Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Nous marchâmes durant toute la nuit et tout le jour suivant, en faisant de brèves pauses et en essayant de nous maintenir éloignés du chemin qui menait au pas de Marp. Askaldo s’inquiétait de laisser une trace aussi nette sur la neige, et Maoleth était de mauvaise humeur parce que Lieta s’était légèrement blessée à la patte en se précipitant sur un porc-épic. En voyant la chatte boiter, Syu ne put réprimer un commentaire moqueur.
“Ce n’est pas bien de se réjouir du malheur des autres”, lui reprochai-je sagement. Et j’ajoutai avec un petit sourire ironique : “En plus, je te rappelle qu’il t’est arrivé quelque chose de très semblable avec un cactus.”
Mes paroles laissèrent le gawalt sans réplique et je remarquai qu’il regardait la chatte avec plus de compassion.
Il faisait encore jour lorsque nous débouchâmes sur un petit vallon déboisé. Au fond, trois tentes couleur sable blanc se confondaient presque avec la neige. Je m’arrêtai net en les voyant. Mille démons et quatre chats, pensai-je.
— Demi-tour —déclara Maoleth, tendu.
Nous suivîmes son conseil, mais je me figeai de nouveau en percevant un mouvement entre les arbres.
— Ceci ne me dit rien qui vaille —opinai-je, en rajustant ma capuche.
— À moi non plus —appuya Spaw.
— Nous sommes encerclés, c’est sûr —dit Chayl. Sa voix tremblait légèrement.
Je ne vis aucun signe qui puisse le confirmer, mais, lorsque Maoleth se mit à courir, portant Lieta dans ses bras, nous lui emboitâmes tous le pas précipitamment. Nous avions parcouru une vingtaine de mètres quand je me rendis compte de la direction que nous prenions.
— Euh… Maoleth ? —fis-je, avec appréhension—. Nous allons droit vers le Tonnerre.
En m’entendant, Maoleth freina. Lieta émit un miaulement interrogatif et son maître souffla.
— Effectivement —admit-il.
Spaw s’esclaffa.
— Parfait ! —déclara-t-il—. Nous retraversons avec la corde de Shaedra ? Mais peut-être qu’une armée d’experts en lévitation va arriver pour nous aider à traverser. Ou des fées noires ; certains disent qu’elles sont si étranges qu’il leur pousse des ailes parfois…
— Spaw Tay-Shual —gronda Kwayat, en le regardant sévèrement.
Il n’ajouta rien, mais son ton mit fin au discours moqueur du jeune templier. De toutes façons, celui-ci n’aurait pas pu continuer car, à peine quelques secondes plus tard, un cri déchirant résonna dans tout le bois. Nous nous retournâmes brusquement vers l’est.
— Nous avions pris la bonne direction —conclut Maoleth. Et il reprit sa course vers l’ouest, après avoir précisé— : Nous dévierons vers le sud plus tard !
Qui avait pu crier de la sorte ?, me demandai-je, en frémissant. Le hurlement m’avait fait penser à la bataille contre les milfides…
— Shaedra ? —me dit Kwayat, en voyant que je ne les suivais pas.
— Et si ce sont des nadres rouges ? Et si les habitants de ces tentes ont besoin d’aide ? —demandai-je, en me mordant la lèvre, anxieuse.
On entendit alors un choc d’acier. Puis un autre suivit… Mon instructeur secoua la tête.
— Ce ne sont pas des nadres rouges. Cela a tout l’air d’être une bataille entre bandits saïjits ou quelque chose de ce genre. Rien qui ne nous concerne.
J’acquiesçai. Kwayat avait raison. Sans y penser davantage, je me mis à courir et nous rattrapâmes rapidement les autres.
Même lorsque le crépuscule céda la place à la nuit, nous continuâmes à avancer. Nous marchions à présent dans une prairie qui, par quelque mystère énergétique, avait une couche de neige moins épaisse. Le ciel était totalement dégagé et, cette nuit, au moins, la Bougie et la Lune éclairaient notre chemin.
— Vous êtes tous fous —fit soudain Chayl, en rompant un long silence—. Nous allons continuer à marcher… jusqu’à Ombay… sans dormir une seule fois ?
Le dédrin avançait derrière, en traînant les pieds. Nous nous arrêtâmes pour l’attendre.
— Pour une fois, tu as raison —admit Askaldo derrière son voile noir—. Moi, je suis crevé.
— Et moi aussi —approuvai-je.
Maoleth acquiesça de la tête.
— D’accord. Lieta aussi est fatiguée —ajouta l’elfe avec un sourire, alors que la chatte sortait une tête somnolente du sac qu’il portait sur la poitrine.
Nous nous installâmes près d’une colline rocheuse, nous allumâmes un petit feu et nous mangeâmes du pain et du riz. Nous étions épuisés et c’est à peine si nous parlâmes avant de nous envelopper dans nos couvertures et de tomber profondément endormis. C’est Kwayat qui monta le premier la garde. Peut-être n’était-il jamais fatigué, pensai-je, bercée par la musique lente de Frundis.
