Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
C’est à peine si je me rendis compte lorsque nous débarquâmes à Mirléria.
Pendant la traversée, je ne cessais de me demander ce qui s’était passé à l’Île Boiteuse. Et j’aurais aimé connaître la réponse, mais, les rares fois où je me réveillais et où j’avais la force de poser une question, Kwayat ou Spaw me répondaient invariablement : “Ne te préoccupe pas, tout s’est bien terminé et nous sommes tous sains et saufs.” De toute façon, vu mon état, je n’aurais pas été capable de prêter attention à une plus longue explication.
Par contre, lorsque je demandai des nouvelles de Syu et de Frundis, ils se consultèrent du regard et, après un bref conciliabule, ils laissèrent entrer Syu dans la cabine. Le singe gawalt se précipita sur mon lit.
“Shaedra !”, s’exclama-t-il.
“Syu”, dis-je, émue de le voir.
Arrivé à quelques centimètres de distance, le gawalt s’approcha avec précaution comme s’il craignait qu’une soudaine crise de douleur ne me fasse défaillir.
“C’est curieux, mais, quand tu es morte, j’ai ressenti la même chose que lorsque j’ai changé de vie la première fois”, m’informa-t-il, mal à l’aise, en faisant sûrement référence au jour où il avait traversé le monolithe pour se retrouver à Dathrun.
Je souris.
“Je ne suis pas encore morte, Syu”, répliquai-je. “Je suis une terniane coriace.”
“Et une gawalt”, approuva Syu. “J’avais bien dit à Frundis que nous ne te perdrions pas. Et, en général, j’ai de bonnes intuitions.”
J’arquai un sourcil, moqueuse. Mais je repris aussitôt une expression plus sérieuse.
“Syu, que s’est-il passé exactement sur l’île ?”, demandai-je. “Aléria et Akyn, Murry et Laygra…” J’avalai avec difficulté. “J’espère qu’ils vont tous bien. Et je me demande ce qui est arrivé à Driikasinwat. C’était un véritable carnage”, murmurai-je. Je me rappelais avec clarté les mineurs massacrant les occupants de la tour. J’essayai d’écarter ces images trop vives et j’ajoutai : “Combien de temps s’est écoulé depuis que cet orc… ?”
Je ne terminai pas la phrase, suffoquant sous une avalanche de sentiments.
“Le temps, je n’en ai aucune idée”, reconnut le singe, méditatif. “Un certain nombre de jours. Nous sommes restés quelque temps sur l’île, puis nous sommes tous partis. Aléria et Akyn et notre famille sont sur le bateau. Aucun ne parle beaucoup. Ils viennent souvent te voir, mais normalement tu dors toujours. Comme un ours lébrin”, plaisanta-t-il. “Quant à Driikasinwat…” Le singe se gratta la tête et haussa les épaules, laissant comprendre qu’il n’en savait rien.
“Je ne sais pas comment tout a bien pu s’arranger”, méditai-je, en fermant les yeux. “Mais, pour le moment, cela me suffit de savoir que nous sommes tous sains et saufs.”
Syu se blottit près de moi. Il sentait le sel de la mer et je devinai qu’il s’était promené sur le pont.
À moitié endormie, je sentais la présence réconfortante de Kwayat, assis sur une chaise près de moi. Peu de temps s’écoula, je crois, avant que Spaw ne revienne avec Frundis. Le jeune templier sourit.
— Et voici le compositeur —déclara-t-il.
— Merci, Spaw —réussis-je à prononcer, profondément reconnaissante.
La bienvenue du bâton ne fut pas moins chaleureuse que celle du gawalt. Avec Frundis et Syu, il me serait plus facile d’empêcher les souvenirs de Jaïxel de venir obnubiler mon esprit, pensai-je avec espoir. Se pouvait-il que le phylactère se soit effiloché et soit sorti de sa cage ? Cependant… même si j’avais du mal à le reconnaître, j’étais presque sûre que c’était moi-même qui m’étais réfugiée instinctivement dans ces souvenirs joyeux pour fuir la réalité. Je frémis en comprenant que j’avais bien failli oublier ma véritable identité. Je finirais par être obligée de me rendre à Neermat pour que les Hullinrots réparent ma tête.
Peu à peu, la fatigue me vainquit et, bercée par la musique paisible de Frundis, je m’endormis.
