Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
Peu après, les maîtres arrivèrent, quelque peu agités, et nous ne tardâmes pas à savoir pourquoi, grâce au maître Aynorin qui n’avait jamais su parler à voix basse. Apparemment, un certain Aylanku, maître d’Agrilia, avait défié le maître Dinyu à un duel de har-kar.
— Il n’a pas pu surmonter son antérieure défaite —disait le maître Aynorin, en grognant.
— Aynorin, s’il te plaît, ne parlons plus de ça —dit le maître Dinyu, mal à l’aise.
— Il est clair qu’il agit ainsi par vanité —ajouta Aynorin.
— Laissons cela —répliqua le bélarque, en levant les yeux au ciel—. Peu importe les raisons pour lesquelles il agit ainsi, ça se fera et voilà. Bon —dit-il, en arrivant près de nous—, l’inauguration est terminée. À présent, nous devons nous séparer. Les har-karistes, avec moi.
Les différentes spécialités étaient un peu dispersées dans la ville, entre locaux et places et, en observant la foule se bousculer vers la sortie, j’espérai que le local réservé pour le har-kar ne serait pas aussi bondé.
Je souhaitai bonne chance à Salkysso, Kajert et Avend et je rejoignis Galgarrios, Laya, Révis, Ozwil, Yeysa, Zahg et Sotkins pour sortir tous ensemble.
“Je ne sais pas où est passé le guitariste”, dis-je à Frundis, en regardant autour de moi. “Tu crois qu’il est sorti ?”
“Je ne suis pas un devin !”, dirent en chœur Frundis et Syu, en riant.
Je roulai les yeux, sans être surprise par la réponse, et je suivis les autres. Le plus urgent maintenant n’était pas de chercher Tilon Gelih, de toutes façons.
Nous traversâmes la Place de Laya et nous entrâmes dans une grande maison entièrement en bois. Là, se trouvaient tous les candidats de har-kar, et un des organisateurs du Tournoi commença à nous informer sur le règlement, sur les conditions de participation et les interdictions… Personne ne pouvait faire usage de ses dents, surtout les mirols ; les ternians n’avaient pas le droit de sortir leurs griffes, les nurons d’utiliser leurs queues… Bien sûr, le plus probable était qu’il n’y ait aucun nuron parmi les candidats. Je regardai autour de moi avec attention et, effectivement, je n’en vis aucun. Les nurons étaient peu portés à se mélanger avec les autres saïjits, surtout dans un endroit aussi continental qu’Aefna.
Après manger, les combats commencèrent réellement et les couloirs supérieurs se remplirent de spectateurs. Quand je vis sur la liste les horaires de combat, je compris que, d’Ato, seuls Révis et Sotkins allaient passer ce jour-là. Moi, j’étais inscrite le jour suivant et, ensuite, le Druse… c’est-à-dire le jour même de mon rendez-vous avec les Communautaires.
Certains combats étaient intéressants, d’autres amusants et d’autres encore ennuyeux. Frundis se plaignait du vacarme, Syu était parti explorer le toit de la maison et, moi, au bout de deux heures, je commençai à m’impatienter, lorsqu’enfin, le tour de Révis arriva. Il devait lutter contre un pagodiste de Neiram. Le combat fut très serré ; on voyait que Révis était un meilleur lutteur, mais, finalement, celui de Neiram l’emporta, après un moment d’inattention de la part du caïte.
Nous essayâmes de consoler Révis quand il nous rejoignit, mais, en nous entendant, celui-ci grogna, feignant l’indifférence.
— Bah —dit-il, avec philosophie—. Dans un combat réel, je l’aurais emporté. Les combats artificiels ne sont pas très représentatifs.
Malgré tout, nous savions que son orgueil était blessé et nous continuâmes à lui remonter le moral. Dans les autres combats, il se débrouilla mieux et il réussit à l’emporter sur quelques har-karistes. Sotkins, par contre, mit une raclée à tous ses adversaires et l’on peut dire que, lorsque la pause arriva, la Pagode Bleue avait grimpé dans l’estime de tous.