Peu avant le réveil, je rêvai d’un oiseau noir qui tombait en piqué et grandissait et grandissait jusqu’à se transformer en dragon noir. Il lançait des éclairs foudroyants de tous côtés et, alors, il m’apercevait. Ses yeux étaient noirs comme le charbon.
J’ouvris les yeux, en sursautant, et je me rendis compte que le ciel commençait à peine à s’éclaircir. Je fronçai les sourcils. On ne m’avait pas réveillée pour le tour de garde. Assis sur une roche, je vis Maoleth insister pour que Lieta lui montre sa patte blessée. Je souris, je me levai et j’allai m’asseoir à côté de lui.
— Bonjour —murmurai-je, pour ne pas réveiller les autres—. Comment va Lieta ?
L’elfe noir regarda son félin et roula les yeux.
— Bien —répondit-il—. Lieta n’est pas n’importe quel chat et elle sait se ménager. Par contre, elle est bigrement têtue.
J’observai la chatte bâiller paresseusement et s’éloigner dans la neige de la prairie.
— Elle est grande pour un chat —remarquai-je.
Maoleth laissa échapper un léger éclat de rire.
— Oui. En réalité, c’est une drizsha. C’est une espèce moitié chat, moitié catraïnde.
J’écarquillai les yeux, estomaquée. Une catraïnde ! Les chats berserkers…
“Je savais bien que ce n’était pas un chat normal”, marmonna Syu, en grimpant sur mon épaule. Tout sommeil l’avait abandonné en entendant parler de chats.
Malgré tout, Lieta n’avait pas l’air d’un félin aussi dangereux que les catraïndes, pensai-je. Je me demandais au juste ce qu’était vraiment un drizsha.
— Ça alors —soufflai-je, surprise—. Je n’avais jamais entendu parler des drizshas. En tout cas, tu sembles bien communiquer avec elle —observai-je, innocemment.
Maoleth esquissa un sourire, devinant ma question implicite.
— Oui. Les drizshas ont une véritable faculté pour communiquer. Pour dire qu’ils ont froid, qu’ils ont faim… Ils envoient des ondes sensitives pour transmettre leur pensée. Et, à ce que j’ai entendu dire, les catraïndes possèdent une faculté semblable, mais, ils ne l’utilisent pas pour communiquer : au lieu d’envoyer des ondes vers l’extérieur, ils les gardent à l’intérieur. C’est pour ça qu’on les appelle les chats berserkers…
J’écoutai avec une certaine fascination les explications du démon elfe noir, de plus en plus convaincue qu’il n’utilisait ni le kershi ni la bréjique pour communiquer avec sa chatte, ou plutôt avec sa drizsha.
Lorsque les autres se réveillèrent, nous déjeunâmes et nous bavardâmes joyeusement avant de reprendre la marche. Notre voyage vers Ombay suivit tranquillement son cours. Chayl prit goût à écouter les histoires des saïjits et il me demandait tous les jours de lui en raconter une. Askaldo m’apprit plusieurs légendes et chansons de démons. Kwayat continua à me donner des leçons sur le sryho et, chaque nuit, avec Maoleth, il s’assurait que les instabilités de ma Sréda et de celle d’Askaldo n’empiraient pas.
Curieusement, ces jours-là, j’eus pour la première fois l’impression d’être pleinement une démone et je me moquai de moi et d’une telle pensée : trois ans s’étaient presque écoulés depuis que j’avais bu la potion de Seyrum. Il était temps que je m’accepte comme démon !
Et, à vrai dire, les démons n’avaient finalement pas des coutumes très différentes des saïjits. Spaw, Chayl et moi jouions toujours une partie de cartes après le dîner. Askaldo chantait souvent de longues ballades, assis auprès de nous et j’admirais son don de conteur et sa capacité à improviser des histoires. Maoleth et Kwayat étaient les plus silencieux. Le premier, accompagné de sa drizsha, disparaissait presque toutes les nuits et tous deux partaient faire de longues promenades aux alentours, comme deux chasseurs solitaires dans les ombres nocturnes. Quant à Kwayat, il s’installait souvent un peu à l’écart et contemplait en silence les étoiles, comme à la recherche de quelque réponse. Un démon tragique et distant, comme Spaw m’avait dit un jour. Je ne pouvais alors m’empêcher de me demander à quoi pouvait bien penser mon instructeur.
Nous avancions tous les jours un peu plus vers le sud, maintenant un rythme rapide. C’étaient toujours Kwayat et Maoleth qui décidaient quand s’arrêter, et nous faisions des pauses régulières. Comme ils nous l’expliquèrent, ils craignaient qu’Askaldo et moi, nous fassions trop d’efforts et que l’état de notre Sréda empire avec la fatigue. L’elfocane affirma un jour, amusé, que jamais des démons instables n’avaient été aussi bien traités.
Nous finîmes par traverser le chemin principal avec beaucoup de prudence et nous abordâmes les premières montagnes des Hordes pour redescendre ensuite vers le pas de Marp. Nous étions en plein hiver et même un grand spécialiste des Hordes aurait préféré éviter les montagnes et passer par le défilé. Malgré tout, pour Askaldo et moi, le risque n’en demeurait pas moins élevé, étant donné que l’entrée du pas était gardée par un portail.
