Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace

17 Ahishu

Je respirai précipitamment, hors d’haleine, et je me retournai en arrière. Les autres gravissaient la colline, moitié courant moitié marchant. Ils étaient tous à bout de souffle.

“Le bruit s’éloigne”, commentai-je, en tendant l’oreille.

Alors je fus envahie par un tonnerre d’éternuements et je lançai un juron.

“Frundis !”

Le bâton s’esclaffa et Syu, amusé, laissa échapper un petit rire.

“Mmpf”, dis-je, exaspérée. “Ces éternuements, ce n’est pas drôle.”

“C’est à moi que tu le dis”, répliqua Frundis, en fredonnant. “Moi, quand j’avais une tête, j’étais toujours enrhumé. J’éternuai plus que toi avec tes feuilles-mousse”, affirma-t-il avec l’intention de me consoler.

Lorsque les autres me rejoignirent, Maoleth leva une main, pantelant.

— Je crois que… nous avons assez couru… comme ça —déclara-t-il, la respiration entrecoupée—. Si un autre troupeau d’antilopes arrive, moi, je ne bouge plus.

— Le grand chasseur terrassé par des antilopes —se moqua Askaldo—. Eh bien, je crois que, si nous continuons à ce rythme, nous arriverons à la lisière de la forêt dans deux heures —annonça-t-il, en jetant un regard vers le bois lointain.

— Si tu veux partir en avant et courir comme une antilope, vas-y —lui proposa Maoleth, en grognant et en respirant bruyamment.

Depuis la colline élevée où nous nous trouvions, toute une mer désordonnée de coteaux s’étendait encore et je doutais que l’estimation d’Askaldo soit juste. Depuis la vallée, la Forêt des Cordes m’avait semblé plus proche… Mais les Buttes de Seplin-Shol, comme on appelait cet endroit, semblaient à présent interminables. Et Laygra et Murry n’étaient visibles nulle part.

Après une pause bien méritée, nous reprîmes la marche, sachant que les antilopes ne fuyaient pas sans raison : qui sait, peut-être une bande d’écailles-néfandes avait-elle décidé de migrer vers la Forêt des Cordes… Nous passâmes plusieurs collines avant que le ciel commence à s’obscurcir.

Cette nuit-là, après un dîner quelque peu frugal et après une partie de cartes, je m’enveloppai dans ma couverture jetant des coups d’œil inquiets vers les collines avoisinantes. D’un côté, j’aurais aimé revoir Laygra et Murry, mais, d’un autre côté, je savais pertinemment qu’aucun de mes compagnons n’allait les accueillir à bras ouverts. Et encore moins s’ils voyaient qu’un nakrus les accompagnait. Les démons vénéraient la Vie. Les morts-vivants, pour les démons en général, étaient les pires monstres du monde, encore pires que les kandaks. Même Spaw, qui était un démon à l’esprit assez ouvert, avait été horrifié lorsque je lui avais raconté que je possédais une partie du phylactère de Jaïxel. Et il n’avait pas moins été atterré quand je lui avais dit qu’à Dathrun, j’avais connu un nakrus, professeur d’une académie celmiste. Je préférais ne pas imaginer ce que penserait Kwayat de tout cela… Avec ces pensées agitées en tête, je mis des heures à trouver enfin le sommeil.

Nous arrivâmes à la Forêt des Cordes le jour suivant, alors que le soleil était presque au zénith. Après avoir dépassé les Buttes de Seplin-Shol, nous dûmes gravir un petit escarpement rocheux et, une fois en haut, nous nous retrouvâmes face à une barrière de végétation touffue et sauvage qui m’inspira aussitôt du respect et de l’appréhension.

Spaw siffla entre ses dents, impressionné.

— Tu es sûr que tu veux pénétrer là-dedans, Askaldo ? —demanda-t-il, une moue peu convaincue sur le visage.

