Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Lorsque Spaw disparut entre les ruines, je me redressai. Je n’avais pas tout à fait retrouvé ma forme saïjit, mais je n’étais pas non plus totalement changée en démon et il me fut facile d’utiliser les énergies. Je m’entourai d’une sphère de brouillard et je suivis discrètement les traces de Spaw jusqu’à l’entrée du Mausolée.
Les bottes twyms étaient extrêmement utiles, m’aperçus-je. C’est à peine si je m’entendais marcher. J’atténuai mes harmonies pour me fondre le plus possible avec l’environnement et je pensai que, de toutes façons, ma peau mimétique m’aiderait aussi à me dissimuler. Tapie entre une colonne brisée et un mur délabré, je jetai un coup d’œil vers la cour du Mausolée.
Ils étaient cinq. Ashbinkhaï, sans doute, devait être cet elfocane de haute taille emmitouflé dans une cape noire, montant un grand cheval au pelage bai. Trois elfes noirs l’entouraient sur leurs chevaux, et un jeune elfe de la terre observait les alentours avec une curiosité qui me rendit aussitôt nerveuse. Je me cachai prudemment derrière la colonne.
— Heureux de vous revoir, grand Ashbinkhaï ! —fit la voix respectueuse de Spaw. J’entendis ses pas plus fermes sur la neige et les ébrouements alarmés des chevaux.
— Spaw Tay-Shual —répondit la voix de l’elfocane—. Cela m’étonne que tu sois auprès de mon fils après avoir refusé mon offre pour le protéger. Bien que cela ne me surprenne pas tant que ça, tout compte fait —rectifia-t-il. Sa voix, quoique suave, était chargée d’ironie.
— À quoi est due votre visite ? —demanda le jeune humain, conservant son ton respectueux.
— J’ai été informé de faits inquiétants —répondit Ashbinkhaï. Le bruit de ses bottes sur la neige m’indiqua qu’il était descendu de cheval.
— J’espère qu’ils ne le sont pas tant que ça —répliqua Spaw. Sa voix semblait déjà plus lointaine.
J’entendis la porte d’entrée s’ouvrir puis se refermer. Je poussai un soupir et je jetai un coup d’œil prudent sur la cour. Les cinq chevaux étaient attachés à des colonnes. Ils s’agitaient, nerveux, comme s’ils percevaient quelque chose d’anormal dans l’air. Peut-être sentaient-ils les énergies étranges qui flottaient autour du Mausolée. Ou peut-être discernaient-ils ma présence, ajoutai-je pour moi-même.
J’allais bouger pour m’éloigner quand, soudain, j’entendis un léger crissement. L’elfe de la terre cheminait joyeusement entre les colonnes, admirant les vieilles figures gravées dans la pierre. J’esquissai un sourire et je m’assis tranquillement sur une roche pour l’observer, annulant mon sortilège harmonique. L’elfe ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi. Pour quelle raison le « grand Ashbinkhaï » l’avait-il choisi pour son voyage ?, me demandai-je, intriguée.
J’étais assise là depuis un bon moment, n’arrivant pas à croire que l’elfe ne me voie pas, lorsque ce dernier se tourna soudain vers moi et sursauta en me découvrant à quelques mètres de distance seulement. Une expression de terreur passa sur son visage. Il m’examina, circonspect.
— Bel endroit —observai-je.
— Euh… Oui —acquiesça l’elfe, mal à l’aise—. Tu es… tu es un démon ? —demanda-t-il.
J’arquai un sourcil et acquiesçai. Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant le soulagement se refléter sur son visage ; cependant, il reprit aussitôt une mine méfiante.
— Tu vis ici ?
— Pour le moment —acquiesçai-je—. Je m’appelle Shaedra. Et toi ? Quel est ton nom ?
— Chayl Calyhéi Ashbinkhaï —répondit-il et il ajouta, avec un air de suffisance— : Je suis le neveu du Démon Majeur de l’Esprit et je suis aussi son disciple.
Il était évident qu’il se sentait fier de sa position.
— Oh —fis-je. Et je l’examinai plus attentivement. Maintenant qu’il le disait, sous ses traits d’elfe de la terre, des traits d’elfocane étaient sous-jacents. C’était un dédrin, compris-je. Ses yeux pâles, presque comme ceux des aveugles, me détaillaient avec curiosité.
