Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent

3 Faveurs

L’Arsay me fit sortir de la salle de har-kar et monter des escaliers extérieurs qui conduisaient au balcon supérieur de la salle, où se trouvaient les personnalités les plus influentes. C’est là, naturellement, que devait être installée la Fille-Dieu, avec toute sa suite de prêtres et de gardes.

Les loges, assez spacieuses, étaient séparées par de luxueux rideaux rouges et dotées de plusieurs fauteuils. La loge où me conduisit l’Arsay était située à un angle et offrait une large vue sur toute la salle.

— La terniane est ici, Fille-Dieu —dit l’Arsay, s’inclinant devant un dais aux voilages blancs qui laissaient transparaître l’ombre d’une silhouette assise sur un trône.

— Bien, tu peux te retirer, Lacmin.

Se retirer signifiait reculer de quelques pas auprès de deux autres gardes qui protégeaient valeureusement une des figures les plus importantes d’Ajensoldra.

Que diables pouvait me vouloir la Fille-Dieu ? Pourquoi cette envie soudaine de me connaître, moi ? Et, d’abord, comment savait-elle que j’existais ? Peut-être était-ce un démon, me dis-je, sardonique. Ou alors c’était une associée contrebandière secrète, amie de Lénissu, imaginai-je. À moins qu’elle m’ait observée lutter et qu’elle soit la seule à se rendre compte que j’avais un talent har-kariste suprême… Avec un soupir silencieux, j’écartai de mon esprit toutes ces pensées farfelues et je me demandai pour la première fois comment diables je devais parler et me comporter devant la Fille-Dieu.

À ce moment, je m’aperçus de la présence de la fillette elfe noire que j’avais sauvée alors qu’elle était sur le point de s’étouffer, sur la Place de Laya, et je me demandai alors si la Fille-Dieu voulait me récompenser pour cette action. Après tout, peut-être était-ce seulement ça.

Quelqu’un se racla la gorge sur ma droite et murmura :

— Un sujet érionique doit s’agenouiller devant la Fille-Dieu.

Je regardai l’homme et je le reconnus. C’était le prêtre menu aux épais sourcils et à la tunique couleur paille qui, le jour où j’avais sauvé la petite servante, avait réussi à raisonner le garde lorsque celui-ci m’avait brutalement éloignée du cercle de la Fille-Dieu…

— Oups —fis-je, en rougissant—. Excusez-moi. Je viens d’Ato —expliquai-je. Je m’agenouillai, je posai Frundis par terre et je joignis les mains devant moi.

Je m’efforçai de sourire et, en voyant que la Fille-Dieu ne disait rien, je jetai un regard interrogateur aux autres, mais ils ne me vinrent pas en aide. Au bout d’un moment, je me raclai la gorge.

— Hum… Bonjour, Fille-Dieu. Euh… c’est un honneur… pour moi… d’être ici —formulai-je, de façon hachée.

Je perçus un mouvement à l’intérieur. Apparemment, la Fille-Dieu venait de se rappeler que je me trouvais là.

— Pour qui as-tu parié ? —demanda-t-elle soudain.

Je regardai le rideau blanc, perplexe.

— Parié ? —répétai-je, sans comprendre.

— Farkinfar a perdu —dit-elle, d’une voix distante.

— Oh, oui —dis-je, plus tranquille en voyant qu’elle parlait du combat—. Je n’ai pas parié. Mais j’ai des amis qui, eux, n’ont pas arrêté de faire des paris. Certains pour Farkinfar, d’autres pour Smandji. On dit que Farkinfar est plus rapide et que…

— À vrai dire, le har-kar n’est pas très intéressant —m’interrompit-elle après un silence—. La Fille-Dieu t’a demandé de venir pour une autre raison.

Je retins une moue de surprise en voyant qu’elle parlait d’elle-même à la troisième personne.

— Je m’en doutais —répondis-je.

— La Fille-Dieu a le pouvoir de concéder un certain nombre de faveurs. Tu as sauvé la vie d’une de mes servantes. Les dieux t’en remercient. Tu as le droit de demander une faveur. Dis ce que tu souhaites.

“Cent bananes !”, s’écria une voix dans ma tête.

Je levai les yeux vers le toit et je vis Syu, juché sur une poutre, s’agiter, enthousiaste.

“Ou plutôt deux cents”, rectifia-t-il. “On dirait que cette ombre blanche peut nous les donner.”

“Syu, tu veux bien arrêter de penser à manger ?”, fis-je, en soupirant, et je me concentrai, cherchant quoi répondre à la Fille-Dieu.

