Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 7: L'esprit Sans Nom

20 Roches, branches et perles

Comme dans les Souterrains, il n’y avait ni aubes ni couchers de soleil, je sortais de temps en temps la pierre de nashtag que j’avais prise dans la tour de Kyissé, pour savoir l’heure. Pendant la première « nuit » je dormis à peine et comme la nuit précédente je ne m’étais pas beaucoup reposée non plus, je me réveillai le matin suivant épuisée, en bâillant toutes les trois minutes, malgré la musique encourageante de Frundis.

— Vous avez une mine horrible —observa Aryès. J’ouvris grand les yeux et il spécifia— : Syu et toi.

De fait, à cet instant même, le singe ouvrait la bouche en un énorme bâillement de singe.

“Je n’ai pas pu dormir”, reconnut Syu. “J’ai l’impression que mille yeux m’épient.”

“Moi aussi”, admis-je, en jetant un coup d’œil vers les recoins les plus sombres de la caverne.

— Je me remettrai avec le petit déjeuner —assurai-je à Aryès.

J’observai alors les voyageurs qui s’affairaient, en formant des cercles, répartissant les vivres pour déjeuner. Dabal Niwikap, l’énorme mirol, mangeait à grands coups de dents un morceau de viande grillée. À Dumblor, pour cuisiner, on utilisait de petits espaces clos où une roche spéciale absorbait toutes les fumées. Ici, par contre, le petit feu de camp dégageait une volute de fumée compacte qui s’élevait librement vers l’obscurité de la partie supérieure de la caverne.

Je déjeunai avec appétit et je cessai de bâiller.

— Regarde —me dit soudain Aryès.

Je suivis son regard et je vis Kaota et Kitari en pleine conversation avec le capitaine Calbaderca, de l’autre côté du groupe.

— Nous passons par le même chemin que j’ai pris il y a un mois —commenta Spaw. Assis à côté de nous, il était silencieux depuis un moment, l’air songeur.

Je jetai un coup d’œil autour de nous. Tous semblaient très occupés à bavarder.

— Spaw, j’ai l’impression que tu veux nous dire quelque chose d’important —lui demandai-je, en baissant la voix.

Le démon fit une moue comique.

— Peut-être. Mais je crois que ce n’est pas le moment opportun —répliqua-t-il.

Je soupirai et j’acquiesçai pour lui indiquer que je comprenais. Malgré le bruit que faisaient nos compagnons, l’un d’entre eux était sûrement attentif à nos paroles.

— De toute façon, je dis toujours des choses importantes —ajouta le démon, en se levant—. Je vais parler au capitaine.

Aryès se racla la gorge.

— Va savoir ce que manigance ce… hum… Spaw.

Le kadaelfe se tut, en s’empourprant. Il avait été sur le point de gaffer. À ce moment, Kyissé, assise près de nous, se mit à rire et, ayant deviné avec sagacité le mot qui avait failli échapper à Aryès, elle dit :

— Témon ?

Je sentis que mon cœur cessait de battre durant une seconde et je tentai de ne rien laisser paraître.

— Kyissé, je t’ai déjà dit que c’était un mot peu élégant. On ne peut pas dire cela à un ami.

— Non ?

— Non.

Kyissé se mordit la joue, pensive.

— D’accord —accepta-t-elle finalement, après avoir réfléchi un moment.

“Par tous les dieux, cette fillette peut provoquer une catastrophe”, dis-je à Syu et à Frundis, atterrée.

Le singe grimpa sur l’épaule de Kyissé et m’adressa un sourire espiègle depuis son petit promontoire.

“Nous pouvons tous provoquer une catastrophe”, répliqua-t-il. “Mais Kyissé est une bonne gawalt. Il faut savoir faire confiance parfois.”

“Exact”, reconnus-je.