— Shaedra… Oh, oui. Maintenant je me souviens —marmotta-t-il—. Tu es celle qui a volé la potion de mon cousin, n’est-ce pas ?
Et voilà, encore et toujours la même histoire, soupirai-je. Je dissimulai mon exaspération et je me raclai la gorge.
— Je n’ai rien volé. J’ai simplement commis une erreur. Bon —dis-je, en me levant, avant que l’elfe puisse m’interroger davantage—, enchantée de te connaître, Chayl Calyhéi Ashbinkhaï.
Je venais d’entendre la porte de la cour s’ouvrir et je me tournai vers Spaw qui s’approchait, plongé dans ses pensées.
— Pareillement —répliqua le dédrin—. Au revoir.
Avant que Spaw ne nous rejoigne, le dédrin s’éloignait déjà, fuyant sans doute un templier pour lequel il n’avait pas beaucoup d’estime.
— Je suis entré dans la chambre d’Askaldo —m’informa Spaw, en suivant d’un regard indifférent la silhouette du dédrin au milieu des ruines.
Je me mordis la lèvre, avec espoir.
— Ses piquants sont partis ? —demandai-je.
— Plus ou moins. —Je soupirai, soulagée, mais Spaw précisa— : Les piquants se sont aplatis et se sont transformés en furoncles assez horribles. J’ai laissé père et fils bavarder tranquillement, mais il vaudra mieux que tu viennes. Je crois qu’Askaldo a un autre plan.
Quoique, sous l’influence du sryho, ma peau doive déjà être aussi blanche que la neige, je me sentis pâlir.
— Un autre plan ? —répétai-je faiblement—. Je n’aime pas ça. Tu ne crois pas qu’il est temps de fuir ce démon perturbé ? —suggérai-je.
Spaw roula les yeux.
— Askaldo n’est pas fou. Il a simplement une idée fixe. Il a toujours aimé vivre dans les villes saïjits, c’est un progressiste et il ne veut pas renoncer à sa vie d’avant. Viens —me dit-il, en reprenant le chemin vers l’entrée lugubre du Mausolée.
— Le problème, c’est que pour ne pas renoncer à cette vie d’avant, il est capable de faire des folies —marmonnai-je tout bas, tout en suivant Spaw.
* * *
Lorsque nous entrâmes dans le salon, Maoleth, Barsh, Nara et Kwayat étaient déjà réunis, assis autour de la grande table.
— Parfait ! —s’écria Maoleth, en nous voyant entrer—. Il ne manque plus qu’Ashbinkhaï et son fils et nous pourrons connaître la raison pour laquelle Askaldo veut tous nous réunir.
Je haussai un sourcil. De fait, cette soudaine réunion m’intriguait. Je m’assis à la table avec Spaw et je croisai le regard approbateur de Nara. Je souris à la grande caïte.
— Merci beaucoup pour les habits —dis-je.
— Oh, tu n’as pas besoin de me remercier —répondit-elle avec sincérité—. Ces habits ne s’utilisaient plus depuis des années. Mieux vaut qu’ils servent à quelque chose.
À ce moment, l’énorme chat de Maoleth grimpa sur mes genoux et je sursautai. Le félin riva ses yeux verts sur mon visage et il leva une patte contre ma poitrine, toutes griffes rentrées, comme s’il examinait un jouet intéressant.
— Lieta —l’appela Maoleth—. Un peu de respect.
Aussitôt la chatte se tourna vers son maître. Elle sauta sur la table et miaula tout bas. Après m’avoir adressé un coup d’œil méfiant, elle se mit à se lécher une patte avant avec sa langue rapeuse.
— Elle a mauvais caractère —m’expliqua Maoleth, avec un sourire moqueur. La chatte le foudroya du regard, comme si elle avait compris—. Mais c’est une bonne compagne —ajouta-t-il, en donnant une petite tape au félin.
Je commençais à me demander si Maoleth et Lieta communiquaient par voie mentale, comme Syu et moi, ou s’ils devinaient simplement les pensées de l’autre. Qui sait ? Peut-être utilisait-il même le kershi ! Je tournai la question dans ma tête depuis plusieurs jours, mais je devais avouer que je n’avais pas osé demander à Maoleth.
— À force de nous faire attendre, il va lui pousser des cornes, au fils d’Ashbinkhaï —fit Spaw.