— Ne vous inquiétez pas —répliqua l’elfocane, l’air sûr de lui—. Je connais la forêt comme si c’était ma propre Sréda… —Il grimaça en entendant ses paroles et il rectifia aussitôt— : Je veux dire que je la connais encore mieux que ma Sréda. Je l’ai explorée de nombreuses fois —ajouta-t-il, au cas où nous n’aurions pas encore bien compris qu’il était un expert connaisseur de la Forêt des Cordes.

— Parfait —dit Chayl, en contemplant avec admiration la muraille d’arbres—. Si ce que tu dis est vrai, cousin, alors allons-y.

Askaldo commença à se diriger vers le bois, mais alors il s’arrêta et ajouta :

— J’oubliais. Essayez de ne toucher à rien. Il y a des plantes et des arbres dangereux.

— Tu m’étonnes —marmonna Spaw, sarcastique.

Je donnai un coup de coude au jeune humain, rieuse, tandis qu’Askaldo ouvrait la marche, suivi de Kwayat et de Chayl.

— Tu n’aimais pas les expériences ? —m’enquis-je.

Spaw roula les yeux.

— Une chose est de faire une expérience et une autre de s’enfoncer dans une forêt d’expérimentations —argumenta-t-il, sur un ton raisonnable—. Qui sait ce qu’il peut y avoir là-dedans… —Il haussa les épaules, esquissa un sourire et déclama sur un ton plus résigné— : Ayons confiance en Askaldo !

Je secouai la tête, amusée, et je jetai un dernier coup d’œil scrutateur vers les collines avant de me laisser engloutir par la végétation.

* * *

Malgré les avertissements d’Askaldo, Syu bondit aussitôt de branche en branche pour explorer les alentours et découvrir un monde nouveau. Chaque fois qu’il trouvait une plante étrange, il s’en écartait prudemment et m’appelait, enthousiaste, pour que je l’examine et que je demande à Askaldo si c’était ou non une plante inoffensive. Parfois, Askaldo répondait à mes questions avec une précision impressionnante ; d’autres fois, il grognait, exaspéré, éludant ma question et prétextant que nous n’étions pas à une leçon de botanique. Et aussitôt après, il donnait un coup d’épée à quelque ronce pour continuer à avancer.

Frundis avait décidé de me faire écouter une symphonie qu’il avait composée approximativement deux siècles auparavant, lorsqu’un de ses anciens porteurs l’avait emmené comme moi dans la Forêt des Cordes. Il combinait une quantité incroyable d’instruments, d’étranges chants d’oiseaux et d’autres animaux. Il termina par un coup retentissant et interminable semblable à celui d’un marteau sur une plaque de métal.

“Oh, oh !”, s’exclama-t-il, avec une fierté évidente. “Que dites-vous de mon chef-d’œuvre ?”

Je réprimai un large sourire.

“C’est exactement ça : un chef-d’œuvre”, répliquai-je, en approuvant. “Vraiment impressionnant.”

“Je confirme”, intervint le gawalt, depuis une branche voisine. “Quoique la fin soit un peu terrifiante.”

Frundis, qui fredonnait joyeusement, s’arrêta en l’entendant.

“Terrifiante ? Évidemment ! Une musique ne doit pas être uniquement mélodieuse. Elle doit être puissante, asphyxiante, terrible, bouleversante…”

Je roulai les yeux tandis que le bâton continuait à énumérer des adjectifs de plus en plus hyperboliques. Mais, peu après, Spaw se mit à fredonner une version improvisée d’une chanson burlesque connue à Aefna, et Frundis s’arrêta net pour l’écouter et pouvoir dûment critiquer.

Que cherche donc dans ces bois
notre héros valeureux ?
Un dragon ? Une sorcière ?
Ou quelque jolie princesse.
Oh, Amour et ses mystères !

Spaw m’adressa un large sourire tandis qu’Askaldo, qui nous devançait d’une vingtaine de mètres, faisait la sourde oreille et avançait infatigablement.