De la mélodie de violons, s’éleva la voix chantante de Frundis déclamant :

“Fais confiance à qui tente de te protéger et méfie-toi de celui qui te sourit et qui, en traître, tente de te poignarder.”

Je m’efforçai de ne pas rire.

“Une évidence formulée avec solennité”, approuvai-je, très amusée.

“Ce sont les vers d’une chanson”, expliqua le bâton. Alors, il entonna celle-ci sur un ton joyeux s’accompagnant de notes rapides à la guitare. Une chanson idéale pour se mettre en marche, pensai-je.

* * *

Durant les jours suivants, nous passâmes par des tunnels étroits, par des cavernes de toutes les tailles, et nous vîmes même parfois de petits bois avec des ruisseaux qui surgissaient de la roche pour disparaître de nouveau.

Chamik connaissait toutes les plantes. Il les nommait et nous parlait comme s’il avait vécu avec elles. J’écoutais avec fascination ses anecdotes et ses explications, me demandant combien de livres il avait lus et combien de temps il avait dû passer à étudier pour en savoir autant. Le jeune caïte, flatté par mon évidente admiration, répondait à mes questions avec une véritable passion. Au début, Spaw avait suivi la conversation, mais ensuite il avoua qu’il n’en retenait pas la moitié et il nous conseilla de créer un groupe d’alchimistes, Chamik, Lunawin et moi.

— Ce n’est pas une si mauvaise idée —approuvai-je, en adoptant théâtralement un air songeur. Cependant, en entendant parler d’alchimistes, je ne pus éviter de penser à Daïan, captive les dieux savaient où pour avoir créé une potion d’une grande puissance.

Lorsque, Chamik et moi, nous parlions de plantes, Aryès fuyait en général pour parler avec Yélyn, Kitari et un certain Hiito Abur, qui portait une énorme arbalète dans le dos. La plupart des aventuriers nous adressaient à peine la parole, pensant peut-être que nous étions des sortes de figures légendaires. Néanmoins, ce n’était pas exactement du respect que nous inspirions, mais plutôt de l’indifférence. Ils ne voyageaient pas pour conduire Kyissé à son foyer, mais pour utiliser la fillette comme instrument pour pénétrer dans le château et le dévaliser, pensais-je, un peu peinée.

Pendant le voyage, j’eus le temps de compter plusieurs fois combien nous étions. Au total, je comptai cinquante-huit personnes. Les Léopards s’asseyaient toujours à part, de même qu’un autre petit groupe de trois chasseurs de récompenses qui se faisaient appeler les Awfith. Presque tous les aventuriers avaient un aspect effrayant et, lorsqu’une bataille éclata le quatrième jour, je me demandai si nous resterions longtemps cinquante huit… Heureusement, en cette occasion, quelques paroles autoritaires du capitaine Calbaderca suffirent pour mettre fin à l’altercation. Comme si nous n’avions pas d’autres problèmes ! Plus d’une fois, nous sentîmes tous que nous étions entourés de créatures affamées qui nous épiaient, évaluant notre force, dissimulées entre les roches. Et Yoldi Hyeneman eut deux fois recours à ses pétards pour les faire fuir. Cet humain avait tout un sac plein d’ustensiles, mais, comme une caïte le commenta tout bas, non loin de nous, tout cela ne servait qu’à éloigner les créatures peureuses. Je préférais ne pas m’imaginer le résultat d’un de ces pétards sur le museau d’un dragon de terre.

Ces jours-là furent remplis de nouveautés pour moi. Je découvris des tas de choses sur les Souterrains, non seulement grâce à Chamik, mais aussi grâce à Lemelli Trant, la géologue qui, avec ses trente-deux ans, me donna l’impression d’être une véritable experte des roches. Petit à petit, je me rendais compte combien la vie des Souterrains était différente de celle de la Superficie. Toutes ces longues conversations, durant notre marche, m’instruisirent plus que n’importe quel livre sur les Souterrains que j’aurais pu lire à Ato. Lemelli me parlait comme une maîtresse à une élève, sans jamais perdre un ton humble et posé. Parfois, elle m’interrogeait, curieuse, sur ma vie à la Superficie, et je lui répondais avec la même sincérité, quoiqu’en omettant certains détails évidemment.