Debout, sur la colline menant au pas de Marp, j’admirai les énormes falaises de chaque côté du défilé. Au pied de ces murailles naturelles, se tenait la porte avec sa tour de garde et, non loin, près d’un affluent, se trouvait le village d’Harstok. C’était une simple bourgade d’où émergeait une grande construction bleue.
— Qu’en pensez-vous ? Nous passons les portes aujourd’hui ? —demanda Spaw, en jetant un coup d’œil sur le ciel de l’après-midi.
— Non —décida Maoleth—. Il nous reste à peine deux heures de soleil. Je n’ai pas envie de dormir dans le défilé. Nous passerons la nuit au Plebento, un peu de repos sera le bienvenu après tant de voyage.
J’arquai un sourcil interrogateur, mais c’est Chayl qui répondit :
— Le plebento ?
— C’est le nom de l’auberge de ce petit village —expliqua Maoleth—. N’allez pas croire que je suis un grand voyageur —ajouta-t-il—, mais je suis déjà passé plusieurs fois par ce pas. On y va ?
Je réprimai une grimace et j’acquiesçai, en me demandant si c’était vraiment prudent d’entrer dans un village de saïjits à la lumière du jour. Mais Maoleth, apparemment, avait tout prévu et avait confiance en son plan. Malgré nos voiles, il nous avait demandé à Askaldo et à moi de nous barbouiller le visage avec des onguents préparés par Naé Ril-de-Ya. Le produit, d’une couleur rougeâtre, donnait l’impression que nous étions tous deux couverts de plaques rouges et d’inflammations. Sur nos vêtements habituels, nous avions tous passé, excepté Maoleth, de larges et longues toges noires. Celles-là même que portaient les moines de l’Ordre de Vaersin, le Dieu de la Douleur.
Ainsi déguisés, nous parvînmes à la route principale et nous entrâmes dans le village d’Harstok, en file indienne et le pas lent et mesuré, comme de bons moines de Vaersin. Maoleth cheminait à côté de nous, se faisant passer pour un guerrier mercenaire. Nous dépassâmes les premières maisons sans voir personne et nous arrivâmes au bâtiment bleu, où un écriteau suspendu annonçait « le Plebento des voyageurs ». L’indication était agrémentée d’un dessin représentant une fourchette dans une botte.
“Une drôle d’insigne”, commentai-je à Syu. Le singe, caché sous ma tunique, fut sur le point de sortir la tête pour jeter un coup d’œil, mais je me rappelai à temps que personne ne devait le voir. Cela aurait été une piste trop évidente pour le capitaine Calbaderca. Maoleth portait déjà un bâton dans le dos, ce n’était pas la peine d’en rajouter.
Alors que Kwayat s’avançait pour ouvrir la porte de la taverne, je vis la silhouette d’un humain derrière l’une des fenêtres. En entrant, je m’aperçus que non seulement la taverne était beaucoup plus grande que celle du Cerf ailé, mais en plus, elle avait de jolies colonnes sculptées dans de gros troncs de bois qui me rappelèrent celles de Dumblor. La salle, elle, était déserte, à l’exception de trois hommes qui parlaient d’une voix basse et nonchalante.
— Bonjour, vénérables moines —dit une voix sur ma droite.
Près de la fenêtre, l’humain nous adressa une salutation respectueuse et nous répondîmes par de brefs gestes de la tête. Maoleth connaissait un peu les manies des moines de Vaersin et il avait essayé de nous les expliquer en détail. Moi, j’en connaissais quelques-unes, grâce à Wiguy et mes visites au Temple d’Ato, mais cela ne m’empêchait pas d’être convaincue que nous pouvions à tout moment commettre une erreur plus que compromettante.
— Bonjour, brave homme —fit Maoleth, en s’avançant avec désinvolture—. Je t’avertis, les moines ont fait vœu de silence. Si j’ai bien compris, ils croient qu’ils pourront ainsi éviter la venue d’un Cycle des Glaces.
Le ton de sa voix révélait un mélange de raillerie et de respect très bien réussie.
— Pourvu qu’ils y parviennent —répliqua le tavernier—. Vous venez de l’est, n’est-ce pas ?
— Non, de l’ouest —répondit Maoleth—. Et, moi, personnellement, je me rends à Ténap. Je suppose que je continuerai à voyager encore quelques jours avec mes nouveaux compagnons, quoique la solde qu’ils me versent ne soit pas mirobolante. Je les protège pendant qu’ils prient ! —plaisanta-t-il.
Le tavernier nous conduisit à une table et nous nous assîmes tous, sauf Maoleth et Kwayat, qui se chargèrent de payer une chambre pour une nuit. Tandis que nous gardions un silence absolu, l’elfe noir parla un long moment avec le tavernier, sur les problèmes d’Éshingra et sur le coût de la vie. Il inventa même plusieurs histoires avec une facilité surprenante, contant qu’étant jeune, il aidait son père comme fripier, mais qu’il préférait mille fois la vie de mercenaire qu’il menait à présent.
