Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 7: L'esprit Sans Nom
— Shaedra, recule !
Je retrouvai la raison lorsque je fus à quelques mètres de la milfide et je m’arrêtai net. La peur avait détruit mon sortilège harmonique. Cependant, j’ignorai les paroles de Kaota et je saisis Frundis à deux mains.
— Va-t’en ! —criai-je à la créature.
Je perçus le rire guttural de la milfide. Elle fixa ses yeux jaunes dans les miens et me montra ses dents affilées. Une terreur indicible s’empara de moi. Alors, le monstre se jeta sur nous. Il donna à Kaota un coup traître qui la projeta contre le mur et il attaqua Kitari. Celui-ci bloqua l’arme métallique de la milfide avec son bouclier et il répliqua. Comme l’attention de la créature était centrée sur le bélarque, j’en profitai pour lever le bâton. D’un mouvement rapide, je lui plantai Frundis entre les côtes et je me retirai aussi vite que j’avais attaqué. La créature émit un rugissement de colère et battit des ailes, s’éloignant légèrement du tunnel tandis que le bâton laissait échapper un gros rire joyeux et victorieux.
— Kaota ! —s’écria Kitari, en se précipitant vers la bélarque, qui venait de se plier en deux.
— Je vais bien —répliqua-t-elle et elle leva des yeux furibonds vers moi—. Mais qu’est-ce que tu fais là ? Retourne avec les autres.
Sa voix était implacable et autoritaire et, un instant, je frémis, en me rendant compte que je l’avais offensée en intervenant dans son travail. Je secouai la tête et j’allais faire demi-tour, sans un mot, lorsque Syu sauta soudain sur mon épaule. À ce moment, j’aperçus Aryès qui, une moue sur le visage, s’était arrêté à quelques mètres, une main sur sa lance et l’autre dans sa poche. Quant à Spaw, il venait de sortir de la cavité pour attraper Kyissé qui s’élançait vers nous.
“J’ai raté quelque chose ?”, demanda le gawalt, en essayant de faire le courageux.
Les trompettes de Frundis se calmèrent un peu tandis qu’il répondait :
“Ça a été un coup du tonnerre ! Je suis de plus en plus convaincu que je dois descendre du Grand Mayark”, dit-il, jovial, en faisant allusion au grand héros mythique.
Je réprimai un sourire et je fronçai aussitôt les sourcils en voyant que Kitari jetait un regard prudent hors du tunnel.
— Elles sont des dizaines —murmura le jeune Épée Noire. Brusquement, il se redressa d’un bond et siffla entre ses dents— : Des archers !
Il prit Kaota par la taille et nous nous précipitâmes à l’intérieur du tunnel.
— Quelle folie —commenta Aryès, alors qu’il s’élançait en courant.
— Je déteste les Souterrains —ajoutai-je. J’enrageais d’être dans une situation aussi critique et je priai pour que le capitaine Calbaderca et sa troupe réussissent à anéantir ces créatures sanguinaires.
On entendit, non loin, le cri aigu d’une milfide.
“Je déteste les Souterrains”, répétai-je mentalement, tout en relâchant le jaïpu dans tout mon corps.
“Hmpf”, souffla Syu, amusé. “Alors, nous devrions abandonner toute cette expédition et nous enfuir à la Superficie”, suggéra-t-il.
“Tout de suite, cinquante guerriers nous protègent”, répliquai-je. “Et je crois que, sans eux, nous ne serions déjà plus que des esprits.”
Je perçus le tremblement du gawalt, je soupirai et j’ajoutai :
“Si seulement ces créatures mangeaient des bananes.”
Le cartographe, la géologue, l’écrivain, Chamik et Yélyn nous suivirent et nous redescendîmes par le tunnel. Le fracas des ailes se rapprochait dangereusement derrière et devant nous. Mais au moins, devant, on entendait le bruit des épées et des rugissements de milfides agonisantes, par contre, dans notre dos, on entendrait bientôt les cordes des arcs se tendre…
Lorsque nous fûmes de retour à la petite caverne et son bosquet, nous vîmes trois des aventuriers, près d’un tronc. Les autres se battaient dans le tunnel et dans la grande caverne.