“Ça, ce n’était vraiment pas puissant”, observa Frundis, en soufflant. “Quoiqu’un peu asphyxiant…”

À dire vrai, le silence d’Askaldo commençait à m’exaspérer : devions-nous le suivre uniquement parce qu’il était le fils d’Ashbinkhaï, sans même savoir où nous allions ? En plus, une autre pensée plus préoccupante m’assaillait depuis la veille : Marévor Helith était capable de me suivre grâce aux Triplées, et cela signifiait que, si je ne prenais pas une décision, et vite, Laygra et Murry entreraient dans la Forêt des Cordes et finiraient par me trouver. Quelle était la bonne décision à prendre ? Jeter les Triplées dans la mousse de la Forêt des Cordes ? Je blêmis rien que de penser à cette possibilité. Selon Drakvian, les Triplées étaient une œuvre du maître Helith. Je ne pouvais les abandonner d’une façon aussi grossière. Je réprimai un soupir contrarié. Pourquoi diables Marévor Helith voulait toujours me donner ses magaras ?

Les trois nuits suivantes, je pus à peine dormir. Il y avait tant de bruits dans la forêt que je sursautais sans cesse, convaincue que, non loin de notre campement, des créatures de toutes sortes passaient subrepticement. Les autres, en comparaison, semblaient beaucoup mieux dormir, sauf Chayl, qui se plaignit d’avoir des cauchemars horribles et étranges.

— Cela n’arrive qu’à toi —lui répliqua Askaldo, railleur, le troisième jour, tandis que nous déjeunions—. Je vais vous annoncer une bonne nouvelle, nous sommes très proches de l’endroit où je souhaitais me rendre.

— Ah ! —dit Maoleth, en arquant un sourcil—. Je ne sais pas pourquoi, je commençais à croire que l’histoire des Chutes Éternelles n’était pas une blague.

L’elfocane roula les yeux et se leva.

— Sois moins impatient, Maoleth. Surtout, qu’avant toutes choses, je devrai lui parler seul à seul et vous devrez attendre hors de son territoire.

J’écarquillai les yeux en l’entendant.

— Son territoire —répéta Kwayat—. Cela signifie que c’est le maître de quelque village.

— Rien de plus faux —rétorqua Askaldo—. Il vit seul. Mais il ne fait pas confiance aux étrangers.

— Formidable —grommela Maoleth—, nous allons voir un être qui vit seul au milieu du néant et cet être, à ce que tu dis, va nous aider à faire sortir Seyrum de l’Île Boiteuse… Quel plan merveilleux ! Tu es un génie, Askaldo : tu as réussi à m’intriguer. Et oui, la patience est une vertu, mais tu devrais savoir qu’avancer à l’aveuglette est une stupidité. Nous t’avons suivi jusqu’ici avec une patience infinie. Maintenant, il est temps que tu nous expliques qui est cette personne.

Le jeune elfocane fit une moue et soupira.

— C’est un saïjit —dit-il. Cette simple information stupéfia Kwayat, Maoleth et Chayl—. Un tiyan. Et je l’ai connu un jour alors que j’explorais une région plus au nord. Un serpent l’avait mordu. Et je l’ai sauvé avec l’antidote que je portais. Et… —Il haussa les épaules—. Je ne vous en dirai pas plus pour le moment. D’abord, je dois savoir s’il est disposé à vous recevoir.

— Et s’il ne veut pas nous recevoir ? —fis-je, tandis que les autres assimilaient les paroles d’Askaldo.

Il haussa les épaules.

— Alors, nous mettrons le cap au sud et nous irons directement à Ombay.

Kwayat secoua la tête, méditatif, mais il ne dit rien.

— Je doute que cette personne puisse nous aider —intervint Chayl, exprimant les réserves de tous.

— Doute tout ce que tu veux, cousin —répliqua Askaldo—. Mais c’est une belle occasion pour lui demander de l’aide et je ne vais pas la gâcher.

Nous le regardâmes tous, dubitatifs et intrigués, mais nous ne répliquâmes pas : puisque Askaldo nous avait menés jusqu’ici, nous n’allions pas faire demi-tour sans savoir qui était cet étrange et mystérieux personnage.