Durant cet intermède, Syu revint, très excité, pour me dire que le toit était en réalité une terrasse et qu’il y avait des ballons multicolores, tout un stock de roseaux et des jardinières remplies de plantes.
“Des cactus ?”, demandai-je, avec un sourire narquois.
Le singe gawalt me lança un regard exaspéré.
“Non, pas de cactus. Rien que des plantes aimables, pas de plantes assassines.”
Je réprimai un éclat de rire en le voyant regarder tristement sa queue, mais je lui demandai sérieusement :
“Ça te fait mal ?”
“Non. Plus maintenant. Mais je devrais quand même y mettre de ces petites plantes que tu m’avais dit de cueillir pour la patte de Lénissu.”
“Tu veux parler de l’aladène ?”, dis-je, en examinant attentivement sa queue. Par endroits, on voyait des griffures et des poils étaient tombés. Je secouai la tête. “L’aladène sert à faire partir le pus. Là, il n’y en a pas. Mais ce ne serait pas mal de désinfecter, au cas où.”
Je pensai alors que la flore qui poussait aux alentours d’Aefna n’était probablement pas la même que celle d’Ato. Je me mordis la lèvre, en réfléchissant, mais, avant que je ne trouve une solution, Saylen m’appela.
Je m’éloignai des autres et je rejoignis la femme du maître Dinyu qui me regardait, l’expression aimable.
— Shaedra, mon mari m’a dit qu’il t’avait présentée comme candidate aux épreuves harmoniques. Aimerais-tu que je te parle des harmonies ? Je ne sais pas grand-chose, je te préviens, et Dinyu m’a dit que tu étais bonne.
Je souris timidement.
— Eh bien… pourquoi pas ? De toutes façons, c’est sûr que j’ai besoin de m’entraîner, parce que je ne suis pas aussi bonne que le dit le maître Dinyu —lui assurai-je.
Saylen me sourit à son tour.
— Alors, en avant, retournons à la Pagode.
Tous les combats de Révis et Sotkins étaient déjà passés et, de toutes manières, j’en avais assez de voir deux saïjits danser sur des planches et s’attaquer comme deux chats calculateurs et hargneux. J’avais davantage envie d’apprendre des choses sur les harmonies et de passer un bon moment avec Saylen. Je n’avais parlé que peu de fois avec elle, mais je savais qu’elle avait un esprit ouvert et amène et je ressentais le même respect pour elle que pour le maître Dinyu.
Nous revînmes donc à la Pagode en causant tranquillement. Je l’interrogeai sur le tableau qu’elle faisait à Ato et elle me répondit qu’elle l’avait déjà terminé.
— Je pourrai le voir ? —demandai-je, enthousiaste.
Saylen sourit, flattée de mon intérêt.
— Bien sûr. Je te le montre dès que nous arrivons.
Puis, je ne sais comment, nous en arrivâmes à parler des petits malheurs de Syu et Saylen m’assura qu’elle avait de quoi soigner tous les kals si c’était nécessaire.
— Nous soignerons ses égratignures —me promit-elle.
“Égratignures, égratignures”, grogna Syu, sur mon épaule. “C’est un peu plus que des égratignures !”
Je roulai les yeux sans commentaires.
En arrivant à la Grande Pagode, Saylen nous conduisit vers un édifice contigu qui avait la même structure que la Grande Pagode, mais en plus petit. Nous montâmes au premier étage et je me retrouvai dans une grande salle avec des coussins et deux paravents aux couleurs claires. Le mur qui donnait sur la terrasse avait été remplacé par des baies vitrées coulissantes qui laissaient entrer la lumière, de sorte que la pièce était agréablement inondée par les rayons du soleil.
