Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
Je grimpai la côte, d’un pas chaotique, tout en essayant de lire le livre que j’avais emprunté à la bibliothèque.
L’on devait saluer de la sorte, parler de telle façon, se comporter de telle manière et non d’une autre… Ouf. Le livre était une liste de conseils, d’obligations et d’interdictions mêlés à un interminable verbiage que mes yeux parcouraient à la hâte.
J’avais placé Frundis dans mon dos, en l’attachant gauchement aux courroies de mon sac. Mais il m’était difficile de lire, penser et marcher, tout en même temps.
“Aucun gawalt sensé n’aurait l’idée de faire tant de choses à la fois”, commenta Syu.
Je trébuchai contre une pierre et je récupérai l’équilibre miraculeusement. Je ralentis un peu mon rythme et je levai les yeux. Cela faisait bien vingt minutes que je gravissais le chemin et je m’aperçus que j’étais essoufflée. J’étais presque arrivée, me dis-je. La panique commençait à m’envahir. Je jetai un dernier coup d’œil sur les pages du livre, puis, résignée, je le fermai et le rangeai dans mon sac orange.
Au tournant suivant, je vis apparaître devant moi le Sanctuaire, entre les arbres verts et fleuris qui peuplaient la colline. L’édifice principal comptait un étage, avec deux ailes de plain-pied qui flanquaient une cour de terre battue. Un petit muret entourait la partie avant du Sanctuaire, bordé d’arbustes blancs. C’étaient des dalques bénis, pensai-je, en jetant un regard admiratif sur ces arbustes et leurs nombreuses branches blanches comme la neige.
Tout était silencieux. Lorsque je parvins au petit muret de pierre, je contemplai le Sanctuaire sans percevoir le moindre signe de vie. La musique de flûtes de Frundis s’accordait très bien avec le paysage.
Un jeune garçon apparut soudain au coin de l’aile ouest. Il revêtait l’habituelle tunique des prêtres. La tête baissée, comme s’il priait, il traversa la cour et entra par une porte ouverte. Syu souffla. Il avait chaud. Et il était vrai que le soleil tapait fort bien qu’il ait commencé à décliner.
Lorsque j’atteignis l’ombre de l’édifice, je commençai à entendre des voix. Certaines priaient et d’autres, sur ma gauche, riaient. Je me tournai et je vis, par une fenêtre ouverte, de jeunes prêtresses, assises sur des chaises, qui m’observaient en chuchotant gaiement. Je fronçai les sourcils et je m’approchai de la fenêtre.
— Bonjour —dis-je—. Je souhaiterais parler avec la Fille-Dieu. Elle m’a dit qu’elle m’attendrait. Mon nom est Shaedra —ajoutai-je, même si je pensais que ces prêtresses n’étaient sans doute au courant de rien.
Toutes les quatre cessèrent leur couture et adoptèrent un air plus sérieux. L’une d’elles prit la parole.
— Va te présenter à la porte principale. Frappe à la porte. Le gardien des clés t’ouvrira et te dira si tu peux entrer.
— Merci —répondis-je.
Les autres recommencèrent à rire et je haussai un sourcil, en me demandant si elles se moquaient de moi pour quelque mystérieuse raison. Je traversai la cour et je frappai à la porte principale.
L’homme qui ouvrit portait une tunique verte. Il avait l’air sévère et semblait travailler là depuis toujours. Je lui expliquai mon cas et, en entendant mon nom, il acquiesça.
— Passe —me dit-il.
Je m’étonnai de nouveau de savoir que la Fille-Dieu m’avait réellement proposé de m’accorder une faveur. Je ne rêvais pas. Il restait peut-être un espoir de sauver Lénissu et Aryès, me dis-je, en serrant les dents, anxieuse. L’intérieur de l’édifice était plutôt austère. Il y avait deux escaliers latéraux qui montaient au premier étage et qui se rejoignaient en haut. Je vis une table adossée contre un mur et, au fond, une énorme porte grande ouverte qui donnait sur un jardin fleuri et sur un autre édifice plus petit et circulaire.
