantage l’aspect d’un entrepôt que d’un salon-parloir. Devant, je vis un groupe de cinq saïjits, vêtus d’amples tuniques, qui se concentraient à réaliser des mouvements réguliers et cadencés. Et finalement, lorsque je m’approchai, je vis un bélarque d’âge mûr, avec une longue tunique noire, qui guidait ses élèves avec calme et discipline.

Je sentis le temps s’arrêter d’un coup.

— Maître ! —m’exclamai-je, le souffle coupé.

Dinyu Fen Arbaldi se retourna, surpris… et, pendant un instant, il me regarda stupéfait. Puis il m’adressa un sourire blanc et sincère.