Tout d’abord, Saylen s’empressa d’apporter le remède pour Syu, mais le singe ne voulut pas la laisser faire, et je dus m’en charger.
“Tu te comportes comme un gamin”, lui fis-je, lorsque j’eus terminé.
Le singe grimaça et souffla, en regardant sa queue.
“Ça pique.”
“Bien sûr que ça pique”, lui répliquai-je, affectueusement.
Alors, Saylen passa derrière un paravent en me faisant signe d’approcher. Elle retira un drap blanc qui couvrait un grand objet plus ou moins plat : le tableau, bien évidemment.
— Ça alors ! —m’exclamai-je, impressionnée.
Le tableau était toute une œuvre d’art. J’avais l’impression de voir une Ato familière et étrange à la fois, composée d’une végétation exubérante. La colline semblait avoir une véritable profondeur et l’effet sur le Tonnerre ne pouvait être mieux rendu.
— Ça te plaît ? —demanda Saylen.
— C’est merveilleux —fis-je—. C’est curieux, la dernière fois que je l’ai vu, il semblait presque terminé, mais on voit une énorme différence, une fois l’œuvre achevée. C’est… comme si j’étais à Ato, mais, en même temps, ce n’est pas Ato.
Saylen arqua un sourcil.
— Tu ne trouves pas que ce soit vraiment Ato ?
— Eh bien… le tableau représente plus qu’Ato, tu ne crois pas ? —dis-je, pensive—. Les arbres semblent vivants, comme s’ils pouvaient bouger tout seuls. Et on dirait que le ciel est en train de se couvrir et qu’un orage va éclater. C’est… presque inquiétant. C’est une œuvre fabuleuse !
Saylen avait froncé les sourcils et regardait son œuvre comme si elle la voyait pour la première fois.
— Inquiétant ? —répéta-t-elle, l’air confuse—. Bon, mon intention était de représenter Ato telle qu’elle est. On dirait que je n’y suis pas parvenue.
— Comment ? —répliquai-je, étonnée—. Non ! L’œuvre est très réussie. Et peut-être vois-tu Ato de cette façon, qui sait. Que penses-tu faire du tableau ?
Saylen répondit, sans se défaire de son air pensif :
— Eh bien… je pensais la présenter à l’exposition du Tournoi, au Lycée artistique.
— C’est une bonne idée —approuvai-je.
Saylen retrouva son sourire.
— Tu sais ? Quand tu as dit que le tableau te semblait inquiétant, cela m’a surprise, parce que Relé aussi m’a dit la même chose. Sarpi, par contre, a trouvé que c’était un peu comme une Ato idéale. Et Dinyu pense que c’est une Ato vue par les yeux d’une artiste. Il faut croire que, lorsque je prétends être réaliste, je n’y parviens pas. —J’allais répondre, mais elle m’interrompit d’un geste—. Ne parlons plus de ça. Assieds-toi et commençons ; la première épreuve est demain.
J’écarquillai les yeux.
— Demain ? —répétai-je, bouche bée, en sentant soudain une vague d’anxiété—. Mais… je croyais que les épreuves d’illusionnisme ne commençaient pas avant le Javelot.
— Ils ont fait une petite modification de dernière minute, pour arriver à caser tous les candidats.
Je m’assis lourdement en face d’elle, sur un coussin d’un blanc immaculé, sentant qu’il était temps de se mettre au travail. Frundis, que j’avais pourtant laissé par terre, à quelques centimètres de distance, réussit à me communiquer une musique joyeuse qui prétendait m’encourager et j’inspirai profondément, décidée à montrer que j’étais une bonne harmonique, ou, du moins, à en avoir l’air.
* * *
Je passai les épreuves de har-kar plus tranquillement que je ne l’espérais. Je l’emportai sur un robuste caïte de la Pagode de la Lyre de Yurdas, en réussissant à le fatiguer par des attaques et des replis rapides. Je mis une raclée à un candidat libre qui semblait avoir appris à lutter dans les tavernes et qui, je ne sais comment, avait pu convaincre les recruteurs qu’il connaissait les arts du har-kar. Je luttai aussi contre Astklun, et je perdis, mais pas de beaucoup.