— La vie nous réserve bien des surprises, n’est-ce pas ? —fit-il avec un petit sourire—. C’est curieux, la dernière fois que je suis passé par ici, il y avait beaucoup plus d’animation —ajouta-t-il, en changeant de ton.
— C’est normal —répondit l’humain, la mine sombre, tout en nettoyant son comptoir—. En hiver, il n’y a pas une souris. Et cette année, il y a encore moins de passage. Les commerçants ajensoldranais se méfient des chemins d’Éshingra et ils n’ont pas tort. Pourvu que cette guerre se termine rapidement.
— Dès que j’aurai gagné quelques kétales dans un des deux camps —observa Maoleth, avec un sourire retors.
— Oh, il y a plus de deux camps, sois tranquille —intervint l’un des trois hommes assis, sur un ton légèrement sarcastique—. Tu auras le choix. Mais, pour le moment, on ne sait même pas s’il s’agit vraiment d’une guerre entre les royaumes des Communautés ou s’il s’agit d’une guerre entre les confréries ou les guildes. En tout cas, ce qui est clair, c’est qu’au-delà du pas de Marp, l’atmosphère est viciée.
Maoleth arqua un sourcil.
— Vous venez d’Éshingra ?
L’homme s’esclaffa.
— Non, nous sommes des paysans d’Harstok. Cela ne me passerait pas par la tête de voyager là-bas —affirma-t-il.
Plus je les entendais parler d’Éshingra, plus je me demandais s’il était judicieux de pénétrer dans une zone aussi dangereuse. N’aurait-il pas été plus prudent de passer par l’ouest et d’embarquer à Mirléria, direction l’Île Boiteuse ? Je retins un soupir et je jetai un coup d’œil à mes compagnons. Avec le visage voilé, ma vision n’était pas très bonne, mais je pus deviner l’expression fascinée de Chayl qui, derrière sa capuche noire, observait les saïjits comme s’il n’en avait jamais vu.
Nous attendîmes patiemment l’heure du dîner. Plusieurs fois, je perçus le soupir exaspéré d’Askaldo avant que le tavernier ne nous apporte enfin des assiettes de soupe chaude. Je commençai à manger, affamée, passant tant bien que mal chaque cuillerée par-dessous le voile. Maoleth, nous laissant à nos prières, alla s’asseoir avec les paysans ; tous les quatre se mirent à parler à bâtons rompus de choses sans importance pendant au moins une heure jusqu’à ce que les trois villageois décident de rentrer chez eux.
— Bon ! —dit Maoleth, quand il ne resta plus que nous dans la taverne—. Vous, je ne sais pas si vous voulez continuer à prier, mais, moi, toute cette trotte m’a crevé et je vais monter me coucher. Vénérables moines —ajouta-t-il, avec ironie.
Askaldo se leva. Nous l’imitâmes et nous suivîmes le tavernier et Maoleth vers les étages supérieurs. L’humain nous laissa entrer dans la chambre, en disant sur un ton attentionné :
— Si vous avez besoin de quelque chose, vous pouvez faire sonner la cloche, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. J’espère que vous serez satisfaits de votre séjour au Plebento et que le cadre conviendra à vos prières. Bonne nuit —ajouta-t-il, en s’inclinant respectueusement.
Je faillis lui répondre, mais j’étouffai ma réponse en un son d’acquiescement. Le tavernier retourna à sa taverne, Askaldo ferma la porte et, tous deux, nous ôtâmes notre voile avec soulagement. Nous échangeâmes des regards éloquents, sans oser parler.
— Au lit —fit Maoleth, goguenard, avant que l’un d’entre nous ne rompe son vœu de silence—. Que Vaersin vous accompagne dans vos rêves !
Spaw et moi, nous sourîmes, amusés, tandis qu’Askaldo foudroyait des yeux l’elfe noir. Nous abstenant de tout commentaire, nous nous allongeâmes sur nos lits et je dus faire un effort pour ne pas éclater de rire en voyant qu’Askaldo et Kwayat ne logeaient pas dans les leurs. Leur pieds dépassaient de plusieurs centimètres, et Askaldo semblait un peu contrarié.
“Cela n’arrive pas aux gawalts”, commentai-je, en souriant.
Syu sauta sur le lit de Kwayat et observa avec intérêt le phénomène. Puis il fronça les sourcils.
“Les pieds des gawalts ne sentent pas non plus”, répliqua-t-il, en revenant sur mon lit. Il s’arrêta alors, renifla son propre pied et remua la queue, satisfait.
Pendant ce temps, j’avais étendu ma couverture pour ne pas salir tout le lit avec mon onguent et je m’allongeai, épuisée par tant de voyage. J’accueillis le singe en lui caressant machinalement la tête et je demeurai ainsi un moment, méditative.
“Tu es en train de penser”, m’avertit le gawalt, moqueur.
“Je sais”, admis-je, et j’esquissai un sourire. “Heureusement que tu es là pour m’avertir” Alors, je bâillai et je cessai de penser. “Bonne nuit, Syu.”
Pour toute réponse, Syu tourna plusieurs fois sur lui-même avant de s’installer sur la couverture et je réprimai un petit rire.
“Tu ressembles de plus en plus à Lieta”, commentai-je.