— L’Autel des Neuf —dit le gardien des clés, en remarquant que je regardai fixement la belle construction de pierre blanche.
Il se dirigea, non vers les escaliers comme je l’aurais cru, mais vers la porte du fond. Les fleurs du jardin dégageaient un parfum intense. Sur les côtés, se trouvaient deux autres ailes, bordées de vérandas, qui complétaient la forme de H selon laquelle le Sanctuaire était construit.
À un moment, il tourna sur la droite, entra dans la véranda et s’arrêta devant une ouverture où étaient suspendues des guirlandes colorées en guise de porte. L’Arsay de la Mort, celui-là même qui était venu me chercher la veille et que la Fille-Dieu avait nommé Lacmin, gardait l’entrée. Il ne portait pas l’armure dorée, mais une simple tunique noire sur un pantalon blanc, comme le maître Dinyu. Je l’observai, encore davantage impressionnée par son visage impénétrable et sa longue chevelure noire.
Sans un mot, le gardien des clés fit demi-tour et l’Arsay inclina la tête, en signe de brève salutation. Son regard s’était posé sur Syu et sur Frundis et, en le voyant froncer les sourcils, je fis une moue.
— Le singe et le bâton resteront dehors —déclara-t-il.
— Syu est mon ami —protestai-je—. Et le bâton, je le portais hier et cela n’a dérangé personne.
En voyant son expression, je rougis et je soupirai. J’entendis au même moment le soupir de Syu, qui descendait de mon épaule.
“Je m’occuperai de Frundis”, me promit-il, très sérieux.
J’acquiesçai et je laissai Frundis sur le parquet en bois. Syu s’assit dessus et jeta un regard méfiant au garde. Je me retins de rire en le voyant défier un Arsay de la Mort.
L’intérieur de la pièce était pourvu de coussins colorés, de tissus et d’ouvrages inachevés. Cinq femmes faisaient de la broderie et l’une d’entre elles était la Fille-Dieu. Aux quatre coins de la salle se tenait un Arsay. Ceux-ci semblaient sur le qui-vive comme si on les attaquait tous les jours. Mais qui donc pouvait souhaiter faire du mal à la Fille-Dieu ? Ce n’était qu’une petite fille du peuple, élue et formée pour représenter Ajensoldra et être la messagère des dieux. Mais, comme ces sujets étaient inextricables, qui pouvait savoir.
La Fille-Dieu avait un visage très blanc, presque translucide. Ses yeux d’un gris très sombre m’observèrent avec vivacité alors que j’avançais et que je m’agenouillais, remplissant les formalités et repassant dans ma tête les pages du livre que je venais de feuilleter.
— Tu as enfin choisi un souhait ? —me demanda-t-elle, après que j’eus formulé une phrase pompeuse qui n’eut pas l’air de la surprendre. Je regrettai l’absence de l’homme à la tunique couleur de paille : il aurait été fier de moi.
Mon cœur battait plus rapidement que d’habitude. Et si la Fille-Dieu le prenait mal et pensait que je me moquais d’elle ? Je serrai les dents et je pris mon courage à deux mains.
— J’ai pensé que tu pourrais peut-être… je veux dire, que la Fille-Dieu pourrait gracier deux… trois ! personnes qui se trouvent au quartier général —dis-je, en me souvenant inopinément du vagabond.
Un silence surpris s’ensuivit.
— Tu veux que je gracie trois personnes ? —répéta la Fille-Dieu—. Ce n’est pas moi qui rends les jugements. Gracier, c’est s’ingérer dans la Loi.
— Vous ne pouvez pas accorder leurs grâces ? —demandai-je, la voix éteinte.
— Ces trois personnes ont un nom ? —intervint l’une des femmes.
— Oui —dis-je—. On les accuse d’être des voleurs, mais ils ne le sont pas.
— Quels sont leurs noms ? —s’enquit la Fille-Dieu.
— Euh… —J’hésitai un instant en pensant que, peut-être, Lénissu n’avait pas donné leurs vrais noms. Mais, ensuite, je pensai que si je souhaitais obtenir quelque chose de la Fille-Dieu, je devais au moins être honnête avec elle—. Leurs noms sont Lénissu Hareldyn et Aryès Domérath. Je ne connais pas la troisième personne qui les accompagnait.