Lorsque nous arrivâmes à Mirléria, ils me déplacèrent de telle sorte que toutes les douleurs se réveillèrent et c’est à peine si je remarquai que l’on m’emmenait sur un brancard. Le trajet fut long ou, du moins, il me le sembla. La ville résonnait de voix, cela sentait le sel, le poisson et une infinité de parfums étranges. La carriole cahotait et une voix féminine se plaignait, en grommelant, que ce n’était pas des conditions pour transporter une malade. Allongée sur le banc de la carriole, je m’efforçai d’ouvrir les yeux. Assis sur le banc opposé, se trouvaient Spaw et… Je sentis une bouffée de joie en voyant Aléria. Ce n’était pas la première fois que j’entendais sa voix pendant le voyage, m’aperçus-je, tandis que de frêles souvenirs ressurgissaient dans mon esprit.
L’elfe noire avait changé. Son visage s’était assombri et allongé, et ses yeux rouges, entourés de cernes, exprimaient une douleur sourde et profonde. Un instant, elle me rappela Kwayat.
— Shaedra ? —souffla l’elfe noire. Elle s’empressa de s’incliner vers moi—. Comment te sens-tu ?
Je souris légèrement.
— Comme un dragon —lui assurai-je faiblement.
Aléria roula les yeux, sans me croire, mais son expression se détendit.
— Où est Akyn ? —demandai-je, en essayant de garder les yeux ouverts.
Le visage de mon amie se rembrunit.
— Il est… dans l’autre carriole.
Je fronçai les sourcils.
— Il ne s’est pas remis —conclus-je tristement—. N’est-ce pas ?
L’elfe noire soupira.
— Je crois que personne ne s’est encore remis —répondit-elle après un bref silence.
Je la regardai un instant. Elle était perdue dans ses pensées. Quels terribles moments avait-elle pu vivre, emprisonnée sur l’Île Boiteuse ?, me demandai-je. Je frissonnai rien que de l’imaginer.
— Merci… de m’avoir guérie, Aléria —dis-je alors.
Je levai une main et, lentement, je la portai sur ma poitrine pour la remercier à la façon d’Ato. Une expression d’étonnement passa sur son visage. Puis elle fit une moue, en souriant.
— Ta sœur m’a aidée.
J’agrandis les yeux et je souris ouvertement.
— Je dois être sa première patiente saïjit… —présumai-je. La carriole fit une embardée et une vague de nausées, mélange de douleur et de fatigue, m’envahit. Je réussis juste à prononcer quelques mots sur les chevaux avant de me taire, oscillant entre l’inconscience et la réalité.
Plus tard, on me sortit de la carriole en essayant de bouger le moins possible mon torse. C’est alors seulement que je me rendis compte que j’avais oublié de demander où nous allions. Mais dès que je vis depuis mon brancard le palais bleu et ses tours scintillantes, je demeurai émerveillée et j’en oubliai presque que j’étais blessée.
Tandis que nous approchions de la porte du palais, je pus voir clairement mes compagnons. Murry et Spaw me portaient. Chayl, un bras bandé, avançait auprès de son cousin. Askaldo, le visage voilé, boitait de façon accusée, s’appuyant sur une béquille. Visiblement, je n’étais par la seule à avoir subi des blessures. Maoleth et Kwayat, par contre, semblaient indemnes. Quant à Akyn…
Je dus tourner légèrement la tête pour détailler l’elfe noir. Derrière sa longue chevelure noire et emmêlée, ses yeux rouges étaient éteints, indifférents à ce qui l’entourait. Malgré tout, il se tenait debout, pensai-je avec optimisme. Peut-être, comme moi, n’avait-il besoin que d’un peu plus de temps pour se rétablir.
Je cherchai alors du regard le corbeau, me demandant s’il avait pu suivre Akyn jusqu’à Mirléria… Et mes yeux tombèrent alors sur un petit humain aux yeux bleus. Il n’avait plus les cheveux argentés ; de fait, il était totalement chauve, mais je le reconnus : c’était Seyrum.
Skoyéna le soutenait d’un bras pour l’aider à avancer. Malgré son état, l’alchimiste avait l’air tout à fait lucide. Il dut se rendre compte que je l’observais car, à cet instant, il me regarda et il fronça légèrement les sourcils, avant qu’une soudaine conversation attire son attention : Kwayat et Askaldo parlaient avec un elfe noir aux cheveux gris qui venait de sortir pour nous recevoir.