Un jour, nous débouchâmes sur une petite caverne d’où sortaient deux autres tunnels et où poussaient quelques arbres. Comme Chamik m’avait assuré que ces troncs n’étaient pas corrosifs, Syu et moi, nous décidâmes de faire une course jusqu’à la cime de l’un deux.

Alors que les autres soldats s’installaient pour dîner, Syu et moi, nous nous éloignâmes discrètement. Arrivés au pied d’un arbre assez grand, nous nous regardâmes les yeux plissés.

— Prêt ? —demandai-je.

“Pouf, c’est à moi que tu demandes ça ?”, répliqua le gawalt. “À trois. Un. Deux. Trois !”

Nous nous précipitâmes vers le tronc et nous commençâmes à grimper à toute allure. Mes griffes frôlant l’écorce, je m’élançai vers le haut, sans pouvoir m’empêcher de sourire largement. J’étais envahie par un sentiment que je n’éprouvais plus depuis longtemps : celui de la liberté.

Lorsque j’atteignis le sommet, Syu m’attendait en agitant tranquillement la queue, reprenant son souffle.

“Comme d’habitude, j’ai gagné”, déclara-t-il. “Tu as vu ?”, ajouta-t-il, avant que j’aie le temps de répliquer.

Il signalait du doigt une fente de la caverne, non loin de là où nous étions. De cet endroit, émanait une faible lumière.

“Tu crois que c’est une pierre de lune ?”, demandai-je, intriguée.

Le singe haussa les épaules et alors, d’en bas, des cris se firent entendre. Kaota, au pied de l’arbre, faisait de grands moulinets pour me dire de descendre. Syu et moi, nous soupirâmes.

“Elle n’a qu’à monter”, grogna le singe.

“Il vaudra mieux que nous descendions”, dis-je cependant. Comme Syu faisait la moue, je lui fis remarquer : “Le dîner est en bas.”

Aussitôt il s’anima et nous descendîmes plus doucement. Kaota, sans faire de commentaire, secoua la tête me faisant comprendre par là que mon cas était un cas désespéré et elle m’informa :

— Le capitaine Calbaderca veut te parler.

J’arquai les sourcils, appréhensive. Djowil Calbaderca bavardait tranquillement avec Spaw et Aryès, légèrement à l’écart du groupe. Tandis que je me dirigeais vers eux, j’observai que Kaota rejoignait Kitari pour dîner et je me rendis compte alors que j’étais affamée.

Lorsque j’arrivai près du capitaine, celui-ci me fit signe de m’asseoir.

— Nous parlions de la route que nous devons prendre —m’expliqua Spaw.

Le capitaine acquiesça.

— Spaw m’a dit que, d’après les rumeurs, la route de l’ouest grouille de créatures qui passent à la Superficie. Si cela est vrai, il se peut que nous devions changer l’itinéraire prévu. Sans mentionner que Lemelli Trant, la géologue, dit qu’il pourrait y avoir des tremblements de terre à cette époque de l’année dans certains tunnels.

Je l’observai, perplexe. Croyait-il que les Sauveurs, nous étions des sortes de devins capables de prévoir les tremblements de terre ?, me demandai-je, en penchant la tête sur le côté.

— Pour le moment, nous avons suivi la route de l’ouest —poursuivit-il—, mais je me demande s’il ne vaut pas mieux passer par le nord, d’abord par la Forêt de Pierre-Lune, puis par le Perroquet et, enfin, nous diriger à Kurbonth depuis le nord, pour nous ravitailler. Ceci nous retarderait de plusieurs semaines. J’espère que cela ne cause aucun problème —finit-il par dire, sur un ton interrogatif.