Aussi, nous reprîmes notre marche. La forêt se fit moins dense, se peuplant de ravins et de petits monticules rocheux. Syu dut abandonner les arbres pour suivre notre rythme et il se mit à me tresser les cheveux au son des violons du bâton. À un moment, je vis apparaître, entre deux énormes rochers, une muraille de roseaux qui devaient mesurer au moins trois mètres. Et au-delà s’élevaient de grands troncs, avec d’innombrables branches… Askaldo s’arrêta à une centaine de mètres de la muraille. Il semblait inquiet.

— Bon —dit-il—. Je vais voir s’il est toujours là.

Chayl, en remarquant l’appréhension de son cousin, sourit de toutes ses dents.

— Si tu cries, nous irons à ta rescousse, cher cousin.

Askaldo le regarda, la mine sceptique.

— Toi, tu oserais entrer  ? —Il éclata d’un rire sarcastique et donna une bourrade amicale à son cousin—. Maintenant, c’est à moi de jouer les héros valeureux —ajouta-t-il, en jetant un clin d’œil à Spaw.

Et sans un mot de plus, il se dirigea vers le bosquet de roseaux. Il sauta agilement au-dessus d’une ravine, il contourna un petit ruisseau et, sans peur apparente, il écarta les premiers roseaux et disparut derrière eux.

Spaw soupira.

— Le héros valeureux —répéta-t-il—. Il ne trouvera probablement rien d’autre que le squelette de ce sauvage écervelé.

Je fis une grimace en l’entendant. Chayl haussa les épaules en avouant :

— Bien qu’il m’en coûte de le reconnaître, mon cousin a souvent de bonnes idées. Peut-être que ce saïjit nous apportera une aide précieuse.

Il y eut un silence durant lequel nous tendîmes l’oreille, attentifs au moindre bruit. Maoleth secoua la tête en souriant.

— Peut-être —dit-il—. Peut-être que ce saïjit s’avère être un grand amateur des démons et un puissant celmiste capable de libérer Seyrum depuis son humble champ de roseaux.

Un léger sourire flotta sur les lèvres de Kwayat.

— C’est une possibilité —admit-il, sur un ton peu convaincu.

Nous attendîmes assis un bon bout de temps, le regard rivé sur l’endroit où Askaldo avait disparu. À un moment, Maoleth voulut envoyer Lieta comme sentinelle, mais nous nous y opposâmes tous, sauf Syu, bien sûr. Il n’était pas question de mécontenter le saïjit en transgressant une des rares règles que nous avait données Askaldo.

Nous continuâmes donc à patienter, de plus en plus inquiets. Nous étions sur le point d’aller chercher l’elfocane, lorsque les roseaux commencèrent à s’agiter. Quelques secondes plus tard, Askaldo surgit d’entre les cannes.

— Il a l’air content —observai-je.

— Peut-être qu’il n’a trouvé aucun squelette —conclut Spaw.

Maoleth et Kwayat s’avancèrent vers Askaldo et nous les suivîmes, impatients. Askaldo gravit la ravine et ôta son voile, découvrant un petit sourire satisfait.

— Tout est arrangé —déclara-t-il.

Spaw arqua un sourcil moqueur.

— Ça y est, tu as libéré Seyrum ? Quelle rapidité…

— J’ai parlé avec lui —le coupa Askaldo—. Avec Ahishu. Le tiyan. Il va vous recevoir un par un. Et, moi, je serai le dernier.

Nous le regardâmes, ahuris.

— Il va nous recevoir un par un ? —répéta Maoleth, la mine sombre—. Une minute, Askaldo. Cet Ahishu… sait-il que tu es un démon… ?

— Oui —l’interrompit Askaldo, en croisant les bras—. Ce n’est pas si terrible —protesta-t-il—. Il ne lui viendrait pas à l’idée de me dénoncer. Cela fait environ dix ans qu’il n’a presque aucun contact avec les autres saïjits. Autrefois, c’était un aventurier celmiste. Aujourd’hui, il s’est fixé, mais c’est toujours un magariste. Je lui ai simplement expliqué que j’avais besoin d’aide pour libérer un alchimiste prisonnier sur une île et il m’a dit qu’il nous donnerait à chacun une magara qui nous aiderait dans notre entreprise. Je vous assure que ce ne sont pas des magaras de pacotille.