À ce moment, des personnes vêtues élégamment se présentèrent et se chargèrent de nous guider à l’intérieur. Lorsque Spaw et Murry les suivirent, je luttai contre la nausée et je m’appliquai à admirer les hauts plafonds. Ils étaient magnifiques. Allongée comme je l’étais, j’avais une vue sans pareille. Les carreaux de faïence étincelaient doucement comme des miroirs marins, entourés de filigranes d’or et de figures qui représentaient des sirènes, des nymphes, des poissons, des héros mythologiques…
— Démons —souffla Murry, fasciné.
Spaw, qui était en tête du brancard, jeta un coup d’œil en arrière et sourit.
— Impressionnant, hein ?
— Tu étais déjà venu ici ? —demanda mon frère tandis qu’ils avançaient.
— Non —avoua le templier—. Mais j’avais déjà entendu parler de ce palais. Une véritable œuvre d’art.
— Il a plus de deux mille ans —intervint soudain une voix sereine—. Et c’est à peine si l’on a dû le restaurer.
Je tournai la tête. Près d’un balcon interne à environ deux mètres du sol, venait de surgir l’élégante silhouette d’un jeune faïngal. Ses cheveux blonds tombaient en cascade sur ses petites épaules. Il sauta avec agilité sur le rebord du balcon et se laissa glisser jusqu’au sol le long d’une fine corde transparente comme la pluie.
— Bonjour —dit-il, en s’inclinant devant notre cortège—. Je suis Akshil Lilirays —ajouta-t-il, en souriant—. Bienvenus au Palais de l’Eau.
Tous les démons répondirent à son salut comme ils purent : Chayl et Askaldo levèrent leur main libre vers leur épaule, esquissant une révérence élégante tout en prononçant des mots de remerciement ; Spaw se contenta d’un geste de la tête ; Skoyéna, en tant que démone de l’Eau, s’inclina profondément devant le Démon Majeur, mais proposa de nouveau rapidement son appui à un Seyrum vacillant.
— C’est un honneur de vous avoir parmi nous —disait Lilirays—. J’espère que vous resterez dans ma demeure tout le temps nécessaire pour soigner vos blessures. S’il vous plaît, que ceux qui veulent prendre le kawsari me suivent. Je sais qu’au Nord cette boisson n’est pas habituelle, mais par ici on en boit cinq fois par jour et je vous assure qu’il n’y a rien de meilleur que le kawsari après un long voyage. Vous amenez des blessés graves, à ce que je vois. Ma sœur les conduira aux chambres et nous nous occuperons d’eux. S’il vous plaît —répéta-t-il. Tandis que Maoleth, Kwayat, Askaldo et Chayl s’enfonçaient dans un couloir, le faïngal s’inclina de nouveau respectueusement vers nous. Son regard se posa sur Skoyéna et il sourit.
— Skoyéna Rifster —prononça-t-il—. C’est un honneur de vous recevoir chez moi. Cela fait longtemps que vous ne veniez pas sur le continent.
La felrin esquissa un sourire.
— Les temps changent —répliqua-t-elle simplement.
Le jeune Démon Majeur acquiesça, il se tourna et nos regards se croisèrent.
— Les temps changent, c’est certain —approuva-t-il, l’air méditatif—. Reposez-vous. J’espère que, dans quelques jours, la jeune terniane pourra s’unir à nous pour prendre le kawsari.
Je lui rendis un faible sourire et je répondis :
— Ce sera avec plaisir.
Lilirays inclina de nouveau la tête et partit. J’entendis alors une voix féminine douce et mélodieuse qui me rappela celle qu’avait employée Frundis à Sladeyr pour imiter la Fée Orpheline de la Mer.
— Suivez-moi, je vous prie —disait-elle—. Nous éviterons les étages supérieurs pour ne pas monter d’escaliers. Par ici.
Spaw et Murry se mirent en marche, ainsi que Laygra, Aléria, Akyn, Skoyéna et Seyrum. Ce n’est que lorsque nous changeâmes de couloir que je réussis à voir la petite silhouette qui nous guidait. Même de dos, sa parenté avec Lilirays ne faisait pas de doute : sa longue chevelure blonde brillait comme un soleil chaque fois qu’elle passait près d’une fenêtre vitrée.