— Je… —dis-je, en fronçant les sourcils—. Sincèrement, je ne sais pas, Fille-Dieu. Cela est si soudain. Quel genre de faveurs puis-je demander ?

— La Fille-Dieu peut concéder des prières, des bénédictions, des positions, des objets de valeur, des recommandations et beaucoup d’autres choses… Énonce ton désir et on verra s’il peut être réalisé. Si tu le souhaites, on te donnera trois jours pour y réfléchir.

Trois jours, pensai-je, confuse. Bon, je doutais qu’en trois jours je réussisse à mettre de l’ordre dans mes pensées, mais c’était mieux que rien.

— Alors, j’y réfléchirai —dis-je, avec un sourire reconnaissant—. Merci beaucoup. Hum… puis-je connaître le nom de la fillette que j’ai sauvée ?

C’est alors seulement que je remarquai que les expressions des personnes présentes reflétaient une certaine surprise et je me demandai pourquoi, étonnée.

— Son nom est Éleyha —répondit la Fille-Dieu, sur le même ton cérémonieux—. Quand tu te seras décidée, viens au Sanctuaire et présente-toi par ton nom.

Je perçus un mouvement de la silhouette, me faisant comprendre que la conversation était terminée.

— C’est ce que je ferai —promis-je.

Je réalisai un salut respectueux et je me levai. En sentant une vibration à mes pieds, je me rendis compte que j’avais oublié Frundis et je le ramassai.

“Comment peux-tu m’oublier ?”, fit Frundis, avec un raclement bruyant semblable au tonnerre.

Je roulai les yeux et saluai les autres personnes.

— Au revoir —dis-je, avec un sourire hésitant, tandis que tous m’observaient, l’air de vouloir me voir sortir.

Je me retrouvai rapidement au bas des escaliers extérieurs du bâtiment du har-kar et je décidai de rentrer à la Pagode. Je n’aspirais qu’à dormir.

Aussi, lorsque j’entendis un bruit derrière moi, je poussai un soupir fatigué avant de me retourner. L’homme à la tunique couleur paille me faisait des signes depuis les escaliers, pour que je m’arrête et il se mit à descendre les marches précipitamment, à tel point que je pensai un instant que j’allais devoir le ramasser en petits morceaux en bas. Heureusement, il ne perdit l’équilibre que vers la fin et il s’étala contre les pavés. Je m’empressai de l’aider à se relever et pendant que je le contemplais, l’expression interrogative, il laissa échapper quelques malédictions en marmonnant et il dépoussiéra sa tunique à grands coups de mains maladroits.

Je me raclai la gorge.

— Vous vouliez me dire quelque chose ?

— Oui, pardon pour cet incident. Eh bien, je voulais te parler de la conversation que tu as eue avec la Fille-Dieu. Et de ton comportement.

— Mon comportement ?

— C’était tout à fait insultant. Je crois que ce n’était pas ton intention, vu que cela ne t’apporterait rien de gâcher tes relations avec la Fille-Dieu. C’est la personne la plus importante à l’ouest de la Place de Laya, tu comprends ? Et tu t’es comportée comme une impertinente. —J’écarquillai les yeux, stupéfaite—. Je suis venu te donner des conseils. D’abord, quand tu entres, tu ne dois pas t’agenouiller devant le trône, mais un peu plus sur la gauche. Il en est ainsi également avec le Fils-Dieu, tout le monde le sait. Ensuite, tu dois utiliser des formules. Il y a des livres entiers consacrés aux bonnes manières et à la courtoisie en Ajensoldra. On y explique tout. C’est incroyable que tu ne saches pas ces choses-là.

— Alors… vous trouvez… que j’ai été impertinente ? —bafouillai-je, complètement perdue—. Ce n’était pas mon intention…

— Je m’en doutais. On ne t’a pas appris à parler à tes supérieurs, lorsque tu étais néru ?

Je fronçai les sourcils en entendant le mot « supérieurs ». La Fille-Dieu se considérait-elle comme supérieure à moi ?

— Eh bien… je me souviens d’avoir appris les formules de politesse d’Ajensoldra, des Républiques du Feu, d’Iskamangra…

Je me tus en remarquant sa moue de mécontentement.

— Alors, cela signifie que tu n’es pas une bonne élève. La politesse et la diplomatie sont les meilleures armes du monde. Et elles passent avant tout. Bien avant le har-kar. —Il posa un pied sur la première marche et se tourna vers moi—. Souviens-toi : la Fille-Dieu a été patiente aujourd’hui avec toi, mais, si tu te comportes de nouveau de la sorte, je me chargerai moi-même de t’expulser du Sanctuaire.