Tous soufflèrent, stupéfaits. Quant à moi, je soupirai, exaspérée. Encore une magara…

— Et il va nous donner une de ces magaras si fantastiques à chacun d’entre nous, uniquement parce que tu lui as sauvé la vie ? —demanda Maoleth, incrédule.

Askaldo prit une mine songeuse et pencha la tête.

— Non. Pas exactement. Je devrais en plus lui rendre une faveur, nous avons conclu un autre marché. Tout à fait raisonnable —précisa-t-il—, et qui ne vous engage à rien. D’autre part, il ne va pas nous donner ces magaras. Il nous les prête simplement. Bon, qui passe le premier ?

— Moi ! —s’écria Chayl hardiment. Je l’observai cependant s’assurer que son épée était bien ajustée à sa ceinture…

— Quel courage ! —fit Askaldo—. Au fait, il m’a demandé que vous ne portiez pas d’armes…

— J’irai le premier —trancha Maoleth, décidé. Malgré sa bravoure, Chayl ne protesta pas, mais il insista :

— Après, c’est moi qui irai.

L’elfe noir posa sa vieille épée sur une pierre, il ôta son arc et le carquois et, après un instant d’hésitation, il retira une dague de sa botte.

— Il vaudra mieux pour toi qu’il ne m’arrive rien —grogna-t-il alors à l’intention d’Askaldo.

Le jeune elfocane esquissa un sourire.

— Personne ne croit que tu t’es séparé de toutes tes armes, Maoleth —dit-il. Il haussa les épaules et, avant que le chasseur ne réplique, il ajouta— : Continue tout droit, à travers les roseaux, jusqu’à ce que tu débouches sur un petit chemin de sable. Alors, tourne à gauche. Tu trouveras facilement sa maison. Et… sois respectueux, d’accord ? C’est un vieil homme, et un grand magariste. Au fait, est-ce que l’un d’entre vous ne parle pas le naïdrasien ? Lui, il ne sait pas un mot d’abrianais.

Nous nous regardâmes, interrogatifs. Maoleth haussa les épaules.

— On ne peut pas dire que je le parle très bien, mais j’essaierai de communiquer —répondit-il.

Spaw se racla la gorge.

— Moi, à part dire bonjour, je ne vais pas pouvoir communiquer beaucoup plus, j’en ai peur —avoua-t-il.

Je m’esclaffai, en imaginant déjà sa conversation avec le magariste.

— Je te laisserais volontiers Frundis, pour qu’il te traduise —lui dis-je—. Malheureusement, nous ne pouvons pas emporter d’armes.

Le visage de Spaw s’était tout de suite illuminé.

— C’est une excellente idée ! —approuva-t-il—. Boh. Frundis est avant tout un compositeur.

Aussitôt, une mélodie de chœurs triomphaux résonna dans ma tête. Ce compliment avait tonifié Frundis autant que lorsque je lui frottais le pétale bleu, observai-je, railleuse.

— Soyez attentifs au bois qui vous entoure —nous conseilla Maoleth, en jetant un coup d’œil autour de lui. Alors, son regard s’arrêta sur la roselière et il soupira—. Reste ici, Lieta —ordonna-t-il à la drizsha. Celle-ci miaula, comme pour protester, mais elle ne le suivit pas quand il s’éloigna—. Quelle idée ! —ajouta l’elfe en marmonnant, avant de disparaître derrière la végétation.

Nous criblâmes immédiatement Askaldo de questions, mais l’elfocane les éluda et leva une main.

— Patience ! —nous pria-t-il, en souriant—. Si je vous dis qu’Ahishu est une personne qui a tout mon respect, cela devrait vous suffire.