Fatiguée de faire des efforts pour observer ce qui se passait autour de moi, je refermai les yeux. Je sentais encore une douleur aiguë dans le dos. Je commençais presque à m’habituer. Comment Aléria avait-elle fait pour me retirer ce carreau d’arbalète ? Je blêmis. Il valait mieux ne jamais le lui demander.
En chemin, nous passâmes près d’une source d’où émanait le doux gazouillement d’une tresse d’eau cristalline. Frundis, attaché sur le dos de Murry, aurait certainement fait quelque commentaire élogieux, pensai-je, tandis que le murmure de l’eau s’éloignait. Nous parvînmes à une galerie et la sœur de Lilirays nous installa dans les chambres. Elle s’occupa d’abord de moi, et Spaw et Murry me déposèrent avec le plus grand soin sur un large lit aux draps très blancs. Malgré tout, le soudain mouvement réveilla la douleur de ma blessure et la chambre ensoleillée se transforma en une image trouble peuplée d’ombres. Avant de sombrer dans un profond sommeil, je sentis que Syu se blottissait contre moi pour me veiller.
Je ne sais pas combien de jours je continuai à délirer et à confondre les rêves et la réalité. Parfois, je dialoguais avec Aryès, parfois, avec Lénissu, d’autres fois, avec Dol et, tout en sachant dans un coin de mon esprit qu’il était impossible qu’ils soient à Mirléria, je demandais à Kwayat, à Aléria, à Spaw et à tous ceux qui venaient à mon chevet si mes rêves étaient réels. Un jour, je sentis en me réveillant que mon corps était en voie de guérison et reprenait de la vigueur. Frundis me chantait de longues ballades et, entre Syu, lui et moi, nous maintenions d’interminables conversations sur la musique, la vie et mille autres sujets. Mais ils ne pouvaient pas toujours me prêter attention ; aussi, lorsque Frundis composait et que Syu partait se promener aux alentours, je passais mon temps à lire. Arfa, la sœur de Lilirays, avait à peine un an de plus que moi et, en voyant que je me remettais de ma blessure, elle me proposa toute une série de livres de la bibliothèque personnelle du Palais de l’Eau. De sorte que je me mis à dévorer des pages jusqu’à ce que mes paupières se ferment toutes seules.
Ainsi, j’appris toute l’histoire des Démons Majeurs de l’Eau. Je lus un livre sur la Guerre de la Perdition, dénomination que donnaient les démons au plus grand conflit qui ait jamais existé entre eux et les saïjits. Et je découvris l’existence d’un certain Aethlinris, le Roi Démon, qui avait été massacré par son peuple, une fois sa nature dévoilée. Lorsque je demandai à Arfa si elle avait des livres sur l’histoire récente des démons, elle m’apporta un volume.
— C’est le seul livre que nous avons —me dit-elle en s’approchant de mon lit. Ses yeux rosés brillèrent étrangement lorsqu’elle ajouta— : C’est mon père qui l’a écrit.
J’ouvris grand les yeux tandis qu’elle me le tendait. La couverture était en carton de damane, lisse et dure comme le métal. Gravées sur le dos, on pouvait lire des lettres dorées.
— Les esclaves de l’ombre —dit Arfa, en acquiesçant de la tête avec gravité—. C’est ainsi que se dénomment nombre d’entre nous qui sommes à présent obligés de cacher notre véritable nature. —Elle se mordit la lèvre, indécise, et ajouta— : Après des siècles de traque, mon père pensait que l’heure était venue d’en finir avec notre vie dans l’ombre. —Elle haussa les épaules et sourit, mais son sourire semblait forcé—. J’espère que la lecture te plaira. Mon père disait qu’il avait une plume de corbeau mouillé, mais… —elle secoua la tête, amusée— moi, j’ai toujours aimé ce livre.
— Alors je le lirai avec encore plus d’attention et de respect —lui assurai-je avec sincérité. Un instant, je pensai lui demander ce qui était arrivé à son père… mais je n’osai pas.
Arfa pencha la tête, l’air songeuse.
— Je peux te poser une question ? —me dit-elle.
Je haussai un sourcil ; allongée sur mon lit, je posai le livre à côté de moi et j’acquiesçai.
— Bien sûr.