Le singe grogna et se pelotonna contre moi.
“C’est elle qui m’imite”, répliqua-t-il.
Bien sûr, pensai-je, amusée, avant de fermer les yeux. Je sombrai aussitôt dans un profond sommeil jusqu’à ce que, des heures plus tard, un bruit étrange contre la fenêtre me réveille brusquement. En ouvrant les yeux, je vis que Lieta avait grimpé sur le rebord et contemplait la nuit à travers la vitre. Ses yeux verts se fixèrent dans les miens un instant avant de retourner à leur muette contemplation. J’eus l’impression qu’elle avait voulu me dire quelque chose, mais je ne la compris pas.
* * *
Le matin suivant, après avoir déjeuné, nous nous dirigeâmes directement vers la porte du Pas de Marp et nous laissâmes Maoleth se charger de nous présenter et d’expliquer le motif de notre voyage.
— Je suis un guerrier —disait avec aplomb l’elfe noir—. Et eux, ce sont des moines de Vaersin…
Il ajouta quelque chose à voix basse, pour que nous ne l’entendions pas et le garde qui s’occupait de nous eut l’air mal à l’aise.
— Vous n’êtes pas érionique, n’est-ce pas ? —répliqua-t-il avec une grimace.
— Seulement quand cela me convient —répondit Maoleth, un sourire narquois aux lèvres.
Le garde secoua la tête, mais s’écarta sur le côté.
— Allez-y, passez. Je vous souhaite bonne chance, vénérables moines —ajouta-t-il avec sincérité—. Les chemins sont dangereux. Soyez prudents.
À cet instant, je me sentis presque honteuse sous nos déguisements. Nous passâmes les portes ouvertes et nous entrâmes dans le défilé avec une facilité surprenante. Je réprimai un petit rire de soulagement. Par Nagray ! Je ne me rendis compte qu’alors de la tension que j’avais accumulée en imaginant que le garde nous demanderait à tous de montrer nos visages. J’eus envie de bondir de joie, mais je me retins : les vigiles de la tour pouvaient encore nous voir et peut-être se seraient-ils demandé ce que faisait un moine de Vaersin à cabrioler dans un défilé.
— Un problème de moins ! —fit Maoleth, lorsque nous nous fûmes suffisamment éloignés.
— Par l’Esprit, Maoleth ! —souffla Askaldo, tandis que nous avancions à bon rythme—, qu’est-ce que c’était tout ce théâtre ? Tu t’es moqué des érioniques à outrance ! C’est une chance que tu ne sois pas tombé sur l’un de ces saïjits fanatiques…
Il fut interrompu par l’éclat de rire de l’elfe noir.
— À outrance, hein ? Bah, n’exagère pas, j’ai seulement joué mon rôle de mercenaire : ces gens-là se moquent toujours des religions, des camps et de tout groupe quel qu’il soit, tant que ce n’est pas celui qui les paie. —Il effectua un geste vague, comme pour écarter le sujet—. Continuons. Je veux sortir de ce défilé le plus tôt possible. Nous ne nous arrêterons pas avant d’avoir atteint la vallée de Marp.
Je repris Frundis et Syu sortit à découvert, fatigué de demeurer sous ma capuche. Lieta et Maoleth ouvrirent la marche et nous les suivîmes rapidement. Le canyon était par endroits traversé par des ouvertures dans la roche et par d’étroits sentiers, mais il était impossible de se tromper de chemin : un seul était assez large pour permettre le passage d’une carriole. En plus, on voyait qu’une troupe d’ouvriers était passée récemment par là pour retirer la neige.
Au bout d’environ six heures de marche, nous commençâmes à nous sentir sérieusement épuisés. Nous transpirions tous sous tant d’épaisseurs malgré le froid.
— Courage —nous dit Maoleth—. Nous y sommes presque.
— Presque, c’est toujours presque —maugréai-je tout bas.
— Je crois que nous devrions être arrivés quand les fleurs sortiront au printemps —commenta Spaw.
— Magnifique ! —m’exclamai-je, en imitant l’optimisme de Manchow à la perfection—. Comme ça, je pourrai changer de couleur en passant d’un pré de violettes à un pré de marguerites.
Cette fois, cependant, l’elfe noir avait raison. À peine un quart d’heure plus tard, le défilé commença à s’élargir et ses profondes murailles se transformèrent peu à peu en pentes escarpées, clairsemées d’herbe, de neige et d’arbustes.
— Eh beh —dis-je, étonnée—. Finalement, tu vas avoir raison, Spaw. Ici, on dirait qu’il y a moins de neige que de l’autre côté.
Tout en sachant que les flux énergétiques en Éshingra étaient très différents de ceux d’Ato, le contraste était impressionnant. Nous décidâmes bientôt d’enlever les toges parce que nous commencions à suffoquer. Lorsque nous parvînmes à la vallée proprement dite, je m’arrêtai, ravie par la vue. La Route de Marp, comme on l’appelait, poursuivait un cours sinueux sur le flanc gauche de la vallée, tandis que sur le versant opposé, dépouillé d’arbres lui aussi, des troupeaux d’animaux sauvages pâturaient tranquillement.