La Fille-Dieu me dévisagea. Ses yeux d’un vert très clair semblaient lire mes pensées. Je perçus soudain un frôlement d’énergie bréjique et je l’écartai immédiatement, méfiante.
— Tu es har-kariste de la Pagode Bleue, n’est-ce pas ? —me demanda-t-elle.
— Tout à fait, je suis élève —répondis-je.
— Du maître Dinyu. Et on raconte beaucoup de choses sur toi. À ce que l’on m’a dit, tu as combattu un dragon et tu es toujours accompagnée d’un singe gawalt et d’un bâton sorcier.
J’écarquillai les yeux, effrayée par tant d’informations.
— Le bâton est totalement inoffensif, il n’est pas ensorcelé —dis-je. Et en plus, c’était vrai : le bâton et Frundis avaient réalisé une fusion et le bois n’était aucunement enchanté ; certes, il était enveloppé d’énergies, mais la différence, c’était que c’était lui-même qui les créait.
Je perçus la surprise dans les yeux de la Fille-Dieu.
— Alors, tout le reste est vrai ? —demanda brusquement une voix enfantine et admirative.
Je me tournai, un sourcil arqué, et je vis Éleyha, debout, pas très loin de moi. Je ne l’avais pas vue arriver. Les autres lui lancèrent des regards exaspérés et je remarquai qu’un des gardes, derrière la Fille-Dieu, plaçait un doigt sur ses lèvres pour l’inviter gentiment à se taire. Éleyha fit une moue innocente et se retira, partant probablement se cacher derrière quelque porte, pour écouter.
— Réponds —dit la Fille-Dieu.
— Eh bien… en fait, à vrai dire…
— Pour le singe, c’est vrai, Fille-Dieu —dit soudain l’Arsay qui m’avait fait entrer—. Et elle porte aussi un bâton.
La Fille-Dieu acquiesça comme pour elle-même.
— Très bien. La Fille-Dieu vérifiera ce que tu dis.
J’ouvris grand les yeux.
— Vous voulez dire que vous allez obtenir leur grâce ?
— Mais cette faveur en requiert une autre —répliqua-t-elle, sans répondre directement.
— Alors… je vous devrai une faveur en échange ?
— Au moins une —dit-elle—. Pour faire grâce, je dois avant parlementer avec les dieux. Dans trois jours, tu auras ma réponse.
* * *
“Par Ruyalé !”, grognai-je, en descendant le mont du Sanctuaire avec Frundis et Syu. “D’autres faveurs. Cette Fille-Dieu est pire que Dolgy Vranc. Ses faveurs, ce ne sera sûrement pas un enfantillage. Cela a été une terrible erreur”, me convainquis-je.
“Bon, au moins, elle ne t’a pas dit qu’elle ne sortirait pas Lénissu et Aryès de la prison, pas vrai ?”, soupira Syu. “C’était ce que tu craignais le plus, n’est-ce pas ?”
C’était vrai. Pour quelque mystérieuse raison, la Fille-Dieu avait accédé à m’écouter et à considérer mon souhait, quoique ce soit tout à fait inhabituel, à ce que j’avais pu déduire des réactions des personnes présentes. J’ignorais si elle avait le droit de gracier des gens. En fin de compte, la Fille-Dieu était davantage une figure décorative qu’une figure de pouvoir. J’espérai seulement que l’expression « parlementer avec les dieux » était seulement une façon de parler. Si la Fille-Dieu attendait réellement qu’ils lui répondent, on allait en avoir pour un moment.
Trois jours, me dis-je, en débouchant sur l’Anneau. Trois jours, c’était une absurdité. Et si on envoyait Lénissu et Aryès ailleurs ? Et si la Fille-Dieu changeait d’opinion sur le sujet… ?
“Pourquoi ne te calmes-tu pas une fois pour toutes ?”, suggéra Syu.
“Toi, tu peux parler, quand tu joues aux cartes, tu sautes comme une puce”, rétorquai-je.