— Walti, Torwen ! —s’exclama Lemelli, en se précipitant vers le groupe.
Serrant son bras blessé, le nain se balançait, soufflant entre ses dents, comme pour faire fuir la douleur, tandis que Walti, l’un des trois membres des Awfith, était agenouillé près d’une de ses compagnes et cachait son visage dans ses cheveux blonds, contre le corps de son amie.
— Ushyela ! —murmurai-je, en me souvenant de son nom.
La semi-elfe gisait, immobile, sur la roche. Nous nous précipitâmes tous vers eux.
— Que les dieux nous viennent en aide —dit Durinol, dans un filet de voix.
— Ushyela ! —cria Walti, en la secouant par les épaules. Les larmes jaillissaient de ses yeux et ruisselaient sur ses joues—. Réveille-toi, Ushyela. —Il laissa alors échapper un sanglot qui me brisa le cœur—. Réveille-toi —répéta-t-il, la respiration entrecoupée.
Je regardai la scène, sans voix. La Awfith était morte, me dis-je, me sentant envahie par l’horreur. L’image de Tanos l’ivrogne, transi de froid dans la neige, me revint alors à l’esprit.
— Walti —dit Lemelli, très doucement, en s’agenouillant près de lui—. Ushyela est…
Il ne parvint pas à le dire et il se tut, sans oser parler.
— Ushyela est vivante —compléta alors Spaw. Il s’était rapproché du semi-elfe et nous nous tournâmes tous vers lui, stupéfaits.
— Vivante ? —répéta Torwen, le nain—. Cela m’étonnerait. Comment le sais-tu ?
Le démon haussa les épaules et me regarda en répondant :
— L’entraînement.
J’écarquillai légèrement les yeux, en comprenant. Il avait utilisé le sryho pour le vérifier. Walti observa le visage d’Ushyela, puis fixa ses yeux sur Spaw.
— Tu es guérisseur ? —Sa voix tremblait d’émotion.
Le démon fit une moue.
— Non.
— Où est le guérisseur du groupe ? —demanda alors Kuavors, le chroniqueur, sur un ton grognon.
Je perçus le soupir de Walti.
— En train de combattre.
— Il a dit qu’il connaissait aussi un peu l’énergie brulique —expliqua Torwen—. Et… étant donné les circonstances, le capitaine ne pouvait pas refuser son aide. De toutes façons, si nous ne réussissons pas à tuer ces milfides, son art de guérisseur ne nous servira pas à grand-chose.
Soudain, nous entendîmes des voix derrière nous. J’observai la grimace de terreur de Lemelli et je me retournai brusquement. Débouchant du tunnel par lequel nous étions arrivés à la petite caverne, un groupe de huit saïjits encapuchonnés, plusieurs vêtus de noir, avançaient, encerclant cinq autres saïjits qui marchaient menottés. Ces derniers n’étaient autres que Sabayu, Hawrius, Ritli, Borklad et Lassandra. Les Léopards, pensai-je, en secouant la tête. Ils avaient la mine sombre, surtout Lassandra, qui semblait sur le point d’éclater. La seule qui conservait son habituelle pose affectant l’ennui était Sabayu.
— Ouillouillouille —chuchota Aryès—. S’ils viennent avec de mauvaises intentions…
Alors, une des silhouettes à la cape noire s’avança et fit un geste de salutation.
— Nous venons avec des intentions pacifiques —prononça-t-il, tandis que les épées s’entrechoquaient au loin—. Et nous vous ramenons des aventuriers égarés.
Il ôta sa capuche et ses yeux violets brillèrent, souriants.
“Lénissu !”, criai-je mentalement. J’étais stupéfaite. Cependant, je n’eus pas le temps de me faire à l’idée que mon oncle était enfin revenu, car, à cet instant, une milfide ailée passa en volant, sortant du tunnel que nous venions de quitter. Elle portait un arc.