Je laissai échapper un petit rire, mais les autres nous regardèrent, l’expression sévère, et nous recomposâmes notre expression.
Quelques minutes à peine s’écoulèrent avant qu’Askaldo n’entre, suivi de son père et des trois elfes noirs qui étaient arrivés de l’est, puis de Chayl, le dédrin. Nous nous levâmes tous et j’imitai Spaw et les autres lorsque ceux-ci s’inclinèrent respectueusement devant les nouveaux venus à la manière des démons. Ce n’était pas tous les jours que l’on se trouvait face au Démon Majeur de l’Esprit, pensai-je, amusée.
— Asseyez-vous —ordonna Ashbinkhaï.
L’elfocane avait ôté sa capuche et sa longue chevelure lisse et dorée tombait autour de lui. Il traversa le salon d’une démarche souple et s’assit en bout de table, invitant brusquement son fils à s’asseoir à sa droite. Askaldo, avait la même prestance que son père, mais pas l’harmonie des traits, manifestement. Son visage verdâtre et sombre ressemblait à celui d’un personnage cauchemardesque. Je soupirai. Que de conséquences pouvaient avoir une Sréda instable !
Ashbinkhaï nous dévisagea tour à tour de ses yeux pâles. Il me sembla que son regard s’arrêtait plus longtemps sur moi et je me sentis frissonner.
— Je voudrais avant tout vous remercier pour votre chaleureux accueil dans votre demeure —déclara-t-il, en s’adressant à Barsh, Maoleth et Nara.
Les intéressés inclinèrent la tête, acceptant les remerciements. Nous étions tous dans l’expectative.
— Je vous ai réunis ici pour une raison très simple. Mon fils, malgré la potion de Lunawin, n’est pas guéri —annonça inutilement Ashbinkhaï.
— Ce n’est pas la faute de Lunawin —intervint Spaw. Sa voix se termina en un murmure étouffé, sous le regard impérieux d’Ashbinkhaï.
— Un Démon Majeur n’accusera jamais un alchimiste pour une seule erreur d’alchimie —répliqua Ashbinkhaï—. Je sais maintenant avec une absolue certitude que c’était une mauvaise idée de demander une potion aussi compliquée à une vieille femme. Et c’était une terrible erreur d’essayer de la forcer à fabriquer cette potion —ajouta-t-il, en adressant un regard réprobateur à son fils. Askaldo, cependant, semblait déjà avoir suffisamment tiré la leçon et il gardait les yeux rivés sur la table.
— Il n’y a pas de meilleur alchimiste que Lunawin dans toute la Terre Baie —commenta Barsh, le visage imperturbable.
Ashbinkhaï fronça les sourcils.
— Peut-être. Mais il y a un autre grand alchimiste qui pourrait soigner mon fils : Seyrum.
J’agrandis un peu les yeux et je fus surprise des réactions des habitants du Mausolée d’Akras. Maoleth adopta une mine pensive, Nara fronça les sourcils et Barsh secoua la tête. Lieta, sur les genoux de son maître, eut un bâillement exagéré.
— Je regrette, Ashbinkhaï, mais je n’arrive pas à voir où vous voulez en venir —répliqua le guérisseur.
— Je comprends votre surprise —dit Ashbinkhaï—. Pour ceux qui ne sont pas au courant, cela fait des mois que Seyrum a été capturé par Driikasinwat en vue de ses sombres machinations. Moi, Ashbinkhaï, et mon fils Askaldo, nous avons décidé de mettre fin à l’ambition de ce renégat et de libérer Seyrum —déclara-t-il sur un ton solennel.
Un murmure parcourut la table et je me tournai vers Spaw.
— Driikasinwat ? —demandai-je. Le nom me disait quelque chose et j’étais sûre que Kwayat m’avait déjà parlé de lui.
— On le nomme le Démon de l’Oracle —m’expliqua-t-il dans un murmure.
Alors je me souvins. D’après ce que m’avait raconté Kwayat, Driikasinwat avait été un Démon de l’Esprit comme Zaïx avant de commettre une erreur impardonnable. Il avait fait plonger un de ses ennemis dans le Puits des kandaks, puis il avait disparu. À aucun moment, Kwayat n’avait mentionné si Driikasinwat était toujours vivant. Et il se trouvait maintenant que le démon avait capturé ni plus ni moins que l’alchimiste de Dathrun. Je tentai de reconstruire l’image de Seyrum que je gardais dans ma mémoire. Je ne me souvenais que de ses cheveux argentés et de ses yeux étincelants de fureur face à trois fillettes qui venaient de boire la bouteille destinée au fils d’Ashbinkhaï…
— C’est une action dangereuse —commenta Maoleth, en caressant la tête de Lieta—. Mais il est également vrai que Driikasinwat s’est montré trop effronté en capturant un alchimiste aussi prestigieux.