L’après-midi, après avoir mangé un casse-croûte de sanglier et une purée jaunâtre à l’aspect étrange, mais succulente, je quittai la maison har-kariste et, avec Saylen, Relé, Galgarrios et le maître Aynorin, je me dirigeai vers la Place de Laya.
Le point de réunion pour les épreuves d’harmonie se situait sur une espèce de fronton, réservé normalement au jeu de pelote. J’ouvris grand les yeux en voyant les celmistes déjà présents. La plupart étaient plus âgés que moi. J’entendis le rire de Galgarrios et je me retournai vers lui.
— Tu es stressée —me dit-il, en riant.
Je fis une moue.
— Toi aussi, tu l’étais, ce matin.
— Pour ce que ça m’a servi —répliqua-t-il, avec un soupir, en se massant le front.
Le caïte avait reçu un coup de poing sur le front et il avait une bosse assez visible. Mais je ne pouvais pas dire que j’étais en pleine forme non plus : j’avais mal à la jambe, car j’avais reçu un coup de pied et j’avais aussi mal à la tête, car j’avais passé plus d’une heure à serrer les dents, en attendant mon tour pour combattre.
— Bon, je vais voir où est le maître Juryun —intervint le maître Aynorin, lorsqu’il se fut assuré que je savais tout ce que je devais faire—. Théoriquement, il aurait dû être avec le maître Dinyu.
— Moi, je vais acheter une glace pour Relé avant que ça commence —dit doucement Saylen—. Cela fait deux jours qu’il m’en demande une.
— Une glace ! —s’écria Relé, en sautant d’enthousiasme.
J’acquiesçai, en souriant, et je les observai s’éloigner, sentant qu’ils m’abandonnaient. Heureusement que Galgarrios était là.
Nous nous assîmes sur des marches de pierre qui servaient d’estrades et je gardai le silence, révisant toutes les techniques que m’avait enseignées Saylen la veille.
— C’est la troisième fois que tu soupires —observa Galgarrios, me sortant de ma méditation—. Qu’est-ce qui te préoccupe ? L’épreuve ?
— En ce moment, oui —avouai-je—. J’ai l’impression que je vais me couvrir de ridicule. Boh, ce n’est pas que cela me préoccupe vraiment. Mais le maître Dinyu et Saylen ont confiance en moi.
— Bah, on verra bien.
— Regarde —dis-je, en apercevant un visage familier—. Cette petite semi-elfe… Elle était dans la file, avec nous, à la Maison du Tournoi.
La semi-elfe était si petite que je ne l’avais pas vue tout de suite, mais elle était là, parlant avec le vieil homme, avec des mouvements légers qui lui donnaient l’air de léviter.
Les épreuves commencèrent avant le retour de Saylen. Je dus me séparer de Galgarrios. Je le chargeai de s’occuper de Frundis et j’allai m’asseoir avec les autres candidats. Avec une certaine curiosité, j’observai les premières épreuves illusionnistes.
La première épreuve consistait à créer une image de plus en plus nette, tandis que l’adversaire tentait de la briser. C’était le duel dont Daelgar m’avait parlé une fois. Je me souvenais que Daelgar n’appréciait pas ce genre de duels et je ne pouvais qu’être d’accord : le concept semblait se baser plus sur la destruction que sur la créativité. Bien sûr, la qualité et la taille de l’image comptaient elles aussi.
Je vis d’abord un faïngal détruire la belle fleur de lys créée par un humain. Puis, plusieurs duels se succédèrent. Dans la pratique, rares étaient ceux qui réussissaient à maintenir leurs illusions contre les assauts de l’attaquant.
— Tébayama Jadra et Shaedra Ucrinalm Hareldyn ! —cria alors un organisateur.