Je clignai des yeux, déconcertée, Aryès se mordit la lèvre, confus, et Spaw se frotta le coude, songeur.

— Tu nous demandes si un retard pourrait être un problème pour entrer dans le château de Klanez ? —demanda ce dernier.

— Eh bien, je reconnais que je ne suis pas un expert en légendes —dit le capitaine Calbaderca—. Peut-être que vous voyez quelque inconvénient que je n’ai pas vu.

— Moi, aucun —intervins-je—. Si nous passons par des endroits sûrs, c’est beaucoup mieux.

— Sans aucun doute —approuva Aryès, qui avait toujours été prudent comme un gawalt—. Quoique je reconnaisse qu’avec des gardes comme Kaota et Kitari, nous serons en sécurité n’importe où —ajouta-t-il.

Le capitaine Calbaderca esquissa un sourire et hocha de la tête.

— Alors nous prendrons le premier tunnel vers le nord —décida-t-il—. Merci pour votre opinion.

Je roulai les yeux et Spaw répondit posément :

— De rien, capitaine.

Le capitaine parut se replonger dans de profondes méditations. Nous le laissâmes élucubrer ses routes et nous allâmes dîner. Je leur parlai de l’objet que nous avions vu Syu et moi, depuis la cime de l’arbre et, aussitôt, plusieurs aventuriers s’y intéressèrent.

— Quelle forme avait-il ? —demandait un ternian, du nom de Dathem. C’était le plus jeune des aventuriers, avec Sabayu et, malgré son aspect quelque peu lugubre, c’était un de ceux qui parlaient le plus avec nous.

— Je ne sais pas. Plus ou moins rectangulaire —répondis-je.

— Intéressant —intervint alors un bélarque musclé et trapu—. Je vais y jeter un coup d’œil. Peut-être s’agit-il d’or blanc.

J’arquai un sourcil sceptique et, en voyant qu’il se levait, décidé à découvrir ce que c’était, plusieurs se moquèrent en disant que cela n’en valait pas la peine. Mais le bélarque, sans les écouter, s’approcha du mur de la caverne et commença à escalader. En le voyant grimper, je regrettai d’avoir parlé de cette lumière. Et si c’était seulement une illusion ? Et si le bélarque tombait… ?

— Ne te tracasse pas —me dit alors Aedyn Sholbathryns, la celmiste brulique, sur un ton calme—. C’est Géfiro Dorsinbergald. C’est un escaladeur-né.

De fait, le moine guerrier escaladait avec une grande élégance. Il arriva au niveau de la fente sans apparente difficulté. Il s’arrêta un instant, scrutant quelque chose, et alors il saisit un objet, il le mit dans sa poche et commença à descendre. Nous l’attendions tous, impatients, mais, pour faire durer le suspense, Géfiro marcha jusqu’au centre du cercle qui s’était formé avant de sortir l’objet. Il était de forme irrégulière avec des creux et des bosses et une surface blanche et lumineuse. Aussitôt, des murmures impressionnés s’élevèrent.

— Une perle de dragon —déclara alors le bélarque.

D’après ce que j’avais lu à la bibliothèque de Dumblor, les perles de dragon ou mandelkinias étaient une sorte de roche qui remodulait les énergies de l’entourage, généralement pour les stabiliser. Apparemment, elles se vendaient très cher. Il existait des livres entiers sur cette perle, mais je n’avais pas pris la peine d’approfondir le sujet. Tandis que certains commentaient la trouvaille, en disant que ceci était un signe de bon augure pour l’expédition, je m’approchai avec Aryès des sacs de vivres. À l’instant même où je prenais un morceau de pain, un son terrible retentit dans les tunnels et les cavernes. J’échangeai un regard terrifié avec Aryès. Les aventuriers, avec la promptitude de ceux qui sont habitués à de telles surprises, dégainèrent leurs armes. Le capitaine Calbaderca s’était précipité vers l’entrée du tunnel le plus large, suivi de deux Épées Noires.