— Il est allé trop loin —approuva l’un des elfes noirs qui accompagnaient Ashbinkhaï.
Le Démon Majeur de l’Esprit se leva, comme pour donner plus d’importance aux paroles qu’il allait prononcer.
— Le Démon de l’Oracle, comme il se nomme lui-même, a vécu longtemps dans l’ombre et jusqu’alors ses actions ne m’avaient pas trop alarmé. —Il secoua la tête tristement—. Mais qu’il nous vole notre meilleur alchimiste est un acte infâme —affirma-t-il—. Driik est habile et rusé. Il vit sur une île des Anarfes, entouré d’autres démons renégats. Quoiqu’en fait, ce ne soient pas tous des démons. —Nara laissa échapper une exclamation étouffée et les yeux de l’elfocane se fixèrent sur elle un instant—. Cela fait longtemps déjà que je suis les folles actions de Driikasinwat —poursuivit-il calmement—. Seyrum n’est pas le premier alchimiste qu’il ait capturé. Il a aussi enlevé un vieil homme qui vivait dans un village près de Mirléria il y a deux ans.
— Driikasinwat trame quelque chose —comprit Barsh.
— Ses intentions me sont trop familières —acquiesça Ashbinkhaï, la mine sombre—. Cela me rappelle Yhelgui Déormath.
Un frisson parcourut la petite assemblée et je retins un soupir. Spaw, devinant ma question silencieuse, fit une moue amusée avant de m’expliquer en chuchotant :
— Yhelgui Déormath était une démone de la Lumière qui a tenté d’asservir un peuple saïjit, il y a une trentaine d’années. Une véritable écervelée. Heureusement, Ashbinkhaï et Puir ont fini par la démasquer et la condamner. S’ils n’étaient pas intervenus…
Le jeune humain s’interrompit au milieu de son explication en voyant qu’Ashbinkhaï répondait à une question de Barsh. Je plissai les yeux, pensive, mais je prêtai attention.
— J’ignore ce qu’il prétend exactement faire de Seyrum —disait le Démon Majeur—. Mais si celui-ci est encore en vie, cela signifie donc que Driikasinwat souhaite utiliser ses dons d’alchimie. Seyrum, comme ancien Démon de l’Esprit, mérite ma protection. Askaldo ira à l’Île Boiteuse et le libérera. Oubliez dès à présent toutes les actions de mon fils concernant Lunawin. C’est une histoire passée. La vengeance n’honore personne.
Ashbinkhaï riva ses yeux sur ceux de son fils, puis il les tourna vers moi. Je le fixai, la mine ahurie. L’Île Boiteuse ? J’avais gardé ces mots en tête et je mis plusieurs secondes à comprendre le regard d’avertissement d’Ashbinkhaï. Sans doute, voulait-il me faire comprendre que la petite querelle entre Askaldo et moi était terminée.
— Cela a été un plaisir de parler avec vous tous. Maintenant, si cela est possible, je voudrais m’entretenir en privé avec mes amphitryons —déclara alors Ashbinkhaï.
Je perçus le rapide coup d’œil qu’échangeaient Barsh, Nara et Maoleth avant de se lever et de sortir de la pièce, suivis d’Ashbinkhaï et de son escorte. Dès que la porte se referma, Askaldo leva ses yeux rougeâtres. Mais les paroles d’Ashbinkhaï m’avaient laissée trop songeuse pour lui prêter attention…
L’Île Boiteuse !, me répétai-je, incrédule. D’après ce que je savais, cette île n’avait guère plus de quinze kilomètres de long. Il était plus qu’improbable que deux communautés puissent subsister sur si peu d’espace… la conclusion immédiate me faisait dresser les cheveux sur la tête. Si les Adorateurs de Numren vivaient sur l’Île Boiteuse et y retenaient Aléria, cela signifiait soit que les Adorateurs de Numren étaient des alliés des démons renégats de Driikasinwat… soit qu’ils ne faisaient qu’un. Et, si c’était le cas, alors les Adorateurs de Numren étaient des démons. Et si c’étaient vraiment eux qui avaient enlevé Daïan, leur objectif ne pouvait pas avoir de rapport avec la Sréda. À moins que Daïan soit aussi une démone alchimiste, pensai-je, avec ironie.