— Mettez-vous à l’abri ! —rugit Torwen, en se levant avec difficulté.
— Libérez-nous ! —s’écriait Hawrius, en agitant ses mains liées.
Kaota se plaça devant moi, en levant son bouclier.
— Cours ! —cria-t-elle.
D’autres milfides apparurent ; elles portaient des sortes de bâtons métalliques et elles se jetèrent sur nous. La bataille ne terminerait donc jamais ? Tout indiquait que nous n’en sortirions pas vivants. Je pris la main de Kyissé et nous nous mîmes à courir. Mais une milfide s’interposa entre Lénissu et moi. Je la foudroyai d’un regard plein de rage, j’occultai Kyissé derrière moi, et j’empoignai Frundis à deux mains.
— Voyons si tu oses, monstre ! Kyissé, écarte-toi et cours vers Lénissu dès que tu pourras.
La milfide leva son arme et je lui donnai un coup sur le bras.
“Et elle ose, la maudite”, marmottai-je. Frundis m’encourageait avec une musique lente et lugubre. “Frundis, ne me dis pas que tu composes une symphonie pour mes funérailles ?”
La milfide attaqua de nouveau, avec une force bien supérieure à la mienne, et je parai l’attaque avec Frundis. Je poussai un sifflement impressionné.
“Mais de quel matériau es-tu fait, Frundis ?”
Le bâton siffla joyeusement.
“De musique”, répondit-il. “Et la musique ne se brise jamais.”
Je détournais les coups de la milfide avec succès quand, soudain, je perdis l’équilibre et une de ses pattes me projeta à terre. En heurtant la pierre, Frundis m’échappa des mains et je regardai la créature, morte de peur. Vue d’en bas, le monstre paraissait encore plus terrible. Il m’écrasa la poitrine et les jambes contre le sol avec ses griffes et je tentai de lui planter les miennes dans les pattes.
J’entendis le gémissement du singe avant que la milfide se prépare à me donner le coup de grâce. Sans pouvoir bouger, je vis un éclat briller dans ses yeux jaunes. Elle ouvrit grand sa gueule, elle poussa un rugissement terrible et s’effondra sur moi, tandis que je la contemplais, abasourdie. Je sentis la peau rugueuse et l’odeur désagréable de la créature avant de pouvoir m’écarter d’elle. Dans son dos, une lance était plantée.
— Aryès —soufflai-je, admirative, lorsque je fus un peu remise—. Merci.
Le kadaelfe me sourit puis se racla la gorge.
— Je n’arrive pas à la retirer —avoua-t-il.
Je laissai échapper un rire hystérique ; une pensée me traversa alors l’esprit et je blêmis.
— Kyissé ? —demandai-je, en regardant autour de moi—. Où est Kyissé ?
C’est alors seulement que je vis que la petite caverne était remplie d’aventuriers. Apparemment, la bataille dans la grande caverne s’était terminée et bien terminée. Mais il y avait encore trop de milfides. Soudain, je vis Spaw, acculé contre un mur. Il tenait sa dague rouge avec fermeté, mais il avait l’air en difficulté. La créature, qui ne portait pas d’armes, lui jeta alors un coup de griffes et l’humain fit un bond en arrière, heurtant la roche.
— Démons ! —m’exclamai-je. Je ramassai Frundis, je parcourus en courant la distance qui me séparait de lui et je m’arrêtai net en m’apercevant, stupéfaite, que la milfide battait des ailes et s’éloignait, en poussant un cri—. Qu’est-ce que… ?
Spaw, en voyant mon expression déconcertée, esquissa un sourire et ses yeux étincelèrent d’un éclat rougeâtre.
— Parfois, j’inspire le respect.
Je ne compris pas vraiment son affirmation, mais ce n’était pas le moment de demander des explications.
— Nous devons chercher Kyissé —dis-je finalement—. Je ne la vois nulle part.