Et tout en disant cela, il s’assit sur une roche, sous le ciel ensoleillé, considérant la question close. Je haussai les épaules et je m’assis contre un arbre, fixant les roseaux du regard. Qui pouvait bien être cet Ahishu ?, me demandai-je, songeuse. Pour quelle raison un aventurier magariste avait-il décidé de vivre au plus profond de la Forêt des Cordes ? Et pourquoi Askaldo pensait-il que ses magaras pouvaient nous aider à libérer Seyrum ?, ajoutai-je, plus que dubitative.

Confortablement adossée contre le tronc, je finis par m’endormir. Je fis un rêve très étrange. J’étais un grand arbre, entouré d’autres arbres, et je percevais l’atmosphère paisible, plongée dans une paix intérieure absolue. Les oiseaux chantaient ; une procession de fourmis circulait sur l’une de mes branches ; un écureuil sautait sur une autre, faisant doucement frémir les feuilles… L’arbre sembla sourire avant qu’un brusque mouvement me tire de mon rêve. Tout avait été si réel !, me dis-je, en ouvrant les yeux, émerveillée.

Je regardai mes mains pour m’assurer que je n’étais plus un arbre et, en voyant celles-ci couleur de bois, je fus prise de panique avant de me rappeler ma mutation. Je soufflai, soulagée, et c’est alors seulement que je remarquai que Maoleth était déjà de retour et, apparemment, depuis un bon moment déjà, car à l’instant Chayl venait de pousser une exclamation, en sortant de la roselière au pas de course, un grand sourire heureux sur le visage. Il tenait entre les mains une sorte de baguette.

Je me levai, souriante, avec la sensation d’avoir dormi pendant douze heures de suite.

— Une baguette d’ombres ! —proclamait le dédrin, tout en nous rejoignant—. C’est une véritable merveille ! Le saïjit m’a appris à m’en servir. Quelle merveille ! —répéta-t-il. Il souriait jusqu’aux oreilles, en nous montrant sa baguette.

Nous l’observâmes avec curiosité, sans la toucher. Elle mesurait cinquante centimètres environ et elle était noire comme le charbon. Tandis que les autres faisaient des commentaires sur l’objet, je demandai à l’elfe noir :

— Et toi, Maoleth ? Quelle magara a choisie Ahishu pour toi ?

L’elfe noir sourit.

— C’est vrai que tu dormais quand je suis revenu. —Il fit un léger mouvement, releva l’un des pans de sa cape noire et me la montra—. Le chevelu m’a donné une nouvelle cape. Légère et résistante comme une armure, à ce qu’il a dit.

— Comme je lui disais, heureusement qu’il ne me l’a pas donnée à moi —fit Spaw—. Elle n’est même pas verte. Bon ! Je vais voir ce que me donne le généreux Ahishu.

Je vis une lueur d’appréhension dans ses yeux lorsqu’il se sépara de ses armes. Il mit quelques secondes à se défaire de sa dague rouge. Je lui proposai d’emmener Frundis comme interprète, mais l’humain fit non de la tête et il pénétra finalement à pas prudents entre les roseaux. Je me tournai alors vers Maoleth, un sourcil arqué.

— Le chevelu ?

Maoleth jeta un coup d’œil à Askaldo et s’esclaffa.

— Tout est recouvert de cheveux —me révéla-t-il—. Pas lui, mais sa maison. Enfin, lui non plus, on ne peut pas dire qu’il soit particulièrement imberbe. —Il s’esclaffa de nouveau, hilare—. Je n’avais jamais vu autant de cheveux. Je crois que le vieil homme m’a dit quelque chose à ce propos, mais je ne l’ai pas bien compris. Askaldo dit que ce sont ses cheveux qui poussent très vite grâce à un ruban magique qu’il porte autour de la tête. Je n’avais jamais vu un truc aussi bizarre et impressionnant à la fois —avoua-t-il.

— Toute sa maison est un enchevêtrement de cheveux et de magaras —fit Chayl en riant, le regard rivé sur sa baguette noire.