— Felxer —dit le capitaine—. Surveille le tunnel près de la roche rouge.

L’Épée Noire obéit aussitôt, emmenant une autre Épée Noire. Kaota et Kitari s’étaient postés à nos côtés, en alerte.

— Vous croyez que c’est quoi ? —demanda l’humain à la hallebarde, Acnaron Rivshel.

— Ce n’est pas un dragon, par hasard ? —ajouta Rumber Eguinbo, moqueur, tandis qu’il avançait et rengainait sa longue épée en voyant que la bataille n’était pas imminente.

— Je ne crois pas, cela ressemblait davantage à la chute d’une énorme roche —répondit Kuavors avec un air d’expert.

— Toi, qu’est-ce que tu en sais, poète ? —répliqua Enelk Tanshuld, le celmiste perceptiste, au chroniqueur—. Laissez-moi le découvrir. Il me suffirait d’un sortilège.

— Eh bien vas-y —grogna Yoldi Hyeneman, celui des projectiles explosifs.

Enelk et Yoldi semblaient prêts à se quereller et les autres aventuriers soupiraient, exaspérés ; heureusement, le capitaine Calbaderca revint alors vers nous en courant.

— Ramassez tout. Je vais envoyer des sentinelles. Dès qu’elles reviendront, nous choisirons le tunnel le plus sûr.

— Et nous éviterons la bataille ? —s’enquit Kélina, en jouant avec sa masse. Son sang d’orc semblait brûler d’envie de se battre.

— Toi qui aurais tant voulu écraser un dragon —commenta Énéliria, une sibilienne dont les yeux brillaient de malice.

Le capitaine Calbaderca fronça les sourcils.

— Ce que nous avons entendu ne provient pas d’un dragon.

— Quelle est votre théorie, capitaine ? —demanda Acnaron, en s’appuyant sur sa hallebarde.

— Il est encore trop tôt pour en être sûrs —répliqua-t-il—. Cela pourrait être un éboulement. Dépêchez-vous.

Tous se bousculèrent, ramassant leurs possessions. Dans tout ce remue-ménage, je pris la main de Kyissé pour qu’elle ne s’éloigne pas de nous.

— Fuir ? —demanda la fillette.

J’acquiesçai.

— C’est la meilleure façon d’agir.

“La plus sage, en tout cas”, affirma Syu. “Tout cela ne me dit rien de bon.”

“À moi non plus”, avouai-je.

Les aventuriers, avec leurs sacs sur le dos, s’étaient rassemblés autour du capitaine, et ils protestaient en demandant pourquoi c’étaient des Épées Noires qui étaient choisis comme sentinelles et non des aventuriers.

— Parce que les Épées Noires sont mille fois mieux préparés que vous, c’est un fait ! —grogna finalement un ternian au nez aquilin.

Sans lâcher Kyissé, je m’approchai du groupe avec Spaw, Aryès, Kaota et Kitari, et j’observai avec attention la réaction du capitaine Calbaderca. Son visage s’assombrit et un éclat d’irritation brilla dans ses yeux, pendant que des exclamations de protestation fusaient entre les aventuriers.

— Ménessif, garde tes commentaires —répliqua le capitaine—. Nous n’avons pas besoin de scissions. Et maintenant, silence, j’ai dit !

Sa voix autoritaire s’imposa entre les grognements et les marmonnements, qui moururent, laissant place à un silence sépulcral. Tandis que le capitaine nous demandait de rester calmes et sereins, je m’aperçus que Kyissé me serrait davantage la main, effrayée. Avec une subite impulsion, je l’embrassai sur le front pour la rassurer.

— Ne t’inquiète pas —lui dis-je.

Alors, j’entendis un cri. Et un claquement métallique qui ressemblait beaucoup au bruit d’épées qui s’entrechoquent.