Je fis une grimace et, en le voyant monter les escaliers, je l’appelai :

— Sieur —dis-je, et je réalisai une élégante révérence—. La courtoisie passe avant tout, n’est-ce pas ?

L’homme me contempla un moment, le visage sévère, mais il répondit à mon salut comme il seyait.

— Nous nous reverrons, jeune kal.

— À bientôt —répondis-je.

Je le vis grimper les escaliers en toute hâte et je me demandai si cet homme avait un jour su marcher tranquillement.

“Il y a quelqu’un qui t’observe”, me dit Syu, apparaissant soudain auprès de moi.

Je plissai les yeux, aux aguets.

“Il a une cape verte ?”, demandai-je, en regardant autour de moi.

Syu ne répondit pas, ce n’était pas nécessaire : je venais d’apercevoir, sur un toit, la personne dont il parlait et qui, à cet instant précis, s’était mise à léviter.

— Aryès —murmurai-je, impressionnée.

Je courus vers lui. La ruelle, qui unissait deux rues plus larges, était étroite et déserte. Aryès avait le visage presque totalement dissimulé sous sa capuche sombre.

— J’espérais que tu sortirais avant les autres —me dit-il, en atteignant le sol.

— Par tous les démons ! —soufflai-je—. C’est vrai que tu as beaucoup appris avec ce maître nécromancien.

— Ce n’était pas un nécromancien —répliqua-t-il—. Que voulait cet homme ?

— Quoi ? Oh, cet homme. Tu ne vas pas le croire. C’est un serviteur de la Fille-Dieu. Je lui ai parlé !

Aryès me regarda, confus.

— À la Fille-Dieu ? Celle du Sanctuaire ?

— Oui. J’ai beaucoup de choses à te raconter —lui dis-je, en le prenant par le bras avec entrain—. Allons à la Pagode.

Il fit non de la tête.

— Il vaudrait mieux un autre endroit. Je ne veux pas qu’on me voie.

— Je crois que tu commets une erreur —commentai-je, en l’observant attentivement—. Les autres seraient très heureux de te voir. Dernièrement, Avend est très découragé.

— N’insiste pas, c’est inutile. Peut-être un autre jour.

Je haussai les épaules et nous laissâmes la rue étroite derrière nous.

— Comment as-tu passé la nuit ? —demandai-je, avec un sourire.

— Bien. Mieux que je l’espérais. Ces caveaux si petits sont trop claustrophobiques pour moi —dit-il, avec une moue—. Lénissu a de drôles d’idées.

— Il fait bien de se cacher. Après tout, il est le Sang Noir —fis-je, avec un sourire en coin.

Aryès leva les yeux au ciel.

— Et il m’épouvante —avoua-t-il, moqueur—. Ce matin, il m’a apporté un petit déjeuner de rois. Bon, et que te voulait la Fille-Dieu ?

Je me mordis la lèvre, pensive.

— Hier, je t’ai raconté l’histoire de l’elfe noire que j’ai sauvée, tu te rappelles ?

— Oui, bien sûr que je me rappelle. —Il fronça les sourcils—. Tu veux dire que la Fille-Dieu veut te récompenser ?

— Tout juste. Elle veut m’accorder une faveur.

— Une faveur. La Fille-Dieu veut t’accorder une faveur —répéta lentement Aryès, tout étonné—. Toi, tu as le chic pour te compliquer la vie.

— Elle m’a donné trois jours pour y réfléchir. Mais je n’ai besoin de rien. Je peux toujours lui demander une bénédiction —m’esclaffai-je.

— Je doute qu’il y ait beaucoup de démons bénis —observa Aryès, amusé.

— Les démons —soupirai-je—. Ça, c’est une autre histoire.

Il haussa un sourcil et signala des chaises, devant une taverne.

— Je t’invite à ce que tu veux.

La vérité, c’est qu’il faisait une chaleur terrible et que j’avais soif.

— Puisque tu m’invites, je demanderai du jus mildique —dis-je, sur un air désinvolte, et je ris en voyant son expression déconfite—. Avec un jus de pomme, ça suffira —lui assurai-je. Tout le monde savait que le jus mildique était une des boissons les plus chères de la Terre Baie et je doutais qu’Aryès ait assez d’argent pour payer cela.