Je me levai d’un bond et je descendis précipitamment sur la place, anxieuse. Sentir que plus de cent yeux se posaient sur moi m’avait déjà remplie d’angoisse le matin et, à présent, je me sentais comme un singe en cage.
“C’est l’impression que tu me donnes”, approuva la voix de Syu.
Je levai les yeux et je vis le singe gawalt confortablement assis sur le toit d’une maison, prêt pour le spectacle.
“Eh bien, tu vas voir, je vais démolir l’illusion de cette Tébayama en moins de deux”, lui assurai-je.
Et je me retournai vers mon adversaire. En la voyant, je pâlis. C’était la petite semi-elfe qui m’avait semblé si débrouillarde et déterminée au début. Elle devait sûrement être une très bonne harmonique…
Je croisai son regard rosâtre et décidé et j’humectai mes lèvres, indécise. Tébayama, avec la légèreté d’une fée, grimpa sur l’estrade de bois et je la suivis, le front humide de sueur. Bon, me dis-je, peut-être que toute cette assurance dont elle faisait montre n’était que pure façade…
— Que le duel commence ! —cria une voix.
Je n’avais même pas compris qui devait construire l’image en premier, lorsque je vis que Tébayama créait une illusion ayant la forme d’une magnifique licorne. Comment avait-elle réussi à la faire naître si vite ?, me demandai-je, effarée. Peut-être étais-je excessivement lente, me dis-je alors, en secouant la tête. Et je cherchai à trouver un moyen d’affaiblir sa création. En cela, j’étais censée être assez bonne.
Concentrée sur l’image harmonique, je cessai de me préoccuper de tout ce qui m’entourait. Le tracé harmonique, tout d’abord, me déconcerta. Le tissu était solide et clair et Tébayama semblait sûre de son sortilège. Je vis ses yeux fixer intensément l’image et je me dis que probablement elle devait avoir un tas d’astuces pour défendre sa création de mes attaques. Mais cela ne servait à rien de contempler indéfiniment le tracé : je devais attaquer et chercher une façon de le rompre.
Je n’attendis donc pas davantage et j’attaquai avec des harmonies visuelles en tentant de les introduire dans l’image de Tébayama pour la modifier. Et, curieusement, je vis la corne de la licorne virer au vert un instant et je me sentis fière en voyant briller la surprise dans les yeux de Tébayama. Mais elle réagit aussitôt et la corne reprit une blancheur immaculée.
Peu à peu, je découvris les nombreux défauts de la création harmonique et, lorsque j’eus l’assurance qu’il s’agissait bien de défauts, je commençai à changer l’image à ma guise, transformant la licorne en une bestiole difforme couverte d’écailles noires au visage naïf et au sourire bête. Malgré tout, je ne réussis pas à la maintenir bien longtemps et Tébayama réimposa sa belle illusion. J’observai cependant que sa licorne avait un air plus courroucé.
J’attaquai de nouveau. Je transformai l’animal en une figure totalement ridicule et je souris en entendant les éclats de rire des spectateurs et le rire mental du singe. Je perçus clairement le grognement désespéré de Tébayama. Lorsque le duel harmonique s’acheva, je fus déclarée gagnante et Tébayama me jeta un regard assassin avant de retourner s’asseoir.
Les duels avec les autres ne me réussirent pas aussi bien, et je commençai à me dire que finalement Tébayama n’était pas aussi bonne harmonique qu’elle en avait l’air. Son assurance ne devait être que pure apparence, déduisis-je. Cependant, lorsque son tour vint de lutter avec d’autres, elle l’emporta sur beaucoup, et je commençai à douter de nouveau. Peut-être était-ce moi seule qui éprouvais plus de facilité à trouver les failles des sortilèges de Tébayama, par je ne sais quel hasard. Je ne savais absolument pas comment fonctionnaient les harmonies à la base, mais je n’avais pas eu beaucoup de mal à trouver les défaillances de l’harmonie de Tébayama, alors que d’autres harmoniques m’avaient à peine laissée perturber leurs images, notamment un humain noir, un certain Mishua, qui semblait contrôler les harmonies avec une facilité impressionnante.