— Je n’étais jamais passé par ici —avoua Spaw, en contemplant le paysage avec un extrême intérêt—. Nous allons avoir des problèmes pour nous cacher si des saïjits arrivent, vous ne croyez pas ?
— Bah, les gens d’Éshingra sont peu curieux —répliqua Maoleth et il sourit en voyant que son argument de peu de poids ne nous convainquait pas. Il s’était accroupi pour refaire un lacet de ses bottes et il en profitait à présent pour gratter les oreilles de Lieta. Je penchai la tête, amusée. La chatte ronronnait presque comme Syu quand il était content ou comme Frundis quand je frottais son pétale bleu.
— Bon, un des avantages, c’est que, si des bandits nous attaquent, nous les verrons de loin —intervint Chayl, pensif.
J’approuvai de la tête et je soufflai, en m’asseyant sur une pierre. Kwayat esquissa un sourire.
— Je crois qu’une pause sera la bienvenue —observa-t-il.
La « pause » s’allongea jusqu’au matin suivant car, lorsque nous nous aperçûmes que le jour déclinait, nous nous retrouvâmes bien vite dans l’obscurité. Nous ne nous déplaçâmes que pour trouver un refuge à l’abri du vent avant de nous envelopper dans nos grosses couvertures. Je dormis si profondément que Frundis dut me réveiller avec un coup de trompe.
“Eh !”, protestai-je, en sursautant.
Frundis laissa échapper un gros rire accompagné d’une rapide mélodie de violons et de trilles d’oiseaux.
— Notre Attrape-couleurs se réveille enfin ! —annonça la voix moqueuse de Spaw.
Je vis le démon assis sur une roche, en train d’avaler un des derniers biscuits préparés par Naé. Frundis n’était pas arrivé entre mes mains par hasard, compris-je.
Je me redressai et j’observai que les autres étaient déjà levés et avaient déjà déjeuné. Je passai ma manche sur le visage pour finir de me réveiller et une couche de mon masque rouge tomba sur l’herbe. Je haussai les épaules : de toute façon, il avait déjà commencé à s’effriter pendant la nuit. Je frottai ma peau pour tenter d’éliminer tout l’onguent et finalement tout mon visage se retrouva poisseux comme si je l’avais plongé dans du miel visqueux. J’appliquai une poignée de neige sur mon visage et je laissai échapper un grognement.
— Elle est glacée ! —marmonnai-je.
Spaw, qui avait observé avec un certain amusement mes ablutions matinales, s’esclaffa.
— Tu t’attendais à ce qu’elle soit tiède ?
— Mmpf —répliquai-je. Je me frottai davantage avec la neige, je m’étirai et je déclarai avec entrain— : Bonjour !
Maoleth et Askaldo étaient en pleine conversation sur la route que nous devions prendre une fois la vallée passée. Tandis que je partageais mes huit biscuits du matin avec Syu, je m’aperçus que Kwayat semblait plongé dans ses pensées. Chayl, par contre, suivait la discussion avec un grand intérêt, comme d’habitude.
Je compris rapidement le problème : Maoleth prétendait passer par la partie sud de la Forêt des Cordes, en suivant la route principale, alors qu’Askaldo souhaitait passer plus au nord, évitant la route.
— Tu ne te rends pas compte, Maoleth —disait Askaldo, en secouant la tête—. Si quelqu’un me voit, avec cet aspect, nous serons dans un beau pétrin. Éshingra est en état de guerre. Les gardes de chaque royaume patrouillent sur les routes. Emprunter la route principale, c’est stupide.
Maoleth arqua un sourcil.
— C’est encore plus stupide de faire un détour inutile —rétorqua-t-il diplomatiquement—. La route passe au milieu des bois. Nous pourrons sortir du chemin à n’importe quel moment et nous irons beaucoup plus vite. Soyons francs, dis-moi, tu n’aurais pas, par hasard, l’intention de passer plus au nord pour quelque raison que tu nous caches ?
— Après tout, autrefois, tu vivais à Mythrindash —laissa échapper Spaw sur un ton innocent—. Dans la jolie rue des Étoiles Rouges —ajouta-t-il, avec un demi-sourire.
Askaldo lui lança un regard hostile.
— Je me demande depuis quand mon père te paie pour m’espionner —grogna-t-il—. Tu sembles tout savoir sur moi.
— Rassure-toi, je n’ai jamais été à Mythrindash —avoua Spaw—. En fait, je n’ai jamais voyagé au-delà des Hordes jusqu’à aujourd’hui. J’ai toujours été très casanier et très ajensoldranais —déclara-t-il, souriant.
Et dumblorien, ajoutai-je mentalement, sachant que Spaw se gardait toujours de mentionner trop souvent Zaïx et son enfance dans les Souterrains.
— Alors, Askaldo ? —s’enquit Maoleth—. Quel est ton plan ?
— Eh bien… Je serai franc avec vous : je pense continuer jusqu’aux Chutes Éternelles, passer par la Route du Tissombre et faire trois fois le tour de l’Île-montagne avant d’arriver à Ombay —répliqua Askaldo sur un ton faussement grave. Il me regarda et ajouta, très sérieusement— : Et nous passerons par le lac Makata, bien évidemment.