Je m’assis sous l’auvent pour me protéger du soleil, tandis qu’Aryès entrait dans la taverne. La rue était pleine de monde qui allait et venait. Le Tournoi attirait des gens de toute la Terre Baie et je me demandai, un instant, comment ils pouvaient tous loger.

À une table voisine, quatre humains étaient assis ; deux d’entre eux, d’âge avancé, parlaient du combat entre Farkinfar et Smandji. Sur ma gauche, une elfe noire grondait son petit garçon qui ne cessait de s’agiter. Le brouhaha de la rue, mêlé à la chaleur du jour, donnait envie de s’assoupir.

— Si tu ne te décides pas à vendre les terres… —disait l’un.

— C’est ce qu’il se passe dans ce genre d’attaques —disait un autre.

— Celui-là, je ne lui adresserai plus jamais la parole —s’exclamait une voix féminine avec décision.

Je fermai peu à peu les yeux et je me serais endormie complètement si Aryès ne m’avait donné un petit coup sur l’épaule.

— Du jus mildique —déclara-t-il.

J’écarquillai les yeux, stupéfaite, et il sourit largement.

— Bon, en fait, c’est du jus de pomme avec un zeste de jus mildique.

Il s’assit, ôta sa capuche, prit une gorgée de son verre et se mit à contempler les alentours, les yeux brillants d’intérêt. Je goûtai le jus frais et je fis une moue approbatrice.

— Ce n’est pas mal du tout. Mais la prochaine fois, n’y rajoute pas de jus mildique, je l’avais dit en blaguant.

Aryès sourit, mais il ne dit rien et prit une autre gorgée. Nous demeurâmes silencieux un moment, à regarder les passants, puis je lui dis, pensive :

— Cette histoire de faveur donne à penser. Toi, qu’est-ce que tu demanderais ?

Aryès réfléchit un instant, les yeux rivés sur la rue.

— Je ne sais pas —répondit-il finalement—. La Fille-Dieu peut donner bien des choses, je suppose, mais probablement que des choses dont je n’ai pas besoin.

J’acquiesçai en silence.

— Syu veut deux cents bananes —commentai-je.

Le singe sauta sur la table et me lança un regard de défi.

“Tu ne te moques pas de moi, par hasard, hein ?”

“Loin de moi une telle pensée indigne”, répliquai-je, en croisant les bras.

Aryès laissa échapper un petit rire.

— Et Frundis ? Que veut Frundis ?

Je demandai au bâton et je souris.

— Il dit qu’il veut connaître le musicien qui a inauguré le Tournoi. Tilon Gelih.

Aryès acquiesça.

— C’est curieux que Syu et Frundis sachent quoi demander et, nous, non.

— Syu dit que les saïjits, nous avons un gros défaut qui est de ne pas savoir distinguer les choses importantes des choses superflues. Mais il y a une chose à laquelle Syu n’a pas pensé, c’est qu’un singe gawalt n’est pas capable de manger deux cents bananes en quelques jours.

“Comment ça !”, s’écria Syu, en soufflant. “Bien sûr que j’en suis capable.”

Aryès et moi, nous essayâmes de lui expliquer ce que représentait exactement le nombre deux cents, mais il se maintint ferme dans sa conviction. Finalement, je m’adossai contre le dossier de mon siège, en soupirant.

— C’est inutile. Quand Laygra le verra, Syu sera devenu si rondelet qu’elle nous mettra tous les deux sous les verrous.

Aryès se leva.

— Allons ailleurs. Ici, il y a trop de monde.

J’acquiesçai et j’observai comment il rabattait la capuche sur sa tête. Au début, j’avais cru que c’était à cause des zaharis, des légendes et des superstitions, mais maintenant je ne savais plus quoi penser car, sous l’auvent, il l’avait ôtée…

— Pourquoi remets-tu la capuche ? —lui demandai-je, alors que nous traversions la Place de Laya et que nous nous dirigions vers l’ouest.

La question parut l’incommoder. Il évita mon regard et secoua la tête.

— L’apathisme m’a provoqué des dommages secondaires. Comme la pigmentation des cheveux. —Il s’arrêta au milieu de la rue et me regarda avec gravité—. Ma peau ne supporte pas la lumière du soleil. Le maître Pi m’a dit que peut-être que ce n’était qu’un effet passager, mais cela fait déjà plus d’un mois que ça dure.