Aussitôt, le capitaine Calbaderca perdit le contrôle de la situation. Poussés par une sorte de folie fébrile, plusieurs aventuriers vociférèrent et, brandissant leurs épées, leurs masses et leurs lances, ils s’enfoncèrent dans le tunnel d’où avait surgi le cri de l’Épée Noire. Le capitaine Calbaderca clama et s’interposa avant que tous se précipitent.

— Arrêtez-vous ! —tonna-t-il.

À ce moment, un de ceux qui étaient déjà passés, Acnaron Rivsel, je crois, celui de la hallebarde, cria :

— Ce sont des milfides ailées !

J’entendis alors des rugissements stridents qui ne pouvaient sortir d’aucune gorge saïjit. Syu tremblait autant que moi.

— Démons —haletai-je.

— Ceci est pire que les démons —répliqua Spaw dans un murmure. Il était pâle comme la mort.

— Repliez-vous ! —hurla le capitaine Calbaderca.

Là-bas, de l’autre côté du tunnel, on entendait les épées s’entrechoquer et des cris de toutes sortes. Nous commençâmes à courir vers le tunnel que gardait Felxer.

— Nom de nom —grogna Kaota, en jetant un coup d’œil en arrière—. Pourquoi ne battent-ils pas en retraite ?

— Nous devrions les aider —dit l’un des aventuriers, tandis que nous nous enfoncions dans le tunnel.

— En plus, le capitaine est resté en arrière —ajouta un autre—. Ce serait dommage de le perdre si tôt.

— Je vais faire demi-tour —décida soudain Kélina.

J’eus l’impression que le monde allait s’écrouler sur nous.

— Maudits monstres ! —criait la voix lointaine d’un aventurier, entre le bruit fracassant des armes et les rugissements.

C’est la fin, pensai-je, atterrée. Les Souterrains pullulaient de monstres… D’après mes lectures, les milfides ailées étaient des créatures intelligentes, mais sanguinaires qui attaquaient en groupe et s’alimentaient du sang de leurs proies. Frundis exultait, m’envahissant d’une musique de tambours, de flûtes et de chocs de pierres.

“Peut-être que quelque chose de pire nous attend au bout de ce tunnel-là”, observa-t-il en riant.

“Frundis !”, me plaignis-je, stupéfaite. “Ceci est sérieux.”

“Je sais. Pardon. Attention à la tête !”

Je baissai la tête instinctivement, mais alors je me rendis compte qu’il parlait de sa tête. Le bâton heurta une stalactite. Je fis une moue coupable.

“Désolée”, lui dis-je.

“Hum, hum”, se contenta-t-il de dire.

Plusieurs aventuriers avaient déjà fait demi-tour pour aider ceux qui combattaient, quand Udy Elvon déclara :

— Il n’y a plus de fuite possible.

Ses paroles m’impressionnèrent, surtout parce que le drow était avare de paroles et ne parlait normalement que pour dire l’essentiel.

Cependant, je ne compris ce qu’il disait que lorsque je vis la lumière de la caverne illuminant les parois. Les deux tunnels débouchaient sur la même caverne, me dis-je, consternée. Brusquement, nous vîmes des ombres projetées sur le sol, près de la sortie du tunnel…

— Demi-tour —dit précipitamment Felxer—. Ce tunnel débouche sur un précipice.

Le battement des ailes emplissait la caverne d’un bruit assourdissant.

Je laissai passer les guerriers et je soufflai. Mon cœur battait à tout rompre et je sentais le sang tambouriner contre mes tempes. Et, pour comble, Kyissé, qui avait toujours été la sérénité même, éclata en sanglots. Nous étions les seuls à rester au milieu du tunnel, avec le cartographe, la géologue, le poète, Chamik et Yélyn ; et, bien sûr, Kaota et Kitari, qui s’agitaient, inquiets.