La faïngal sembla méditer quelques instants, les mains jointes, puis elle demanda d’une voix timide et curieuse :
— Qu’as-tu ressenti quand tu t’es transformée en démon pour la première fois ?
Sa question me laissa sans voix. Arfa s’empourpra.
— Pardon, je ne voulais pas…
— Non —la coupai-je, en me reprenant rapidement—. La vérité, c’est que personne ne m’avait jamais demandé ça. Je suppose… —je haussai les épaules— je suppose que tu veux le savoir parce que, toi, tu as toujours été un démon, n’est-ce pas ? —Arfa acquiesça, en s’asseyant au bord du lit et je pris une mine pensive—. Je me souviens à peine de cette nuit-là —avouai-je.
Par contre, je me souvenais très bien de la honte que j’avais éprouvée d’avoir fait confiance à Zoria et Zalen… J’inspirai, mal à l’aise, en remarquant le regard inquisiteur d’Arfa, qui semblait détailler mon visage à la recherche de quelque réponse cachée.
— Ce que j’ai ressenti —dis-je— c’est une douleur aiguë, partout. Comme si mon jaïpu se cassait en mille morceaux. —La faïngal acquiesçait, très intéressée, et je me raclai la gorge—. Euh… Ensuite, j’ai senti comme si mon corps me brûlait de l’intérieur. Enfin, rien de très agréable —conclus-je.
Devinant sûrement que ces souvenirs m’étaient pénibles, Arfa se leva de nouveau.
— Je ne voulais pas être trop curieuse —m’assura-t-elle—. Seulement, c’est un sujet qui me fascine. La conversion des saïjits en démons alors qu’ils sont adultes ou presque —expliqua-t-elle—. Mais… bien sûr, jamais de la vie je ne ferais d’expériences comme celles que faisait Driikasinwat.
Ses paroles me stupéfièrent.
— Driikasinwat ? Tu veux dire… qu’il voulait transformer les saïjits en démons ? —Je soufflai, incrédule—. C’est pour ça qu’il capturait des alchimistes ?
Le visage d’Arfa s’était assombri.
— C’était une des raisons —acquiesça-t-elle, mal à l’aise—. Mais ses tentatives ont échoué. Pardon. Je ne voulais pas parler de ça. Je sais que tu as encore besoin de te reposer et le guérisseur m’a demandé de ne pas trop te parler.
— Attends une seconde —dis-je précipitamment en la voyant ouvrir la porte pour sortir—. S’il te plaît. Personne ne m’a encore rien expliqué sur ce qu’il s’est passé sur l’Île Boiteuse. Qu’est-il arrivé à Driikasinwat ? Où est-il ?
La faïngal ouvrit la bouche, puis la referma. Son expression me suffit pour connaître la vérité, mais la réponse ne m’en étonna pas moins :
— D’après Askaldo Ashbinkhaï, le Démon de l’Oracle s’est jeté par une des fenêtres de sa tour.
Je me souvenais encore de la haute tour noire de l’Île Boiteuse. Et il me fut facile d’imaginer le démon renégat se précipitant par une fenêtre… Je blêmis.
— Diantre. Mais il s’est suicidé ? —demandai-je, incrédule.
Arfa détourna le regard et soupira, comme pour me rappeler qu’elle n’était pas censée me parler de cela alors que j’étais encore en pleine convalescence. Elle haussa les épaules.
— Bon, ça, c’est la version d’Askaldo.
Ce qu’insinuait sa réplique me laissa pensive et, lorsqu’elle partit, je ne la retins pas, résolue cependant à demander à mes compagnons de me raconter toute l’histoire sans plus tergiverser. Je savais que les agents d’Ashbinkhaï avaient encouragé la rébellion de nombreux mineurs réduits en esclavage. Je me rappelais encore les cris d’Askaldo leur demandant de ne pas tuer tous les complices de Driikasinwat et Adorateurs de Numren. Alors, le sourire de cet horrible ternian qui sortait son poignard pour assassiner le fils d’Ashbinkhaï me revint à l’esprit… Je tressaillis et je posai mon regard sur Les esclaves de l’ombre.