Son ton était si solennel et pince-sans-rire que Spaw, Chayl et moi, nous nous esclaffâmes. Askaldo arqua un sourcil, comme s’il se demandait quelle mouche nous avait piqués.
— Askaldo —intervint patiemment Maoleth—. Donne-moi une seule raison valable pour laquelle nous devrions t’écouter et ne pas prendre la Route de Marp.
L’elfocane haussa les épaules.
— Je pensais rendre visite à une personne en particulier qui pourrait nous aider —expliqua-t-il.
— Nous allons aller jusqu’à Mythrindash ? —s’écria Chayl, incrédule et enthousiaste à la fois.
— Chayl, cesse donc d’inventer des choses que je n’ai pas dites —répliqua son cousin—. La personne dont je parle ne vit pas à Mythrindash.
Je haussai un sourcil, intriguée devant son ton subitement hésitant. Nous le regardions tous avec intérêt, sauf Kwayat, qui était toujours absorbé dans la contemplation de la vallée, plongé dans ses pensées, ou, du moins, c’est l’impression qu’il donnait.
— Tu crois que cette personne peut nous aider à libérer Seyrum ? —demanda Maoleth, légèrement incrédule. Askaldo acquiesça de la tête et l’elfe noir fronça les sourcils—. Ceci est une idée d’Ashbinkhaï, pas vrai ?
Askaldo roula les yeux.
— Et depuis quand j’écoute les idées de mon père ? —riposta-t-il, amusé.
Spaw souffla.
— Et après il s’étonne qu’Ashbinkhaï engage un templier pour prendre soin de lui —marmonna-t-il, en levant les yeux au ciel.
— Je n’ai pas besoin qu’un templier prenne soin de moi —grogna Askaldo, en lui lançant un regard furibond—. Faites-moi confiance. Cette personne nous aidera. Réfléchissez un peu : Ashbinkhaï nous paie le bateau à Ombay et des marins nous conduiront jusqu’à l’Île Boiteuse. C’est fantastique, mais après ?
Maoleth prit une mine pensive.
— Tu prétends emmener des renforts ? Quelques amis à toi ?
Askaldo fit une moue et secoua négativement la tête.
— Je suis de l’avis de mon père. Moins nous sommes, plus nous serons discrets. Nous disposons déjà d’un atout : Shaedra et moi, nous connaissons déjà Seyrum. Nous l’avons vu en personne.
Je m’agitai, mal à l’aise, quoique je ne remarque aucune ironie dans sa voix. Apparemment, la paix sacrée des démons avait fait oublier à Askaldo ses ressentiments.
— Alors, si cette mystérieuse personne dont tu parles ne va pas nous accompagner —intervint Chayl—, comment va-t-elle nous aider ?
Askaldo soupira et se leva.
— Vous le verrez bien le moment venu —répondit-il simplement—. Mais si nous ne bougeons pas, la nuit va tomber sans que nous ayons fait dix pas, alors… en route —déclara-t-il.
Nous ramassâmes rapidement nos sacs et, tandis que nous nous mettions en marche, je me demandai que diable nous cachait Askaldo. Nous avançâmes pendant deux heures avant d’apercevoir au loin la Forêt des Cordes. Comme le chemin descendait en pente constante, nous n’apercevions qu’une colline peuplée d’arbres feuillus. Feuillus, me répétai-je, en me rappelant les histoires que l’on racontait à Ato sur la Forêt des Cordes. Le maître Aynorin nous avait parlé plus d’une fois de son séjour à Mythrindash. D’après lui, il y avait dans cette immense forêt une telle variété d’arbres que même un botaniste des Royaumes de la Nuit était incapable de tous les reconnaître. Il avait aussi raconté qu’une fois il s’était perdu à quelques kilomètres à peine de Mythrindash et que des chasseurs l’avaient secouru… Mais il est vrai qu’Aynorin avait réussi à se perdre aux alentours d’Ato, pensai-je, amusée, en me souvenant de mes années de snoris.
Plongée dans mes pensées, je n’avais pas remarqué que nous laissions déjà la vallée derrière nous et que nous avancions vers une longue colline peuplée de… Je plissai les yeux puis les écarquillai.
— Des feuilles-mousse ! —m’écriai-je, atterrée, en m’arrêtant net.
Les autres sursautèrent brusquement.
— Que se passe-t-il ? —demanda Kwayat, étonné.
— Euh… —J’hésitai, fronçant le nez en voyant une plante de feuille-mousse sur ma droite. J’ouvris la bouche pour finir de répondre et alors je fus saisie d’un violent éternuement, suivi d’un autre non moins brutal.
“Par Nagray !”, protestai-je mentalement, tandis qu’un Syu prudent sautait à terre.
Je sortis mon mouchoir, en sentant que le vent venait de changer de direction : à présent, le parfum des plantes m’arrivait en pleine figure. Alors, je m’aperçus que les autres m’observaient, l’air déconcerté, et je tentai de leur expliquer rapidement mon problème avant d’être prise d’un autre accès d’éternuements :
— Je suis allergique aux feuilles-mousse.