— Kyissé ? —demanda Kaota, alarmée, en arrivant à ma hauteur. Toute son armure était barbouillée de sang de milfide—. Tu l’as perdue ?
Je plissai les yeux.
— C’est difficile d’être attentif à tout en plein combat —protestai-je.
— Hmpf.
— Attention ! —criai-je, en voyant soudain une milfide foncer sur Kitari, qui venait de nous rejoindre. En réagissant à la vitesse de l’éclair, Kitari s’accroupit, fit un bond, entailla le poignet de la créature et enfonça son épée dans sa gorge.
J’atteignis alors un point de tension telle que je craquai. Je laissai tomber Frundis et je me mis à trembler. Je n’en pouvais plus, me dis-je. Je m’appuyai sur le mur, secouée de spasmes.
— Shaedra ! —s’écria Kaota—. Que t’arrive-t-il ?
Aryès se précipita vers moi et me serra les mains dans les siennes.
— Shaedra, tout est presque fini. Reste calme.
Je croisai son regard bleu et ardent et je secouai la tête, sans cesser de trembler.
— Oui. Je sui…is caalme —bégayai-je dans un murmure.
Syu s’agrippa à mon cou, plus effrayé par ma réaction que par les milfides.
— Inspire profondément et expire doucement —me conseilla Aryès.
— Je vais bien —répliquai-je, sentant malgré tout que mes yeux se remplissaient de larmes après tant de tension.
Je jetai un coup d’œil sur la caverne. Kaota et Kitari s’étaient éloignés pour aider les autres à achever les dernières milfides. Spaw, non loin de nous, semblait plongé dans ses réflexions, mais subitement il s’activa et tourna les yeux vers moi.
— Bon —dit-il, en s’approchant—. Tout cela se complique. Et pourtant, pour une fois, tout semblait simple au début.
— Spaw, tu veux bien nous dire pourquoi tu es si bizarre dernièrement ? —demanda Aryès.
Le démon se frotta la tête, pensif.
— Bon, je ne sais pas si c’est le meilleur moment pour vous l’expliquer… D’accord —fit-il, résigné, en voyant nos expressions irritées—. Zaïx vient de me parler. Il a toujours le chic pour apparaître aux pires moments —soupira-t-il, comme en aparté—. Eh bien, vous vous souvenez quand je suis revenu de la bibliothèque et que j’ai dit que je l’avais trouvé, ou quelque chose comme ça ? —Nous acquiesçâmes de la tête—. Eh bien. Vous savez que Zaïx essaie de trouver le moyen de se libérer de ses chaînes. Et je pense que l’objet qu’il recherche pourrait se trouver au château de Klanez. —Aryès et moi, nous échangeâmes un regard, songeurs—. À la bibliothèque, j’ai vu que, selon une légende, il y avait dans ce château une relique qui absorbait les énergies. Peut-être est-ce vrai.
— Ou peut-être que non —répliqua Aryès, en soufflant—. Tu es en train de nous dire que tu veux aller au château de Klanez pour trouver une relique et libérer un démon ?
— C’est un peu méprisant, dit sur ce ton —observai-je.
Le kadaelfe roula les yeux.
— Je n’ai rien contre les démons, mais, tout ceci n’est fondé que sur une légende.
— Sur plusieurs —rectifia Spaw, songeur—. Mais, maintenant, comme je disais, les choses se compliquent, parce que les aventuriers ont perdu la seule personne qui pouvait leur ouvrir le chemin vers le château… selon ce que racontent les légendes, une fois de plus.
Je pâlis.
— Où est Kyissé ? —demandai-je.
Spaw se racla la gorge, en regardant ses ongles.
— Je crois que ton oncle l’a emmenée —déclara-t-il.
Je soufflai, incrédule. À cet instant, j’entendis un cri féroce parmi les aventuriers :
— Ils ont emmené la Fleur du Nord ! Ils ont emmené la Fleur du Nord !