Je saisis le livre et je l’ouvris avec précaution, en essayant de ne pas trop bouger. Je commençai à lire… et l’histoire me fascina aussitôt. Le début, écrit en vers d’une façon simple et rigoureuse, retranscrivait une curieuse conversation entre des arbres vivants qui poussaient, splendides, cherchant la lumière. Des siècles de paix s’écoulèrent jusqu’au jour où arrivèrent des « rafales d’acier » qui, bourreaux d’une paix millénaire, commencèrent à couper les arbres avec furie. Des arbres tombaient, d’autres s’enfonçaient dans la terre, terrifiés. Ils se transformèrent en arbustes, en ronces, en herbe puis en mousse, et, finalement, ils disparurent sous terre, fuyant les fils tranchants qui les menaçaient.
Adieu, monde heureux, monde de lumière !
Un monstre, le vent déchaîna sur ces terres
et désormais le ciel m’est interdit,
rien qu’ombre et racine, esclave je suis.
Le père de Lilirays expliquait ensuite les évènements du siècle dernier et du début des années 5600. Il imputait clairement les malheurs des communautés des démons à la médiocrité et à l’ignorance saïjit, mais aussi à la tendance infâme de nombreux démons à la haine et à la cruauté. Les histoires contées semblaient si vivantes que je pus me les représenter avec une netteté absolue. Et je vis presque de mes propres yeux la débandade des démons de Glace face à une attaque des chasseurs de démons des Hautes-Terres, en plein hiver, fuite durant laquelle beaucoup moururent de froid ; je contemplai l’assassinat par un démon de l’Obscurité de la plus grande chasseuse de démons de l’histoire, Miashi Ermakil ; et j’assistai à la réunion d’urgence de cinq des sept Démons Majeurs à Aefna, réunis après la terrible trahison d’un démon du Feu qui avait converti en kandak son Démon Majeur… Sans prétendre être objectif, l’ancien Démon Majeur de l’Eau racontait les scènes comme il les avait vécues : tel messager l’avait averti de tel évènement, il partait en urgence à cheval vers tel endroit pour une affaire importante… Ça, c’était vraiment raconter l’histoire, me dis-je, impressionnée.
Je lus durant toute l’après-midi. À un moment, je vis même que Zaïx était mentionné et je n’en croyais pas mes yeux lorsque j’appris que le Démon Enchaîné avait été un jour un grand ami d’Ashbinkhaï. L’auteur, cependant, faisait à peine allusion aux Chaînes d’Azbhel, se préoccupant davantage, en toute logique, de certains démons pirates de la Mer des Aiguilles. Surnommés les Passeurs de la Lumière, ces pirates n’attaquaient pas seulement des bateaux et des villages côtiers : ils utilisaient aussi leur Sréda pour se transformer et causer ainsi plus de terreur. “Ces assassins”, disait l’auteur, “massacrèrent le village d’Ildia près de la Sylve et, encore aujourd’hui, ils justifient leurs actes ignobles alléguant les maux causés par les saïjits à leurs aïeux. Pourvu que ces derniers n’apprennent jamais les atrocités que leurs descendants commettent en leur nom !”
La chambre commença à se peupler d’ombres et les rayons de feu du soleil couchant s’empourprèrent avant de s’éteindre peu à peu. Je laissai le livre près de moi avec mille noms et dates en tête et je tendis l’oreille vers les bruits du crépuscule. On entendait le chant des cigales et le murmure de l’eau d’une fontaine non loin de ma fenêtre. Une paix absolue régnait dans le Palais de l’Eau.
J’étais sur le point de m’endormir lorsque j’entendis un bruit de pas et de rires dans le couloir. Quelqu’un poussa la porte et Spaw, Chayl et Maoleth apparurent.
— Comment va la princesse blessée ? —fit Maoleth, en s’approchant du lit, un plateau entre les mains. L’odeur de soupe et de pain tout juste sorti du four me parvint et j’ouvris de grands yeux avides.
— Je serais capable de manger des vers de terre —répondis-je, en souriant. Je fis une grimace en me redressant sur le lit. Avant d’avaler ma première cuillerée, je demandai— : Comment s’est passée la journée ?
— Assez tranquillement —répondit Spaw, en s’asseyant sur une chaise et en jouant avec le bord de sa cape verte—. Lilirays nous a invités à une réunion de sa communauté et nous avons rencontré des gens des alentours. Ensuite je suis allé faire une promenade dans les magnifiques jardins du palais. Personnellement, ils me plaisent beaucoup plus que ces affreux buissons de la demeure d’Ashbinkhaï —observa-t-il, un sourire en coin.