“Une puce, moi ?”, répliqua-t-il, avec une moue outragée. “C’est une insulte à ma fierté !”
La musique de Frundis, qui, jusqu’alors, était une douce mélodie de violons, monta d’un ton et, Syu et moi, nous soupirâmes, vaincus et amusés à la fois. Frundis commença à orchestrer un opéra à plusieurs voix qui nous accompagna pendant tout le chemin et qui m’empêcha de penser à autre chose.
Mais lorsque nous arrivâmes à la Grande Pagode, je commençai à compter les jours. Aujourd’hui, c’était Griffe. Demain, Blizzard. Gui. Et Javelot. Trois jours d’attente pour savoir si mon oncle et Aryès pourraient sortir du quartier général et échapper aux travaux forcés.
Le soleil disparaissait déjà à l’horizon. Les autres kals étaient de retour pour le dîner et ils commentaient avec enthousiasme les épreuves du Tournoi auxquelles ils avaient assisté. Avec, entre les mains, une assiette pleine de riz aux légumes, je m’assis à côté de Galgarrios et je commençai à manger, le regard perdu. Je n’arrivais pas encore à croire que Lénissu ait pu tomber dans les filets des gardes. Qu’avait-il fait ?, me demandai-je, préoccupée. Si la Fille-Dieu décidait de rejeter mon souhait, il me restait encore un espoir : Wanli et Neldaru et les autres Chats Noirs étaient peut-être là, prêts à tirer mon oncle de cette impasse…
— Comment s’est passée ta journée ? —me demanda soudain Galgarrios.
Je me souvins alors de l’endroit où j’étais et j’avalai le riz que je mâchais depuis un moment.
— Tout à fait improductive —répondis-je—. Et toi ?
— Eh bien, j’ai accompagné Kajert et Avend à l’épreuve brulique, Yori et Marelta étaient là aussi. Ils se sont assez bien débrouillés. Après, je me suis perdu dans la foule. Et j’ai rencontré une famille d’équilibristes. Les deux filles étaient très sympathiques et j’ai même rendez-vous avec elles, cette nuit, pour aller au bal de la Place de Laya, tu te rends compte ?
Ses yeux brillaient d’enthousiasme et je ne pus que sourire devant tant de joie.
— Cette nuit ? —demandai-je—. Et comment s’appellent les filles ?
On voyait à cent lieues qu’il mourait d’envie de tout me raconter. Et c’est ce qu’il fit. Pendant que je terminais mon riz, il se mit à me parler d’Auria et de Sihuna, de leur nombreuse famille et de leur étrange culture.
— Elles viennent d’Iskamangra, et elles disent que certains Ajensoldranais les regardent de travers et les traitent de nashtag. Comment peut-on les mépriser de la sorte, juste parce qu’elles viennent d’ailleurs ? Quelle honte !
Les Iskamangrais et les Ajensoldranais avaient toujours eu de mauvaises relations. Les premiers donnaient à leurs voisins du sud le nom de wilras et, si je me souvenais bien, le mot venait du nom d’un fameux général ajensoldranais qui avait perdu toutes ses batailles ; les seconds surnommaient les premiers les nashtag, car le nashtag était une pierre-horloge que les Iskamangrais utilisaient depuis des temps immémoriaux. Traiter un Iskamangrais de nashtag avait fini par être considéré comme une insulte.
Galgarrios continua à me parler de tout ce que lui avaient appris les deux filles sur leur culture et leurs traditions et je l’écoutai avec une certaine fascination. Jamais Galgarrios n’avait été aussi bavard et, lorsque nous nous levâmes, il me dit qu’il allait se préparer pour le bal et il partit dans sa chambre, d’un pas ferme. Son assurance m’avait impressionnée.
— Des équilibristes —souffla Laya en me rattrapant, alors que je me dirigeais vers les dortoirs—. Galgarrios n’apprendra jamais.
Je lui jetai un regard surpris. Après un silence, je demandai avec curiosité :
— Est-ce que tu as vu le maître Dinyu lutter ?
Laya fit une moue contrariée.