Je secouai la tête et je pensai à Aléria. Je frémis en l’imaginant prisonnière dans quelque cellule sombre tandis que le Démon de l’Oracle s’aventurait loin de son île pour enlever de nouveaux alchimistes. Peut-être que Driikasinwat en faisait collection… Je réprimai un petit rire devant cette idée farfelue. Le raclement de gorge de Spaw me sortit de mes pensées et je me rendis soudain compte qu’Askaldo avait parlé. Et, à voir comme il me dévisageait, il avait tout l’air de s’être adressé directement à moi.
— Euh… Pardon, tu as dit quelque chose ? —demandai-je, en essayant de ne pas laisser voir mon appréhension en posant mes yeux sur son visage difforme.
Le fils d’Ashbinkhaï, loin de se montrer exaspéré, esquissa un sourire.
— Je disais que je me réjouis qu’aucun de nous deux ne soit devenu un kandak.
— Oh —murmurai-je, étonnée par son ton assez cordial—. Oui, euh… moi aussi, je m’en réjouis.
Askaldo se leva avec agilité. Sa haute stature et sa minceur, associées à son visage monstrueux, lui donnait l’aspect d’une créature réellement étrange. Alors qu’il s’approchait de moi, il reprit la parole.
— Ashbinkhaï… —il marqua une légère pause avant d’ajouter— : mon père, veut que nous oubliions notre petit malentendu. Et maintenant que tu en es presque au même point que moi —il se racla la gorge, comme si cela l’amusait—, je suis prêt à faire la paix.
Son ton moqueur me surprit davantage que la proposition elle-même. J’arquai un sourcil et j’avouai avec franchise :
— Je n’ai jamais voulu voler la potion de Seyrum, je te l’assure. Je suis désolée de t’avoir causé autant de malheurs.
Askaldo découvrit ses dents pointues.
— Je te crois. Je ne sais pas pourquoi, mais je te crois —répondit-il avec simplicité—. Et puisque je te pardonne pour ton action, pardonne-moi de t’avoir causé… quelques problèmes, moi aussi.
Quelques problèmes, me répétai-je, ironique. Il avait d’abord voulu déstabiliser ma Sréda avec du sirop d’orties bleues et, ensuite, il m’avait fait avaler une potion très puissante qui n’était même pas préparée pour moi. Malgré cela, je ne pus que me réjouir de le voir prêt à oublier le passé.
— Tout est déjà pardonné —affirmai-je.
— Alors, faisons la paix comme il se doit —dit-il.
Et, reprenant son sérieux, il tendit ses deux mains en avant. J’écarquillai les yeux, déconcertée, mais alors, en échangeant un regard avec Kwayat, je compris. Je me levai et je pris les mains du fils d’Ashbinkhaï. Sa peau était rugueuse et bulbeuse, assombrie par les boursouflures, et je dus faire un effort pour ne pas faire un bond en arrière.
Kwayat m’avait expliqué quelques fois comment les démons se pardonnaient mutuellement. Ils se prenaient les mains et prononçaient des mots en tajal. Je pris une inspiration et, après avoir énoncé des paroles introductrices, comme me l’avait appris Kwayat, je déclamai :
— Hashral, mihuswib.
Je me sentis assez fière de m’en être aussi bien souvenu, néanmoins, lorsque je vis l’étonnement reflété dans les yeux d’Askaldo, je crus un instant que je m’étais trompée de formule. Cependant, il répondit sur un ton posé :
— Hashral, mihuswib.
Nous lâchâmes nos mains, mettant fin à ce curieux rituel solennel. Je jetai rapidement un coup d’œil à Kwayat, espérant qu’il montrerait quelque signe de satisfaction en voyant le bon comportement de son élève, mais celui-ci était plongé dans ses pensées, le regard rivé sur ses mains jointes.
— Ton instructeur t’a appris le tajal, n’est-ce pas ? —me demanda Askaldo.
J’acquiesçai de la tête et je remarquai une lueur d’approbation dans ses yeux rouges. Askaldo allait ajouter quelque chose quand Spaw intervint.