— Pff —souffla Chayl, en roulant les yeux—. Ce n’est pas comparable. Les jardins de l’Eau sont plus délicats et somptueux, et ceux de l’Esprit montrent l’essence des choses.
Spaw lui jeta un regard éloquent pour lui faire comprendre qu’il n’était pas convaincu par ses explications.
— Pour changer de sujet —intervins-je—, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est exactement passé sur l’Île Boiteuse. Comment tout s’est terminé ?
Je les observai avec curiosité en les voyant hésiter un instant. Spaw fut le premier à acquiescer résolument.
— Bon d’accord… —Et en voyant que l’elfe noir fronçait les sourcils, il ajouta— : Dire qu’elle est encore faible ne vaut plus comme excuse, Maoleth. Regarde-la : elle mange comme un nadre rouge —plaisanta-t-il et il insista plus sérieusement— : Racontons-lui ce qui s’est passé.
Maoleth arqua un sourcil et, finalement, il alla fermer la porte en silence, il approcha un banc du lit pour s’asseoir près de Chayl et il commença à parler.
— Bon, toi, continue à manger. Je ne sais pas pourquoi, ceci me rappelle le jour où nous nous sommes connus au Mausolée d’Akras —il sourit et se frotta le menton—. L’histoire est relativement courte. Comme tu le sais, je suis entré dans les tunnels avec Kwayat et Askaldo et celui-ci nous a alors expliqué son intention d’inciter les mineurs à se rebeller. Tout s’est bien passé et nous avons commencé à libérer les prisonniers, jusqu’au moment où nous avons perdu le contrôle sur les mineurs. Ils se sont mis à s’entretuer entre plusieurs bandes pour s’emparer de la mine et des pierres précieuses. Nous n’avons rien pu faire pour les raisonner —soupira-t-il.
Tandis qu’il relatait les faits, je l’écoutai avec attention. Une fois libérés, de nombreux mineurs avaient fui en débandade, en volant les bateaux de Driikasinwat. Maoleth évoqua à peine la mort du Démon de l’Oracle, arguant qu’il n’avait pas été témoin de la scène, mais qu’il avait entendu le dernier cri terrifiant du renégat lorsqu’il s’était précipité dans le vide.
— Avec Kwayat, je me suis occupé de libérer les prisonniers —dit-il—. Beaucoup venaient des Souterrains. La plupart étaient des ternians et des humains. —Face à mon expression surprise, il ajouta— : Apparemment, Driikasinwat avait de bonnes relations avec certains esclavagistes des Souterrains. D’après ce que j’ai compris, il trafiquait avec une importante tribu du nom de Mandelkinia. Driikasinwat recevait des esclaves et des faveurs en échange de pierres précieuses travaillées par des magaristes.
— Driikasinwat avait des celmistes sur l’île ? —m’étonnai-je.
— Trois —acquiesça Maoleth—. Deux étaient prisonniers et l’autre était la main droite de Driikasinwat. Ce n’était même pas un démon, c’était le chef d’un groupe sharbi qui se fait appeler les Adorateurs de Numren. Je parle de lui au passé, mais, en réalité, j’ignore s’il est mort pendant le massacre —commenta-t-il sombrement—. Driikasinwat et lui avaient un objectif commun, en plus de celui de s’enrichir : trouver un moyen pour réveiller la Sréda des saïjits.
Ce que me disait Arfa était donc vrai, me dis-je en écarquillant les yeux. Driikasinwat voulait convertir les saïjits en démons…
— Un fou —grogna Chayl.
— Sans aucun doute —approuva Maoleth—. Il a essayé de transformer les saïjits par tous les moyens possibles, avec des rituels de toutes sortes, des potions, des sortilèges… Selon Seyrum, il a d’abord essayé de transformer directement ses sbires, mais comme plusieurs d’entre eux sont morts, il a décidé de faire des expériences sur des prisonniers.
— Des prisonniers —répétai-je. Une idée me frappa alors avec la force d’une flèche—. Akyn… ?
Maoleth acquiesça.
— Et Aléria, entre autres.
Je posai la cuillère dans l’assiette, la main tremblante. Je comprenais maintenant pourquoi ils n’avaient pas voulu me raconter tout cela jusqu’alors. Penser qu’Akyn ou Aléria avaient été soumis aux expériences de ce dément m’horrifiait. Alors, je blêmis et je m’exclamai :
— Non ! —Je les observai tous les trois tour à tour, effarée—. Mais… Driikasinwat n’y est pas parvenu, n’est-ce pas ? Akyn n’est pas un démon… n’est-ce pas ?