— Cachez-vous ! —nous cria la jeune Épée Noire par-dessus le grondement continu des ailes, lorsqu’une milfide passa près de l’entrée du tunnel. Je ne pus voir qu’une ombre fulgurante passer devant l’ouverture avant qu’elle ne disparaisse. La caverne avait tout l’air d’être assez grande.

Nous nous glissâmes dans l’une des nombreuses anfractuosités, entre les roches et, Aryès, Spaw, Lemelli et moi, nous tentâmes de tranquilliser Kyissé. Finalement, c’est Syu qui y parvint, en s’asseyant sur ses genoux et en faisant des grimaces comiques qui la firent sourire et oublier la peur.

— Quel fâcheux contretemps ! —commenta Spaw.

— Je déteste rester ainsi inactif —grogna Yélyn. Cependant, le jeune caïte tremblait comme une feuille d’automne.

— Combien de milfides peut-il y avoir ? —demanda au bout d’un moment Durinol, le cartographe.

— Je vais me rapprocher de l’entrée de la caverne —répondit Kaota, en sortant de notre cachette.

— Non —intervins-je, atterrée—. C’est trop dangereux.

Kaota me dévisagea et laissa échapper un rire étouffé.

— Évidemment, c’est pour ça que c’est moi qui y vais : je suis une Épée Noire. Restez ici —ajouta-t-elle en s’éloignant.

Kitari la rejoignit et lui chuchota quelque chose. Sa sœur acquiesça sèchement et continua à avancer vers la sortie du tunnel, avec précaution. Elle disparut entre les roches et je la vis peu après ramper, aplatie contre le sol. Je réprimai un énorme soupir et je reculai jusqu’à notre cachette. Tout semblait indiquer que les Épées Noires n’apprenaient pas à utiliser les harmonies pour se dissimuler. Je me souvins, toutefois, que Lénissu non plus ne connaissait rien aux harmonies et que, malgré cela, il savait se déplacer avec une grande discrétion.

— Chaque fois que j’y pense —soupira Spaw, plongé dans ses pensées.

— Quelle malchance —approuva Durinol—. Et quand je pense que j’avais dit au capitaine Calbaderca qu’il valait mieux passer par le nord. Mais bien sûr, lui, c’est le capitaine et, moi, un cartographe. Le jour où l’on reconnaîtra mes compétences, peut-être avancerons-nous.

J’échangeai un regard éloquent avec Aryès, mais nous ne fîmes pas de commentaires.

“Je vais finir par me décrocher la mâchoire”, marmonna Syu, après avoir adressé une nouvelle grimace de pitre à Kyissé.

Je soufflai, amusée, et je lui répondis :

“Merci de la tranquilliser, Syu. Je suis un désastre pour ce genre de choses.”

Par-dessus la clameur métallique qui envahissait le tunnel et la caverne, je distinguai clairement le rugissement strident d’une milfide.

“Cela a retenti tout près”, observa Frundis, sur un ton d’expert.

Kitari se leva d’un bond et, en voyant ce que nous, nous ne pouvions pas voir, il se précipita en avant. Mon sang se glaça. Cela ne pouvait signifier qu’une chose. Je pris Yélyn par le cou pour le faire reculer, car celui-ci s’était élancé vers la sortie de notre cachette. Je posai un doigt sur mes lèvres et je m’enveloppai d’harmonies. Lorsque je m’avançai, je crus que j’allais défaillir.

Une créature bleue aux ailes noires, venait de se poser sur la saillie rocheuse à la sortie du tunnel. Elle tenait dans une main une épée courte et de l’autre, elle venait de lancer un objet contre Kaota. La bélarque chancela, mais leva son épée et se prépara à lutter contre la milfide. Je n’y réfléchis pas à deux fois : je renforçai mon sortilège harmonique et je m’élançai en courant.

— Shaedra !

Le cri atterré d’Aryès retentit dans mon dos.