Ça alors, pensai-je, en essayant de me représenter la scène. Soudain, un poids tomba sur mon épaule et je sursautai en poussant un grognement.

“J’ai trouvé des baies venimeuses !”, déclara Syu. “Et j’ai aussi vu un serpent. Il était plus laid que Lieta, je t’assure, et il a voulu m’attaquer”, me raconta-t-il.

“Un serpent !”, répétai-je, effrayée.

“Oui”, fit-il patiemment. “Mais les gawalts, nous sommes plus intelligents, tu le sais bien. Je lui ai lancé une baie venimeuse juste dans la gueule et je l’ai semé !”

Et il se mit alors à me narrer sa grande bataille et nous rîmes, amusés, lui en se souvenant du serpent étourdi crachant la baie et, moi, en m’imaginant la scène.

Maoleth s’était éloigné pour explorer la zone, Askaldo était à moitié endormi, profitant du soleil, et Kwayat semblait trop occupé par ses pensées pour me donner une leçon sur le sryho ; du coup, je proposai à Chayl de faire une partie de cartes. Cependant, celui-ci fit non de la tête, obstiné à comprendre le tracé énergétique de sa baguette. En l’entendant parler aussi tranquillement de tracés énergétiques, je déduisis avec une certaine surprise que le dédrin avait des connaissances celmistes. Ashbinkhaï lui-même était-il celmiste ?, me demandai-je, avec une certaine curiosité.

Finalement, je me mis à jouer aux cartes avec Syu et, comme nous n’étions que tous les deux, nous en profitâmes allègrement pour utiliser nos tricheries préférées, nous trompant l’un l’autre avec des sortilèges harmoniques.

Nous envisagions de faire une course, lorsque Spaw revint. Il portait un chapeau vert à la main. Un chapeau vert, me répétai-je. Et je laissai échapper un gros rire, très amusée. Le jeune démon remonta le ravin et roula les yeux en me voyant m’esclaffer.

— Moi, je ne lui ai rien dit —fit-il—. Mais, en voyant ma cape verte, il a sans doute pensé que ça irait bien avec. Et pourtant, moi, je n’ai jamais porté de chapeau… Il faut dire que, dans les Souterrains, ils ne sont généralement pas très utiles.

— À quoi sert-il ? —demanda Chayl, en se désintéressant un instant de sa baguette.

— À quoi sert-il, tu dis ? —répliqua Spaw avec un demi-sourire—. Eh bien, à se couvrir la tête, cher cousin.

— Je ne suis pas ton cousin —grogna le dédrin.

— Et à quoi sert-il à part ça ? —s’enquit Askaldo, en s’étirant.

Spaw fit une moue et se racla la gorge, l’air embarrassé.

— À vrai dire, je n’en sais rien —avoua-t-il—. Il a dû me l’expliquer. Mais je n’ai pas compris un mot de ce qu’il m’a dit. —En voyant que nous le regardions, stupéfaits, il se défendit— : Il parlait trop vite ! De toutes façons, c’était ridicule qu’il me parle. Vu la tête que je faisais, il devait bien se rendre compte que je ne comprenais rien.

Tandis qu’Askaldo, Chayl et moi, nous éclations de rire, très amusés de savoir que Spaw avait hérité d’un chapeau vert sans connaître ses propriétés, Kwayat se leva et tendit la main pour saisir la magara.

— Shaedra —dit-il, tout en tournant le chapeau dans ses mains—. Tu devrais aller voir Ahishu. Moins nous traînerons ici, mieux ce sera —ajouta-t-il.

Je jetai un autre coup d’œil curieux au chapeau avant d’acquiescer de la tête. Je laissai Frundis près de mon sac, en lui disant de bien se conduire, et je me dirigeai vers la roselière. Je m’arrêtai alors, retournai près de mon sac et sortis de ma botte une dague que m’avait offerte Maoleth avant de quitter le Mausolée d’Akras. Après avoir adressé aux autres un petit sourire gêné, je repartis vers les roseaux et je pénétrai dans le territoire d’Ahishu.