Tous trois soufflèrent, déconcertés par une telle question, et firent non de la tête.
— Bien sûr que non —répondit Spaw—. Ce n’est pas du tout facile de convertir délibérément quelqu’un en démon. Et si Driikasinwat avait trouvé une formule qui fonctionne, je t’assure qu’Askaldo ne l’aurait pas défenest… Euh… Hum —il se racla la gorge, embarrassé en remarquant le regard foudroyant de Chayl—. Enfin tu sais. Il faisait simplement des expériences à l’aveuglette sans obtenir aucun résultat. Un amateur, comme dit Seyrum —fit-il, en souriant. Alors il fronça les sourcils—. Mais je suis sûr que tes amis d’Ato se remettront avec le temps. Aujourd’hui, je suis passé dans la chambre d’Akyn et il m’a semblé qu’il était plus éveillé. Il m’a même répondu quand je lui ai souhaité bonjour. Ça a l’air d’être quelqu’un de bien.
— C’est quelqu’un de bien —acquiesçai-je en me mordant la lèvre, tandis que je me souvenais avec nostalgie des années de snori.
— Bon ! —fit Maoleth en se redressant pour prendre le plateau—. Il faut penser que tout s’est bien terminé et que toutes les blessures guérissent avec le temps. Je voulais juste ajouter quelque chose, Shaedra… —L’elfe noir me regarda fixement pour s’assurer que je l’écoutais attentivement. Ses yeux rouges brillaient dans son visage presque noir—. Promets-moi que, même si Aléria et Akyn sont tes amis, tu ne leur révèleras jamais ce que tu es. Et à ton frère et ta sœur non plus. Je crois qu’ils ont gardé une très mauvaise impression des démons sur cette île. En particulier ton amie Aléria. Elle a un sacré caractère. Dès les premiers jours, elle a réussi à se faufiler dans la bibliothèque de Lilirays et, depuis, elle est convaincue que nous sommes des chasseurs de démons. Je ne te dis pas de lui faire croire cela… Mais, en tout cas, ne lui raconte surtout pas la vérité si tu ne veux pas lui attirer de problèmes.
J’écarquillai les yeux.
— Repose-toi —ajouta-t-il doucement. Et sans attendre de réponse, il me tourna le dos et sortit avec le plateau.
Le dédrin se leva.
— Comment va ton bras, Chayl ? —lui demandai-je, tandis que celui-ci remettait le banc à sa place d’une seule main.
Le jeune démon jeta un coup d’œil sur son bras tenu en écharpe et soupira.
— D’après le guérisseur, il enlèvera ton bandage bien avant mon attelle —répondit-il—. Et tout ça parce que je suis tombé sur un orc.
Je souris.
— Comme moi.
Lorsque le dédrin fut parti, le silence tomba. Spaw semblait plongé dans ses pensées et je le laissai méditer pour m’allonger de nouveau prudemment sur le lit. Au bout d’un moment, l’humain dit sur un ton grave :
— Tu sais, Shaedra, je crois que cette fois, sur l’Île Boiteuse… j’ai failli à ma tâche. —Il secoua la tête, les sourcils froncés—. Et j’ai failli à la promesse que j’ai faite à Zaïx. Je suis horrible, comme protecteur —conclut-il, en se levant.
— Ridicule —affirmai-je—. Tu ne peux pas sauver quelqu’un qui cherche toujours les ennuis et qui a la malchance de croiser des orcs furibonds —plaisantai-je.
Mais le démon ne semblait pas m’écouter.
— J’ai failli à ma tâche, parce que je me suis fait capturer comme un lapin. Et je jure que cela n’arrivera plus —déclara-t-il.
Après ces paroles, le templier me sourit légèrement, il effectua une salutation cordiale et il sortit de la chambre. Surprise, je restai les yeux fixés sur la porte fermée quelques instants. Je n’arrivais pas encore à très bien comprendre la culture des démons et leurs promesses, soupirai-je. Soudain, je sentis la fatigue s’abattre sur moi comme un coup de gourdin et, posant de nouveau ma tête sur l’oreiller, je sombrai dans un profond sommeil.