J’en fus bouleversée. Il se remit en marche et je me dépêchai de le suivre, agrippant Frundis avec plus de force. Cette crise d’apathisme qu’il avait subie dans les Hordes s’avérait beaucoup plus grave que ce qu’il m’avait semblé au début. Et en plus, il avait laissé entendre qu’il y avait eu d’autres effets. Parfois, on avait tendance à oublier combien les énergies asdroniques pouvaient être dangereuses et combien il était facile de perdre le contrôle et de devenir une loque. Et bien qu’Aryès semble être plus ou moins en forme, je commençai à me demander jusqu’à quel point l’apparence pouvait être trompeuse…

— Aryès. C’est… terrible —murmurai-je.

Il me sourit avec sérénité tout en marchant.

— Ce n’est pas si grave. Je me suis déjà habitué. Toi, tu me préoccupes davantage. La nuit dernière, tu n’es pas allée directement à la Pagode, n’est-ce pas ?

Je le regardai fixement, puis je fis non de la tête.

— Non. Mais je ne sais pas si je devrais t’en parler. Moins tu en sais sur le sujet, moins tu auras de problèmes. Ils m’ont fait promettre de ne rien dire à personne.

Les yeux bleus d’Aryès se posèrent sur les miens, inquiets.

— De qui parles-tu ?

— Des démons, bien sûr —dis-je, en baissant la voix.

— Ici, à Aefna ?

— Ici, à Aefna —confirmai-je—. Ils s’obstinent à m’apprendre tout sur… bon, sur l’énergie des démons —dis-je, pour simplifier—. Ils ne comprennent pas que je veuille simplement qu’ils me laissent tranquille. Hier, ils m’ont fait passer quelques épreuves.

Aryès écarquilla les yeux, alarmé.

— Des épreuves ?

En remarquant ma réserve, il jeta des coups d’œil autour de lui et il me prit par le bras.

— Viens, allons à un endroit plus tranquille.

Mais je hochai négativement la tête.

— Non, je t’ai déjà dit tout ce que je peux te dire —soupirai-je—. Si je t’en disais plus… souviens-toi comment Kwayat a pris les choses la nuit où nous l’avons connu.

Cette nuit-là avait coïncidé avec la Fête du Printemps et la fuite secrète de Lénissu. Kwayat avait voulu lancer une attaque mentale à Aryès pour troubler ses souvenirs immédiats. Je ne savais pas encore s’il en était réellement capable. En tout cas, altérer l’esprit de quelqu’un me semblait si horrible que je ne voulais pas y repenser. Mais Aryès avait apparemment oublié l’incident et j’étais bien obligée de le lui rappeler pour qu’il cesse d’insister. Je regrettais déjà d’avoir parlé des démons.

Heureusement, Aryès dut comprendre que je n’en dirais pas plus. Aussi, il laissa retomber son bras et me regarda, l’air grave.

— Si tu avais des ennuis, tu me le dirais, n’est-ce pas ?

Sa préoccupation pour moi me prit au dépourvu et je m’efforçai de sourire.

— Quels ennuis pourrais-je avoir ? Ils ne sont pas méchants, Aryès, ils sont seulement différents. Ils vivent dans leur monde. Je me demande pourquoi ils ont une si mauvaise réputation parmi les saïjits —commentai-je, méditative.

Aryès souffla.

— Tu te le demandes vraiment ? L’Histoire en parle assez. On les décrit comme des monstres destructeurs ou comme des fées très belles et dangereuses. —Il m’adressa un sourire moqueur.

— Bon —dis-je, avec une moue—. Je suppose qu’il peut exister plusieurs réalités et plusieurs points de vue. Mais ne parlons plus de ça. —Je bâillai—. J’ai suffisamment pensé pour aujourd’hui et, après le har-kar, je n’arrive pas à comprendre comment je peux encore tenir debout. Je suis morte de fatigue.

— Tu ne vas pas t’évanouir une autre fois, hein ? —s’inquiéta Aryès, en souriant à demi.

— Tu pourrais m’emmener à la Pagode en volant ? —plaisantai-je.

— Hmm… Peut-être un autre jour —répondit-il, pince-sans-rire.

— Où sommes-nous ? —demandai-je, désorientée.

— Aucune idée.

Nous avions marché sans faire attention où nous allions et la rue où nous étions ne me disait rien. Nous mîmes un quart d’heure à retrouver notre chemin et je pris congé d’Aryès après avoir décidé de nous revoir le jour suivant à midi à la fontaine d’Eauclaire. Je me dirigeai vers la Grande Pagode, en traînant les pieds. J’avais l’impression de m’être transformée en une vieille femme qui, s’appuyant sur son bâton compositeur, ne rêvait que de pouvoir s’allonger sur un lit et dormir à poings fermés pendant un jour entier.