— Oh —fit Spaw, en fronçant les sourcils—. Ça, c’est vraiment gênant.
— Elle devient rouge ! —observa Chayl, très étonné, en me regardant attentivement.
— Curieux —approuva Askaldo, en riant sous cape—. Bon, puisque nous faisons déjà un détour, commençons par nous diriger vers le nord et sortons du chemin —proposa-t-il—. Comme ça, nous éviterons la colline et ses plantes —argumenta-t-il, en adressant un large sourire à Maoleth. L’elfe noir grogna, mais il ne protesta pas et, entre éternuement et éternuement, je les suivis hors du chemin.
Nous poursuivîmes à bon rythme à travers les prairies vertes, mais je ne cessai vraiment d’éternuer que lorsque nous nous fûmes suffisamment éloignés et, pendant ce temps, Syu grimpa sur l’épaule de Spaw, prenant grand soin d’éviter Lieta.
Je retrouvai ma couleur de peau « normale » rapidement ; le changement provoqué par l’allergie nous surprit néanmoins beaucoup. Après avoir commenté un moment le phénomène, Maoleth et Kwayat conclurent que cette soudaine coloration n’avait rien à voir avec ma mutation et qu’elle n’était due qu’à mon allergie. Cependant, je savais que les feuilles-mousse ne m’avaient jamais provoqué de réactions autres que de terribles éternuements… Il est vrai que je n’avais jamais été exposée à une colline entièrement couverte de ces maudites plantes, ajoutai-je pour moi-même.
— Pourquoi ne veux-tu pas nous dire qui est cette personne, Askaldo ? —demanda Chayl, alors que nous avancions depuis un bon moment déjà, en silence, sous un soleil agréablement chaud pour la saison—. Est-ce quelqu’un de dangereux ? C’est un saïjit ou un démon ?
Askaldo laissa échapper un soupir exaspéré et son cousin se tut.
— Je t’ai déjà dit que tu le sauras en temps voulu. Mon père ne t’a-t-il pas enseigné que la patience est une vertu ?
Chayl s’empourpra, mais ne rajouta rien.
— Je suis curieux de savoir —intervint Spaw sur un ton léger—. Depuis quand Ashbinkhaï a décidé d’être instructeur en plus de Démon Majeur ?
Askaldo souffla.
— Il a déjà été instructeur avant d’hériter le titre de mon grand-père —répondit-il, faisant un geste pour signifier que ceci remontait à beaucoup d’années—. Depuis, il n’avait plus enseigné à personne.
— Je suis le premier véritable élève d’Ashbinkhaï —fit Chayl.
Je souris en le voyant si ravi de son instructeur. Alors, Maoleth, qui marchait plusieurs mètres en avant, poussa un grognement.
— Par la barbe de Trah !
Nous nous empressâmes de le rejoindre, alarmés. La première chose que je pensai, en le voyant jurer, c’est qu’il venait de constater que nous étions entourés de collines couvertes de feuilles-mousse, mais non, Maoleth regardait au-delà, vers le versant d’une grande colline sans arbres. C’est alors seulement que je perçus un grondement lointain mais persistant. Je jetai un coup d’œil sur le ciel bleu, en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda finalement Askaldo avec appréhension.
— Un troupeau de quelque chose —répondit Maoleth, en rajustant son sac, comme s’il s’apprêtait à courir.
— Un gros troupeau —ajouta Spaw. Derrière la colline, un nuage de poussière et de terre commençait à s’élever.
Et alors, nous entendîmes des cris saïjits et nous vîmes apparaître trois silhouettes au sommet de la colline d’où provenait le grondement grandissant. Deux d’entre elles couraient à toute allure, se dirigeant vers l’est, tandis que l’autre avançait plus maladroitement, soutenant d’une main son chapeau.
— Beksia —fit Chayl, impressionné, en tajal—. Et d’où ils sortent, ceux-là ?
Une vague de sensations m’envahit et je vacillai. Alors, pendant que les autres fuyaient le troupeau d’antilopes qui venait d’apparaître, je murmurai, stupéfaite :
— C’est ma famille…
Mais les autres couraient déjà et seuls Frundis et Syu m’entendirent.
“Eh bien, à ta place, j’imiterais notre famille et je prendrais mes jambes à mon cou”, me conseilla le gawalt, s’agitant sur mon épaule.
Je suivis son sage conseil avec un terrible soupçon : mon frère et ma sœur avaient quitté Ato à ma recherche, me dis-je, en me souvenant des paroles de Dol. Mais ils ne s’étaient pas précipités à l’Île Boiteuse. Non : ils étaient allés chercher Marévor Helith pour qu’il leur dise exactement où je me trouvais grâce aux Triplées. Et j’étais presque sûre que cette silhouette au chapeau et aux mouvements maladroits n’était autre que le maître Helith… Je réprimai mon envie de freiner ma course pour aller voir comment se débrouillait le nakrus et je libérai mon jaïpu, le modulant efficacement pour accélérer mes mouvements. Le grondement lointain du troupeau s’était transformé en un roulement retentissant de tambours.