— Non. Il nous a surpris et il nous a dit que, si nous le suivions, il ne serait plus notre maître.
— Il a dit cela ? —m’exclamai-je, stupéfaite et amusée à la fois.
— Comme je te le dis. Mais lorsqu’il est revenu, à son expression, il avait tout l’air d’avoir gagné. Il est clair que nous avons un maître excellent. Il a été maître de Farkinfar. Tous les kals des autres pagodes envient les kals d’Ato. Au fait, Shaedra, je veux te montrer quelque chose —dit-elle, en changeant brusquement de ton—. Attends ici une seconde.
Je demeurai sous la véranda, tandis qu’elle entrait dans sa chambre. J’aperçus alors le regard assassin que Syu lançait aux cactus.
“De mauvais souvenirs ?”, lui demandai-je, en souriant.
Le singe, sans répondre, prit sa queue et l’étreignit comme pour la défendre. À ce moment, Laya ressortit de sa chambre, un livre à la main et un large sourire sur le visage.
— Le voici ! Le recueil de chansons d’Ato, compilées par Ozwil Berreni, Laya Dalpega… et Shaedra Ucrinalm.
Je regardai fixement la couverture du livre, bouche bée. Je tendis les deux mains vers le recueil et elle me le donna, en déclarant :
— Il est à toi. On nous en a donné cinq exemplaires. Trois pour les auteurs, un pour le Daïlorilh et un autre pour la bibliothèque. Qu’en penses-tu ?
Je m’assis, j’invoquai une sphère harmonique, car la lumière commençait à manquer et je feuilletai les pages, ravie. Les pages avec les paroles des chansons alternaient avec celles qui représentaient les notes musicales. Sur la première page, il était indiqué que le recueil faisait partie d’un projet de récupération populaire entrepris par d’importantes personnes dont les noms étaient énumérés dans une longue liste au début du livre.
— C’est fantastique ! —m’écriai-je—. Et les notes sont beaucoup mieux dessinées que celles que je vous avais données. L’imprimerie est une grande invention —affirmai-je, en admirant les lettres claires et élégantes.
Nous lûmes quelques chansons et Frundis, l’esprit critique, vérifia qu’il n’y avait pas d’erreurs dans les notes. Alors, nous entendîmes un bruit derrière nous et, en nous retournant, nous découvrîmes Galgarrios, vêtu d’une élégante tunique blanche et d’un pantalon noir comme la nuit. Ses cheveux blonds étaient soigneusement peignés, mais il nous regardait, l’air peu assuré.
— Comment me trouvez-vous ? —demanda-t-il, un peu agité.
Je me levai, je l’examinai de haut en bas, avec des airs d’experte, et je finis par acquiescer d’un signe approbateur de la tête.
— Prêt pour danser et séduire Auria et les reines d’Iskamangra —déclarai-je, et je souris affectueusement.
— Bah. —Il se racla la gorge—. Et toi, Laya, qu’en penses-tu ?
L’elfe noire haussa les épaules.
— Je pense comme Shaedra. Bon bal. Moi, je vais dormir.
Nous l’observâmes s’en aller et je secouai la tête en remarquant le regard surpris de Galgarrios.
— Je crois que, moi aussi, je vais dormir. Amuse-toi bien, Galgarrios.
Celui-ci sourit.
— Bon… dors bien. Bonne nuit, Syu. Et bonne nuit, bâton.
J’entendis le soupir musical de Frundis.
“J’aurais dû lui donner mon nom, je ne supporte pas que l’on m’appelle bâton tout court. Cela a l’air beaucoup trop impersonnel.”
“Là, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même”, lui répliquai-je. “Il te suffit de ne plus garder ton nom secret.”
Cette nuit-là, je fus à peine capable de fermer les yeux. En me couchant, j’avais l’intention de me relever quand tout serait calme, pour rôder autour du quartier général. Mais je réfléchis et je retournai le problème dans ma tête sans oser bouger. Syu dormait déjà depuis un moment lorsque je me levai. J’allai faire un tour dans le jardin et j’étais sur le point de me décider à sortir de la Pagode, mais, j’ignore pourquoi, je revins me coucher sur mon matelas avec l’horrible impression que je ne pouvais rien faire d’autre que d’attendre.