Au total, je participai à six combats. Parfois, je devais attaquer, d’autres fois, me défendre, mais, dans ce dernier cas, j’avais plus de mal. La plupart réussissaient à détruire mon image, même si je la recréais rapidement. Cependant, perdre le contrôle sur son image était un mauvais signe pour cette épreuve. Malgré tout, à la fin de la journée, je me sentis assez satisfaite ; moi qui ne m’étais presque pas préparée à l’épreuve, j’avais réussi à ne pas être la dernière.
Lorsque je rejoignis Galgarrios, celui-ci me félicita et, moi, je félicitai Frundis de ne pas avoir assommé le caïte avec ses nouvelles musiques. Saylen apparut avec Relé au milieu de la foule et, après quelques commentaires sur l’épreuve, nous sortîmes en direction de la Place de Laya, remplie de gens déguisés, de litières, de faux dragons multicolores et d’étranges pantins masqués, montés sur des échasses, qui avançaient en zigzaguant sur les pavés. Saylen essaya de nous encourager pour que nous allions assister à l’épreuve des transformateurs, mais j’étais déjà fatiguée et je fis non de la tête :
— Je ferai mieux de rentrer à la Pagode, les combats du matin m’ont épuisée.
— Comme tu voudras. Galgarrios ?
— Eh bien…
— Il y a tous les kals d’Ato —ajouta Saylen.
— Je crois que je vais faire comme Shaedra —répliqua cependant Galgarrios. Et après avoir pris congé de Saylen, nous partîmes tous les deux vers la Pagode.
Soudain, j’aperçus une petite elfe noire qui se fourrait quelque chose dans la bouche et commençait à tousser et à s’étouffer. Je poussai un grognement en voyant que les gens se tournaient vers elle sans comprendre ce qui se passait et je m’élançai. Elle était à plus de vingt mètres. J’évitai les gens comme je pus, ce qui me valut quelques insultes, et j’étais presque arrivée au niveau de la fillette, lorsque je me heurtai à un garde qui me regarda, l’expression sévère.
Je sautai, je jetai un coup d’œil par-dessus son épaule et je vis que la fillette était déjà étendue sur le sol et que quelques personnes, paniquées, envoyaient quérir un docteur. Un docteur !, me dis-je, stupéfaite. La fillette allait mourir si l’on n’agissait pas vite.
Je réalisai une feinte à droite et je bondis de l’autre côté pour esquiver le garde. Je me précipitai sur l’elfe noire et lui donnai un bon coup sur les omoplates. Je répétai mon geste et, finalement, l’elfe cracha quelque chose, mais je n’eus pas le temps de savoir si elle avait tout expulsé ni si elle pouvait de nouveau respirer, parce qu’à ce moment le garde me saisit brusquement par le bras, il me donna une gifle qui me laissa étourdie et, me soulevant dans les airs, il m’entraîna avec brutalité loin de la fillette. Son regard reflétait une colère que je ne compris pas et je crois bien que je serais sortie en piteux état de cette situation, si un humain fluet, qui portait une longue tunique couleur paille, n’était pas intervenu.
— Garde —dit-il, en apparaissant en courant—, ne lui fais pas de mal. Elle a sauvé la petite. Ses intentions étaient bonnes.
Le garde écarquilla les yeux, perplexe.
— Comment… ? —prononça-t-il. Il ne paraissait pas prêt à renoncer à sa colère.
— Une servante de la Fille-Dieu était en train de s’étouffer. Et la terniane l’a sauvée —expliqua patiemment l’homme, souhaitant que le garde me repose enfin sur le sol.