— Émouvant —fit-il—. Après une telle paix, je suppose que nous ne trouverons plus de sirops d’orties bleues sur notre chemin. Bien, maintenant que nous sommes tous amis, je peux te poser une question, Askaldo ?
Le fils d’Ashbinkhaï ne semblait pas apprécier la désinvolture du jeune templier. Après tout, ce dernier l’avait épié à la demande de son propre père et il s’était ensuite interposé entre Lunawin et lui…
— De quoi s’agit-il, templier ? —demanda-t-il, les sourcils froncés.
Spaw ignora le ton méprisant d’Askaldo et poursuivit :
— Le malveillant Driik a capturé Seyrum et tu vas aller le libérer. C’est un objectif louable et je te souhaite toute la chance possible. Mais réfléchissons : il est évident qu’Ashbinkhaï ne nous a pas tous réunis ici uniquement pour nous informer de toute cette histoire.
Askaldo haussa les épaules et répliqua, moqueur :
— Et où est la question ?
Kwayat sortit alors de sa longue méditation et se leva. Il semblait être arrivé à une conclusion.
— Shaedra ne pourra pas récupérer son aspect normal et retourner auprès des saïjits sans l’aide d’un bon alchimiste —déclara-t-il—. La proposition d’Ashbinkhaï est claire.
Je clignai des paupières, en voyant soudain la réalité sous une perspective beaucoup plus terrifiante. Je levai une main et j’ôtai mon gant. Elle était grisâtre comme la pierre du salon qui m’entourait. Je me mordis la lèvre.
— Je ne peux vraiment pas retourner à Ato ? —demandai-je.
Spaw souffla.
— As-tu déjà vu un saïjit changer de couleur de peau suivant son environnement ? —s’enquit-il. Je fis une moue et secouai négativement la tête—. Sans ajouter que parfois tes yeux deviennent rougeâtres sans que tu t’en aperçoives toi-même. En toute logique, tu ne peux pas revenir à Ato dans cet état.
— C’est impossible —acquiesça Askaldo. Dans sa voix, je perçus un brin d’amusement et je soupçonnai que mon état ne lui inspirait pas le moindre remords.
— Totalement impossible —renchérit Kwayat, tuant tous mes espoirs—. Avant tout, tu dois apprendre à contrôler le sryho. Et même ainsi, je méconnais la nature de ta mutation. Peut-être ne peux-tu guérir sans aide extérieure.
Par exemple, avec une potion de Seyrum, complétai-je pour moi-même. Je laissai échapper un soupir et je posai ma main sur la table. Peu à peu, elle se fondit avec le bois. J’entendis le souffle de Chayl Calyhéi Ashbinkhaï qui venait tout juste de comprendre ce qu’il m’arrivait. D’un coup, une image s’imposa dans mon esprit : l’image distincte de mes amis, de Galgarrios, de Kirlens et Wiguy, poussant des exclamations de surprise en me voyant changer de couleur. J’essayai de ravaler la rancœur qui m’envahissait, en observant le visage difforme du démon avec lequel je venais de faire la paix. Tout compte fait, entre son visage et ma peau à la couleur changeante, ma préférence était on ne peut plus claire. Cette pensée en tête, je souris pour moi-même et je pris une décision.
— C’est bon —dis-je—, rendons-nous à l’Île Boiteuse et sauvons tous les démons alchimistes que nous ayons à sauver. Après tout —fis-je avec un petit rire—, Shakel Borris en faisait autant, sauf que, lui, il sauvait des princesses.
En ce moment-là, pourtant, je ne pensais pas tant à libérer Seyrum, je pensais plutôt à sauver Aléria. Si elle se trouvait réellement là-bas, comme l’affirmait Daïan dans sa lettre, je ne pouvais pas l’abandonner et encore moins lorsque j’avais une telle occasion. J’éprouvai une certaine excitation et un certain enthousiasme en m’imaginant sauvant Aléria et Akyn du Démon de l’Oracle. J’aurais tant aimé que tous deux soient de retour à Ato et que nous puissions de nouveau reprendre une vie normale ! Bien sûr, avant de les sauver, je devais libérer Seyrum pour qu’il rétablisse correctement ma Sréda… Cesserais-je un jour d’avoir des histoires à n’en plus finir ? Je soupirai intérieurement : j’en doutais beaucoup.