Je passai la matinée du lendemain comme un fantôme au milieu des kals euphoriques qui s’agitaient, criaient, riaient et qui me donnèrent aussitôt mal à la tête. Galgarrios aussi était fatigué, comme s’il avait passé toute la nuit à danser, mais il semblait heureux. Salkysso avait dormi comme un loir et il était en pleine forme. Yeysa, imperturbable, avait la même tête de vache que d’habitude.
Le maître Dinyu nous emmena à l’épreuve de tir à l’arc et, pendant le trajet, certains le pressèrent pour qu’il raconte le duel avec le maître Aylanku. La nouvelle de sa victoire s’était propagée dans toute la Pagode et, quoique que notre maître ait gardé un silence absolu sur le sujet, nous ne pouvions douter des bruits qui couraient. La lutte avait été spectaculaire, selon les dires. Par contre, personne ne savait qui avait été capable de déjouer la vigilance des maîtres pour assister au duel et raconter ce qu’il avait vu après. En tout cas, tous les commentaires peignaient le maître Dinyu comme le meilleur maître har-kariste d’Ajensoldra, affirmation qui, sans doute, prétendait piquer les autres maîtres.
Avec tout ça, le maître Dinyu semblait un peu affligé d’être devenu le centre d’attention. Nous observâmes les prouesses des archers pendant deux heures, puis nous retournâmes à la Pagode, mais, sur le chemin du retour, un groupe de jeunes nous coupa le passage. Ils étaient guidés par un maître de har-kar qui, à l’écusson qu’il portait brodé sur sa tunique, semblait être membre d’une école har-kariste d’Aefna. Son visage arrondi reflétait un air de défi cérémonieux.
— Dinyu Fen —rugit-il.
Nous le regardâmes, l’expression stupéfaite, tandis que notre maître s’avançait.
— Qui m’appelle ? —demanda-t-il.
— Mon nom est Jaslu Rieyni. On dit que tu te prends pour le meilleur maître har-kariste d’Ajensoldra, est-ce vrai ?
Le maître Dinyu, quoiqu’un peu tendu, sourit aimablement.
— Ceux qui le disent sont des personnes qui ne me connaissent pas. Je n’ai pas la moindre intention d’être le meilleur. Maître Jaslu —ajouta-t-il, en le saluant respectueusement pour prendre congé.
Mais Jaslu Rieyni ne sembla pas satisfait.
— Alors, vérifions-le dans un combat de har-kar ici même.
Le maître Dinyu, les mains dans le dos, l’observa avec plus de sérieux.
— Je ne vais pas combattre, maître Jaslu. Tu n’as pas besoin de me prouver quoi que ce soit, ni moi non plus. Je dois emmener mes élèves à la Pagode, si tu veux bien me laisser passer…
Le maître Jaslu le regarda, un rictus sur les lèvres.
— Tu fais bien —répondit-il—. Ce n’est ni le meilleur moment ni le meilleur lieu pour un combat. Mais j’espère que tu m’enverras une note pour me dire le lieu et l’heure qui te conviendront le mieux. Sinon, je considèrerai que tu n’as pas le courage de m’affronter. Ton honneur est en jeu.
— Ta vision de l’honneur me déconcerte —répliqua le maître Dinyu.
Alors que le maître Dinyu avançait dignement sur le chemin que lui avaient ouvert les élèves du maître Jaslu, tous les kals d’Ato, nous le suivîmes, et j’observai que Sotkins jetait des regards autour d’elle, empourprée et furibonde, comme si elle avait subi un affront impardonnable. Je me demandai avec curiosité comment le maître Dinyu allait agir après cela. Finalement, comme avait dit le maître Jaslu, il devait sauver son honneur après avoir été défié d’une façon si peu aimable. Mais je comprenais que le maître Dinyu en ait assez de lutter pour une raison aussi ridicule que celle de détromper un vaniteux de plus. En tout cas, je ne doutais pas une seconde que mon maître l’emporterait, s’il acceptait le duel.