Le garde, comprenant enfin ce qui s’était passé, grogna, embêté d’avoir agi comme un idiot, et il me lâcha brusquement, de sorte que je m’accrochai à l’autre homme pour ne pas tomber, et celui-ci était si frêle que nous faillîmes tomber tous les deux.
— On ne peut pas enfreindre le cercle de la Fille-Dieu —dit le garde.
Je regardai autour de moi et je soufflai. Effectivement, les deux litières les plus proches étaient des litières blanches qui portaient le symbole du Sanctuaire. Et tout semblait indiquer qu’il était interdit de franchir la barrière des gardes avec des feintes et de bonds.
— Merci —dis-je, avec toute la dignité dont je fus capable—. Je n’avais pas fait attention à ce détail. Je m’en souviendrai.
L’homme à la blouse couleur paille était déjà parti commenter les évènements avec les autres serviteurs du Sanctuaire et je pus voir que la fillette s’était remise. En croisant de nouveau le regard du garde, je décidai qu’il était plus prudent de m’éloigner et je partis à la recherche de Galgarrios. Je passai une demi-heure à le chercher, en passant partout, sans succès. Je me rappelai vaguement avoir laissé Frundis dans les mains de Galgarrios avant de partir en courant, et j’essayai d’éviter de me l’imaginer jeté par terre et piétiné par les gens en quelque endroit de la place. Galgarrios l’avait pris, me répétai-je. Je me convainquis finalement que je ne le trouverais pas. Me voyant disparaître, il avait dû rentrer. Je pris le chemin de la Grande Pagode, appelant Syu de temps en temps. Alors que je traversais une rue plus calme, je sentis soudain un poids sur mon épaule et je sursautai de peur.
“Syu !”, protestai-je.
Le singe gawalt m’adressa une grimace innocente.
“J’ai tout vu”, déclara-t-il solennellement.
“Tu as vu ?”, exclamai-je, enthousiaste. “J’ai été impressionnante, pas vrai ? Je ne m’étais jamais aussi bien débrouillée pour sauver quelqu’un, je trouve”, fis-je, avec fierté.
Syu se mit à rire comme un singe et il eut du mal à s’arrêter.
“Qu’est-ce qu’il y a ?”, demandai-je, étonnée.
“Tu ressembles de plus en plus à un singe gawalt”, me révéla-t-il, avec un grand sourire.
J’arquai un sourcil, en esquissant un sourire.
“Bah”, dis-je tranquillement. “Je crois que tu exagères. Au fait, comment va ta queue ?”
Syu redevint plus sérieux et regarda sa queue avec précaution, comme s’il ne l’avait jamais regardée depuis que je la lui avais soignée. Il se tourna alors vers moi avec un grand sourire de singe.
“Parfaitement”, annonça-t-il.
Je lui répondis par un autre sourire et, une fois arrivée à la Pagode, j’entrai et pris le chemin de ma chambre.
“J’espère qu’il n’est rien arrivé à Frundis”, commenta Syu.
Je fis une moue.
“Il est avec Galgarrios.”
“Hum, et tu as confiance en lui ?”
J’ouvris de grands yeux, surprise.
“Bien sûr ! Au cas où tu ne t’en souviendrais pas, Galgarrios a gardé Frundis pendant toute l’épreuve d’harmonies”, argumentai-je.
Syu prit un air dubitatif puis acquiesça, convaincu.
“Alors, moi aussi, je peux avoir confiance en lui. En plus, je le trouve sympathique.”
Je secouai la tête, amusée par son attitude, et je poussai la porte de ma chambre. En l’ouvrant, je demeurai pétrifiée d’horreur. À l’intérieur, le matelas était toujours là avec mes vieux habits, mais… Par tous les démons ! Où était mon sac orange ? Je retournai le matelas et les couvertures, comme si on avait pu y cacher un sac à dos, mais rien.
Alors, je devins livide. Les Triplées ! Si Marévor Helith l’apprenait…